vendredi 1 juillet 2022

La nouvelle datcha (Anton Tchékhov)

     Ce récit parut au tout début de l’année 1899 dans le quotidien Les Nouvelles russes. Des notes se rapportant au thème se trouvent dans les carnets de 1894 de l’écrivain, il ruminait son histoire depuis un moment, comme d’habitude. Elles croisent aussi l’histoire de l’ingénieur Doljikov, celui de la nouvelle Ma vie, qui parut à l’automne 1896, et que je n’ai pas encore traduite. On retrouve une note portant une réplique dans un carnet de l’été 1897. Dans une première version du texte, l’ingénieur reproche aux paysans leur ivrognerie. Ce qui sera finalement remplacé par l’histoire des champignons – que déformera également le brave Rodion, qui comprend tout de travers. 


     La Nouvelle Datcha fait partie de la « douzaine de récits » que Tchékhov a promis, à l’automne 1898, au rédacteur en chef et éditeur des Nouvelles russes, Sobolievski. Mais il est pris par d’autres engagements, d’autres histoires qu’il rédige à ce moment-là… Un autre rédacteur du journal le relance, et finalement, Tchékhov rédige le texte entre le 12 et le 23 décembre pour l’envoyer à Sobolievski. Lequel peut le faire paraître le 3 janvier 1899, en redoutant de voir le censeur se fâcher à propos du passage sur les riches… 


     Ce qui déclencha la rédaction du récit fut peut-être ce passage de la lettre reçue  au début novembre par Tchékhov de la part de la pianiste A. A. Pokhlébina, qui vivait dans un coin perdu de la région de Iékatiérinoslav (en Ukraine, de nos jours…) : « J’habite dans un village, mais je n’arrive absolument pas à en aimer les gens, qui sont par trop incultes, et même sauvages ; on peut juste en avoir pitié et leur souhaiter d’évoluer, mais les aimer, c’est impossible. Ma sœur et moi, nous avons fait tout ce que nous pouvions pour mériter la sympathie et la confiance des moujiks — en vain : ce qui suivit nos efforts fut tellement inattendu pour nous que nous avons perdu tout désir de nous occuper d’eux et nous ne laissons plus entrer chez nous un seul moujik. »


     On trouve aussi dans le texte des reflets des relations de l’auteur avec les moujiks de Mélikhovo. En juin 1897, Tchékhov se plaignit, dans une lettre adressée à Souvorine, de ses voisins paysans : « Ils s’enfilent de la vodka avec acharnement, montrant aussi beaucoup de passion pour la malpropreté physique et morale. J’arrive de plus en plus à la conclusion qu’un homme honnête et non ivrogne ne peut vivre à la campagne qu’à contrecœur, et il est heureux, l’intellectuel russe qui habite non dans au village, mais dans une datcha. » Macha signale à son frère, au début de l’année 1898, que des gamins ont tué leurs chiens esquimaux. Un voisin, à la fin de la même année, s’est vu voler une trentaine de jeunes pommiers. Etc. 


     La critique a rapproché ce récit de deux autres, Un cas de pratique médicale (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/270421/un-cas-de-pratique-medicale-anton-tchekhov) et Affaire de service (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/270122/affaire-de-service-anton-tchekhov), rédigés à la même époque. Bogdanov et Izmaïlov insistent sur ce qui reste, dans les consciences paysannes, de siècles de servitude, souvenirs ne pouvant s’évaporer facilement et faisant regarder l’intellectuel comme un seigneur, un barine, donc avec hostilité. Albov a du mal à discerner la cause des malentendus entre les deux partis représentés dans le récit. L’idéaliste Volynski croit au ressourcement de l’intelligentsia russe au contact prolongé du peuple. 


     Les critiques louèrent l’art de l’auteur quant à la vraisemblance et le pittoresque de ses personnages. mais Tolstoï fut aussi mécontent de La Nouvelle Datcha que des Moujiks (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/301017/les-moujiks-anton-tchekhov), on sait bien pourquoi : le réalisme tchékhovien dérangeait les illusions régénératrices de Tolstoï (voir à ce sujet le chapeau présentant Les Moujiks). Un an après la mort de Tchékhov, ce brave Léon dit à son ami Vladimir Tchertkov que La Nouvelle Datcha était « une œuvre répugnante ». Gorki, lequel n’aimait guère les paysans, considérait le récit comme « une étape importante » dans la littérature sur la campagne. Selon lui, le premier à écrire quelque chose de solide sur la mentalité paysanne fut Vladimir Korolenko dans Le Jeu de la rivière, suivi par Tchékhov dans trois récits successifs, Les Moujiks, La Nouvelle Datcha et Dans le Ravin (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/131119/dans-le-ravin-anton-tchekhov)...




     J’utilise toujours, pouur préparer ces introductions, la notice fournie par la grande édition en trente tomes des Œuvres de Tchékhov réalisée naguère, dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt du siècle dernier, par l’Académie des sciences de l’URSS…





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I



     À trois verstes1 d’Obroutchanovo se construisait un énorme pont. Du village perché sur la rive haute, on distinguait sa charpente en treillis, et, par temps de brouillard et les jours calmes d’hiver, lorsque sa mince ossature métallique et tous les bois avoisinants étaient couverts de givre, il composait un paysage pittoresque, voire fantastique. L’ingénieur Koutchérov, qui construisait le pont, traversait parfois le village en sulky ou en calèche : c’était un homme de belle carrure, corpulent, barbu, portant une casquette molle et chiffonnée ; les va-nu-pieds travaillant au pont venaient quelquefois à l’occasion des jours de fête : ils demandaient l’aumône, se moquaient des paysannes et volaient parfois quelque chose. Mais c’était rare ; d’ordinaire, les jours s’écoulaient paisiblement et sans bruit, comme s’il n’y eût aucune construction en cours, et ce n’était que le soir, lorsque brillaient les feux allumés près du pont, que le vent apportait, affaiblie, la chanson des va-nu-pieds. Et l’on entendait parfois dans la journée un triste son métallique : dong… dong… dong…


     Un jour, la femme de l’ingénieur Koutchérov vint le voir. Les berges de la rivière lui plurent, ainsi que la vue somptueuse sur la vallée verdoyante avec ses hameaux, ses églises et ses troupeaux, et elle pria son mari d’acheter un lopin de terre et d’y faire bâtir une maison de campagne. Le mari l’écouta. On acheta vingt déciatines2 de terrain et, sur la rive haute, dans une petite clairière où divaguaient auparavant les vaches d’Obroutchanovo, on fit construire une jolie maison à un étage avec une terrasse, des balcons, une tour et une flèche où l’on hissait un drapeau le dimanche : la construction dura environ trois mois, et ensuite, durant tout l’hiver, de grands arbres furent plantés, et au printemps, alors que tout verdissait aux alentours, la propriété avait déjà ses allées, un jardinier aidé de deux ouvriers en tablier blanc bêchaient non loin de la maison, un petit jet d’eau jaillissait et une boule en verre brillait si vivement qu’elle faisait mal aux yeux. Et cette propriété avait déjà un nom : La Nouvelle Datcha3.


     Vers la fin mai, par un matinée chaude et lumineuse, on amena deux chevaux à ferrer à Rodion Pétrov4, le forgeron d’Obroutchanovo. C’étaient ceux de la Nouvelle Datcha. Les chevaux étaient blancs comme neige, bien bâtis, bien nourris et se ressemblaient de façon étonnante.


     « De vrais cygnes ! » dit Rodion en les regardant avec vénération.


     Sa femme Stépanida, ses enfants et ses petits-enfants sortirent voir. Une foule se massa peu à peu. Les Lytchkov approchèrent, le père et le fils, tous les deux imberbes de naissance, le visage bouffi, tête nue. Vint aussi Kozov, un vieillard grand et maigre à la longue et fine barbiche, tenant un bâton crochu ; il ne faisait que cligner de ses yeux rusés et sourire d’un air narquois, comme un qui aurait su quelque chose. 


     « À part qu’ils sont blancs, ils ont quoi de particulier ? dit-il. Donnez de l’avoine aux miens, ils auront aussi l’air bien nourris. Mettez donc ces deux-là à la charrue5, en les caressant du fouet… »


     Le cocher se contenta de le regarder avec dédain, sans dire un mot. Puis, tandis qu’à la forge on allumait le feu, il se mit à bavarder en fumant des cigarettes.  Les moujiks apprirent de lui une quantité de choses : ses maîtres étaient riches ; autrefois, avant son mariage, madame Iéléna Ivanovna vivait pauvrement à Moscou, elle y était gouvernante ; elle était bonne et compatissante, elle aimait secourir les pauvres. Dans la nouvelle propriété, on ne labourerait pas, on ne sèmerait pas, on vivrait seulement selon son bon plaisir, on viendrait y habiter juste pour respirer l’air pur. À la fin, quand il reprit les chevaux pour les ramener, une bande de gamins lui emboîta le pas ; les chiens aboyaient, et Kozov, le suivant du regard, clignait des yeux d’un air railleur.  


     « Des propriétaires, hein ! dit-il. Ils ont fait bâtir une maison, ils ont acheté des chevaux, mais ils ne doivent rien avoir à se mettre sous la dent. Drôles de propriétaires ! »


     Kozov, étrangement, avait aussitôt pris en grippe à la fois la nouvelle propriété, les chevaux blancs et le beau cocher repu. C’était un homme solitaire, un veuf ; sa vie était sans joie (une maladie, qu’il nommait tantôt sa hernie, tantôt ses vers, l’empêchait de travailler), il recevait de son fils, employé dans une confiserie de Kharkov6, l’argent pour sa nourriture, et il errait, oisif, de l’aube à la nuit, sur la berge ou dans le village, et s’il voyait par exemple un moujik traîner un rondin ou pêcher, il disait : « C’est du bois qui a séché sur pied, il est pourri », ou « Vu le temps, ça ne mordra pas ». En temps de sécheresse, il annonçait qu’il n’y aurait pas de pluie avant les gelées, et quand les pluies arrivaient, il disait que tout allait pourrir et se perdre, dans les champs. Le tout en clignant des yeux comme un qui aurait su quelque chose.


     Le soir, à la propriété, on allumait des feux de Bengale et l’on tirait des fusées, et un voilier muni de lanternes rouges passait devant Obroutchanovo. Un matin, Iéléna Ivanovna, la femme de l’ingénieur, arriva au village avec sa fillette dans une calèche aux roues jaunes tirée par deux poneys bai sombre ; la mère et la fille portaient toutes les deux des chapeaux de paille à larges bords rabattus sur les oreilles.


     C’était juste au moment de l’épandage du fumier, et le forgeron Rodion, vieil homme grand et maigre, nu-tête et pieds nus, la fourche sur l’épaule, se tenait à côté de sa charrette sale et de vilain aspect et regardait avec effarement les poneys : à sa mine, il était clair qu’il n’avait jamais vu de chevaux aussi petits. 


     « Voilà la Koutchérikha ! chuchotait-on alentour. Regardez, c’est la Koutchérikha7 ! »


     Iéléna Ivanovna regardait les izbas comme pour faire son choix, puis elle arrêta les chevaux devant la plus pauvre d’entre elles, aux fenêtres de laquelle se montraient une profusion de têtes d’enfants, des blondes, des brunes, des rousses. Stépanida, la femme de Rodion, grosse et âgée, était sortie précipitamment de l’izba, son fichu glissant de sa tête grise ; ayant  le soleil en face, elle regardait la calèche en souriant et en grimaçant, comme une aveugle.


     « Voilà pour tes enfants » dit Iéléna Ivanovna en lui tendant trois roubles.


     Stépanida éclata en sanglots et s’inclina jusqu’à terre ; Rodion salua aussi très bas, faisant voir sa large calvitie brunie par le soleil et manquant de peu d’accrocher le côté de sa femme avec sa fourche. Mal à l’aise, Iéléna Ivanovna repartit. 




Notes


  1. Rappel : la verste faisait un peu plus d’un kilomètre.
  2. La déciatine faisait un peu plus d’un hectare.
  3. Maison de campagne. Le terme est passé en français. Denis Roche emploie l’ancien terme de « Campagne », et l’on trouve « La Nouvelle Villa » dans la Pléiade.
  4. On ne précise pas son patronyme, ce n’est qu’un artisan de village… Pareil pour sa femme. Rodion se prononce « Rodionne », car on ne nasalise pas en russe.
  5. Dans le texte : « à l’araire ».
  6. Kharkiv, de nos jours…
  7. L’ingénieur s’appelle Koutchérov, et koutcher signifie en russe « le cocher ». Le bon peuple fait de la femme de l’ingénieur une femme de cocher…






II



     Le père et le fils Lytchkov avaient surpris dans leur pré deux chevaux de trait, un poney et un jeune taureau bavarois1 à gros mufle, et, avec l’aide de Volodka2 le roux, ils les avaient amenés au village. On envoya chercher le staroste3, on rassembla des témoins et l’on alla constater les dégâts.


     — Bon, allons-y ! disait Kozov en clignant des yeux. Al-lonns-y ! Qu’on les voie maintenant se tortiller, ces ingénieurs ! Alors, il n’y aurait pas de justice ? Très bien ! Il faut aller chercher l’ouriadnik4, dresser procès-verbal !…


     — Dresser procès-verbal ! répéta Volodka.


     — Je n’en resterai pas là ! criait le fils Lytchkov ; il criait de plus en plus fort, ce qui donnait l’impression de voir gonfler de plus en plus son visage imberbe. C’est devenu une mode, chez eux ! Si on les laisse faire, ils gâcheront tous les prés ! Vous n’avez pas le droit de faire du tort aux gens ! Le servage, c’est fini5 !


     — Le servage, c’est fini ! répéta Volodka.


     — On vivait bien sans pont, dit, maussade, le père Lytchkov. On n’en a pas demandé, à quoi ça nous sert ? Nous n’en voulons pas !


     — Frères, chrétiens6 ! Pas question d’en rester là !


     — Bon, al-lons-y ! faisait Kozov en clignant des yeux. Qu’on les voie maintenant se tortiller ! Drôles de propriétaires ! 


     On revint au village et, en chemin, le fils Lytchkov se frappait sans cesse la poitrine à coups de poing en criant, Volodka criait aussi en reprenant ses mots. Au village, cependant, toute une foule s’était massée devant le taurillon de race et les chevaux. Mal à l’aise, le taurillon regardait par en-dessous, mais il baissa brusquement le mufle vers le sol et se mit à courir en lançant des ruades ; Kozov prit peur et leva sur lui son bâton, et tout le monde rit aux éclats. Puis on enferma les bêtes et l’on se mit à attendre.


     Le soir, l’ingénieur envoya cinq roubles pour les dégâts, et les deux chevaux, le poney et le taurillon, à qui l’on n’avait donné ni à manger ni à boire, revinrent à la maison tête basse, comme des coupables menés au supplice.


     Ayant touché cinq roubles, les Lytchkov père et fils, le staroste et Volodka traversèrent la rivière en barque et allèrent, sur l’autre rive, au bourg de Kriakovo, où se trouvait un cabaret dans lequel ils passèrent joyeusement un long moment. On les entendit chanter, et crier le jeune Lytchkov. Au village, les femmes, inquiètes, ne fermèrent pas l’œil de toute la nuit. Rodion ne dormit pas non plus.


     « Sale histoire, disait-il en se tournant et en se retournant, et en soupirant. Le barine7 va se fâcher, ça finira au tribunal… C’est une offense faite au barine… Ah, ce n’est pas bien, de l’offenser… »


     Un jour que les moujiks, avec Rodion parmi eux, revenaient de leur clairière où ils étaient allés se partager la fenaison, ils tombèrent sur l’ingénieur. Il portait une chemise d’andrinople et des bottes à haute tige ; derrière lui allait un chien d’arrêt, langue pendante.


     « Bonjour les amis ! » dit-il. Les moujiks s’arrêtèrent et se découvrirent.


     « Cela fait longtemps que je voulais vous parler, les amis, poursuivit-il. Voici de quoi il s’agit. Depuis le début du printemps, votre bétail entre tous les jours dans mon jardin et dans mes bois. Tout est piétiné, les cochons ont retourné la prairie, fait des dégâts dans le potager, et, dans les bois, tous les baliveaux sont perdus. On ne peut pas s’entendre avec vos bergers ; on leur demande, ils répondent des grossièretés. J’ai chaque jour des dégâts et je ne dis rien, je ne vous fais pas payer d’amende, je ne me plains pas, tandis que vous, vous avez chassé mes chevaux et mon taurillon, et vous m’avez pris cinq roubles. Est-ce bien ? Est-ce correct, entre voisins ? reprit-il d’une voix toute douce et très persuasive, sans que son regard se fît sévère. Les gens honnêtes se comportent-ils ainsi ? Il y a une semaine, l’un de vous a coupé deux petits chênes dans mes bois. Vous avez creusé un fossé en travers du chemin menant à Iéresniévo, ce qui m’oblige à faire un détour de trois verstes. Pourquoi me faites-vous sans cesse du tort ? Qu’est-ce que je vous ai fait ? De grâce, dites-le moi ! Ma femme et moi nous efforçons de vivre en bonne intelligence avec vous, nous aidons les paysans autant que nous le pouvons. Mon épouse est une femme qui a bon cœur, elle ne refuse pas de secourir les gens, elle rêve de vous être utile, ainsi qu’à vos enfants. Vous répondez à ses bienfaits par le mal. Vous n’êtes pas juste, les amis. Pensez-y.  Je vous en prie instamment, réfléchissez-y. Nous vous traitons humainement, payez-nous avec la même monnaie. »


     Il fit demi-tour et s’en alla. Les moujiks restèrent là un petit moment, remirent leurs bonnets et partirent. Rodion, qui avait toujours sa façon bien à lui de comprendre de travers ce qu’on lui disait, poussa un soupir et déclara :


     « Il faut payer. Il a dit de payer en monnaie, les gars… »


     Ils regagnèrent le village en se taisant. Rentré chez lui, Rodion dit sa prière, se déchaussa et s’assit sur un banc à côté de sa femme. À la maison, Stépanida et lui étaient toujours assis côte à côte, dans la rue ils marchaient toujours l’un à côté de l’autre, ils mangeaient, buvaient et dormaient toujours ensemble, et plus ils vieillissaient, plus ils s’aimaient. Ils étaient à l’étroit dans leur izba, il y faisait très chaud et il y avait des enfants partout : par terre, aux fenêtres, sur le poêle8… Malgré son âge, Stépanida continuait à avoir des enfants, et à présent, en regardant cette nichée d’enfants, on avait du mal à distinguer ceux de Rodion de ceux de Volodka. La femme de ce dernier, Loukéria, jeune femme sans beauté, avec des yeux à fleur de tête et un nez d’oiseau, travaillait la pâte dans un cuveau ; Volodka, lui, était assis sur le poêle, les jambes ballantes.


     — Sur la route, vers le sarrasin de Nikitovo… voilà qu’on a rencontré l’ingénieur avec son chien… commença Rodion, une fois reposé, en se grattant les côtés et les coudes. Il faut payer, qu’il a dit… En monnaie, qu’il a dit… Monnaie ou pas, il faut faut donner chacun dix kopecks. C’est qu’on a grandement offensé le barine. Ça me fait de la peine…


     — On vivait bien sans pont, dit Volodka sans regarder personne. Et nous n’en voulons pas

     — Et puis après ! Le pont est à l’État.


     — Nous n’en voulons pas.


     — On ne te demande pas ton avis. Qu’est-ce que tu t’imagines ?


     — “On ne te demande pas ton avis…” le singea Volodka. Nous ne nous rendons nulle part, qu’avons-nous besoin d’un pont ? En cas de besoin, nous prenons la barque pour traverser. 


     Du dehors, on cogna si violemment à la fenêtre que toute l’izba parut trembler. 


     — Volodka est là ? fit la voix du fils Lytchkov. Viens, Volodka, allons-y !


     Volodka sauta à bas du poêle et se mit à chercher sa casquette.


     — N’y va pas, Volodia, dit timidement Rodion. Ne va pas avec eux, fiston. Tu es bête comme un gosse, et eux ne t’apprendront rien de bien. N’y va pas !


     — N’y va pas, fiston, demanda Stépanida en battant des cils, prête à pleurer. Pour sûr, ils vont t’inviter au cabaret.


     — “Au cabaret”… la singea Volodka. 


     — Tu vas encore rentrer saoul, monstre, espèce de chien ! dit Loukéria en le regardant haineusement. Vas-y, vas-y, et que la vodka te fasse crever, Satan sans queue !


     — Ah, toi, tais-toi ! cria Volodka. 


     — On m’a mariée à un imbécile, on a perdu la malheureuse orpheline que j’étais, un soûlaud de rouquin… se lamenta Loukéria en s’essuyant la figure d’une main pleine de pâte. Si seulement je pouvais ne plus te voir !


     Volodka lui flanqua une beigne et sortit.




Notes


  1. Race d’Allgäu d’après le texte. Le comte Orlov-Davydov avait un élevage de taureaux de cette race dans sa ferme non loin de Mélikhovo, où Tchékhov avait sa propriété, et son intendant lui envoya une génisse, puis un taurillon (recherches personnelles complétées par la notice de l’édition soviétique).
  2. Comme Volodia, qu’on trouvera plus loin : diminutif de Vladimir. Il semble que ce soit le fils aîné du couple Rodion-Stepanida.
  3. L’Ancien du village.
  4. Gradé subalterne de la police rurale.
  5. Aboli en 1861.
  6. Selon l’usage, le texte dit : « orthodoxes ! »
  7. Seigneur local, propriétaire, maître… Le servage a été aboli, mais pas le terme si souvent trouvé dans les Mémoires d’un chasseur de Tourguéniev, antérieures à 1861…
  8. Rappelons qu’il s’agit du poêle russe qui sert à tout, avec de la place en haut pour y dormir.






III



     Iéléna Ivanovna était arrivée à pied au village, avec sa petite fille. Elles se promenaient. C’était justement dimanche, et les femmes et les jeunes filles étaient sorties faire un tour dans leurs robes aux couleurs vives. Assis côte à côte sur leur petit perron, Rodion et Stépanida saluèrent Iéléna Ivanovna et sa fillette, en leur souriant comme à de vieilles connaissances. Aux fenêtres, une bonne dizaine d’enfants les observaient ; les visages exprimaient l’étonnement et la curiosité, et l’on entendait chuchoter :


     « Voilà la Koutchérikha ! C’est la Koutchérikha1 ! »


     — Bonjour, dit Iéléna Ivanovna en s’arrêtant ; elle se tut quelques instants et demanda :


     — Eh bien, comment allez-vous ?


     — Couci-couça, rendons grâce à Dieu, répondit précipitamment Rodion. On vit, quoi.


     — Drôle de vie ! fit Stépanida avec un petit sourire. Vous voyez vous-même, ma chère madame, notre pauvreté ! Quatorze personnes dans la famille, et seulement deux qui travaillent. Ils ne sont forgerons que de nom, et lorsqu’on amène un cheval à ferrer, le charbon manque et pas de quoi en acheter. On est à bout de forces, madame, continua-t-elle en se mettant à rire, oh, complètement à bout de forces !


      Iéléna Ivanovna s’assit sur les marches du perron et, étreignant sa fille, devint rêveuse, et, à voir l’expression de la fillette, il lui venait aussi des pensées tristes ; songeuse, elle jouait avec l’élégante ombrelle de dentelle qu’elle avait retirée des mains de sa mère. 


     — La pauvreté ! dit Rodion. Beaucoup de soucis, du travail à n’en plus finir. Et Dieu qui n’envoie pas la pluie… On ne vit pas comme on devrait, il faut bien le dire.


     — Vous n’avez pas la vie facile ici-bas, dit Iéléna Ivanovna, mais vous serez heureux dans l’autre monde.


     Rodion ne comprit pas et se contenta, pour toute réponse, de cracher dans sa main. Mais Stépanida dit :


     — Chère madame, le riche s’en tire aussi bien dans l’autre monde. Le riche allume des cierges, prie et fait célébrer des offices, il donne aux miséreux, tandis que le moujik, que fait-il ? Il n’a jamais le temps de se signer, il est lui-même pauvre, tout ce qu’il y a de pauvre, comment pourrait-il faire son salut ? Et bien des péchés proviennent de la misère, le chagrin nous fait aboyer comme des chiens, sans avoir une bonne parole, et qu’est-ce qu’on ne voit pas, ma chère dame, à Dieu ne plaise ! Il faut croire qu’il n’y a de bonheur pour nous ni dans ce monde ni dans l’autre. Le bonheur, c’est rien que pour les riches. 


     Elle disait cela gaiement ; visiblement, elle était depuis longtemps habituée à parler de sa dure existence. Rodion souriait aussi ; il lui était agréable de voir sa vieille si intelligente et s’exprimant avec une telle faconde.


     — C’est seulement une apparence, que la vie soit facile pour les riches, dit Iéléna Ivanovna. Chacun a ses peines. Tenez, mon mari et moi, nous ne vivons pas pauvrement, nous avons des moyens, mais sommes-nous pour autant heureux ? Je suis encore jeune, mais j’ai déjà quatre enfants ; les enfants ne font que tomber malade, moi aussi je suis malade et passe mon temps à me soigner.


     — Et tu as quoi, comme maladie ? demanda Rodion.


     — Une maladie de femme. Je ne dors pas, mes maux de tête ne me laissent pas de répit. Vous voyez, je suis assise, je vous parle, mais ma tête me fait souffrir, je ressens une faiblesse dans tout le corps et je serais prête à échanger cet état-là contre le travail le plus pénible. Et mon âme aussi est inquiète. Toujours à craindre pour mes enfants, pour mon mari. Chaque famille a ses peines2, nous avons les nôtres. Je ne suis pas noble. Mon grand-père était un simple paysan, mon père était commerçant à Moscou et c’était lui aussi un homme simple. Mais les parents de mon mari sont des gens riches et en vue. Ils ne voulaient pas de ce mariage, mais il leur a désobéi, il s’est brouillé avec eux, et ils ne nous le pardonnent toujours pas. Cela inquiète mon mari, ça le trouble et c’est pour lui un souci permanent ; il aime sa mère, il l’aime beaucoup. Et voilà, moi aussi je m’inquiète. J’ai l’âme en peine.


     Des moujiks et des femmes se tenaient déjà près de l’izba de Rodion, à écouter. Survint aussi Kozov, qui s’arrêta en secouant un peu sa longue et fine barbiche. Et puis les Lytchkov, le père et le fils.


     — Il faut dire aussi qu’on ne peut pas être heureux et content lorsqu’on ne se sent pas à sa place, reprit Iéléna Ivanovna. Chacun de vous a son champ d’activité, chacun de vous est à son labeur et sait pourquoi ; mon mari construit des ponts, bref chacun a sa place. Mais moi ? Je ne fais qu’aller et venir. Je n’ai pas ma voie à moi, je ne travaille pas et je me sens comme étrangère. Je vous dis tout cela pour que vous n’alliez pas juger sur les seules apparences ; qu’une personne soit richement vêtue et qu’elle ait de l’argent ne signifie pas qu’elle soit contente de sa vie. 


     Elle se leva pour partir et prit sa fille par la main.


     — Je me plais beaucoup ici avec vous, dit-elle en souriant, et ce sourire timide montrait bien qu’elle n’était effectivement pas en bonne santé, et qu’elle était encore jeune et belle ; son visage était pâle et amaigri, elle avait des sourcils noirs et des cheveux blonds. Et la fillette était comme sa mère, maigre, blonde et fine. Elles sentaient toutes les deux le parfum. 


     — J’aime et la rivière, et les bois, et le village… poursuivit Iéléna Ivanovna. Je pourrais passer toute ma vie ici, il me semble que je pourrais y guérir et y trouver ma place. J’ai envie, j’ai terriblement envie de vous aider, de vous être utile, d’être proche de vous. Votre pauvreté, je la connais, et ce que je ne sais pas, je le sens, mon cœur le devine. Je suis malade, faible, et peut-être que je ne peux plus changer ma vie comme je le désirerais. Mais j’ai des enfants, je tâcherai de les éduquer de façon qu’ils s’habituent à vous et qu’ils vous aiment. Je leur ferai sans cesse comprendre qu’ils ne sont pas propriétaires de leur vie, qu’elle vous appartient. Mais je vous le demande instamment, je vous en supplie, faites-nous confiance, soyons bons amis. Mon mari est un homme bon, c’est un brave homme. Ne le tourmentez pas, ne le fâchez pas. Il est sensible au moindre rien, hier, par exemple, votre bétail se trouvait dans notre potager et l’un d’entre vous a esquinté la haie près de nos ruches, ce  genre de comportement met mon mari au désespoir. Je vous le demande, continua-t-elle d’une voix implorante, en croisant les mains sur sa poitrine, je vous le demande, traitez en bons voisins, vivons en paix ! On dit qu’une paix fragile est  préférable à une bonne querelle, et qu’il vaut mieux acheter un voisin qu’une propriété3. Je vous le répète, mon mari est un homme bon, un brave homme ; je vous promets que si tout se passe bien, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir ; nous ferons réparer les routes et construire une école pour vos enfants. Je vous le promets.


     — Nous vous en remercions humblement, bien sûr, madame, dit le père Lytchkov, les yeux baissés ; vous êtes instruite, vous savez mieux que nous. Seulement voilà, à Iéresniévo, Voronov, un moujik riche, voyez-vous, avait promis de faire construire une école, il avait dit lui aussi qu’il nous donnerait ceci et cela, et il a seulement fait poser la cage de la charpente, et puis il n’a pas tenu sa parole, et après on a obligé les gens à poser le toit et à finir l’école, il y en a eu pour mille roubles. Voronov s’en moquait, il se lissait la barbe, mais ça faisait comme qui dirait du tort aux moujiks. 


     — Il y avait un corbeau4, voilà qu’un freux s’est posé, dit Kozov en clignant des yeux.


     Un rire s’éleva.


     — Nous n’avons pas besoin d’école, dit, maussade, Volodka. Nos enfants vont à Petrovskoïé, et ça continuera. Nous n’en voulons pas.


     Iéléna Ivanovna perdit brusquement contenance. Elle blêmit, ses joues se creusèrent, elle se recroquevilla, comme si quelque chose de grossier l’eût effleurée, et elle s’en alla sans ajouter un mot. Elle marchait de plus en plus vite, sans se retourner.


     — Madame ! l’appela Rodion qui l’avait suivie, madame, attends, écoute-moi.


     Il la suivait tête nue, et parlait tout bas, comme pour demander l’aumône :


     — Madame ! Attends, écoute-moi.


     Ils sortirent du village et Iéléna Ivanovna s’arrêta près d’une charrette, à l’ombre d’un vieux sorbier.


     — Madame, ne te vexe pas, dit Rodion. Laisse donc ! Prends patience. Patiente un an ou deux; Vis ici, attends, tout s’arrangera. Les gens d’ici sont de braves gens, paisibles… c’est pas du mauvais monde, je te le dis comme devant le vrai Dieu. Ne fais pas attention à Kozov, ni aux Lytchkov, ni à Volodka, c’est mon benêt : il est toujours de l’avis du premier qui parle. Les autres sont des gens paisibles, ils ne disent rien… Certains, vois-tu, seraient contents de parler selon leur conscience, d’intervenir, quoi, mais ils ne peuvent pas. Ce n’est pas l’âme qui leur fait défaut, pas la conscience, c’est la langue. Ne te vexe pas… prends patience… Laisse donc !


     Pensive, Iéléna Ivanovna regardait la large rivière paisible, et des larmes coulaient sur ses joues. Et ces larmes troublaient Rodion, qui n’était pas loin de pleurer, lui aussi.


     — Laisse, va… murmura-t-il. Patiente un an ou deux. L’école, c’est possible, les routes aussi, mais pas tout de suite… Si l’on veut, pour prendre un exemple, semer du blé sur cette butte, il faut d’abord l’essoucher, enlever toutes les pierres, et puis labourer, une chose après l’autre, en y revenant… Et, avec les gens, quoi, c’est pareil, il faut revenir et revenir, jusqu’à ce qu’on en vienne à bout.


     L’attroupement se détacha de l’izba de Rodion et prit la rue en direction du sorbier. Une chanson fut entonnée, un accordéon se mit à jouer. Cela se rapprochait de plus en plus…


     — Partons d’ici, maman, dit la petite fille, pâle et toute tremblante, en se serrant contre sa mère. Partons, maman !


     — Où cela ?


     — À Moscou5… Partons, maman !


     La fillette se mit à pleurer. Rodion perdit complètement contenance, son visage se couvrit de sueur. Il sortit de sa poche un petit concombre tordu comme un croissant de lune, couvert de miettes de seigle6, et le fourra dans la main de la petite.


     — Allons, allons, marmonna-t-il, sévère et renfrogné. Prends donc ce petit concombre et mange-le… ça ne sert à rien de pleurer, ta maman te battra… À la maison, elle se plaindra à ton père… Allons, allons…


     Elles poursuivirent leur chemin, et lui les suivait toujours, voulant leur dire quelque chose de tendrement persuasif. Les voyant toutes les deux occupées de leurs pensées et de leur chagrin, il s’arrêta et, protégeant ses yeux du soleil, les suivit du regard jusqu’à ce qu’elles eussent disparu dans leur bois.






Notes


  1. Voir la note 7 du chapitre I.
  2. On pense au début d’Anna Karénine : « Toutes les familles heureuses se ressemblent, chaque famille malheureuse a sa façon bien à elle de l’être. »
  3. Deux proverbes populaires (Tchékhov en avait un recueil chez lui, à Mélikhovo) coup sur coup, le deuxième un peu modifié par l’auteur (trouvé dans la notice de l’édition soviétique).
  4. Jeu de mots : Voronov, c’est Ducorbeau
  5. Dix-huit mois plus tard, Tchékhov écrira la pièce Les trois sœurs, avec son leitmotiv « À Moscou ! »
  6. Et non pas « de taches de rouille », comme on lit chez D. Roche, traducteur souvent trop pressé, celui de la Pléiade ayant paresseusement recopié cette bêtise ! Les deux mots sont proches, en russe…






IV



     L’ingénieur, apparemment, était devenu irascible et vétilleux, il voyait un vol ou un attentat dans la moindre bagatelle. Son portail était verrouillé même dans la journée, et, la nuit, deux gardiens déambulaient au jardin en frappant sur leurs planchettes1, et l’on ne prenait plus personne d’Obroutchanovo pour travailler chez lui à la journée. Comme par un fait exprès, quelqu’un (un moujik du coin ou l’un des va-nu-pieds travaillant au pont, allez savoir) vola les roues neuves de la charrette et mit des vieilles à la place ; peu après, deux brides furent barbotées, ainsi que des tenailles, et l’on commença même, au village, à murmurer une désapprobation. On se mit à dire qu’il fallait perquisitionner chez les Lytchkov et chez Volodka, et les tenailles et les brides furent alors retrouvées dans le jardin de l’ingénieur, au bas de la palissade : quelqu’un les y avait jetées.


     Un jour, une bande de moujiks qui sortait du bois tomba de nouveau sur l’ingénieur. Celui-ci s’arrêta et, sans leur dire bonjour, regardant tantôt l’un, tantôt l’autre d’un air fâché, commença :


     — J’avais demandé de ne pas cueillir de champignons dans mon parc et près de ma cour, de les laisser à ma femme et à mes enfants, mais vos grandes filles viennent à l’aube, sans en laisser un seul. Vous le demander ou ne pas vous le demander, c’est du pareil au même. Les prières, les gentillesses et la persuasion, je vois que tout cela ne sert à rien.


     Il arrêta son regard indigné sur Rodion et reprit :


     — Ma femme et moi, nous vous avons traité comme des êtres humains, comme des égaux, et vous ? Eh puis, à quoi bon parler ? Nous finirons sans doute par vous mépriser. C’est tout ce qu’on peut faire !


     Et, s’efforçant à grand peine de contenir sa colère et ne pas prononcer de paroles inutiles, il se détourna et poursuivit son chemin.


     Rentré chez lui, Rodion fit sa prière, se déchaussa et s’assit sur un banc à côté de sa femme.


     — Oui… commença-t-il après s’être un peu reposé. En chemin, nous venons de rencontrer le barine Koutchérov… Oui… Il a vu les filles à l’aube… Comment se fait-il qu’on n’apporte pas de champignons à ma femme et à mes enfants ? qu’il a dit… Puis il m’a regardé et il a dit : ma femme et moi, nous allons t’assister2. Je voulais me jeter à ses pieds, et puis j’ai pas osé… Que Dieu lui donne la santé. Envoie-leur la santé, Seigneur…


     Stépanida se signa et soupira.


     — Ce sont de bons maîtres, des gens tout simples… poursuivit Rodion. « Nous allons t’assister… », il l’a promis devant tout le monde. Sur mes vieux jours… ça ne fait rien… De quoi prier éternellement pour eux… Envoie-leur, Reine des Cieux3 


     Le jour de l’Exaltation de la Croix, le 14 septembre4, eut lieu la fête paroissiale. Le père et le fils Lytchkov étaient allés dès le matin de l’autre côté de la rivière, et ils rentrèrent saouls pour le déjeuner5 ; ils se baguenaudèrent un bon moment au village, tantôt chantant, tantôt disant de vilains jurons, puis ils en vinrent aux mains et allèrent se plaindre à la propriété. D’abord, ce fut le père Lytchkov qui entra dans la cour, un long bâton de tremble à la main ; il s’arrêta, hésitant, et enleva son bonnet. Justement, l’ingénieur était assis à la terrasse avec sa famille, en train de prendre le thé. 


     — Qu’est-ce que tu veux ? cria l’ingénieur.


     — Votre Haute Noblesse, barine… commença Lytchkov, qui se mit à pleurer. Faites voir la miséricorde divine, prenez ma défense… Mon fils me rend la vie impossible… Il m’a ruiné, il me bat… Votre Haute Noblesse…


     Le fils Lytchkov entra à son tour, tête nue, tenant également un bâton ; il s’arrêta et braqua sur la terrasse un regard vide d’ivrogne.


     — Ce n’est pas à moi de démêler votre affaire, dit l’ingénieur. Va au zemstvo6 ou au commissariat rural.


     — Je suis allé partout… j’ai présenté une requête… dit le père Lytchkov, qui fondit en larmes. Où puis-je aller, maintenant ? Alors, il peut me tuer, maintenant ? C’est ça, il peut tout faire ? Tuer son père ? Son propre père ?


     Il leva son bâton et frappa son fils à la tête ; l’autre leva le sien et frappa le vieux en plein sur son crâne chauve, au point que son bâton rebondit dessus. Sans même chanceler, le père frappa de nouveau le fils, encore à la tête. Ils se tenaient là, se frappant l’un l’autre sur la tête, cela ne ressemblait pas à une rixe, mais plutôt à une sorte de jeu. Derrière le portail, des moujiks et des femmes s’étaient attroupés, qui regardaient dans la cour sans rien dire, le visage grave. C’étaient des moujiks venus souhaiter bonne fête, mais qui, en voyant les Lytchkov, avaient eu honte7 et n’étaient pas entrés.


     Le lendemain matin, Iéléna Ivanovna partit à Moscou avec ses enfants. Et la rumeur courut que l’ingénieur vendait sa propriété…




Notes


  1. Le gardien sonne ainsi l’heure et manifeste sa présence. Très souvent rencontré chez Tchékhov.
  2. Il y a ici une difficulté. Les deux mots « mépriser » et « assister » ne diffèrent que d’une lettre et sont presque homophones, en russe. J’ai hésité sur l’interprétation du passage. Rodion et l’ingénieur ne parlent pas la même langue, ils ne peuvent se comprendre. L’ingénieur a dit « mépriser », Rodion comprend « assister ». D. Roche et le traducteur de la Pléiade se sont mépris sur ce passage. Le texte de Tchékhov est sans équivoque, et mon interprétation est confirmée par la notice de l’édition soviétique des Œuvres Complètes de Tchékhov…
  3. La Sainte Vierge, pour les orthodoxes.
  4. Le 27 septembre, de nos jours, dans le calendrier grégorien.
  5. Repas principal, qu’on peut aussi appeler « dîner », à la mode de l’Ancien régime, pris vers quinze heures ou même plus tard.
  6. Administration rurale.
  7. Et non pas « se concertèrent » comme on lit dans les deux autres traductions mentionnées…






V



     On s’est depuis longtemps habitué au pont, et l’on a désormais du mal à imaginer la rivière sans le pont, à cet endroit. L’herbe a depuis longtemps recouvert les tas de débris résultant de la construction, on a oublié les va-nu-pieds, et, à la place de leurs chants de travail1, on entend presque à chaque heure le bruit d’un train qui passe.


     La Nouvelle Datcha est vendue depuis longtemps ; elle appartient maintenant à un fonctionnaire qui vient ici le dimanche et les jours de fête avec sa famille ; ayant pris le thé sur la terrasse, il repart pour la ville. Sa casquette porte  une cocarde, il parle et tousse comme un fonctionnaire de haut rang, bien qu’il soit seulement secrétaire de collège2, et il ne répond pas lorsque les moujiks le saluent.


     Tout le monde a vieilli, à Obroutchanovo ; Kozov est mort, il y a encore plus d’enfants dans l’izba de Rodion et Volodka s’est laissé pousser une longue barbe rousse. Ils continuent à vivre misérablement.


     Au début du printemps, les gens d’ Obroutchanovo vont scier du bois à côté de la gare. Le travail fini, les voici qui rentrent chez eux sans se presser, l’un derrière l’autre ; miroitant au soleil, les larges scies ploient sur leurs épaules. les rossignols chantent dans les buissons le long de la berge, les alouettes s’égosillent au ciel. Tout est calme à la Nouvelle Datcha, pas âme qui vive, il y a juste des pigeons dorés, dorés à cause du soleil, qui volent au-dessus de la maison. Tous – Rodion, les deux Lytchkov et Volodka – se souviennent des chevaux blancs, des petits poneys, des feux d’artifice, de la barque aux lanternes, ils se souviennent de la femme de l’ingénieur, belle et élégante, qui venait au village et leur parlait si gentiment. Et tout cela semble n’avoir jamais existé. C’est comme un songe, ou un conte.


     Ils font un pas après l’autre, fatigués, en méditant.


     Ils pensent que les habitants de leur village sont de braves gens, ils sont paisibles, sensés, ils craignent Dieu, et que Iéléna Ivanovna était également bonne, paisible et douce, ça faisait tellement pitié de la voir, alors pourquoi n’ont-ils pas vécu en bonne intelligence, pourquoi se sont-ils séparés comme des ennemis ? Quel était donc ce brouillard qui leur a obscurci la vue et leur a caché l’essentiel, leur faisant seulement voir les dégâts, les brides, les tenailles et tous ces riens qui semblent à présent tellement absurdes ? Pourquoi vit-on en paix avec le nouveau propriétaire, alors qu’on n’a pas réussi à s’entendre avec l’ingénieur ?   


     Et, ne trouvant pas de réponse à ces questions, ils se taisent tous, il n’y a que Volodka pour marmonner quelque chose.


     — Qu’as-tu ? lui demande Rodion.


     — On vivait bien sans pont, fit, maussade, Volodka. On s’en passait, on ne l’a pas demandé… et on n’en a pas besoin.


     Personne ne lui répond, on avance en silence, tête basse.                                                                                                                                                   





Notes


  1. « Doubinouchka », chant de travailleurs datant des années 1860 et répandu à partir de 1870, et dont certaines variantes servirent de base à des chants révolutionnaires.
  2. Dixième rang sur quatorze dans le Tchin, la table des rangs instituée par Pierre le Grand.

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