mercredi 20 juillet 2022

Ma vie (Anton Tchékhov), chapitres I et II

 Ma vie


(Récit d’un provincial)







I



     Le directeur me dit : « Je vous garde uniquement par égard pour votre vénérable père, autrement, il y a longtemps que je vous aurais flanqué à la porte, vous auriez pu prendre votre envol hors de chez moi. » Je lui répondis : « Vous me flattez trop, Votre Excellence, en me supposant capable de voler. » Puis je l’entendis qui disait : « Faites sortir ce monsieur, il m’horripile. »


     Je fus congédié deux jours après. Ainsi, depuis qu’on me tient pour un adulte, j’ai occupé neuf postes différents, pour le plus grand chagrin de mon père, architecte de la ville. J’ai été employé dans différentes administrations, mais ces neuf postes se ressemblaient entre eux comme deux gouttes d’eau : il s’agissait pour moi de rester assis à écrire, d’entendre des remarques stupides ou grossières, et d’attendre mon licenciement.


     En entrant chez mon père, je le trouvai enfoncé dans un fauteuil, les yeux clos. Son visage maigre et sec, montrant des chatoiements bleutés là où il s’était rasé (il ressemblait à celui d’un vieil organiste catholique), exprimait l’humilité et la soumission. Sans répondre à mes salutations, sans même ouvrir les yeux, il me dit :


     « Si ma chère femme, par ailleurs ta mère, était encore de ce monde, ta façon de vivre serait pour elle une permanente source d’affliction. Je vois dans sa mort prématurée le dessein de Dieu. Je t’en prie, malheureux, poursuivit-il en ouvrant les yeux, apprends-moi ce que je dois faire de toi. »


     Auparavant, lorsque j’étais plus jeune, mes parents et mes amis savaient ce qu’il fallait faire de moi : les uns me conseillaient de m’engager comme volontaire, d’autres d’aller travailler dans une pharmacie et d’autres encore au télégraphe ; à présent que j’avais vingt-cinq ans et que mes tempes commençaient même à grisonner, après m’être engagé, puis avoir travaillé en pharmacie et au télégraphe, je paraissais avoir épuisé la sphère des activités terrestres, et l’on ne me donnait plus de conseils, on se contentait de soupirer et de hocher la tête.


     « Que penses-tu de toi ? reprit mon père. À ton âge, les jeunes gens ont déjà une situation stable, mais toi, regarde-toi : un prolétaire, un mendiant qui vit aux crochets de son père ! »


     Et il se mit, selon son habitude, à dire que la jeunesse actuelle se perdait du fait de son incroyance, de son matérialisme et de son excès de présomption, et qu’il fallait interdire les spectacles d’artistes amateurs, car ils détournaient les jeunes gens de la religion et de leurs devoirs.


     — Nous irons ensemble demain chez le directeur, tu lui présenteras tes excuses et tu lui promettras de faire consciencieusement ton travail, conclut-il. Tu ne dois pas rester un seul jour sans situation.


     — Je vous prie de m’écouter, dis-je d’un ton maussade, sans rien attendre de bon de cet entretien. Ce que vous appelez une situation est le privilège du capital et de l’instruction. Les gens pauvres et sans instruction gagnent leur pain par le travail manuel, et je ne vois pas pourquoi je devrais faire exception.


     — Lorsque tu te mets à parler du travail manuel, cela tourne à la trivialité stupide ! dit mon père avec irritation. Comprends donc, tête de bois, écervelé, qu’il existe en toi, outre la grossière force physique, un souffle divin, un feu sacré qui te distingue au plus haut point d’un âne ou d’un reptile et te rapproche de la divinité ! Ce feu, les meilleurs des hommes l’ont gagné au long des millénaires. ton arrière-grand père, le général Polozniev, s’est battu à Borodino2, ton grand-père était poète, orateur et maréchal de la noblesse1, ton oncle est professeur et moi, pour finir, je suis architecte ! Tous les Polozniev auraient-ils conservé le feu sacré pour que toi tu l’éteignes ?


     — Il faut être juste, dis-je. Des millions d’hommes ont pour lot le travail manuel.


     — Eh bien, que ce soit leur lot ! Ils ne savent rien faire d’autre ! Tout le monde peut effectuer un travail physique, même un délinquant, même le dernier des crétins ; ce type de travail est caractéristique de l’esclave et du barbare, alors que le feu sacré n’a été donné en partage qu’à un petit nombre de gens !


     Il était inutile de prolonger cette discussion. Mon père était en adoration devant lui-même, et seuls étaient probants à ses yeux ses propres énoncés. En outre, je le savais très bien, le dédain qu’il exprimait au sujet du travail salissant avait moins pour base les considérations sur le feu sacré que la peur cachée que je ne devienne ouvrier, faisant parler de moi dans toute la ville ; surtout, tous les garçons de mon âge avaient terminé leurs études universitaires et ils étaient sur le bon chemin, le fils du directeur de la banque d’État était déjà assesseur de collège3, tandis que moi, son fils unique, je n’étais rien du tout ! Poursuivre la discussion était inutile et déplaisant, mais je restais là, émettant de faibles objections dans l’espoir qu’on finirait par me comprendre. Toute la question était pourtant simple et claire, il s’agissait du moyen de gagner mon pain, mais on n’en percevait pas la simplicité, on me parlait, en arrondissant doucereusement les phrases, de Borodino, du feu sacré, de mon oncle, poète oublié qui avait écrit autrefois de mauvais vers sonnant faux, on me traitait grossièrement de tête de bois et d’écervelé. Et j’aurais tant voulu être compris ! Malgré tout, j’aime mon père et ma sœur, et l’habitude est si fortement ancrée chez moi depuis l’enfance de leur demander l’autorisation de faire ceci ou cela, que j’aurai du mal à m’en défaire ; à tort ou à raison, j’ai toujours peur de leur faire de la peine, je redoute de voir s’empourprer sous le coup de l’émotion le cou décharné de mon père, et qu’il n’ait une attaque.


     — Demeurer dans une pièce étouffante, dis-je, à recopier et à rivaliser avec une machine à écrire est blessant et honteux pour un homme de mon âge. Comment peut-il être question ici de feu sacré ?


     — C’est tout de même un travail intellectuel, dit mon père. Mais cela suffit, finissons-en ; en tout cas, je te préviens : si tu ne retravailles pas dans une administration, si tu suis tes vils penchants, nous te privons, ma fille et moi, de notre affection. Je te déshérite, je le jure au nom du vrai Dieu !


     Avec une sincérité absolue, afin de montrer la pureté des principes sur lesquels j’entendais régler mon existence, je répondis :


     — La question de l’héritage est pour moi sans importance. Je renonce par avance à tout.


     De façon étrange et absolument inattendue pour moi, ces mots blessèrent vivement mon père. Il devint cramoisi.


     — Je t’interdis de me parler ainsi, imbécile ! glapit-il d’une voix grêle. Vaurien ! Et du geste rapide et adroit qui lui était coutumier, il me donna une paire de gifles. Tu oublies à qui tu parles !


     Dans mon enfance, lorsque mon père me battait, je devais me tenir droit, les mains sur la couture du pantalon, et le regarder en face. Maintenant encore, quand il me frappait, je perdais complètement pied, je me retrouvais enfant, je me redressais et m’efforçais de le regarder dans les yeux. Mon père était vieux et très maigre, mais il faut croire que ses muscles minces étaient solides comme des courroies, car, en me frappant, il me faisait très mal. 


     Je reculai jusqu’au vestibule, là il attrapa son parapluie et me donna plusieurs coups avec, sur la tête et sur les épaules ; ma sœur ouvrit à ce moment la porte du salon pour comprendre d’où venait ce bruit, mais elle se détourna aussitôt avec une expression d’effroi et de pitié, sans dire un mot pour me défendre.


     Ma résolution de ne pas revenir au bureau et de commencer une nouvelle vie était inébranlable. Il ne me restait qu’à choisir un genre de travail, ce qui ne semblait guère présenter de difficulté, car j’avais l’impression d’être très fort, endurant et apte aux travaux les plus durs. Une vie monotone et laborieuse m’attendait, la faim au ventre, dans la puanteur d’un entourage grossier, obsédé par l’idée de gagner mon quignon de pain. Et – qui sait ? – peut-être qu’en rentrant du travail par la rue Bolchaïa Dvorianskaïa4, j’envierai plus d’une fois l’ingénieur Doljikov, ce travailleur intellectuel, mais penser à présent à toutes ces futures infortunes me rendait gai. Je rêvais autrefois d’une profession intellectuelle5, je me voyais tantôt maître d’école, tantôt médecin, tantôt écrivain, mais ces rêves étaient restés des rêves. Mon penchant pour les jouissances d’ordre intellectuel – le théâtre et la lecture, par exemple – allait jusqu’à la passion, mais j’ignore si j’avais des aptitudes pour un travail de cet ordre. Au lycée, j’avais éprouvé une aversion insurmontable pour le grec, si bien qu’on dut me retirer de la classe de troisième. Des répétiteurs étaient longuement venus me donner des cours particuliers et me préparer à la classe de seconde6, puis j’étais entré dans diverses administrations, restant oisif la plupart du temps, on me disait que c’était du travail intellectuel ; mon activité, tant dans mes études que dans ma carrière de fonctionnaire, ne demandait ni tension de l’esprit, ni talent, ni aptitudes individuelles, ni élan créateur : elle était machinale ; ce genre de travail intellectuel, je le mets en-dessous du travail manuel, je le méprise et ne crois pas qu’elle puisse le moins du monde servir d’excuse à une vie oisive et insouciante, car ce n’est qu’une tromperie, l’une des formes que revêt cette même oisiveté. Selon toute vraisemblance, je n’ai jamais connu de vrai travail intellectuel.


     Le soir arriva. Nous habitions dans la Bolchaïa Dvorianskaïa – c’était la rue principale de la ville, et le soir, faute d’un jardin public convenable, notre beau monde7 s’y promenait. Cette rue charmante remplaçait en partie un parc, parce qu’elle était sur chaque côté bordée de peupliers qui embaumaient, surtout après la pluie, et que des acacias, de hauts buissons de lilas, des merisiers à grappes et des pommiers dépassaient des clôtures et des palissades. Le crépuscule en mai, les tendres pousses de la verdure nouvelle, avec leurs ombres, l’odeur du lilas, le bourdonnement des hannetons, la quiétude, la tiédeur de l’air : que tout cela semblait nouveau et extraordinaire, bien que le printemps se répétât chaque année ! Debout près du portillon, je regardais les promeneurs. J’avais grandi et polissonné naguère avec la plupart d’entre eux, mais se montrer familier avec eux aurait maintenant pu les gêner, parce j’étais habillé pauvrement et non à la mode, et que l’on disait, à propos de mon pantalon très étroit et de mes grandes bottes disgracieuses, que je portais des macaronis posés sur des bateaux. De plus, j’avais une piètre réputation en ville, du fait que je n’avais pas de situation et que je jouais souvent au billard dans des cabarets bon marché, peut-être aussi parce qu’on m’avait amené deux fois sans aucun motif8 chez l’officier de gendarmerie.


     Dans la grande maison en face de la nôtre, chez l’ingénieur Doljikov, on jouait du piano9. Il commençait à faire nuit et, dans le ciel, les étoiles se mirent à clignoter. Lentement, répondant aux saluts, mon père passa, coiffé de son vieil haut-de-forme aux larges bords relevés et donnant le bras à ma sœur.


     « Regarde ! lui disait-il en pointant vers le ciel le parapluie avec lequel il m’avait tantôt frappé, regarde le ciel ! Les étoiles, même les plus petites, ce sont des mondes ! Que l’homme est infime, comparé à l’univers ! »


     Il disait cela d’un ton faisant penser qu’il trouvait extrêmement flatteur, et très agréable, d’être aussi insignifiant. Quelle médiocrité ! Malheureusement, c’était le seul architecte de la ville et, autant que je m’en souvienne, on n’y avait rien construit de valable depuis quinze ou vingt ans. Lorsqu’on lui commandait le plan d’une maison, il avait l’habitude de commencer par tracer celui de la salle10 et du salon. De même que jadis les jeunes pensionnaires des Instituts11 ne pouvaient danser qu’à partir du poêle12, son idée artistique exigeait, pour se développer, de partir d’une salle et d’un salon. Il y ajoutait la salle à manger, la chambre des enfants, le cabinet, reliant ces pièces par des portes communiquant toutes entre elles, et pour finir, il y avait immanquablement dans chaque pièce deux ou trois portes en trop. Il faut croire qu’il n’avait pas les idées nettes, son esprit était très confus et borné ; à chaque fois, semblant penser qu’il lui manquait quelque chose, il avait recours à diverses adjonctions accolées l’une à l’autre ; je revois nettement d’étroites entrées, d’étroits petits couloirs, des escaliers tordus menant à des entresols où l’on ne pouvait se tenir que courbé, avec, en guise de plancher, trois marches énormes, comme les gradins qu’on trouve dans les bains de vapeur ; et la cuisine immanquablement en sous-sol, avec des voûtes et un sol en briques. La façade avait un aspect rude et buté, les lignes en étaient sèches et sans audace, la toiture était basse, écrasée, et sur les cheminées ventrues comme des brioches se trouvaient invariablement des mitres en fil de fer et des girouettes noires et grinçantes. Étrangement, toutes ces maisons construites par mon père, se ressemblant toutes, me rappelaient vaguement son haut-de-forme et sa nuque raide et desséchée. Avec le temps, on s’était habitué, en ville, à la médiocrité de mon père, elle s’y était implantée, devenant notre style.


     Ce style, mon père l’avait aussi introduit dans la vie de ma sœur. À commencer par ce prénom de Cléopâtre qu’il lui avait donné – tandis qu’il m’avait appelé Missaïl. Lorsque c’était encore une petite fille, il lui faisait peur en évoquant les étoiles, les Sages de l’antiquité, nos ancêtres, il lui expliquait longuement en quoi consistent la vie, le devoir ; à présent qu’elle avait vingt-six ans, il continuait, ne lui permettant de donner le bras qu’à son père, et s’imaginant de façon étrange que tôt ou tard se montrerait un jeune homme convenable, désireux de l’épouser par considération pour ses qualités personnelles à lui. Cléopâtre adorait son père, le craignait et avait foi en son esprit extraordinaire.


     Il fit complètement noir et la rue devint peu à peu déserte. Dans la maison d’en face, la musique se tut ; le portail s’ouvrit en grand et une troïka13 s’élança dans notre rue en faisant doucement tinter ses grelots, comme pour jouer. C’était l’ingénieur qui partait se promener avec sa fille. Il était temps d’aller se coucher !


     À la maison, j’avais ma chambre, mais je logeais dans la cour, dans une bicoque dont le toit était dans le prolongement de celui d’un hangar en briques, construit dans le temps, sans doute pour y garder les harnais – de grands crochets étaient plantés dans les murs –, et devenu inutile ; mon père y entreposait depuis trente ans ses journaux qu’il faisait relier (allez savoir pourquoi) par semestres, avec interdiction à quiconque d’y toucher. En logeant à cet endroit, j’étais plus rarement sous les yeux de mon père et de ses hôtes, et j’avais l’impression qu’en n’occupant pas une vraie chambre et en ne venant pas chaque jour manger à la maison, les paroles de mon père, disant que je vivais à ses crochets14, résonneraient en moi de façon moins cinglante.


     Ma sœur m’attendait. En cachette de mon père, elle m’avait apporté de quoi souper : un petit morceau de veau froid et une tranche de pain. On répétait souvent, chez nous : « L’argent aime les comptes », « Le kopeck finit par faire un rouble », etc., et ma sœur, écrasée par ces platitudes, ne pensait qu’à réduire les dépenses, ce qui faisait que nous mangions mal. Posant l’assiette sur la table, elle s’assit sur mon lit et se mit à pleurer.


     — Missaïl, dit-elle, qu’est-ce que tu nous fais ?


     Elle ne cachait pas son visage, ses larmes coulaient sur sa poitrine et sur ses mains, elle avait une expression affligée. Elle s’affala sur l’oreiller et donna libre cours à ses larmes, secouée de sanglots et tremblant de tout son corps.


     — Tu as encore quitté ta place, dit-elle. Ah, que c’est affreux !


     — Mais comprends-moi, ma sœur, comprends-moi… dis-je, et, de la voir pleurer, le désespoir m’envahit.


     Comme par un fait exprès, tout le pétrole de ma petite lampe avait brûlé, elle fumait, prête à s’éteindre, les vieux crochets aux murs avaient un air sévère, et leurs ombres tremblotaient.


     — Aie pitié de nous ! dit ma sœur en se levant. Notre père a un chagrin immense, et moi je suis malade, je deviens folle. Que deviendras-tu ? dit-elle en sanglotant et en me tendant les bras. Je t’en prie, je t’en supplie, je te le demande au nom de notre défunte maman : retourne à ton travail !


     — Je ne peux pas, Cléopâtre ! dis-je en me sentant bien près de céder. Je ne peux pas !


     — Pourquoi ? reprit ma sœur. Pourquoi ? Bon, si tu ne t’entendais pas avec ton chef, trouve-toi une autre place. Par exemple, pourquoi ne pas entrer aux chemins de fer ? Je viens de parler avec Aniouta Blagovo15, elle m’assure qu’on t’y prendra, elle m’a même promis d’intervenir en ta faveur. De grâce, Missaïl, réfléchis ! Je t’en supplie, réfléchis !


     Nous parlâmes encore un peu, et je cédai. Je dis que l’idée d’être employé sur une ligne de chemin de fer en construction ne m’était jamais venue à l’esprit, et que, ma foi, j’étais prêt à essayer. 


     Elle sourit joyeusement à travers ses larmes et me serra la main, puis se remit à pleurer, incapable de s’arrêter ; moi, j’allai à la cuisine chercher du pétrole.

     


     




Notes


  1. Représentant élu, depuis Catherine II, de la noblesse d’un district ou, à l’échelon supérieur, d’une province. Préside des assemblées locales.
  2. La Moskova pour les Français : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_la_Moskova
  3. Huitième rang sur les quatorze que compte le Tchin, la Table des rangs…
  4. La Grande rue de la Noblesse.
  5. Denis Roche, imité par la Pléiade, traduit : « Carrière libérale », ce qui est abusif.
  6. J’ai adapté au système français, car le texte russe parle de la quatrième classe, puis de la cinquième (le numérotage est inverse, en Russie). Erreur de traduction dans la Pléiade, à propos du grec.
  7. En français dans le texte.
  8. Ironie éventuelle, mais D. Roche propose une autre interprétation : le narrateur aurait été considéré comme suspect sur le plan politique.
  9. Piano à queue, d’après le terme du texte.
  10. Grand salon, salle de réception, l’autre étant un petit salon plus intime.
  11. Établissement d’enseignement supérieur pour filles, l’Université étant réservée aux garçons. 
  12. Expression consacrée signifiant : revenir toujours au même point de départ. On la fait remonter, semble-t-il, au roman inachevé de V. A. Sleptsov,  Un homme bon (1871).
  13. Rappel : c’est un attelage de trois chevaux.
  14. L’expression, en russe est : « Vivre (accroché) au cou de quelqu’un ».
  15. Le nom est quasiment l’apocope de « bienveillante »…






II



     Parmi les gens ayant une passion pour les spectacles d’artistes amateurs, pour les concerts et les tableaux vivants organisés à des fins de bienfaisance, la première place revenait aux Ajoguine, propriétaires d’une grande maison rue Bolchaïa Dvorianskaïa1 ; à chaque fois, ils fournissaient le local et se chargeaient de tous les tracas, aussi bien que des frais. Cette famille de riches propriétaires possédait dans le district un terrain de quelque trois mille déciatines2, avec une somptueuse demeure, mais elle n’aimait pas la campagne et restait en ville été comme hiver. Cette famille se composait de la mère, dame grande, maigre et délicate, aux cheveux courts, portant une blouse courte et une jupe droite à l’anglaise, et de trois filles qu’on ne désignait pas par leurs prénoms, on disait simplement, en parlant d’elles : l’aînée, la cadette et la benjamine. Toutes les trois avaient de vilains mentons pointus, étaient myopes, voûtées, vêtues comme leur mère, elles zézayaient désagréablement ; en dépit de tout cela, elles participaient immanquablement à chaque représentation et se livraient sans cesse à quelque activité de bienfaisance : elles jouaient, récitaient ou chantaient. Elles étaient très sérieuses et ne souriaient jamais ; même dans les vaudevilles avec chants, elles jouaient sans la moindre gaieté, l’air affairé comme si elles avaient été plongées dans de la comptabilité.


     J’aimais nos spectacles, en particulier les répétitions, fréquentes, incohérentes et bruyantes, après lesquelles on nous offrait toujours à souper. Je ne prenais aucune part au choix des pièces et à la distribution des rôles. Ma partie, c’était les coulisses. Je peignais les décors, recopiais les rôles, remplissais l’office de souffleur et celui de maquilleur, et j’étais aussi chargé de produire certains effets comme le tonnerre, le chant des rossignols, etc. Comme je n’avais pas de situation, ni de vêtement convenable, je me tenais à l’écart, restant dans l’ombre des coulisses, gardant un silence timide.


     Je peignais les décors chez les Ajoguine, dans un hangar ou dans la cour. J’étais aidé par un peintre en bâtiment ou, comme il se nommait lui-même, un entrepreneur de peinture en bâtiment, Andréï Ivanov3, homme d’environ cinquante ans, grand, très maigre, le teint pâle, la poitrine enfoncée, les tempes creuses et des cernes bleus sous les yeux, faisant même un peu peur à voir. il était exténué par quelque maladie, et l’on annonçait à chaque printemps et à chaque automne qu’il se mourait ; mais après être resté couché un certain temps, il se relevait, pour dire ensuite avec étonnement : « Une fois de plus, je ne suis pas mort ! »


     En ville, on l’appelait Redka4, et l’on disait que c’était son vrai nom de famille. Il aimait le théâtre autant que moi et, dès que le bruit lui parvenait que nous montions un spectacle, il laissait en plan son travail et venait chez les Ajoguine peindre les décors. 


     Le lendemain de mon explication avec ma sœur, je travaillai du matin au soir chez les Ajoguine. La répétition était fixée à sept heures du soir et, une heure avant le début, toute la troupe amateur était rassemblée dans la salle de réception et, sur la scène, l’aînée, la cadette et la benjamine déambulaient en lisant leurs rôles écrits sur des cahiers. Redka, dans un long manteau couleur carotte et une écharpe enroulée autour du cou, se tenait déjà là, regardant la scène avec dévotion, la tempe appuyée contre le mur. Madame Ajoguine5 s’approchait tantôt de l’un de ses hôtes, tantôt de l’autre, en disant à chacun un mot gentil. Son style, c’était de regarder la personne bien en face, fixement, et de parler à voix basse, comme en secret.


     « Ce doit être difficile, de peindre des décors, dit-elle doucement en s’approchant de moi. Nous étions en train de parler des préjugés, madame Moufké et moi, lorsque vous êtes entré. Mon Dieu, toute ma vie je me suis battue contre les préjugés, toute ma vie ! Pour convaincre les domestiques que toutes leurs terreurs sont vaines, j’allume toujours trois bougies6 chez moi et je commence mes affaires importantes le treize du mois. »


     Arriva la fille de l’ingénieur Doljikov, une jolie blonde bien en chair, habillée « tout à la parisienne », comme on disait chez nous. Elle ne jouait pas, mais on plaçait pour elle une chaise sur la scène, lors des répétitions, et le spectacle ne commençait que lorsqu’elle était apparue au premier rang rayonnante et ébahissant tout le monde par sa toilette. Il lui était permis, en tant qu’oiseau de la capitale, de faire des remarques au cours des répétitions, ce qu’elle faisait avec un sourire gentiment condescendant, il était clair qu’elle regardait nos spectacles comme des gamineries. On disait qu’elle avait étudié le chant au Conservatoire de Pétersbourg et qu’elle aurait chanté tout un hiver dans une troupe d’opéra privée. Elle me plaisait beaucoup et j’avais l’habitude, pendant les répétitions et durant les spectacles, de ne pas la quitter des yeux.


     J’avais déjà pris mon cahier de souffleur quand ma sœur survint inopinément. Sans retirer son manteau ni son chapeau, elle s’approcha de moi et me dit :


     « Viens, je te prie. »


     Je la suivis. Derrière la scène, sur le pas de la porte, se tenait Aniouta Blagovo, elle aussi en chapeau, avec une voilette sombre. C’était la fille du vice-président du tribunal, en poste dans notre ville depuis longtemps, quasiment depuis la création du tribunal de district. Comme elle était grande et bien bâtie, on jugeait indispensable sa participation aux tableaux vivants, et lorsqu’elle incarnait quelque fée ou la Gloire, elle était rouge de honte ; mais elle ne prenait pas part aux spectacles et ne passait qu’un instant lors des répétitions, pour une affaire ou une autre, sans entrer dans la salle.


     — Mon père m’a parlé de vous, dit-elle sèchement, sans me regarder et en rougissant. Doljikov a promis de vous donner un emploi au chemin de fer. Allez le voir demain, il sera chez lui.


     Je m’inclinai et la remerciai d’être intervenue.


     — Ceci, vous pouvez le laisser, dit-elle en montrant mon cahier.


     Elle et ma sœur s’approchèrent de Madame Ajoguine et elles chuchotèrent deux minutes toutes les trois en me regardant. Elles se concertaient sur quelque chose.  


     — En effet, dit d’une voix douce Madame Ajoguine en venant vers moi et en me regardant fixement, si cela vous détourne des occupations sérieuses – elle me retira le cahier des mains –, vous pouvez passer le relais à quelqu’un d’autre. Ne vous inquiétez pas, mon ami, allez en paix.


     Je pris congé et sortis en plein trouble. En descendant l’escalier, je vis ma sœur et Aniouta Blagovo qui s’en allaient ; elles discutaient avec animation, sans doute à propos de mon entrée au chemin de fer, et elles se dépêchaient. Ma sœur n’était jamais venue auparavant aux répétitions, et sa conscience devait la tourmenter à présent, elle craignait que son père n’apprît qu’elle s’était rendue chez les Ajoguine sans sa permission.


     J’allai chez Doljikov le lendemain à midi passé. Un valet m’accompagna jusqu’à une très belle pièce qui, chez l’ingénieur, faisait à la fois office de salon et de cabinet de travail. Tout y avait une douce élégance qui, pour un homme aussi peu habitué que moi à cela, semblait même étrange. Des tapis de prix, d’énormes fauteuils, des bronzes, des tableaux, des cadres dorés ou en peluche ; sur les photographies dispersées sur les murs se voyaient de très belles femmes, des visages intelligents et beaux, des poses sans contrainte ; du salon, une porte donnait directement sur le jardin, par un balcon, on apercevait du lilas, une table mise pour le déjeuner, de nombreuses bouteilles, un bouquet de roses ; cela sentait le printemps et le cigare de marque, cela respirait le bonheur : tout avait l’air de dire qu’un homme avait vécu et peiné ici, pour enfin atteindre tout le bonheur terrestre possible7. Assise au bureau, la fille de l’ingénieur, lisait le journal. 


     — Vous venez voir mon père ? demanda-t-elle. Il arrive, il prend sa douche. Asseyez-vous, je vous prie.


     Je m’assis.


     — Il me semble que vous habitez en face ? demanda-t-elle après un court silence.


     — Oui.


     — Par désœuvrement, excusez-moi, j’observe chaque jour par la fenêtre, poursuivit-elle en regardant son journal, et je vous vois souvent, vous et votre sœur. Elle a toujours une expression de grande bonté, et de grande concentration.


     Doljikov entra. Il s’essuyait le cou avec une serviette. 


     — Papa, monsieur8 Polozniev, dit sa fille. 


     — Oui, oui, Blagovo m’a expliqué, me dit-il vivement, sans me tendre la main. Mais, écoutez, que puis-je vous offrir ? Quelles places ai-je à ma disposition ? Vous êtes étranges, messieurs ! continua-t-il d’une voix forte et sur le ton d’un juge prononçant ma sentence. Vous venez me voir à une vingtaine par jour, on croit que je dirige un ministère ! C’est une ligne de chemin de fer, messieurs, que je dirige, des travaux de forçats, il me faut des mécaniciens, des ajusteurs, des terrassiers, des menuisiers, des puisatiers, et vous, vous êtes tout juste capables de rester assis à écrire ! Vous êtes tous des écrivains !


     Il tombait sur moi, venant de lui, le même bonheur qu’exhalaient ses fauteuils et ses fauteuils. Replet, en pleine santé, les joues rouges, la poitrine large, bien lavé, portant une chemise d’indienne et un pantalon large, il ressemblait à un jouet, à un postillon en porcelaine. Il avait une petite barbe ronde et frisée, pas un seul cheveu gris, le nez busqué, les yeux sombres, purs et innocents.


     — Que savez-vous faire ? reprit-il. Rien du tout ! Moi, monsieur9, je suis ingénieur, je suis un homme à l’abri du besoin, mais, qu’on ne me laisse la voie libre, j’ai longuement trimé, j’ai été mécanicien, j’ai travaillé deux ans en Belgique comme simple graisseur. Jugez vous-même, mon très cher, quel travail puis-je vous proposer ?


     — Bien sûr, tout cela est vrai… bredouillai-je au comble de la confusion, ne supportant pas le regard de ses yeux purs et innocents.


     — Savez-vous au moins faire marcher un appareil ? demanda-t-il après avoir réfléchi.


     — Oui, j’ai été télégraphiste.


     — Hum… Eh bien on verra. En attendant, allez à Doubetchnia. J’ai là-bas quelqu’un, mais c’est un épouvantable bon à rien.


     — Et que devrai-je faire ? demandai-je.


     — On verra. Allez-y toujours, je donnerai des instructions. Seulement, s’il vous plaît, chez moi, on ne boit pas et on ne me dérange pas avec des réclamations d’aucune sorte. Sinon, c’est la porte.


     Il s’éloigna sans même un signe de tête. Je m’inclinai devant lui et devant sa fille qui lisait le journal, et sortis. J’avais le cœur si lourd que je ne pus décrocher un seul mot lorsque ma sœur commença à me demander comment l’ingénieur m’avait reçu.


     Pour me rendre à Doubetchnia, je me levai de bon matin, avec le soleil. Il n’y avait pas âme qui vive dans notre Bolchaïa Dvorianskaïa1, tout le monde dormait encore, et le bruit sourd de mes pas restait solitaire. Couverts de rosée, les peupliers emplissaient l’air d’un parfum frais. Je me sentais triste et n’avais pas envie de quitter la ville. J’aimais ma ville natale. Elle me semblait si belle, si chaude ! J’aimais cette verdure, les paisibles matinées ensoleillées, le son de nos cloches ; mais les gens avec qui je partageais cette ville m’ennuyaient, ils me restaient étrangers et parfois même odieux. Je ne les aimais ni ne les comprenais.


     Je ne comprenais pas le pourquoi et le comment de la vie de ces soixante-cinq mille personnes. Je savais qu’à Kimry10 les gens vivaient des bottes qu’ils confectionnaient, qu’à Toula on fabriquait des samovars et des fusils, qu’Odessa était une ville portuaire, mais ce qu’était notre ville et ce qu’on y faisait, je l’ignorais. La Bolchaïa Dvorianskaïa et deux autres rues plus illustres vivaient de capitaux disponibles et du traitement de fonctionnaires du Trésor ; mais de quoi vivaient les huit autres rues qui s’étiraient sur trois verstes11 en parallèle, avant de disparaître derrière la colline, cela avait toujours été pour moi une énigme incompréhensible. Et la façon dont ces gens vivaient , on a honte de le dire ! Ni jardin public, ni théâtre, ni orchestre convenable ; la bibliothèque municipale et celle du club étaient seulement fréquentées par les adolescents juifs, si bien que les revues et les livres restaient des mois entiers non coupés ; les riches et les intellectuels dormaient dans des pièces étroites et étouffantes, sur des lits en bois garnis de punaises, les enfants restaient dans des locaux d’une saleté répugnante baptisés chambres d’enfants, quant aux domestiques, même ceux blanchis sous le harnais, ils dormaient par terre dans la cuisine, en se couvrant de guenilles. Les jours gras, les maisons sentaient le borchtch12, et les jours maigres, l’esturgeon frit dans l’huile de tournesol. On mangeait des choses mal cuisinées, on buvait une eau insalubre. À la douma13, chez le gouverneur, chez l’évêque, dans toutes les maisons, il se disait depuis bon nombre d’années que la ville manquait d’eau potable à bon marché, et qu’il fallait absolument emprunter deux cent mille roubles au Trésor public pour des conduites amenant l’eau à la ville ; les gens très riches, dont on pouvait estimer le nombre, dans notre ville, à une trentaine, et à qui il arrivait de perdre aux cartes des domaines entiers, buvaient eux aussi de l’eau malsaine et passaient leur vie à parler avec fougue de l’emprunt, ce que je comprenais pas : il eût été plus simple pour eux, me semblait-il, de sortir ces deux cent mille roubles de leurs poches.


     Dans toute la ville, je ne connaissais pas un seul honnête homme. Mon père  se laissait graisser la patte et se figurait qu’on lui donnait de l’argent par considération pour ses qualités morales ; pour passer dans la classe suivante, les lycéens prenaient pension chez leurs professeurs, qui leur prenaient très cher ; au moment du recrutement, la femme du commandant militaire recevait de l’argent des conscrits, elle se permettait même de se faire inviter et une fois, à l’église, s’étant agenouillée, elle n’avait pu se relever car elle était ivre ; les médecins touchaient également de l’argent lors du recrutement, cependant que le médecin et le vétérinaire de la ville taxaient les boucheries et les cabarets ; à l’école du district, on faisait le trafic de certificats donnant des avantages de troisième catégorie14 ; le clergé de rang supérieur recevait de l’argent des prêtres placés sous ses ordres et des marguilliers ; au conseil municipal, à la chambre de commerce, au conseil des médecins et dans toutes les autres administrations, on criait dans le dos de chaque solliciteur : « Il faut remercier ! » Le quémandeur revenait sur ses pas pour donner trente ou quarante kopecks. Quant à ceux qui ne prenaient pas de pots-de-vin, comme les magistrats, ils étaient hautains, ne vous tendaient que deux doigts, se distinguaient par leur froideur et leurs jugements étriqués, ils jouaient beaucoup aux cartes, buvaient beaucoup, faisaient des mariages d’argent et, incontestablement, exerçaient une influence malsaine et corruptrice sur la société. Seules les jeunes filles apportaient un souffle de pureté morale ; la plupart d’entre elles avaient des aspirations élevées, des cœurs honnêtes et purs ; mais elles se méprenaient sur la vie et croyaient qu’on donnait des pots-de-vin en considération des qualités morales ; une fois mariées, elles avaient tôt fait de vieillir, de se laisser aller et de s’embourber irrémédiablement dans la fange d’une existence banalement bourgeoise. 





Notes


  1. Rue où habite le (père du) narrateur. Voir la note 4 du chapitre précédent.
  2. La déciatine faisait un peu plus d’un hectare.
  3. Et non pas Ivanovitch : ce n’est qu’un artisan, on ne précise pas son patronyme. Erreur de la Pléiade, où l’on trouve : Andréï Ivanytch (= Ivanovitch).
  4. Le radis noir, le raifort.
  5. Dans le texte : Ajoguine-la mère. Cela passe mal en français.
  6. Cette superstition est, en France, censée remonter à la Grande Guerre, mais ce texte montre qu’elle est plus ancienne.
     https://www.linternaute.com/actualite/magazine/1364634-les-origines-des-superstitions-de-notre-quotidien/1366079-3-cigarettes-ou-3-bougies
  7. Ce paragraphe est, dans le texte, au présent narratif. C’est classique en russe, mais difficile à garder en français pour un aussi court passage…
  8. En français dans le texte.
  9. Seulement indiqué par l’enclitique « s », initiale de soudar’, ancien terme pour monsieur, utilisé tantôt par déférence, tantôt, comme ici, par emphase ironique.
  10. Ville de la région de Tver. Toula est une ville plus grande, à deux cents kilomètres au sud de Moscou. Odessa est la grande ville sur la mer Noire aujourd’hui menacée.
  11. Rappel : la verste faisait environ 1,1 km.
  12. Potage aux betteraves additionné de crème aigre et aussi de viande, quand on le peut.
  13. Assemblée, ici régionale.
  14. Denis Roche et la Pléiade parlent carrément d’exemptions militaires, mais le texte est vague, peut-être par peur de la censure.

À suivre...

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