lundi 24 février 2020

Trois morts (Léon Tolstoï)

     En 1858, Tolstoï a quitté l’armée après avoir participé, en quelque sorte enrôlé par son frère aîné Nicolas, aux combats contre les montagnards du Caucase puis à la guerre de Crimée. C’est déjà un écrivain reconnu : Enfance a été un grand succès, ainsi que le début des Récits de Sébastopol. Il est rentré d’un voyage en Europe effectué l’année précédente – et qui se répètera en 1859-1860, s’achevant par la mort de Nicolas – pour fuir l’ennui des salons de Petersbourg. Il remue dans sa tête des pensées sur l’organisation sociale (il a déjà ouvert en 1849, devenu jeune propriétaire par héritage, une école à Iasnaïa Poliana, dont il développera l’activité à partir de 1859), sur la vie et la mort. La mort l’a marqué tôt, avec le décès de sa mère, qu’il n’a pas vraiment eu le temps de connaître, puis de son père alors qu’il est encore enfant. Celle de Nicolas, dans deux ans, sera une grosse épreuve, dont il ne sortira provisoirement qu’en épousant Sophie. Mais elle le poursuivra, avec les nuits d’épouvante de 1859, cette mort qu’il décrira longuement dans La mort d’Ivan Ilitch, en 1886. En 1858, donc bien avant ce récit, à trente ans, il rédige la nouvelle Trois morts : la dame meurt à contrecœur et en en voulant à son mari, le vieux cocher meurt sans en vouloir à personne, quant à l’arbre, sa mort fait partie du cycle de la vie, même si, ici, la hache du jeune cocher la précipite. 







Trois morts 

(Léon Tolstoï)



I

     C’était l’automne. Deux équipages allaient d’un bon trot le long d’une grande route. Deux femmes se trouvaient dans la voiture de tête, un landau. L’une était une dame maigre et pâle. L’autre sa femme de chambre, corpulente, au teint rouge et luisant. De sous un chapeau décoloré, de courts cheveux secs s’échappaient, qu’une main rougeaude au gant déchiré s’efforçait avec brusquerie de remettre en place. La haute poitrine couverte d’un châle épais comme un tapis respirait la santé, les vifs yeux noirs tantôt suivaient par la fenêtre les champs qui s’enfuyaient, tantôt regardaient timidement la dame ou encore se posaient avec inquiétude tour à tour sur les coins du landau. Accroché au filet, le chapeau de la dame se balançait devant le nez de la femme de chambre qui avait un petit chien sur les genoux, et dont les jambes, surélevées par des coffrets placés au sol, tambourinaient dessus à bas bruit, sur le fond des cahots des ressorts et du tintement des vitres.
     Les bras croisés sur ses genoux et les yeux clos, la dame se balançait sans force sur les coussins placés dans son dos et, les traits un peu contractés, toussotait, la bouche fermée. Elle avait sur la tête un bonnet de nuit blanc et un fichu bleu était noué à son cou frêle et pâle. 
     Sous le bonnet, une raie droite partageait ses cheveux châtain clair, excessivement plats et pommadés, et la blancheur de la peau, sur la largeur de cette  raie, avait quelque chose de sec et de blafard. La peau flasque et un peu jaunâtre n’épousait que mollement les jolis traits fins du visage et devenait rouge sur les joues et les pommettes. Les lèvres étaient sèches et remuantes, les rares cils ne se recourbaient pas et le drap du manteau de voyage tombait en plis droits sur la poitrine creuse. Même les yeux fermés, le visage de la dame exprimait de la fatigue, de l’irritation et une souffrance familière.
     Accoudé à son siège d’équipage, le valet somnolait tandis que le cocher de la poste, donnant vivement de la voix de temps à autre, poussait l’attelage compact de quatre chevaux en sueur, en se retournant parfois vers le cocher de la calèche qui criait derrière lui. Les roues laissaient de fortes empreintes, de larges traces parallèles qui s’étalaient avec régularité sur la boue crayeuse de la route. Le ciel était gris et froid, une brume humide se déposait sur les champs et la route. On étouffait dans la voiture, cela sentait l’eau de Cologne et la poussière. La malade ramena la tête en arrière et ouvrit lentement les yeux. Ses grands yeux étaient brillants et magnifiquement foncés. 
     « Encore » dit-elle en repoussant d’une belle main maigre le bout du manteau de la femme de chambre qui lui avait à peine effleuré le pied, et sa bouche eut une grimace de souffrance.  Matriocha releva des deux mains son manteau et, se soulevant sur ses robustes jambes, s’assit plus loin. Son frais visage rougit violemment. Les magnifiques yeux sombres de la malade épiaient avec avidité les mouvements de la femme de chambre. Prenant appui des deux mains sur le siège, la dame voulut aussi se soulever pour s’asseoir plus en hauteur, mais les forces lui manquèrent. Elle tordit la bouche et toute sa physionomie s’altéra, prenant une expression ironique chargée d’une colère impuissante. « Tu pourrais au moins m’aider !… Ah ! Laisse ! Je peux me débrouiller, à condition que tu me fasses la grâce de ne pas poser derrière moi tes espèces de sacs !… Et puis vraiment, si tu ne sais pas, il vaut mieux que tu ne touches à rien ! » La dame ferma les yeux et, relevant bien vite les paupières, observa la femme de chambre. Matriocha la regardait en se mordant la lèvre inférieure toute rouge. Un profond soupir s’éleva de la poitrine de la malade pour finir seulement en toux. Elle se tourna avec une grimace douloureuse et se prit la poitrine à deux mains. Lorsque la toux fut passée, elle ferma de nouveau les yeux et resta assise, immobile. Le landau et la calèche entrèrent dans un village. Matriocha sortit sa grosse main de sous le châle et fit un signe de croix. 
     — Qu’est-ce ? demanda la dame.
     — Le relais, madame.
     — Je te demande pourquoi tu te signes !
     — L’église, madame.
     La malade se tourna vers la fenêtre de la portière et se signa lentement en contemplant de ses grands yeux la grosse église de village que la voiture contournait.
     Le landau et la calèche s’arrêtèrent ensemble à proximité du relais. Le mari de la malade et le docteur descendirent de la calèche et s’approchèrent du landau.
     — Comment vous sentez-vous ? demanda le docteur en tâtant le pouls.
     — Eh bien, comment es-tu, mon amie ? Fatiguée ? demanda le mari en français. Tu ne veux pas descendre ?
     Matriocha avait ramassé les baluchons et se serrait dans un coin pour ne pas gêner la conversation. 
     — Ça peut aller, comme d’habitude, répondit la malade. Je ne descends pas.
     Demeuré quelques instants, le mari entra dans l’enceinte du relais. Matriocha sortit d’un bond du landau et franchit le portail en courant sur la pointe des pieds dans la boue.
     — Si je vais mal, ce n’est pas une raison pour que n’alliez pas déjeuner, dit avec un petit sourire la malade au docteur resté près de la portière.
     « Tout le monde s’en moque, de moi, se dit-elle dès que le docteur se fut éloigné d’elle tranquillement pour grimper d’un pas alerte les marches du relais. Eux, ils vont bien et tout leur est égal. Oh, mon Dieu ! »
     — Alors, Édouard Ivanovitch, fit le mari en accueillant le docteur avec un joyeux sourire et en se frottant les mains, j’ai donné l’ordre d’amener le service à thé1, qu’en dites-vous ?
     — C’est faisable, répondit le docteur.
     — Bon, comment est-elle ? s’enquit le mari avec un soupir, en baissant la voix et en levant les sourcils.
     — Je vous l’ai dit : non seulement elle ne peut pas arriver en Italie, mais Dieu veuille qu’elle atteigne Moscou. Surtout avec le temps qu’il fait. 
     — Mais que faire, alors ? Ah, mon Dieu, mon Dieu ! — le mari se cacha les yeux de la main. Sers ici, dit-il au garçon qui amenait le service à thé.
     — Il ne fallait pas partir, répondit le docteur en haussant les épaules.
     — Mais, dites, que pouvais-je donc faire ? objecta le mari. J’ai vraiment tout tenté pour la retenir, je lui ai parlé et de nos finances, et des enfants qu’il faudrait laisser, et de mes affaires – elle ne veut rien savoir. Elle fait des plans pour vivre à l’étranger comme si elle était en bonne santé. Et lui parler de son état, eh bien ce serait la tuer.
     — Vassili Dmitritch, il faut que vous le sachiez, elle est déjà morte. L’homme ne peut pas vivre sans poumons, et les poumons ne peuvent pas repousser. C’est triste, pénible, mais qu’y faire ? Notre tâche, à vous comme à moi est jseulement de faire en sorte que sa fin soit aussi paisible que possible. Un confesseur est nécessaire, à présent.
     — Ah, mon Dieu ! Mais comprenez la situation dans laquelle je serai si j’évoque ses dernières volontés. Arrivera ce qui doit arriver, mais je ne lui dirai pas cela. Vous savez bien comme elle est bonne…
     — Essayez tout de même de la convaincre de rester jusqu’à ce que la route d’hiver2 soit praticable, dit le docteur en hochant significativement la tête – autrement, cela pourrait tourner mal en chemin…
     — Aksioucha, eh Aksioucha ! criait d’une voix aiguë la fille du maître de poste qui avait jeté sur elle un caraco et piétinait dans la boue du perron de service, allons voir la dame de Chirkino, on dit qu’on l’emmène à l’étranger à cause de son mal de poitrine. Les poitrinaires, je n’ai encore jamais vu à quoi ça ressemble.
     Aksioucha bondit sur le seuil et toutes les deux franchirent le portail en se tenant par la main. Ralentissant le pas, elles passèrent à côté du landau et jetèrent un coup d’œil par la fenêtre baissée. La malade tourna la tête vers elles, mais se renfrogna à la vue de leur curiosité et se détourna.
     — Di-eu du ciel3 ! dit la fille du maître de poste en tournant vite la tête. Quelle merveilleuse beauté c’était, qu’en reste-t-il à présent ? C’est même effrayant. Tu l’a vue, tu l’a vue, Aksioucha ?
     — Oui, qu’elle est maigre ! lui fit écho Aksioucha. Allons encore la regarder, comme pour aller au puits. Vois, elle s’est détournée, mais je l’ai encore aperçue. Quelle pitié, Macha !
     — Et quelle boue, aussi ! répondit Macha, et toutes les deux repassèrent le portail en courant.
     « Visiblement, je fais peur, maintenant, se dit la malade. Pourvu que nous soyons vite à l’étranger, là-bas je me rétablirai rapidement. »
     — Alors, comment te sens-tu, mon amie ? dit le mari en s’approchant du landau, un morceau dans la bouche.
     « Toujours la même question, pensa la malade, mais lui, il mange ! »
     — Ça va, lâchèrent ses lèvres.
     — Tu sais, mon amie, j’ai peur que la route ne te fasse pas de bien, par ce temps, c’est aussi ce que dit Édouard Ivanytch. Ne devrions-nous pas faire demi-tour ?
     Elle se taisait, courroucée.
     — Le temps va peut-être s’arranger, nous aurons la route d’hiver2, tu te sentirais mieux ; nous voyagerions tous ensemble.
     — Excuse-moi. Je ne t’aurais pas écouté tout ce temps, je serais à Berlin, à présent, et en excellente santé.
     — Mais qu’y faire, mon ange, tu sais que c’était impossible. Et maintenant, si tu restais un mois, tu irais beaucoup mieux ; je terminerais mes affaires et nous prendrions les enfants avec nous…
     — Les enfants se portent bien, pas moi.
     — Mais comprends donc, mon amie, que par ce temps, si ton état s’aggrave en chemin… au moins, que tu sois à la maison.
     — Quoi donc, à la maison ? Mourir à la maison ? s’emporta la malade. Mais le mot mourir lui fit visiblement peur, elle interrogea son mari d’un regard suppliant. Il baissa les yeux sans rien dire. La bouche de la malade se déforma soudain en une moue enfantine et les larmes coulèrent de ses yeux. Le mari enfouit son visage dans son mouchoir et s’éloigna en silence du landau.
     — Non, je partirai, dit la malade qui leva ses yeux vers le ciel, joignit les mains et se mit à chuchoter de façon décousue. « Mon Dieu ! Mais pourquoi ? dit-elle, ses larmes coulant plus fort. Elle pria un long moment avec ferveur, mais sa poitrine était toujours aussi douloureuse et oppressée, les champs et la route étaient toujours aussi humides et sombres, la même brume automnale tombait toujours, ni plus ni moins épaisse, sur la route boueuse, sur les toits, sur la voiture et sur les touloupes des cochers qui, tout en échangeant de leurs grosses voix joyeuses, graissaient et attelaient le landau…


  1. Contenu dans un coffre de voyage.
  2. Le traîneau, moins fatigant que la voiture.
  3. L’expression russe fait référence aux saintes du paradis.





II

     Le landau était attelé, mais le cocher lambinait. Il était entré pour un moment dans l’izba du relais1. Dans l’izba, il faisait chaud, on manquait d’air, c’était sombre et l’atmosphère était lourde ; cela sentait l’habitation, le pain cuit, le chou et la peau de mouton. Plusieurs cochers se trouvaient dans la pièce, la cuisinière s’affairait du côté du poêle, un malade enveloppé de peaux de moutons était couché sur le poêle.
     — Oncle2 Khviodor3,  eh, oncle Khviodor ! dit un jeune gars, un cocher en touloupe avec son fouet à la ceinture, en s’adressant au malade.
     — Qu’esse tu lui veux, moulin à paroles, à Fitka ? réagit l’un des cochers. Regarde un peu, on t’attend, au landau.
     — Je veux lui demander ses bottes, j’ai ratatiné les miennes, répondit le gars en rejetant ses cheveux en arrière et en arrangeant les moufles passées à sa ceinture. C’est-y qu’il dort ? Eh, oncle Khviodor ? répéta-t-il en s’approchant du poêle.
     — De quoi ? prononça une voix faible, et un visage maigre et roux se pencha depuis le haut du poêle. Une large main amaigrie et pâle, couverte de poils tirait une capote de cocher sur une épaule anguleuse vêtue d’une chemise sale.
     — Donne-moi à boire, l’ami ; et qu’esse tu veux ?
     Le gars lui tendit une grosse louche contenant de l’eau.
     — Ben quoi, Fédia, dit-il en se dandinant sur place, sans doute qu’à présent tu n’as pas besoin de bottes neuves ; donne-les-moi, sans doute que tu n’iras pas marcher.
     Ayant penché sa tête fatiguée vers la louche brillante et trempant sa moustache pendante dans l’eau sombre, le malade buvait avec une avidité sans force. Sa barbe emmêlée était malpropre, ses yeux caves et vitreux se relevèrent péniblement vers la figure du gars. Délaissant l’eau, il voulut lever la main pour s’essuyer les lèvres, mais n’y parvint pas et s’essuya à la manche de sa capote. Se taisant et respirant lourdement par le nez, il regarda le gars bien en face en rassemblant ses forces.
     — Tu les as p’têt ben déjà promises à quelqu’un, dit le gars, alors c’est peine perdue. L’histoire, c’est que c’est mouillé, dehors et que je dois partir au travail et je me suis dit comme ça : « Je vais demander à Fitka ses bottes, sans doute qu’il en a pas besoin. » Mais peut-être qu’y te les faut, dis-le…
     Quelque chose déborda dans la poitrine du malade, on y entendit des gargouillements ; il se pencha et commença à s’étouffer avec une toux qui lui restait dans la gorge. 
     — Comment ça se pourrait, qu’il en aurait besoin ? lâcha brusquement la voix grinçante de la cuisinière à travers l’isba. Ça fait plus d’un mois qu’il ne descend pas du poêle. Tu vois bien qu’il est épuisé, ça fait mal aux entrailles de l’entendre, quand ça commence. Tu parles qu’il a besoin de bottes ! On va pas l’enterrer avec des bottes neuves. Il est grand temps pour lui, pardonne ce péché, Seigneur. Vois, il est exténué. Il faut le transporter dans une izba, quoi, une autre, ou quelque part ! Y a des hôpitaux comme ça en ville, à ce qu’on dit ; autrement, ça a-t-y du sens ? Il prend tout un coin, ça va bien. Il ne reste pas de place. Et on nous réclame de la propreté !
     — Ohé, Sérioga4 ! Va prendre ta place, ces messieurs-dames attendent, cria à la porte le staroste5 du relais. 
     Sérioga allait partir sans attendre la réponse, mais le malade, tout en toussant, lui fit comprendre des yeux qu’il voulait répondre. 
     — Prends les bottes, Sérioga, dit-il en ayant repris son souffle après avoir réprimé sa toux. Seulement, tu m’entends, achète-moi une pierre quand je serai mort, ajouta-t-il d’une voix sifflante.
     — Merci, l’oncle, je les prends donc, et la pierre, parole, je l’achèterai.
     — Eh, les gars, vous avez entendu, put encore dire le malade avant de recommencer à s’étouffer, plié en deux par la toux.
     — Oui oui, on a entendu, fit l’un des cochers. Rejoins ton poste, Sérioga, dehors, voilà le staroste qui revient en courant. C’est pour la dame, hein, la malade de Chirkino.
     Sérioga enleva bien vite ses bottes déchirées et trop grandes pour lui et les jeta sous un banc. Les bottes neuves de l’oncle Fiodor lui allaient très bien et Sérioga, les lorgnant en marchant, sortit rejoindre le landau.
     — Ah les belles bottes, laisse-moi les cirer, dit l’autre cocher qui tenait un pot de graisse, alors que Sérioga montait sur le siège et prenait en main les rênes. Il te les a données pour rien ?
     — C’est-y que tu serais jaloux ? répondit Sérioga en se soulevant un peu pour passer autour de ses jambes les pans de sa capote. Laisse donc ! Eh vous, mes mignons ! cria-t-il aux chevaux en agitant son fouet ; les deux voitures, le landau et la calèche, partirent à vive allure sur la route mouillée avec leurs voyageurs, leurs valises et leurs malles, pour disparaître dans la grisaille du brouillard automnal.
     Resté sur le poêle dans l’izba à l’atmosphère étouffante, le cocher malade se mit à grand peine sur l’autre côté et s’apaisa sans être arrivé à dégager sa gorge.
     Jusqu’au soir, dans l’izba, des gens arrivèrent, repartirent, dînèrent, sans qu’on entendît le malade. Avant la nuit, la cuisinière grimpa sur le poêle et attrapa la touloupe qu’il avait dans les jambes.
     — Ne sois pas fâchée contre moi, Nastassia, dit le malade, je vais bientôt le libérer, ton coin.
     — Bon bon, ça ne fait rien, quoi, marmonna Nastssia. Et où as-tu mal, l’oncle ? Dis-moi.
     — Je n’en peux plus, à l’intérieur. Dieu seul sait ce qui se passe.
     — Le gosier doit te faire mal, quand tu tousses ?
     — C’est tout qui me fait mal. L’heure de ma mort est arrivée, voilà tout. Oh ! oh ! oh ! gémit le malade.
     — Couvre bien tes jambes, là, dit Nastassia tout en tirant la capote sur lui et en redescendant du poêle.
     Une veilleuse éclairait faiblement l’izba, la nuit. Nastassia et une dizaine de cochers dormaient par terre et sur les bancs, au milieu de forts ronflements. Seul le malade geignait, toussait, se tournant et se retournant sur le poêle. Vers le matin, il cessa complètement de faire du bruit.
     — J’ai fait un drôle de rêve, cette nuit, dit le lendemain matin la cuisinière en s’étirant dans le demi-jour. Voilà l’oncle Khviodor qui descend du poêle et s’en va couper du bois. « Laisse-moi t’aider, Nastassia » qu’il me fait, et moi je lui dis : « Comment que tu pourrais couper du bois ? » mais il a déjà attrapé une hache et s’est mis à fendre le bois à toute allure, les copeaux volent. « Tout de même, je lui fais, tu étais malade. » « Non, qu’il répond, je vais bien. » Et il brandit tant sa hache que je me retrouve à avoir peur. J’ai poussé un cri et je me suis réveillée. Il n’est pas mort, au moins ? Oncle Khviodor ! Eh, l’oncle !
     Fiodor resta silencieux.
     — Pour le coup, il n’est pas mort ? Faut aller voir, dit l’un des cochers réveillés.
     La main maigre et couverte de poils roux pendant du haut du poêle était pâle et froide.
     — Faut aller le dire au maître de poste, il a l’air mort, dit le cocher.
     Fiodor n’avait pas de famille, il était d’un village éloigné. On l’enterra le lendemain au nouveau cimetière, derrière le petit bois, et pendant plusieurs jours Nastassia raconta à tout le monde son rêve, et comment elle avait été la première à se mettre en quête de l’oncle Fiodor.         



  1. Dépendance réservée aux cochers et au personnel du relais.
  2. Pour s’adresser à une personne plus âgée.
  3. Déformation de Fiodor – pour nous Théodore. Fitka et Fédia sont des diminutifs de Fiodor.
  4. Pour Sérioja, diminutif de Serguéï : Serge.
  5. Doyen.





III

     Le printemps arriva. Dans les rues humides de la ville, entre les tas de fumier gelé, bruissaient les ruisseaux pressés ;  vives étaient les couleurs des habits et clair le son de la voix des gens se déplaçant. Dans les jardins, derrière les palissades, les bourgeons gonflaient sur les branches des arbres, qui se balançaient presque sans bruit au gré d’un vent frais. Des gouttes transparentes coulaient et tombaient partout… Les moineaux s’essayaient à pépier et voletaient maladroitement  de leurs petites ailes. Du côté ensoleillé, tout bougeait et brillait sur les palissades, les maisons et les arbres. Une jeune joie se montrait dans le ciel comme sur la terre et dans le cœur humain.
     Dans l’une des rues principale, devant une grande maison de maître, on avait étalé de la paille fraîche ; dans la maison se trouvait cette même malade mourante qui se hâtait de se rendre à l’étranger. 
     Le mari de la malade et une femme d’un certain âge se tenaient près de la porte à deux battants de sa chambre. Un prêtre était assis sur un divan, baissant les yeux et tenant quelque chose enveloppé dans une étole. Dans un coin, une vieille femme – la mère de la malade – pleurait amèrement dans un fauteuil Voltaire. Près d’elle, une femme de chambre, un mouchoir propre au bras, attendait que la vieille dame le réclamât ; une autre lui frictionnait les tempes et, sous le bonnet, éventait sa tête chenue.
     — Eh bien mon amie, le Christ soit avec vous, dit le mari à la femme d’âge mûr se tenant avec lui devant la porte ; elle a tellement confiance en vous qui savez si bien lui parler, faites ce qu’il faut pour la convaincre, mon amie, allez-y. 
     Il voulait déjà lui ouvrir la porte, mais la cousine le retint, porta son mouchoir à ses yeux à plusieurs reprises et secoua la tête.
     — Bon, à présent, je ne dois plus avoir l’air éplorée, dit-elle en ouvrant elle-même la porte et en franchissant le seuil de la chambre.
     Le mari était fortement ému et semblait en plein désarroi. Il fit un mouvement vers la vieille femme mais au bout de quelques pas changea de direction et s’approcha du prêtre. Le prêtre le regarda, leva les yeux au ciel et poussa un soupir. Sa petite barbe fournie et grisonnante se releva également, puis s’abaissa.
     — Mon Dieu ! Mon Dieu ! dit le mari.
     — Que faire ? dit le prêtre en soupirant, et de nouveau, sur son visage, barbe et sourcils montèrent puis redescendirent.
     — Et sa mère est ici ! dit presque avec désespoir le mari. Elle ne va pas le supporter. Vraiment, l’aimer à ce point, à ce point… je ne sais que penser. Vous, mon Père, vous pourriez essayer de la calmer et de la décider à partir.
     Le prêtre se leva et s’approcha de la vieille femme.
     — Personne ne peut apprécier à sa juste valeur le cœur d’une mère, madame, dit-il, mais Dieu est miséricordieux.
     Des convulsions agitèrent soudain le visage de la vieille qui se mit à hoqueter de façon hystérique.
     — Dieu est miséricordieux, reprit le prêtre quand elle se fut un peu calmée. Voici ce que je vais vous dire : dans ma paroisse, il y avait un malade dans un état bien pire que celui de Maria Dmitrievna, eh bien, un simple roturier l’a guéri avec des herbes en un temps très court. Et ce bonhomme, celui-là même, se trouve à Moscou, à l’heure actuelle. Je l’ai dit à Vassili Dmitrievitch1 – on pourrait essayer. Ce serait au moins une consolation pour la malade. Rien n’est impossible à Dieu.
     — Non, la vie n’est plus pour elle, proféra la vieille. Dieu aurait pu me prendre, mais non, c’est elle qu’il va prendre. 
     Et son hoquet hystérique s’intensifia au point qu’elle perdit connaissance.
     Le mari de la malade cacha son visage dans ses mains et quitta la pièce en courant.
     La première personne qu’il rencontra dans le couloir fut un petit garçon de six ans courant après une petite fille plus jeune.
     — Eh bien, vous ne voulez pas que je conduise ces enfants auprès de leur maman ? demanda la bonne.
     — Non, elle ne veut pas les voir. Cela l’afflige, de les voir.
     Le garçon s’arrêta quelques instants, scrutant le visage de son père, pui, d’une brusque ruade, partit en courant avec un cri joyeux.
     — Elle, ce serait un cheval moreau, papa ! cria le garçon en montrant sa sœur. 
     Pendant ce temps, dans l’autre pièce, la cousine assise auprès de la malade s’efforçait de préparer celle-ci à l’idée de la mort en menant habilement la conversation. Le docteur, devant l’autre fenêtre, composait une mixture.
     En peignoir blanc, assise dans son lit au milieu d’un tas d’oreillers, la malade regardait sa cousine en silence.
     — Ah mon amie, l’interrompit-elle soudain, ne me préparez pas. Ne me prenez pas pour une enfant. Je suis chrétienne. Je sais tout. Je sais qu’il ne me reste pas longtemps à vivre, que si mon mari m’avait écouté naguère, je serais en Italie et peut-être – sûrement, même – en bonne santé. Cela, tout le monde le lui a dit. Mais qu’y faire, telle était visiblement la volonté de Dieu. Nous sommes tous de grands pécheurs, je le sais ; mais la miséricorde de Dieu me donne de l’espoir, il pardonnera à tous, probablement, il pardonnera à tous. Je tâche de voir clair en moi. Moi aussi, j’ai beaucoup péché, mon amie. Que j’ai souffert, cependant ! Je me suis efforcée de supporter patiemment mes souffrances…     
     — Faut-il donc appeler le Père, mon amie ? En ayant communié, vous vous sentiriez encore mieux, dit la cousine.
     La malade inclina la tête en signe d’assentiment.
     « Seigneur ! pardonne à la pécheresse que je suis », chuchota-t-elle.
     La cousine sortit de la chambre et, des yeux, fit signe au Père.
     — C’est un ange ! dit-elle au mari, les larmes aux yeux.
     Le mari se mit à pleurer et le prêtre passa le seuil, la vieille femme était toujours sans connaissance et tout devint silencieux dans la première pièce. Au bout de cinq minutes, le prêtre ressortit, ôta son étole et se recoiffa.
     — Dieu soit loué, madame est plus paisible maintenant, elle désire vous voir, dit-il.
     La cousine et le mari allèrent dans l’autre pièce. La malade pleurait sans bruit en regardant l’icône.
     — Je te félicite, mon amie, dit le mari.
     — Merci ! Que je me sens bien, à présent, je ressens une si étrange douceur, dit la malade, un léger sourire jouant sur ses lèvres minces. Que Dieu est miséricordieux ! Il est miséricordieux et tout-puissant, n’est-ce-pas ?
     Et, de ses yeux pleins de larmes, elle adressa de nouveau à l’icône une ardente prière.
     Puis elle eut l’air de se rappeler soudain quelque chose. Elle fit signe à son mari de s’approcher.
     — Tu ne veux jamais faire ce que je demande, dit-elle d’une voix faible et mécontente.
     Tendant le cou, le mari l’écoutait d’un air soumis.
     — Qu’y a-t-il, mon amie ?
     — Combien de fois t’ai-je dit que ces médecins sont des ignorants, il y a de simples guérisseuses, elles guérissent… Le père m’a raconté… un bonhomme… Envoie-le chercher.
     — Qui ça, mon amie ?
     — Mon Dieu ! il ne veut rien comprendre !… Et la malade grimaça et ferma les yeux.
     S’étant approché d’elle, le docteur lui prit le poignet. Le pouls était de plus en plus faible, cela se sentait. Des yeux, il fit signe au mari. La malade surprit cette mimique et eut un regard épouvanté. La cousine se détourna et se mit à pleurer. 
     — Ne pleure pas, ne nous fais pas souffrir toutes les deux, dit la malade. Cela m’enlève ma paix ultime.
     — Tu es un ange ! dit la cousine en lui baisant la main.
     — Non, embrasse-moi ici, il n’y a que les morts, à qui l’on baise la main. Mon Dieu ! Mon Dieu !
     Le soir même, la malade n’était plus qu’un corps sans vie, et ce corps dans son cercueil se trouvait dans le salon d’honneur de la grande maison. Dans la vaste pièce aux portes fermées, un sacristain solitaire récitait d’une voix régulière et nasillarde les psaumes de David. Du haut des grands chandeliers d’argent, la cire enflammée faisait tomber sa vive lumière sur le front pâle de la morte, sur ses bras alourdis et cireux et sur les plis figés du linceul affreusement relevé au niveau des genoux et des orteils. Sans cmprendre ce qu’il disait, le sacristain continuait à réciter d’un débit régulier, et les mots résonnaient et mouraient de façon étrange dans la pièce silencieuse. D’une pièce un peu plus loin parvenaient parfois le bruit des voix des enfants, et celui de leurs pas.
     « Tu caches ta face – ils s’épouvantent, annonçait le psautier ; tu leur retires le souffle – ils meurent et retournent à leur poussière. Tu envoies ton souffle, les voilà créés, ils renouvellent2 la face de la terre. Gloire éternelle au Seigneur3 ! »      
     Le visage de la défunte était sévère, calme et majestueux. Rien ne bougeait sur le front pur et froid, pas plus que sur les lèvres fermement jointes. Elle était toute attention. Mais comprenait-elle, au moins maintenant, la grandeur de ces paroles ?  
    


  1. Distraction ou intention ? Le père du mari et celui de sa femme ont le même prénom.
  2. Dans le texte biblique : tu renouvelles
  3. Psaume 104, 29-31.




IV

     Un mois plus tard, une chapelle en pierre était érigée au-dessus de la tombe de la défunte. Il n’y avait toujours pas de pierre sur celle du cocher, seule l’herbe vert clair poussait sur le petit monticule, unique signe qu’un homme avait existé.
     — Ça te fera un péché, Sérioga, dit un jour la cuisinière du relais, si tu n’achètes pas de pierre à Khviodor. Avant, tu disais que c’était l’hiver, mais maintenant, pourquoi tu ne tiens pas ta parole ? J’étais tout de même là quand ça s’est passé. Il est déjà venu une fois1 te le demander, si tu ne la lui achètes pas, il reviendra te serrer la gorge.
     — Mais enfin, je ne suis pas revenu sur ce que j’ai dit, répondit Sérioga. La pierre, j’ai dit que je l’achèterais, je le ferai, j’en achèterai une pour un rouble et demi en argent. Je ne l’ai pas oublié, seulement il faut la transporter. Dès que j’en aurai l’occasion, je l’achèterai en ville. 
     — Tu devrais au moins  y mettre une croix, déclara un vieux cocher. Autrement, ça serait vraiment moche. Tu portes bien ses bottes.
     — Et la croix, on la prend où ? Ça ne se taille pas dans une bûche.
     — Tu parles, qu’une croix, ça ne se taille pas dans une bûche ! Prends ta hache et va à l’aube dans le petit bois, tu pourras la tailler. Tu abattras un jeune frêne, quoi. Ça fera un monument pour la tombe. Mais attends, il faut encore payer à boire au garde forestier. On n’en a jamais fini, de payer à boire pour le moindre truc. L’autre jour, tiens, j’avais cassé un levier, je m’en suis taillé un beau tout neuf, personne n’a rien dit.
     Un matin, l’aube pointant à peine, Sérioga prit sa hache et alla dans le bois. 
     La rosée que le soleil n’éclairait pas tombait encore, étendant un voile mat et froid sur toute chose. L’orient s’éclaircissait insensiblement, sa faible lumière se reflétant sur la fine couche de nuages recouvrant la voûte céleste. Rien ne bougeait, ni le moindre brin d’herbe au sol ni la moindre feuille tout en haut d’un arbre. Seuls, de temps en temps, des bruits d’ailes dans l’épaisseur du feuillage ou un bruissement à terre venaient rompre le silence de la forêt. Tout à coup, un bruit étonnant, étranger à la nature, s’éleva et mourut à la lisière du bois. Le son se fit de nouveau entendre et commença à se répéter régulièrement au bas du tronc d’un des arbres immobiles. L’une des cimes fut agitée d’un tremblement insolite, ses feuilles gorgées de sève chuchotèrent quelque chose et la fauvette perchée sur l’une de ses branches s’envola par deux fois avec un sifflement et, levant sa petite queue, se posa sur un autre arbre.
     En bas, la hache résonnait de plus en plus sourdement, de blancs copeaux pleins de sève volaient sur l’herbe couverte de rosée et un léger craquement se fit entendre, mêlé aux coups de hache. L’arbre tressaillit de tout son corps, ploya et se redressa bien vite, vacillant avec effroi sur ses racines. Un instant, tout se tut, mais de nouveau l’arbre se courba, de nouveau un craquement se fit entendre dans son tronc et il s’écroula de toute sa hauteur sur la terre humide, brisant ses grosses branches et abaissant celles portant son feuillage. La fauvette poussa un sifflement et s’envola plus haut. La branche à laquelle elle s’agrippa en s’aidant de ses ailes se balança quelque temps avant de se figer comme les autres avec toutes leurs feuilles. De toutes leurs branches, les arbres se pavanaient avec plus de gaieté encore dans ce nouvel espace.
     Les premiers rayons du soleil, traversant une nuée qui les laissait passer, brillèrent dans le ciel et coururent sur la terre et dans le ciel. Par vagues, le brouillard commença à se répandre dans les vallons, la rosée brillante se mit à jouer dans la verdure, de petits nuages devenus blancs et transparents s’égaillèrent en hâte sur la voûte bleuissante. Les oiseaux pullulaient dans l’épais feuillage et gazouillaient, comme ivres de bonheur ; les feuilles pleines de sève chuchotaient dans les hauteurs, paisibles et joyeuses, et les branches des arbres en vie remuèrent lentement et majestueusement au-dessus de l’arbre effondré, mort.



(1) En Russie, les morts viennent réclamer leur dû…

mardi 11 février 2020

Cœur de chien (Mikhaïl Boulgakov), la fin




VIII

      On ignore à quoi Philippe Philippovitch s’était résolu. Il n’entreprit rien de particulier pendant la semaine suivante et, peut-être en raison de son inactivité, la vie dans l’appartement fut riche en événements.
     Environ six jours après l’histoire du chat et de l’inondation, le jeune homme qui s’était révélé être une femme vint voir Boubouliov de la part du Comité d’immeuble pour lui remettre les papiers d’identité que Boubouliov mit immédiatement dans sa poche avant d’appeler le docteur Bormenthal :
     — Bormenthal !
     — Non, appelez-moi par mon prénom et mon patronyme1, je vous prie. ! répliqua Bormenthal en changeant d’expression.
     Il faut mentionner que durant ces six jours, le chirurgien avait trouvé moyen de se disputer huit fois avec son pupille. Et l’atmosphère, passage Oboukhov, était très lourde.
     — Alors, appelez-moi aussi par mon prénom et mon patronyme ! répondit de façon très justifiée Boubouliov.
     — Non ! tonna Philippe Philippovitch, dans mon appartement, on ne vous appellera pas par votre prénom et votre patronyme, je l’interdis. Si vous désirez que l’on cesse de vous appeler familièrement « Boubouliov », le docteur Bormenthal et moi vous appellerons « monsieur Boubouliov ».
     — Je ne suis pas un monsieur, les messieurs sont tous à Paris ! aboya Boubouliov.
     — Voilà l’œuvre de Schwonder ! cria Philippe Philippovitch. Très bien, soit, je règlerai mes comptes avec ce vaurien. Il n’y aura que des messieurs dans cet appartement tant que j’y serai ! Dans le cas contraire, l’un de nous deux, vous et moi, s’en ira d’ici, et ce sera plutôt vous.  Je vais mettre aujourd’hui une annonce dans les journaux et, croyez-moi, je vais vous trouver une chambre.
     — Bien sûr, vous me croyez assez idiot pour partir d’ici, répondit très clairement Boubouliov.
     — Comment ? demanda Philippe Philippovitch, changeant tellement de visage que Bormenthal se précipita et le prit par la manche avec une tendre inquiétude.
     — Ne vous permettez pas d’insolences, monsieur Boubouliov ! dit Bormenthal à très haute voix.
     Boubouliov recula, tira de sa poche trois papiers : un vert, un jaune et un blanc ; y enfonçant les doigts, il déclara :
     — Voilà. Membre de la communauté d’habitation, auquel revient précisément une superficie de seize archines carrées2 dans l’appartement numéro cinq, chez le locataire responsable Préobrajenski…
     Boubouliov réfléchit et ajouta ce que Bormenthal nota machinalement dans sa tête comme une expression nouvellement employée :
     — Ayez l’obligeance d’en prendre connaissance.
     Philippe Philippovitch se mordit la lèvre et, à travers elle, dit imprudemment :
     — Ma parole, je finirai par abattre ce Schwonder.
     On vit aux yeux de Boubouliov qu’il accueillait ces paroles avec la plus grande attention et avec une extrême acuité.
     — Philippe Philippovitch, vorsichtig3… commença Bormenthal pour le mettre en garde.
     — Non, voyez-vous… Une telle vilenie ! criait déjà Philippe Philippovitch en russe. Songez, Boubouliov… monsieur, que si vous vous permettez encore une seule insolence, je vous priverai de dîner et plus généralement de toute pitance chez moi. Seize archines, très bien, mais ce papier couleur de grenouille ne m’oblige pas à vous nourrir !
     Boubouliov, effrayé, en resta la bouche ouverte.
     — Je ne peux pas rester sans nourriture, bredouilla-t-il. Où est-ce que je vais bouffer ?
     — Alors comportez-vous décemment ! déclarèrent d’une seule voix les deux esculapes.
     Boubouliov se tut de façon expressive et, de toute la journée, ne fit de tort à personne, en dehors de lui-même : profitant d’une courte absence de Bormenthal, il s’empara de son rasoir et s’ouvrit si bien les pommettes que Philippe Philippovitch et le docteur lui posèrent des points de suture, et Boubouliov, couvert de larmes, hurla un long moment.
     La nuit suivante, dans la pénombre verdâtre du cabinet du professeur, deux personnes étaient assises – Philippe Philippovitch et son dévoué, son fidèle Bormenthal. Tout le monde dormait dans la maison. Philippe Philippovitch portait sa robe de chambre azur et ses pantoufles rouges, Bormenthal était en chemise, avec des bretelles bleues. Sur la table ronde entre les médecins, une bouteille de cognac, une soucoupe avec du citron et une boîte à cigares jouxtaient un volumineux album de photos. Ayant rempli la pièce de fumée, les savants discutaient avec fièvre les derniers événements : le soir même, Boubouliov avait, dans le cabinet de Philippe Philippovitch, fait main basse sur deux billets de dix roubles placés sous le presse-papier ; il avait disparu de l’appartement et était rentré tard, complètement ivre. Ce n’était pas tout. Deux inconnus avaient fait leur apparition avec lui, qui avaient fait du boucan dans le grand escalier en exprimant le désir de passer la nuit chez Boubouliov en tant qu’hôtes. Lesdits inconnus s’étaient retirés seulement après que Fiodor, qui avait assisté à la scène vêtu de son manteau de demi-saison jeté par-dessus son linge de corps, eut appelé par téléphone le poste 45 de la milice. À peine Fiodor eut-il raccroché que ces individus s’éclipsèrent. On ne sut plus, après le départ des individus, où étaient passés le cendrier de malachite de la console du vestibule, la toque de castor de Philippe Philippovitch ainsi que sa canne, sur laquelle se lisait en arabesque d’or l’inscription : « À notre cher et respecté Philippe Philippovitch, ses internes reconnaissants, en ce jour… » suivie du chiffre romain X.
     — Qu’est-ce que c’est que ces gens ? demandait Philippe Philippovitch, marchant sur Boubouliov les poings serrés.
     Celui-ci, chancelant et se raccrochant aux pelisses, bredouillait qu’il ne les connaissait pas, que ce n’étaient pas des fils de pute, mais des gens bien.
     — Le plus frappant, c’est qu’ils étaient ivres tous les deux… Comment ont-ils donc fait ? s’étonnait Philippe Philippovitch en regardant le rangement où se trouvait naguère le souvenir de son jubilé.
     — Des spécialistes, expliqua Fiodor en allant se coucher avec un rouble en poche.
      Boubouliov nia catégoriquement avoir pris les deux billets de banque, en ajoutant confusément qu’il n’était pas, après tout, le seul dans cet appartement.
     — Aha, c’est peut-être le docteur Bormenthal qui a barboté les billets ? s’enquit Philippe Philippovitch sans élever la voix, mais avec une intonation effrayante.
      Boubouliov chancela, ouvrit des yeux parfaitement vitreux et émit une hypothèse :
     — C’est peut-être la Zinette qui les a pris…
     — Comment ? s’écria Zina, apparue sur le seuil comme un fantôme  et refermant de sa main la chemise ouverte sur sa poitrine, comment ose-t-il…
     Le cou de Philippe Philippovitch s’empourpra.
     — Du calme, ma petite Zina, dit-il en tendant la main vers elle. Ne t’inquiète pas, nous allons mettre de l’ordre dans tout cela.
     Zina se mit aussitôt à mugir, la bouche grande ouverte et en tapotant sa clavicule de la pame de sa main.
     — Zina, vous n’avez pas honte ? Tout de même, qui pourrait supposer ? Fi, une vraie honte ! dit Bormenthal, désemparé.
     — Allons, Zina, que le Seigneur me pardonne, tu es une idiote, commença Philippe Philippovitch.
     Mais Zina s’arrêta d’elle-même de pleurer à cet instant, et tous se turent. Boubouliov se sentit mal. Sa tête ayant cogné contre le mur, il émit un son qui n’était ni « i » ni « ié », mais quelque chose comme « ééé » ! Son visage blêmit et sa mâchoire remua convulsivement.
     — Qu’on donne le seau de la salle d’examen à ce vaurien !
     Et tous de courir, aux petits soins pour Boubouliov souffrant. Tandis qu’on l’emmenait se coucher, il dévidait avec difficulté, mais avec une tendresse mélodieuse, un chapelet de gros mots, tout en titubant entre les bras de Bormenthal.
     Toute cette histoire remontait environ à une heure du matin, et il était  trois heures à présent, mais les deux dans le cabinet veillaient toujours, stimulés par le cognac et le citron. Ils avaient tellement fumé que la fumée se déplaçait lentement en plateaux épais, sans même osciller. 
     Pâle, les yeux très résolus, le docteur Bormenthal leva son petit verre à la taille de libellule.     
     — Philippe Philippovitch, s’écria-t-il avec émotion, je n’oublierai jamais le jour où, étudiant famélique, je me suis présenté à vous et où votre chaire m’a donné l’asile. Soyez assuré, Philippe Philippovitch, que vous êtes pour moi bien davantage qu’un professeur, qu’un maître… Mon respect infini pour vous… Laissez-moi vous embrasser, cher Philippe Philippovitch.
     — Oui, mon ami, mon… mugit avec désarroi Philippe Philippovitch qui se leva pour aller à la rencontre de Bormenthal. Celui-ci l’étreignit et embrassa sa moustache duveteuse et fortement imprégnée de tabac.
     — Ma parole, Philippe Philippo…
     — Vous m’avez tellement touché, tellement touché… Je vous remercie, dit encore Philippe Philippovitch. Mon ami, il m’arrive de vous crier dessus au cours des opérations. Pardonnez à un vieillard irascible. Je suis tellement seul, en fait…

          De Séville jusqu’à Grenade…

     N’avez-vous pas honte, Philippe Philippovitch ? s’écria Bormenthal, ardent et sincère. Ne me parlez plus ainsi, si vous ne voulez pas me vexer…
     — Eh bien, merci…

          Vers les rivages sacrés du Nil


     — Merci… Et j’apprécie aussi en vous le médecin talentueux.
     — Je vous le dis, Philippe Philippovitch !… s’écria Bormenthal avec fièvre ; il s’arracha de sa place, ferma plus étroitement la porte donnant dur le couloir et revint en chuchotant :
     — C’est clairement la seule issue. Je n’aurai bien sûr pas le front de vous donner des conseils, mais regardez-vous, Philippe Philippovitch, vous êtes complètement épuisé, il est certain qu’il est exclu de continuer à travailler comme ça !
     — C’est absolument impossible, confirma Philippe Philippovitch avec un soupir.
     — Enfin, c’est tout de même incroyable, chuchotait Bormenthal. La dernière fois, vous disiez que vous aviez peur pour moi, ça m’a touché à un point, si vous saviez, cher professeur ! Mais enfin, je ne suis pas un petit garçon et je mesure moi-même à quel point il peut en résulter une très mauvaise blague. Mais j’en suis profondément convaincu, il n’y a pas d’autre issue.
     Philippe Philippovitch se leva, agita les bras dans sa direction et s’exclama :
     — Ne me tentez pas, ne m’en parlez même pas !
     Le professeur se mit à marcher de long en large dans la pièce, faisant onduler les vagues de fumée. 
     — Je n’écouterai même pas. Vous comprenez ce qui se passera si nous nous faisons prendre. Nous ne pourrons pas nous en tirer, vous et moi, « au vu de l’origine sociale des prévenus », même si nous n’avons pas de casier judiciaire. Vous ne devez pas avoir une origine sociale adéquate, hein, mon cher ?
     — Diable non ! Mon père était juge d’instruction à Vilno, répondit d’un air chagrin Bormenthal en finissant son cognac.
     — Voilà, monsieur. Vous êtes servi. C’est en effet une fâcheuse hérédité. On ne peut rien imaginer de plus abominable. Du reste, pardon, moi c’est encore pire. Mon père était archiprêtre d’une cathédrale. Merci4.

          De Séville jusqu’à Grenade,
          Dans la nuit noire et apaisée6

     Voilà, au diable cette hérédité.
     — Philippe Philippovitch, vous êtes une sommité mondiale et, à cause de je ne sais quel – pardonnez l’expression – fils de pute… Mais ils ne peuvent pas s’en prendre à vous, vous n’y pensez pas !
     — Je m’y livrerai d’autant moins, répliqua d’un air pensif Philippe Philippovitch en s’arrêtant devant l’armoire vitrée qu’il se mit à contempler.
     — Mais pourquoi ?
     — Parce que vous, vous n’êtes pas une sommité mondiale.
     — Certes non…
     — Eh bien voilà, mon cher. Et laisser tomber un collègue en cas de catastrophe et m’échapper en tant que sommité mondiale, excusez-moi… Je suis un étudiant de l’université de Moscou, pas un Boubouliov.
     Philippe Philippovitch leva fièrement les épaules, prenant l’allure d’un vieux roi de France.
     — Ah, Philippe Philippovitch, s’écria tristement Bormenthal, que faire, alors ? Vous allez maintenant attendre jusqu’à ce que vous ayez réussi à faire un homme de ce voyou ?
     Philippe Philippovitch l’arrêta d’un geste de la main, se versa du cognac, le sirota, suça un bout de citron et déclara :
     — Ivan Arnoldovitch, pensez-vous que je m’y connaisse un peu en matière d’anatomie et de physiologie de l’appareil cérébral de l’homme, disons ?
     — Quelle question, Philippe Philippovitch ! répondit avec une grande émotion Bormenthal, écartant les bras.
     — Très bien. Sans fausse modestie. Je pense également ne pas être le dernier en la matière à Moscou.
     — Oh, je pense que vous êtes le premier, aussi bien à Moscou qu’à Londres et à Oxford ! l’interrompit Bormenthal avec véhémence.
     — Très bien, admettons. Eh bien voilà, monsieur le futur professeur Bormenthal : personne n’y arrivera. C’est évident. Inutile de poser la question. Allez-y, citez-moi, dites que c’est l’opinion de Préobrajenski. Finita5, Klim ! s’exclama tout à coup solennellement Philippe Philippovitch, et l’armoire lui fit écho. Klim, répéta-t-il. Vous voyez, Bormenthal, vous êtes le meilleur élève de mon école, vous êtes en outre mon ami, comme j’ai pu m’en convaincre aujourd’hui. Alors voici ce que je vais dire à cet ami, sous le sceau du secret, sachant bien que vous n’allez pas ruiner ma réputation : ce vieil âne de Préobrajenski s’est cassé le nez, dans cette opération, tout comme un étudiant de troisième année. Il est vrai qu’une découverte a été faite, vous savez bien laquelle – à ce moment, Philippe Philippovitch montra tristement des deux mains le store de la fenêtre, faisant évidemment allusion à Moscou –, mais tenez juste compte, Ivan Arnoldovitch, de ce que le seul résultat de cette découverte sera que ce Boubouliov, nous allons en avoir jusque là – et Préobrajenski tapota son cou raide et enclin à la paralysie –, vous pouvez être tranquille ! Si quelqu’un, continua avec volupté Philippe Philippovitch,  m’allongeait ici pour me fustiger, ma parole, je lui donnerais cinquante roubles !

           De Séville jusqu’à Grenade…

     Que le diable m’emporte… Je suis tout de même resté cinq ans à retirer des hypophyses de leurs cerveaux… Vous savez quel travail j’ai abattu – quelque chose d’inconcevable. Et à présent, la question qui se pose est : pour quoi faire ? Pour transformer un beau jour le chien le plus gentil en une ordure propre à vous faire dresser les cheveux sur la tête.
     — Quelque chose d’extraordinaire.
     — Entièrement d’accord avec vous. Voilà ce qui arrive, docteur, lorsque le chercheur, au lieu de suivre à tâtons une route parallèle à celle de la nature, passe en force et soulève le rideau : tiens, voilà ton Boubouliov, tu peux t’en mettre jusque-là !
     Philippe Philippovitch, et si c’était le cerveau de Spinoza ?
     — Oui ! vociféra Philippe Philippovitch. Oui ! Pourvu seulement que le malheureux chien n’aille pas mourir sous mon bistouri, et vous avez vu de quelle sorte d’opération il s’agit. Bref, moi, Philippe Philippovitch, je n’ai rien accompli de plus difficile durant toute ma vie. On peut greffer l’hypophyse de Spinoza ou ou celle de tout autre esprit du même genre et fabriquer à partir d’un chien un être d’une valeur extraordinaire. Mais pourquoi diable ? Telle est la question. Expliquez-moi, je vous prie, pourquoi on aurait besoin de fabriquer de façon artificielle un Spinoza, alors que n’importe quelle femme peut en mettre un au monde à n’importe quel moment. C’est tout de même à Kholmogory que madame Lomonossov a accouché de son illustre fils. Docteur, l’humanité se charge elle-même de cela et, par voie évolutive, s’obstine à créer chaque année, les faisant émerger d’une masse d’ordures en tout genre, des dizaines de génies éminents, ornements de la planète. Vous comprenez maintenant, docteur, pourquoi j’ai méprisé vos conclusions à propos de l’histoire de la maladie de Boubouliov. Ma découverte – que les démons l’avalent  –, cette découverte dont vous faites grand cas ne vaut pas un clou… Non, ne discutez pas, Ivan Arnoldovitch, j’ai fait le tour de la question. Je ne parle jamais en l’air, vous le savez parfaitement. Sur le plan théorique, c’est intéressant. Soit ! Les physiologistes seront enthousiasmés. Moscou est déchaînée… Mais en pratique, on obtient quoi ? Qui avez-vous maintenant en face de vous ?
     Préobrajenski montra du doigt la direction de la salle d’examen où Boubouliov passait la nuit.
     — Un coquin de premier ordre. Mais qui est-ce ? Klim, Klim ! cria le professeur – Klim Tchougounkov6 (Bormenthal ouvrit la bouche) –, voyez un peu, monsieur : deux condamnations, alcoolisme, « tout partager », une toque et deux billets de dix roubles envolés (ici, Philippe Philippovitch repensa à la canne offerte pour son jubilé et s’empourpra), un mufle, un cochon… Oh, cette canne, je la retrouverai. Bref, l’hypophyse est une chambre close qui conditionne une personnalité humaine donnée. Donnée !

           De Séville jusqu’à Grenade…
   
     criait Philippe Philippovitch en roulant des yeux de sauvage. Donnée, pas humaine simplement. C’est le cerveau lui-même en miniature. Et je n’en ai absolument rien à faire, je le laisse aux cochons7. J’étais occupé par autre chose : l’eugénisme, l’amélioration de la race humaine. et voilà que je me casse le nez sur le rajeunissement. Vous ne croyez tout de même pas que je fais tout ça pour de l’argent ? Je suis quand même un savant.
     — Un grand savant, oui ! dit Bormenthal en avalant du cognac.
     Ses yeux étaient injectés de sang.
     — Je voulais faire une petite expérience, deux ans après avoir retiré pour la première fois un peu d’hormone sexuelle de l’hypophyse. Et, à la place, à quoi suis-je arrivé ? Ah mon Dieu ! Ces hormones de l’hypophyse, ô Seigneur… Docteur, je suis hébété de désespoir, je vous jure que je suis complètement perdu.
     Bormenthal retroussa soudain ses manches et proféra en louchant sur son nez :
     — Eh bien tenez, maître bien-aimé, si vous ne voulez pas le faire, je prendrai moi-même le risque de lui donner de l’arsenic. Au diable mon papa juge d’instruction ! En définitive, il ne s’agit que d’un produit d’expérience, d’une créature qui vous appartient.
     Philippe Philippovitch, éteint et flanchant, se jeta dans son fauteuil et dit :
     — Non, cher garçon, je ne vous en donnerai pas l’autorisation. J’ai soixante ans, je peux vous donner des conseils. Ne recourez jamais au crime, contre qui que ce soit. Atteignez un âge avancé les mains propres.
     — Vous n’y pensez pas, Philippe Philippovitch, si en plus Schwonder continue à le gagner à sa cause, comment finira-t-il ? Mon Dieu, je commence seulement à comprendre ce qu’il peut devenir, ce Boubouliov !
     — Aha ! Vous avez compris, maintenant ? Moi j’ai compris dix jours après l’opération. De toute façon, c’est Schwonder le plus stupide. Il ne s’aperçoit pas que Boubouliov est bien plus dangereux pour lui que pour moi. Pour le moment, il fait tout ce qu’il peut pour le monter contre moi, sans se rendre compte que si quelqu’un excite Boubouliov cette fois contre lui, Schwonder, il ne restera pas grand chose dudit Schwonder.
     — Je crois bien ! Les chats en savent quelque chose ! Un homme avec un cœur de chien.
     — Oh non, non… répondit Philippe Philippovitch d’une voix traînante. Vous faites une énorme erreur, docteur, ne calomniez pas le chien. L’histoire des chats, c’est temporaire… C’est une question de discipline, et de deux ou trois semaines. Je vous assure. Encore un mois et il cessera de se jeter sur eux.
     — Et pourquoi pas dès à présent ?
     — C’est élémentaire, Ivan Arnoldovitch… Tout de même, qu’avez-vous à poser une telle question, son hypophyse ne flotte pas en l’air, hein. Elle est quand même greffée sur un cerveau de chien, laissez-lui le temps de s’y faire. Boubouliov manifeste à présent juste des débris de personnalité canine et, comprenez-le, les chats c’est ce qu’il fait de mieux. Réfléchissez à ceci que la véritable horreur réside dans ce qu’il n’a plus un cœur de chien, mais un cœur d’homme. Et le crapuleux de tous ceux existant dans la nature !
     Surexcité, Bormenthal crispa ses mains maigres et fortes, serra les poings, haussa les épaules et dit fermement :
     — Tout est dit. Je vais le tuer !
     — Je vous l’interdis ! répondit Philippe Philippovitch d’un ton catégorique.
     — Enfin, permett…
     Philippe Philippovitch, alarmé tout à coup, leva un doigt.
     — Attendez… J’ai entendu des pas.
     Tous deux tendirent l’oreille, mais le couloir restait silencieux.
     — Il m’avait semblé, dit Philippe Philippovitch qui se mit à parler fiévreusement en allemand, les mots « affaire criminelle » revenant à plusieurs reprises en russe dans ses propos.
     — Une minute, fit Bormenthal, brusuement sur ses gardes. Il se dirigea vers la porte . Des pas s’approchant du cabinet se faisaient nettement entendre. Ainsi qu’une voix qui grommelait. Bormenthal ouvrit toute grande la porte et, de saisissement, fit un bond en arrière. Complètement abasourdi, Philippe Philippovitch resta figé dans son fauteuil. 
     Dans le rectangle de lumière du couloir apparut Daria Piétrovna, au visage enflammé de guerrière. Le médecin comme le professeur furent éblouis par ce corps vigoureux, plantureux et, comme la frayeur le leur fit voir à tous deux, entièrement nu. De ses mains puissantes, Daria Piétrovna traînait quelque chose qui résistait, s’asseyait le derrière par terre et dont les courtes jambes couvertes d’un duvet noir zigzaguaient sur le parquet. La chose s’avéra bien sûr être Boubouliov, l’air complètement perdu, encore mal dégrisé, hirsute et en chemise.
     Nue et grandiose, Daria Piétrovna secoua Boubouliov comme un sac de pommes de terre et tint le discours suivant :
     — Admirez, monsieur le professeur, notre visiteur Télégraphe Télégraphovitch. J’ai été mariée, moi, mais Zina est une jeune fille innocente. Heureusement, je me suis réveillée. 
     Ayant achevé, Daria Piétrovna éprouva de la honte, poussa un cri, se couvrit la poitrine de ses mains et s’enfuit.
     — Pardonnez-moi, Daria Piétrovna, lui cria Philippe Philippovitch, rouge et revenu à lui.
     Bormenthal remonta encore un peu ses manches et marcha sur Boubouliov.
     Philippe Philippovitch fut épouvanté en voyant ses yeux.
     — Prenez garde, docteur ! J’interdis…
     Bormenthal attrapa de la main droite Boubouliov par le colback et le secoua si bien que le tissu de sa chemise se déchira par devant.
     Philippe Philippovitch courut s’interposer et se mit à arracher le malingre Boubouliov aux mains tenaces du chirurgien.
     — Vous n’avez pas le droit de cogner ! cria Boubouliov à moitié étranglé, s’asseyant par terre et commençant à dessoûler.
     — Docteur ! hurlait Philippe Philippovitch.
     Bormenthal reprit un peu ses esprits et lâcha Boubouliov qui se mit aussitôt à pleurnicher.
     — D’accord, siffla Bormenthal, attendons le matin. Je lui réserve une mauvaise surprise pour quand il aura dessoûlé.
     Il attrapa alors Boubouliov sous les aisselles et le traîna à l’accueil pour qu’il y dorme.
     Boubouliov essaya bien de regimber, mais ses jambes ne lui obéissaient pas.
     Philippe Philippovitch écarta les jambes, ce qui fit se diviser les pans azurés de sa robe de chambre, il leva les yeux et les bras vers le plafonnier du couloir et dit :
     — Eh bien…
         

  1. Règle ordinaire de politesse entre gens qui se connaissent.
  2. Soit environ huit mètres carrés.
  3. Soyez prudent (allemand).
  4. Transcrit du français.
  5. Tel quel dans le texte.
  6. Probable erreur de l’auteur : à la fin du chapitre V, le donneur s’appelait Tchougounkine.
  7. L’expression est une sorte de boulgakovisme. V. Volkoff la rend par : « qu’il aille à tous les diables. »





IX

     Le docteur Bormenthal ne put faire le lendemain matin à Boubouliov la surprise qu’il lui avait promise, pour la bonne raison que Polygraphe Polygraphovitch avait disparu. Bormenthal tomba dans un furieux désespoir, se traitant d’âne pour n’avoir pas caché la clef de la porte d’entrée, criant que c’était impardonnable et finissant par souhaiter à Boubouliov de passer sous un autobus. Assis dans son cabinet, les doigts passés dans ses cheveux, Philippe Philippovitch disait :
     — J’imagine ce qui va se passer dans la rue… J’imagi-ine…

          De Séville jusqu’à Grenade…

     Mon Dieu !
  

     — Il est peut-être encore au comité d’immeuble ! s’agitait Bormenthal, courant quelque part.
     Au comité d’immeuble, il s’engueula avec le président Schwonder au point que celui-ci s’assit pour rédiger une requête adressée au tribunal populaire du quartier Khamovniki, en criant qu’il n’était pas le gardien du pupille du professeur Préobrajenski, d’autant plus que ledit pupille Polygraphe s’était avéré un coquin pas plus tard que la veille, en prenant sept roubles au comité, censément pour acheter des livres à la coopérative.
     Recevant trois roubles pour la peine, Fiodor fouilla tout le bâtiment de haut en bas. Pas trace de Boubouliov.
     Il s’avéra seulement que Polygraphe était parti à l’aube en casquette, cache-col et pardessus, emportant avec lui une bouteille de liqueur de sorbe prise dans le buffet, tous ses papiers d’identité et des gants appartenant au docteur Bormenthal. Daria Piétrovna et Zina exprimèrent ouvertement une joie débordante, ainsi que leur espoir de ne pas voir Boubouliov revenir. Il avait emprunté la veille trois roubles et demi à Daria Piétrovna.
     — Vous n’avez que ce que vous méritez ! rugissait Philippe Philippovitch en brandissant les poings. 
     Le téléphone sonna toute la journée, ainsi que le lendemain. Les médecins reçurent une extraordinaire quantité de patients. Le troisième jour, on étudia de près au cabinet la nécessité d’informer la milice1, laquelle aurait à dénicher Boubouliov dans le tourbillon moscovite. 
     Et à peine ce mot de « milice » avait-il été prononcé que le silence religieux du passage Oboukhov fut déchiré par un aboiement de camion qui fit trembler les fenêtres dans la maison.
     Puis retentit un coup de sonnette plein d’aplomb et Polygraphe Polygraphovitch fit une entrée empreinte d’une singulière dignité ; sans dire un mot, il ôta sa casquette, accrocha son pardessus aux cornes du porte-manteau et se montra sous un nouveau jour. Il portait une veste de cuir qui ne lui allait pas, un pantalon élimé, également en cuir, et de grandes bottes anglaises lacées jusqu’au genou. Une incroyable odeur de chat se répandit en un instant dans le vestibule. Bras croisés comme au commandement, Préobrajenski et Bormenthal se tenaient près du chambranle, attendant les premières déclarations de Polygraphe Polygraphovitch. Celui-ci lissa ses cheveux raides, toussota et jeta un coup d’œil à la ronde révélateur : Polygraphe voulait, par son air désinvolte, cacher son embarras.
     — J’ai décroché une place, moi, Philippe Philippovitch, commença-t-il enfin.
     Un son sec et indéfinissable sortit du gosier des deux médecins qui remuèrent un peu. Préobrajenski se reprit le premier, il tendit la main en disant :
     — Donnez-moi le papier.
     Il y était dactylographié : « Le porteur de la présente, le camarade Polygraphe Polygraphovitch Boubouliov, exerce bien les fonctions de directeur de la sous-section d’épuration de la ville de Moscou des animaux errants (chats et autres) au Département de gestion communale de Moscou. »
     — C’est donc ça, articula pesamment Philippe Philippovitch. Qui donc vous a trouvé ça ? Ah, d’ailleurs je le devine.
     — Bon, oui, c’est Schwonder, répondit Boubouliov.
     — Permettez-moi une question : pourquoi dégagez-vous cette odeur si répugnante ?
     Boubouliov renifla sa veste avec inquiétude.
     — Ben oui, ça sent… C’est classique : à cause de la partie. Hier, des chats, on en a étranglé, étranglé…
     Philippe Philippovitch tressaillit et regarda Bormenthal. Les yeux de ce dernier faisaient penser aux gueules noires de deux canons braqués à bout portant sur Boubouliov. Sans le moindre préambule, il avança sur Boubouliov et lui attrapa la gorge avec une assurance tranquille.
     — Au secours ! piailla Boubouliov, blêmissant.
     — Docteur !
     — Je ne me livrerai à rien de mal, soyez sans crainte, Philippe Philippovitch, répliqua la voix d’acier de Bormenthal qui hurla :
     — Zina et Daria Piétrovna !
     Celles-ci apparurent dans le vestibule.
     — Allons, répétez après moi, dit Bormenthal en pressant un peu la gorge de Boubouliov contre une pelisse : excusez-moi…
     — Bon, bon, je répète, répondit d’une voix rauque Boubouliov qui, complètement défait, aspira soudain un peu d’air, eut un mouvement brusque et tenta de crier au secours, mais le cri ne sortit pas et sa tête s’enfouit complètement dans la pelisse.
     — Docteur, je vous en supplie !
     Boubouliov hocha la tête en signe de reddition, faisant comprendre qu’il était prêt à répéter.
     — … Excusez-moi, très respectées Daria Piétrovna et Zinaïda… ?
     — Prokofievna, chuchota craintivement Zina.
     — Ouf, Prokofievna… disait la voix enrouée de Boubouliov à court de souffle, excusez-moi de m’être permis…
     — De me comporter de façon ignoble la nuit, en état d’ébriété.
     — D’ébriété…
     — Je ne le ferai plus jamais…
     — Plus ja…
     — Lâchez-le, lâchez-le, Ivan Arnoldovitch, vous allez l’étrangler, implorèrent en même temps les deux femmes.
     Bormenthal relâcha Boubouliov et dit :
     — Le camion vous attend ?
     — Non, répondit poliment Polygraphe, il m’a juste amené.
     — Zina, renvoyez-le. À présent, ayez ceci en vue : vous êtes revenu à l’appartement de Philippe Philippovitch ?
     — Où irais-je, autrement ? répondit timidement Boubouliov, le regard fuyant.
     — Très bien, monsieur. Alors pas un mot plus haut que l’autre, faites-vous tout petit. Autrement, pour chaque vilaine incartade vous aurez affaire à moi. Compris ?
     — Compris, répondit Boubouliov.
     Philippe Philippovitch avait gardé le silence pendant toute cette contrainte exercée sur Boubouliov. Il s’était piteusement recroquevillé contre le chambranle en se rongeant les ongles, les yeux rivés au parquet. Puis il les leva soudain sur Boubouliov et demanda machinalement, d’une voix sourde :
     — Que faites-vous donc de ces… Des chats que vous tuez ?
     — Ça donnera des manteaux, répondit Boubouliov. Ça fera des écureuils sur le compte de la classe ouvrière.
     Là-dessus, le silence se fit dans l’appartement, il se prolongea pendant quarante-huit heures. Polygraphe Polygraphovitch partait Le matin en camion et réapparaissait le soir pour dîner paisiblement en compagnie de Philippe Philippovitch et de Bormenthal.
     Bien que Bormenthal et Boubouliov dormissent tous les deux à l’accueil, ils ne se parlaient pas, si bien que Bormenthal fut le premier à s’ennuyer.
     Quelque deux jours plus tard se montra dans l’appartement une demoiselle maigrichonne aux yeux faits et aux bas crème, à qui le faste de l'appartement fit perdre contenance. Suivant Boubouliov dans son petit manteau râpé, elle se heurta au professeur dans le vestibule.    
     Celui-ci, stupéfait, s’arrêta, plissa les paupières et demanda :
     — Puis-je savoir ?
     — Elle et moi, nous faisons enregistrer notre union. C’est notre dactylo, elle va vivre avec moi. Il faudra que Bormenthal évacue la salle d’attente, il a son propre appartement, expliqua Boubouliov, très renfrogné et au plus haut point désagréable.
     Philippe Philippovitch cligna des yeux, réfléchit en regardant la demoiselle devenue toute rouge, et la pria très poliment :
     — Je vous prie de venir un instant dans mon cabinet.
     — Je viens aussi, s’empressa de dire Boubouliov, soupçonneux.
     C’est là que surgit en un éclair Bormenthal, comme sortant de terre.
     — Pardon, dit-il, le professeur va s’entretenir avec madame, et nous, nous resterons ici.
     — Je ne veux pas, répliqua hargneusement Boubouliov qui s’élança à la suite de la demoiselle mourant de honte et de Philippe Philippovitch.
     — Non, désolé.
     Bormenthal avait attrapé Boubouliov par le poignet et ils allèrent ensemble à la salle d’examen.
     Pendant cinq minutes on n’entendit rien en provenance du cabinet, puis vinrent soudain, assourdis, les sanglots de la demoiselle.
     Philippe Philippovitch se tenait à côté du bureau, et la demoiselle pleurait dans un mouchoir de dentelle crasseux.
     — Il m’a dit, ce vaurien, qu’il était blessé de guerre, sanglotait-elle.
     — Il ment, répondit l’inexorable Philippe Philippovitch.
     Hochant la tête, il poursuivit :
     — J’éprouve pour vous une pitié sincère, mais vraiment, on ne doit pas ainsi, avec le premier venu, juste parce que c’est un collègue… C’est moche, mon enfant. Bon, voici…
     Il ouvrit le tiroir de son bureau et en sortit trois billets de trente roubles.
     — Je vais m’empoisonner, pleurait la demoiselle. À la cantine, on a des salaisons tous les jours… Et il me menace… Il se dit commandant rouge… Avec moi, il me dit, tu vivras dans un appartement luxueux… Un acompte tous les jours… Je suis quelqu’un de bon, il dit, je déteste seulement les chats… Il a pris chez moi une bague en souvenir…
     — Tiens donc, quelqu’un de bon…

           De Séville jusqu’à Grenade…

     marmonnait Philippe Philippovitch. Il faut tenir le coup. Vous êtes encore si jeune…
     — En bas de cette porte cochère, vraiment ?
     — Allons, prenez cet argent, puisqu’on vous le prête ! brailla Philippe Philippovitch.
     Puis la porte s’ouvrit solennellement et, sur l’invitation de Philippe Philippovitch, Bormenthal fit entrer Boubouliov. Lequel avait le regard fuyant et le poil sur la tête hérissé comme une brosse.
     — Salaud ! fit la demoiselle dont les yeux brillaient, ses pleurs ayant étalé leur maquillage, et dont  le nez zébré de poudre luisait.
     — D’où vient votre cicatrice sur le front ? Ayez l’amabilité de l’expliquer à madame, demanda Philippe Philippovitch d’un air patelin.
     Boubouliov joua son va-tout :
     — J’ai été blessé sur le front Koltchak2, aboya-t-il.
     La demoiselle se leva et sortit en pleurant bruyamment.
     — Cessez ! lui cria Philippe Philippovitch. Attendez. La petite bague, si vous permettez, dit-il en s’adressant à Boubouliov.
     L’autre enleva docilement de son doigt un anneau serti d’une émeraude.
     — Bon, d’accord, dit-il avec méchanceté, je te revaudrai ça. Demain, j’organiserai une réduction du personnel, rien que pour toi.
     — N’ayez pas peur de lui, cria Bormenthal à la demoiselle, je ne laisserai rien faire du tout. 
     Il se retourna et jeta un tel regard à Boubouliov que celui-ci recula, et sa nuque vint heurter l’armoire.
     — Comment s’appelle-t-elle ? lui demanda Bormenthal. Son nom ! rugit-il, devenu d’un coup sauvage et effrayant.
     — Vassnietsov, répondit Boubouliov, cherchant des yeux comment filer.
     — Chaque jour, dit-il en empoignant Boubouliov par le revers de son veston, chaque jour je m’informerai personnellement à l’épuration pour savoir si l’on n’a pas licencié la citoyenne Vassnietsov. Et si seulement vous… Si j’apprends que c’est le cas, je vous… Je vous abattrai de mes propres mains. Prenez garde, Boubouliov, je me fais comprendre !
     Boubouliov ne quittait pas des yeux le nez de Bormenthal.
     — Les autres aussi, ont des revolvers… marmonna Boubouliov, mais très mollement, et il trouva soudain le moyen de franchir le seuil en vitesse.
     — Attention à vous ! entendit-il encore Bormenthal lui crier.
     Suspendu comme la nuée avant l’orage, le calme régna durant la nuit et la moitié du jour suivant.
     Tous se taisaient. Mais le lendemain, lorsque Polygraphe Polygraphovitch, morose, frappé d’un mauvais pressentiment dès le matin, fut parti au travail en camion, le professeur Préobrajenski reçut à une heure tout à fait insolite l’un de ses anciens patients, homme grand et fort vêtu d’un uniforme militaire qui avait insisté pour le voir et avait obtenu un rendez-vous. Dans le cabinet, il claqua poliment des talons devant le professeur.
     — Vous avez de nouveau des douleurs, mon ami ? demanda Philippe Philippovitch, dont les traits étaient tirés. Je vous en prie, asseyez-vous.
     Merci3. Non, professeur, répondit le visiteur en posant son casque sur le coin du bureau, je vous suis très reconnaissant… Heu… Je suis venu vous voir pour une autre affaire, Philippe Philippovitch…  Éprouvant baucoup de respect pour vous… Heu… Venu vous prévenir. Une bêtise, à coup sûr. C’est juste un coquin – le patient fouilla dans sa serviette et en sortit un papier –, heureusement, j’ai été directement informé…
     Philippe Philippovitch ajusta un pince-nez par-dessus ses lunettes et se mit à lire. Il marmonna un long moment pour lui-même, changeant de visage à chaque instant. 
« … Menaçant aussi d’abattre le camarade Schwonder, président du Comité d’immeuble, ce qui montre qu’il détient des armes à feu. Et il tient des propos contre-révolutionnaires, il a même ordonné à sa travailleuse à domicile Zinaïda Prokofievna Bounine de jeter Engels dans le poêle en tant que fieffé menchevik, cela en compagnie de son assistant Bormenthal Ivan Arnoldovitch, lequel vit clandestinement dans son appartement sans y être enregistré. Signature du directeur de la sous-section d’épuration P. P. Boubouliov, attestée par le président du Comité d’immeuble Schwonder et le Secrétaire Piestroukhine. »
     — Me permettez-vous de conserver cela ? demanda Philippe Philippovitch, le visage tout marbré. Ou peut-être, pardon, que vous en avez besoin pour donner à l’affaire une suite légale ?
     — Excusez-moi, professeur, répondit le patient froissé, dilatant les narines. Vous nous traitez vraiment avec le plus grand mépris. Je… Et il gonfla de colère comme un dindon.
     — Toutes mes excuses, mon ami ! bredouilla Philippe Philippovitch. Pardonnez-moi, vraiment, je ne voulais pas vous blesser. Ne vous fâchez pas, mon ami, je suis tellement épuisé à cause de lui…
     — Je le crois, fit le patient en reprenant tout à fait son calme. Tout de même, quelle canaille ! Je serais curieux de le voir. Des légendes circulent à Moscou à votre sujet…
     Philippe Philippovitch se contenta d’agiter la main d’un air désespéré. Le patient s’aperçut à ce moment que le professeur s’était voûté et que ses cheveux semblaient avoir blanchi ces derniers temps.

* * *

     Le crime mûrit et tomba comme une pierre, à son habitude. Le cœur empoisonné et taraudé, Polygraphe Polygraphovitch revint dans son camion. La voix de Philippe Philippovitch l’invita à venir dans la salle d’examen. Surpris, Boubouliov y alla et, avec un vague effroi, jeta un coup d’œil au visage de Bormenthal braqué sur lui comme un canon, puis à Philippe Philippovitch. Un nuage flottait autour de l’assistant, et sa main gauche tenant une cigarette tremblait imperceptiblement sur l’accoudoir brillant du fauteuil d’obstétrique.
     Philippe Philippovitch dit avec un calme de fort mauvais augure :
     — Prenez immédiatement vos affaires : pantalon, manteau, tout ce dont vous avez besoin, et fichez le camp de cet appartement !
     — Comment ça ? s’étonna sincèrement Boubouliov.
     — Videz les lieux aujourd’hui même, répéta sans varier la voix Philippe Philippovitch, regardant ses ongles en plissant les paupières.
     Une sorte de souffle diabolique gagna Polygraphe Polygraphovitch ; manifestement, sa perte avait déjà l’œil sur lui et son heure le suivait de près. Il se jeta de lui-même dans l’étreinte de l’inéluctable et aboya haineusement et de façon saccadée :
     — Mais qu’est-ce que ça veut dire ! Je ne saurai pas vous mettre à la raison, peut-être ? J’ai mes seize archines carrées, ici, et je m’y tiendrai.
     — Décampez de l’appartement, chuchota Philippe Philippovitch d’une voix étranglée.
     Boubouliov fit lui-même venir sa mort. Il leva sa main gauche toute mordillée et répandant une insupportable odeur de chat pour faire un geste obscène4 à Philippe Philippovitch. Puis, de la main droite, tira de sa poche un revolver adressé, lui, au dangereux Bormenthal. La cigarette de celui-ci tomba comme une étoile filante et, quelques instants plus tard, sautillant sur du verre brisé, Philippe Philippovitch, épouvanté, courait de l’armoire à la couchette sur laquelle gisait, inerte et râlant, le directeur de la sous-section d’épuration, le chirurgien Bormenthal ayant pris place sur sa poitrine et l’étouffant avec un petit oreiller blanc.
     Au bout de quelques minutes, le docteur Bormenthal, n’ayant pas son visage habituel, se rendit à la grande entrée et colla à côté du bouton de la sonnette un billet où se lisait :
     « Pas de consultations aujourd’hui, le professeur est souffrant. Prière de ne pas sonner. »
     Il coupa avec son canif étincelant le fil de la sonnette, regarda dans la glace sa figure égratignée jusqu’au sang et ses mains déchirées qu’agitait un petit tremblement. Puis il se montra sur le seuil de la cuisine et dit d’une voix tendue à Zina et à Daria Piétrovna :
     — Le professeur vous prie de ne pas quitter l’appartement.
     — Bien, répondirent timidement Zina et Daria Piétrovna.
     — Permettez-moi de fermer à clé l’entrée de service et de garder la clef, dit Bormenthal en s’abritant derrière la porte pratiquée dans le mur et en cachant son visage de la main. C’est temporaire, et ce n’est pas une marque de défiance à votre égard. Mais quelqu’un pourrait venir et vous ne pourriez pas vous empêcher de lui ouvrir, or nous ne devons pas être dérangés. Nous sommes occupés.
     — Bien, firent les femmes en devenant aussitôt très pâles.
     Bormenthal ferma à clef l’entrée de service, la grande porte ainsi que celle du couloir donnant dans le vestibule, et ses pas se perdirent du côté de la salle d’examen.
     Le silence recouvrit tout l’appartement, se glissant dans tous les recoins. Un crépuscule plein d’une mauvaise appréhension s’infiltra, ce furent les ténèbres. Il est vrai que les voisins déclarèrent par la suite que, chez Préobrajenski, les fenêtres de la salle d’examen, qui donnaient sur la cour, étaient restées très éclairées ce soir-là, on aurait même aperçu la coiffe blanche du professeur… La chose est difficile à vérifier. Il est vrai que Zina également, quand tout fut terminé, bavarda, racontant qu’après que Bormenthal et le professeur furent sortis de la salle d’examen, Ivan Arnoldovitch lui avait causé une grande frayeur dans le cabinet, à côté de la cheminée : elle l’aurait vu accroupi en train de brûler de ses propres mains un cahier à couverture bleue retiré de la pile de documents où était consignée l’histoire des maladies des patients du professeur ! Le docteur aurait eu le visage complètement vert et égratigné entièrement, sur toute la largeur. Et ce soir-là, Philippe Philippovitch était lui aussi méconnaissable. Et il y avait encore… Du reste, il se peut aussi que l’innocente jeune fille de l’appartement de la Prétchistienka raconte des bobards… 
     On peut garantir une seule chose : il régna ce soir-là dans l’appartement le silence le plus total et le plus effrayant.     


  1. Équivalent de la police, s’occupe des faits divers, de tout ce qui n’est pas politique.
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Koltchak
  3. Simplement transcrit du français.
  4. Une figue, terme désuet en français, alors que le terme russe (sans rapport avec le fruit) s’emploie toujours. https://www.france-pittoresque.com/spip.php?article7420





X
Épilogue

     Exactement dix jours, d’une nuit à l’autre, après la bataille qui s’était déroulée dans la salle d’examen, à l’intérieur de l’appartement du professeur Préobrajenski passage Oboukhov, un coup de sonnette retentit à la porte d’entrée.
     — Milice criminelle et juge d’instruction. Veuillez ouvrir.
     On accourut, on frappa, on se mit à entrer et une masse de gens se retrouva à l’accueil brillant de toutes ses lampes et montrant les nouvelles vitres de ses bibliothèques. Il y en avait deux en uniforme de la milice, un dans un manteau noir avec une serviette, le blême président Schwonder et sa joie mauvaise, la jeune personne à l’allure de jeune homme, le portier Fiodor, Zina, Daria Piétrovna et Bormenthal à demi-dévêtu, cachant pudiquement sa gorge sans cravate.
     La porte du cabinet livra passage à Philippe Philippovitch. Il en sortit dans sa robe de chambre bleu azur connue de tout le monde, et tous purent s’assurer aussitôt qu’il avait retrouvé toute sa forme au cours de la semaine écoulée. De nouveau énergique et plein d’autorité, Philippe Philippovitch se présenta fort dignement devant ses visiteurs nocturnes, en les priant de l’excuser d’être en robe de chambre.
     — Ne soyez pas gêné, professeur, répondit avec beaucoup d’embarras l’homme en civil.
     Il dit ensuite avec hésitation :
     — C’est très désagréable. Nous avons un mandat de perquisition concernant votre appartement et – l’homme loucha sur la moustache de Philippe Philippovitch et finit sa phrase – un mandat d’arrêt en fonction du résultat.
     Philippe Philippovitch plissa les paupières et demanda :
     — Arrêter qui et sur quel chef d’accusation, oserais-je vous demander ?
     — L’homme se gratta la joue et se mit à lire un papier tiré de sa serviette :
     — Préobrajenski, Bormenthal, Zinaïda Bounine et Daria Ivanov, sous l’inculpation d’assassinat du directeur de la sous-section d’épuration au Département de gestion communale de la ville de Moscou, Polygraphe Polygraphovitch Boubouliov.
     Les sanglots de Zina couvrirent la fin. Il y eut des mouvements divers.
     — Je n’y comprends rien, répondit Philippe Philippovitch en haussant royalement les épaules.Quel Boubouliov ? Ah, pardon, vous parlez de mon chien, celui que j’ai opéré ?
     — Excusez-moi, professeur, non pas d'un chien mais de l'homme qu’il était devenu. Là est l’affaire.
     — C’est-à-dire qu’il parlait ? demanda Philippe Philippovitch. Cela ne fait pas encore un homme. D’ailleurs peu importe. Bouboule existe bien, il n’a été assassiné par personne, rigoureusement personne.
     — Professeur, dit l’homme en noir en levant les sourcils et en se montrant très étonné, dans ce cas, montrez-le nous. Il y a huit jours qu’il a disparu et les informations dont nous disposons, excusez-moi, sont très alarmantes.
     — Docteur Bormenthal, veuillez présenter Bouboule au juge d’instruction, ordonna Philippe Philippovitch en s’emparant du mandat.
     Le docteur Bormenthal sortit avec un sourire en coin.
    Lorsqu’il revint et siffla, un chien étrange franchit d’un bond la porte du cabinet à sa suite. Il était chauve par plaques, poilu aussi par plaques ; il sortit comme un chien de cirque, dressé à des tours, d’abord sur ses pattes de derrière puis retombant à quatre pattes et regardant à la ronde. Un silence de mort figea comme de la gelée à l’accueil. 
     Le chien cauchemardesque à la cicatrice écarlate au front se mit de nouveau sur ses pattes de derrière, fit un sourire et s’assit dans un fauteuil.
     Le deuxième milicien se signa brusquement d’un ample signe de croix et recula en écrasant les pieds de Zina.
     L’homme en noir articula, bouche bée :
     — Mais comment ?… Permettez… Il travaillait à l’épuration…
     — Je ne l’y avais pas affecté, répondit Philippe Philippovitch. Sauf erreur de ma part, monsieur Schwonder l’avait recommandé.
     — Je n’y comprends rien, dit avec désarroi l’homme noir qui demanda en s’adressant au premier milicien :
     — C’est bien lui ?
     — C’est lui, répondit sourdement le milicien. Effectivement, c’est lui.
     — Lui-même, fit la voix de Fiodor. Seulement le salaud a de nouveau des poils.
     — Tout de même, il parlait… Hum… Hum…
     — Il parle encore, mais de moins en moins, profitez-en car il va bientôt cesser complètement.
     — Pourquoi donc ? demanda doucement l’homme noir.
     Philippe Philippovitch haussa les épaules.
     — La science ne dispose pas encore de procédés pour changer les animaux en hommes. J’ai bien essayé, mais sans succès, comme vous le voyez. Il a parlé, et a commencé ensuite à retourner à son état primitif. L’atavisme.
     — N’employez pas d’expressions d’indécentes ! vociféra brusquement le chien qui se leva du fauteuil.
     L’homme noir blêmit, lacha sa serviette et se mit à tomber en biais. Un milicien l’attrapa de côté, Fiodor par derrière. Il eut une bousculade dans laquelle surnagèrent trois phrases :
     Philippe Philippovitch :
     — De la valériane ! C’est une syncope.
     Docteur Bormenthal :
     — Je jetterai moi-même Schwonder au bas de l’escalier s’il s’avise de se remontrer dans l’appartement du professeur Préobrajenski.
     Et Schwonder :
     — Je demande que ces paroles soient portées au procès-verbal. 

* * *

     Les tuyaux jouaient leurs harmonies grises. Les stores cachaient l’épaisseur de la nuit, rue Prétchistienka, avec son étoile solitaire. L’être supérieur, l’imposant bienfaiteur des chiens, trônait dans son fauteuil, et le chien Bouboule était étalé sur le tapis auprès du divan de cuir. Les brumes de mars donnaient au chien des maux de tête le matin, la cicatrice en anneau autour de sa tête le faisant alors souffrir. Mais le soir, avec la chaleur, les douleurs passaient. À présent, ça diminuait, ça diminuait, et les pensées filaient à l’intérieur de la tête du chien, tièdes et cohérentes. 
     « J’ai eu une sacrée chance, une sacrée chance, se disait-il en s’assoupissant, une chance tout bonnement indescriptible. Je me suis établi dans cet appartement. Je suis définitivement convaincu qu’il y a quelque chose de pas net dans mon origine. Il y a du terre-neuve là-dessous. Ma grand-mère était une roulure, Dieu ait son âme, à la vieille. Il est vrai qu’on m’a entièrement tailladé la tête, allez savoir pourquoi, mais ça finira par cicatriser. Il n’y a pas de quoi s’en faire. »

* * *

     On entendait au loin tinter des flacons. Le mordu faisait du rangement dans les placards de la salle d’examen. 
     Le magicien chenu trônait et chantonnait :

           Vers les rivages sacrés du Nil

     Le chien voyait des choses effrayantes. L’homme imposant plongeait ses mains munies de gants glissants dans un récipient, en retirait une cervelle – c’était un homme obstiné, persévérant, toujours occupé à chercher quelque chose, à trancher, à examiner, à plisser les paupières et à chantonner :

           Vers les rivages sacrés du Nil