lundi 24 février 2020

Trois morts (Léon Tolstoï)

     En 1858, Tolstoï a quitté l’armée après avoir participé, en quelque sorte enrôlé par son frère aîné Nicolas, aux combats contre les montagnards du Caucase puis à la guerre de Crimée. C’est déjà un écrivain reconnu : Enfance a été un grand succès, ainsi que le début des Récits de Sébastopol. Il est rentré d’un voyage en Europe effectué l’année précédente – et qui se répètera en 1859-1860, s’achevant par la mort de Nicolas – pour fuir l’ennui des salons de Petersbourg. Il remue dans sa tête des pensées sur l’organisation sociale (il a déjà ouvert en 1849, devenu jeune propriétaire par héritage, une école à Iasnaïa Poliana, dont il développera l’activité à partir de 1859), sur la vie et la mort. La mort l’a marqué tôt, avec le décès de sa mère, qu’il n’a pas vraiment eu le temps de connaître, puis de son père alors qu’il est encore enfant. Celle de Nicolas, dans deux ans, sera une grosse épreuve, dont il ne sortira provisoirement qu’en épousant Sophie. Mais elle le poursuivra, avec les nuits d’épouvante de 1859, cette mort qu’il décrira longuement dans La mort d’Ivan Ilitch, en 1886. En 1858, donc bien avant ce récit, à trente ans, il rédige la nouvelle Trois morts : la dame meurt à contrecœur et en en voulant à son mari, le vieux cocher meurt sans en vouloir à personne, quant à l’arbre, sa mort fait partie du cycle de la vie, même si, ici, la hache du jeune cocher la précipite. 







Trois morts 

(Léon Tolstoï)



I

     C’était l’automne. Deux équipages allaient d’un bon trot le long d’une grande route. Deux femmes se trouvaient dans la voiture de tête, un landau. L’une était une dame maigre et pâle. L’autre sa femme de chambre, corpulente, au teint rouge et luisant. De sous un chapeau décoloré, de courts cheveux secs s’échappaient, qu’une main rougeaude au gant déchiré s’efforçait avec brusquerie de remettre en place. La haute poitrine couverte d’un châle épais comme un tapis respirait la santé, les vifs yeux noirs tantôt suivaient par la fenêtre les champs qui s’enfuyaient, tantôt regardaient timidement la dame ou encore se posaient avec inquiétude tour à tour sur les coins du landau. Accroché au filet, le chapeau de la dame se balançait devant le nez de la femme de chambre qui avait un petit chien sur les genoux, et dont les jambes, surélevées par des coffrets placés au sol, tambourinaient dessus à bas bruit, sur le fond des cahots des ressorts et du tintement des vitres.
     Les bras croisés sur ses genoux et les yeux clos, la dame se balançait sans force sur les coussins placés dans son dos et, les traits un peu contractés, toussotait, la bouche fermée. Elle avait sur la tête un bonnet de nuit blanc et un fichu bleu était noué à son cou frêle et pâle. 
     Sous le bonnet, une raie droite partageait ses cheveux châtain clair, excessivement plats et pommadés, et la blancheur de la peau, sur la largeur de cette  raie, avait quelque chose de sec et de blafard. La peau flasque et un peu jaunâtre n’épousait que mollement les jolis traits fins du visage et devenait rouge sur les joues et les pommettes. Les lèvres étaient sèches et remuantes, les rares cils ne se recourbaient pas et le drap du manteau de voyage tombait en plis droits sur la poitrine creuse. Même les yeux fermés, le visage de la dame exprimait de la fatigue, de l’irritation et une souffrance familière.
     Accoudé à son siège d’équipage, le valet somnolait tandis que le cocher de la poste, donnant vivement de la voix de temps à autre, poussait l’attelage compact de quatre chevaux en sueur, en se retournant parfois vers le cocher de la calèche qui criait derrière lui. Les roues laissaient de fortes empreintes, de larges traces parallèles qui s’étalaient avec régularité sur la boue crayeuse de la route. Le ciel était gris et froid, une brume humide se déposait sur les champs et la route. On étouffait dans la voiture, cela sentait l’eau de Cologne et la poussière. La malade ramena la tête en arrière et ouvrit lentement les yeux. Ses grands yeux étaient brillants et magnifiquement foncés. 
     « Encore » dit-elle en repoussant d’une belle main maigre le bout du manteau de la femme de chambre qui lui avait à peine effleuré le pied, et sa bouche eut une grimace de souffrance.  Matriocha releva des deux mains son manteau et, se soulevant sur ses robustes jambes, s’assit plus loin. Son frais visage rougit violemment. Les magnifiques yeux sombres de la malade épiaient avec avidité les mouvements de la femme de chambre. Prenant appui des deux mains sur le siège, la dame voulut aussi se soulever pour s’asseoir plus en hauteur, mais les forces lui manquèrent. Elle tordit la bouche et toute sa physionomie s’altéra, prenant une expression ironique chargée d’une colère impuissante. « Tu pourrais au moins m’aider !… Ah ! Laisse ! Je peux me débrouiller, à condition que tu me fasses la grâce de ne pas poser derrière moi tes espèces de sacs !… Et puis vraiment, si tu ne sais pas, il vaut mieux que tu ne touches à rien ! » La dame ferma les yeux et, relevant bien vite les paupières, observa la femme de chambre. Matriocha la regardait en se mordant la lèvre inférieure toute rouge. Un profond soupir s’éleva de la poitrine de la malade pour finir seulement en toux. Elle se tourna avec une grimace douloureuse et se prit la poitrine à deux mains. Lorsque la toux fut passée, elle ferma de nouveau les yeux et resta assise, immobile. Le landau et la calèche entrèrent dans un village. Matriocha sortit sa grosse main de sous le châle et fit un signe de croix. 
     — Qu’est-ce ? demanda la dame.
     — Le relais, madame.
     — Je te demande pourquoi tu te signes !
     — L’église, madame.
     La malade se tourna vers la fenêtre de la portière et se signa lentement en contemplant de ses grands yeux la grosse église de village que la voiture contournait.
     Le landau et la calèche s’arrêtèrent ensemble à proximité du relais. Le mari de la malade et le docteur descendirent de la calèche et s’approchèrent du landau.
     — Comment vous sentez-vous ? demanda le docteur en tâtant le pouls.
     — Eh bien, comment es-tu, mon amie ? Fatiguée ? demanda le mari en français. Tu ne veux pas descendre ?
     Matriocha avait ramassé les baluchons et se serrait dans un coin pour ne pas gêner la conversation. 
     — Ça peut aller, comme d’habitude, répondit la malade. Je ne descends pas.
     Demeuré quelques instants, le mari entra dans l’enceinte du relais. Matriocha sortit d’un bond du landau et franchit le portail en courant sur la pointe des pieds dans la boue.
     — Si je vais mal, ce n’est pas une raison pour que n’alliez pas déjeuner, dit avec un petit sourire la malade au docteur resté près de la portière.
     « Tout le monde s’en moque, de moi, se dit-elle dès que le docteur se fut éloigné d’elle tranquillement pour grimper d’un pas alerte les marches du relais. Eux, ils vont bien et tout leur est égal. Oh, mon Dieu ! »
     — Alors, Édouard Ivanovitch, fit le mari en accueillant le docteur avec un joyeux sourire et en se frottant les mains, j’ai donné l’ordre d’amener le service à thé1, qu’en dites-vous ?
     — C’est faisable, répondit le docteur.
     — Bon, comment est-elle ? s’enquit le mari avec un soupir, en baissant la voix et en levant les sourcils.
     — Je vous l’ai dit : non seulement elle ne peut pas arriver en Italie, mais Dieu veuille qu’elle atteigne Moscou. Surtout avec le temps qu’il fait. 
     — Mais que faire, alors ? Ah, mon Dieu, mon Dieu ! — le mari se cacha les yeux de la main. Sers ici, dit-il au garçon qui amenait le service à thé.
     — Il ne fallait pas partir, répondit le docteur en haussant les épaules.
     — Mais, dites, que pouvais-je donc faire ? objecta le mari. J’ai vraiment tout tenté pour la retenir, je lui ai parlé et de nos finances, et des enfants qu’il faudrait laisser, et de mes affaires – elle ne veut rien savoir. Elle fait des plans pour vivre à l’étranger comme si elle était en bonne santé. Et lui parler de son état, eh bien ce serait la tuer.
     — Vassili Dmitritch, il faut que vous le sachiez, elle est déjà morte. L’homme ne peut pas vivre sans poumons, et les poumons ne peuvent pas repousser. C’est triste, pénible, mais qu’y faire ? Notre tâche, à vous comme à moi est jseulement de faire en sorte que sa fin soit aussi paisible que possible. Un confesseur est nécessaire, à présent.
     — Ah, mon Dieu ! Mais comprenez la situation dans laquelle je serai si j’évoque ses dernières volontés. Arrivera ce qui doit arriver, mais je ne lui dirai pas cela. Vous savez bien comme elle est bonne…
     — Essayez tout de même de la convaincre de rester jusqu’à ce que la route d’hiver2 soit praticable, dit le docteur en hochant significativement la tête – autrement, cela pourrait tourner mal en chemin…
     — Aksioucha, eh Aksioucha ! criait d’une voix aiguë la fille du maître de poste qui avait jeté sur elle un caraco et piétinait dans la boue du perron de service, allons voir la dame de Chirkino, on dit qu’on l’emmène à l’étranger à cause de son mal de poitrine. Les poitrinaires, je n’ai encore jamais vu à quoi ça ressemble.
     Aksioucha bondit sur le seuil et toutes les deux franchirent le portail en se tenant par la main. Ralentissant le pas, elles passèrent à côté du landau et jetèrent un coup d’œil par la fenêtre baissée. La malade tourna la tête vers elles, mais se renfrogna à la vue de leur curiosité et se détourna.
     — Di-eu du ciel3 ! dit la fille du maître de poste en tournant vite la tête. Quelle merveilleuse beauté c’était, qu’en reste-t-il à présent ? C’est même effrayant. Tu l’a vue, tu l’a vue, Aksioucha ?
     — Oui, qu’elle est maigre ! lui fit écho Aksioucha. Allons encore la regarder, comme pour aller au puits. Vois, elle s’est détournée, mais je l’ai encore aperçue. Quelle pitié, Macha !
     — Et quelle boue, aussi ! répondit Macha, et toutes les deux repassèrent le portail en courant.
     « Visiblement, je fais peur, maintenant, se dit la malade. Pourvu que nous soyons vite à l’étranger, là-bas je me rétablirai rapidement. »
     — Alors, comment te sens-tu, mon amie ? dit le mari en s’approchant du landau, un morceau dans la bouche.
     « Toujours la même question, pensa la malade, mais lui, il mange ! »
     — Ça va, lâchèrent ses lèvres.
     — Tu sais, mon amie, j’ai peur que la route ne te fasse pas de bien, par ce temps, c’est aussi ce que dit Édouard Ivanytch. Ne devrions-nous pas faire demi-tour ?
     Elle se taisait, courroucée.
     — Le temps va peut-être s’arranger, nous aurons la route d’hiver2, tu te sentirais mieux ; nous voyagerions tous ensemble.
     — Excuse-moi. Je ne t’aurais pas écouté tout ce temps, je serais à Berlin, à présent, et en excellente santé.
     — Mais qu’y faire, mon ange, tu sais que c’était impossible. Et maintenant, si tu restais un mois, tu irais beaucoup mieux ; je terminerais mes affaires et nous prendrions les enfants avec nous…
     — Les enfants se portent bien, pas moi.
     — Mais comprends donc, mon amie, que par ce temps, si ton état s’aggrave en chemin… au moins, que tu sois à la maison.
     — Quoi donc, à la maison ? Mourir à la maison ? s’emporta la malade. Mais le mot mourir lui fit visiblement peur, elle interrogea son mari d’un regard suppliant. Il baissa les yeux sans rien dire. La bouche de la malade se déforma soudain en une moue enfantine et les larmes coulèrent de ses yeux. Le mari enfouit son visage dans son mouchoir et s’éloigna en silence du landau.
     — Non, je partirai, dit la malade qui leva ses yeux vers le ciel, joignit les mains et se mit à chuchoter de façon décousue. « Mon Dieu ! Mais pourquoi ? dit-elle, ses larmes coulant plus fort. Elle pria un long moment avec ferveur, mais sa poitrine était toujours aussi douloureuse et oppressée, les champs et la route étaient toujours aussi humides et sombres, la même brume automnale tombait toujours, ni plus ni moins épaisse, sur la route boueuse, sur les toits, sur la voiture et sur les touloupes des cochers qui, tout en échangeant de leurs grosses voix joyeuses, graissaient et attelaient le landau…


  1. Contenu dans un coffre de voyage.
  2. Le traîneau, moins fatigant que la voiture.
  3. L’expression russe fait référence aux saintes du paradis.





II

     Le landau était attelé, mais le cocher lambinait. Il était entré pour un moment dans l’izba du relais1. Dans l’izba, il faisait chaud, on manquait d’air, c’était sombre et l’atmosphère était lourde ; cela sentait l’habitation, le pain cuit, le chou et la peau de mouton. Plusieurs cochers se trouvaient dans la pièce, la cuisinière s’affairait du côté du poêle, un malade enveloppé de peaux de moutons était couché sur le poêle.
     — Oncle2 Khviodor3,  eh, oncle Khviodor ! dit un jeune gars, un cocher en touloupe avec son fouet à la ceinture, en s’adressant au malade.
     — Qu’esse tu lui veux, moulin à paroles, à Fitka ? réagit l’un des cochers. Regarde un peu, on t’attend, au landau.
     — Je veux lui demander ses bottes, j’ai ratatiné les miennes, répondit le gars en rejetant ses cheveux en arrière et en arrangeant les moufles passées à sa ceinture. C’est-y qu’il dort ? Eh, oncle Khviodor ? répéta-t-il en s’approchant du poêle.
     — De quoi ? prononça une voix faible, et un visage maigre et roux se pencha depuis le haut du poêle. Une large main amaigrie et pâle, couverte de poils tirait une capote de cocher sur une épaule anguleuse vêtue d’une chemise sale.
     — Donne-moi à boire, l’ami ; et qu’esse tu veux ?
     Le gars lui tendit une grosse louche contenant de l’eau.
     — Ben quoi, Fédia, dit-il en se dandinant sur place, sans doute qu’à présent tu n’as pas besoin de bottes neuves ; donne-les-moi, sans doute que tu n’iras pas marcher.
     Ayant penché sa tête fatiguée vers la louche brillante et trempant sa moustache pendante dans l’eau sombre, le malade buvait avec une avidité sans force. Sa barbe emmêlée était malpropre, ses yeux caves et vitreux se relevèrent péniblement vers la figure du gars. Délaissant l’eau, il voulut lever la main pour s’essuyer les lèvres, mais n’y parvint pas et s’essuya à la manche de sa capote. Se taisant et respirant lourdement par le nez, il regarda le gars bien en face en rassemblant ses forces.
     — Tu les as p’têt ben déjà promises à quelqu’un, dit le gars, alors c’est peine perdue. L’histoire, c’est que c’est mouillé, dehors et que je dois partir au travail et je me suis dit comme ça : « Je vais demander à Fitka ses bottes, sans doute qu’il en a pas besoin. » Mais peut-être qu’y te les faut, dis-le…
     Quelque chose déborda dans la poitrine du malade, on y entendit des gargouillements ; il se pencha et commença à s’étouffer avec une toux qui lui restait dans la gorge. 
     — Comment ça se pourrait, qu’il en aurait besoin ? lâcha brusquement la voix grinçante de la cuisinière à travers l’isba. Ça fait plus d’un mois qu’il ne descend pas du poêle. Tu vois bien qu’il est épuisé, ça fait mal aux entrailles de l’entendre, quand ça commence. Tu parles qu’il a besoin de bottes ! On va pas l’enterrer avec des bottes neuves. Il est grand temps pour lui, pardonne ce péché, Seigneur. Vois, il est exténué. Il faut le transporter dans une izba, quoi, une autre, ou quelque part ! Y a des hôpitaux comme ça en ville, à ce qu’on dit ; autrement, ça a-t-y du sens ? Il prend tout un coin, ça va bien. Il ne reste pas de place. Et on nous réclame de la propreté !
     — Ohé, Sérioga4 ! Va prendre ta place, ces messieurs-dames attendent, cria à la porte le staroste5 du relais. 
     Sérioga allait partir sans attendre la réponse, mais le malade, tout en toussant, lui fit comprendre des yeux qu’il voulait répondre. 
     — Prends les bottes, Sérioga, dit-il en ayant repris son souffle après avoir réprimé sa toux. Seulement, tu m’entends, achète-moi une pierre quand je serai mort, ajouta-t-il d’une voix sifflante.
     — Merci, l’oncle, je les prends donc, et la pierre, parole, je l’achèterai.
     — Eh, les gars, vous avez entendu, put encore dire le malade avant de recommencer à s’étouffer, plié en deux par la toux.
     — Oui oui, on a entendu, fit l’un des cochers. Rejoins ton poste, Sérioga, dehors, voilà le staroste qui revient en courant. C’est pour la dame, hein, la malade de Chirkino.
     Sérioga enleva bien vite ses bottes déchirées et trop grandes pour lui et les jeta sous un banc. Les bottes neuves de l’oncle Fiodor lui allaient très bien et Sérioga, les lorgnant en marchant, sortit rejoindre le landau.
     — Ah les belles bottes, laisse-moi les cirer, dit l’autre cocher qui tenait un pot de graisse, alors que Sérioga montait sur le siège et prenait en main les rênes. Il te les a données pour rien ?
     — C’est-y que tu serais jaloux ? répondit Sérioga en se soulevant un peu pour passer autour de ses jambes les pans de sa capote. Laisse donc ! Eh vous, mes mignons ! cria-t-il aux chevaux en agitant son fouet ; les deux voitures, le landau et la calèche, partirent à vive allure sur la route mouillée avec leurs voyageurs, leurs valises et leurs malles, pour disparaître dans la grisaille du brouillard automnal.
     Resté sur le poêle dans l’izba à l’atmosphère étouffante, le cocher malade se mit à grand peine sur l’autre côté et s’apaisa sans être arrivé à dégager sa gorge.
     Jusqu’au soir, dans l’izba, des gens arrivèrent, repartirent, dînèrent, sans qu’on entendît le malade. Avant la nuit, la cuisinière grimpa sur le poêle et attrapa la touloupe qu’il avait dans les jambes.
     — Ne sois pas fâchée contre moi, Nastassia, dit le malade, je vais bientôt le libérer, ton coin.
     — Bon bon, ça ne fait rien, quoi, marmonna Nastssia. Et où as-tu mal, l’oncle ? Dis-moi.
     — Je n’en peux plus, à l’intérieur. Dieu seul sait ce qui se passe.
     — Le gosier doit te faire mal, quand tu tousses ?
     — C’est tout qui me fait mal. L’heure de ma mort est arrivée, voilà tout. Oh ! oh ! oh ! gémit le malade.
     — Couvre bien tes jambes, là, dit Nastassia tout en tirant la capote sur lui et en redescendant du poêle.
     Une veilleuse éclairait faiblement l’izba, la nuit. Nastassia et une dizaine de cochers dormaient par terre et sur les bancs, au milieu de forts ronflements. Seul le malade geignait, toussait, se tournant et se retournant sur le poêle. Vers le matin, il cessa complètement de faire du bruit.
     — J’ai fait un drôle de rêve, cette nuit, dit le lendemain matin la cuisinière en s’étirant dans le demi-jour. Voilà l’oncle Khviodor qui descend du poêle et s’en va couper du bois. « Laisse-moi t’aider, Nastassia » qu’il me fait, et moi je lui dis : « Comment que tu pourrais couper du bois ? » mais il a déjà attrapé une hache et s’est mis à fendre le bois à toute allure, les copeaux volent. « Tout de même, je lui fais, tu étais malade. » « Non, qu’il répond, je vais bien. » Et il brandit tant sa hache que je me retrouve à avoir peur. J’ai poussé un cri et je me suis réveillée. Il n’est pas mort, au moins ? Oncle Khviodor ! Eh, l’oncle !
     Fiodor resta silencieux.
     — Pour le coup, il n’est pas mort ? Faut aller voir, dit l’un des cochers réveillés.
     La main maigre et couverte de poils roux pendant du haut du poêle était pâle et froide.
     — Faut aller le dire au maître de poste, il a l’air mort, dit le cocher.
     Fiodor n’avait pas de famille, il était d’un village éloigné. On l’enterra le lendemain au nouveau cimetière, derrière le petit bois, et pendant plusieurs jours Nastassia raconta à tout le monde son rêve, et comment elle avait été la première à se mettre en quête de l’oncle Fiodor.         



  1. Dépendance réservée aux cochers et au personnel du relais.
  2. Pour s’adresser à une personne plus âgée.
  3. Déformation de Fiodor – pour nous Théodore. Fitka et Fédia sont des diminutifs de Fiodor.
  4. Pour Sérioja, diminutif de Serguéï : Serge.
  5. Doyen.





III

     Le printemps arriva. Dans les rues humides de la ville, entre les tas de fumier gelé, bruissaient les ruisseaux pressés ;  vives étaient les couleurs des habits et clair le son de la voix des gens se déplaçant. Dans les jardins, derrière les palissades, les bourgeons gonflaient sur les branches des arbres, qui se balançaient presque sans bruit au gré d’un vent frais. Des gouttes transparentes coulaient et tombaient partout… Les moineaux s’essayaient à pépier et voletaient maladroitement  de leurs petites ailes. Du côté ensoleillé, tout bougeait et brillait sur les palissades, les maisons et les arbres. Une jeune joie se montrait dans le ciel comme sur la terre et dans le cœur humain.
     Dans l’une des rues principale, devant une grande maison de maître, on avait étalé de la paille fraîche ; dans la maison se trouvait cette même malade mourante qui se hâtait de se rendre à l’étranger. 
     Le mari de la malade et une femme d’un certain âge se tenaient près de la porte à deux battants de sa chambre. Un prêtre était assis sur un divan, baissant les yeux et tenant quelque chose enveloppé dans une étole. Dans un coin, une vieille femme – la mère de la malade – pleurait amèrement dans un fauteuil Voltaire. Près d’elle, une femme de chambre, un mouchoir propre au bras, attendait que la vieille dame le réclamât ; une autre lui frictionnait les tempes et, sous le bonnet, éventait sa tête chenue.
     — Eh bien mon amie, le Christ soit avec vous, dit le mari à la femme d’âge mûr se tenant avec lui devant la porte ; elle a tellement confiance en vous qui savez si bien lui parler, faites ce qu’il faut pour la convaincre, mon amie, allez-y. 
     Il voulait déjà lui ouvrir la porte, mais la cousine le retint, porta son mouchoir à ses yeux à plusieurs reprises et secoua la tête.
     — Bon, à présent, je ne dois plus avoir l’air éplorée, dit-elle en ouvrant elle-même la porte et en franchissant le seuil de la chambre.
     Le mari était fortement ému et semblait en plein désarroi. Il fit un mouvement vers la vieille femme mais au bout de quelques pas changea de direction et s’approcha du prêtre. Le prêtre le regarda, leva les yeux au ciel et poussa un soupir. Sa petite barbe fournie et grisonnante se releva également, puis s’abaissa.
     — Mon Dieu ! Mon Dieu ! dit le mari.
     — Que faire ? dit le prêtre en soupirant, et de nouveau, sur son visage, barbe et sourcils montèrent puis redescendirent.
     — Et sa mère est ici ! dit presque avec désespoir le mari. Elle ne va pas le supporter. Vraiment, l’aimer à ce point, à ce point… je ne sais que penser. Vous, mon Père, vous pourriez essayer de la calmer et de la décider à partir.
     Le prêtre se leva et s’approcha de la vieille femme.
     — Personne ne peut apprécier à sa juste valeur le cœur d’une mère, madame, dit-il, mais Dieu est miséricordieux.
     Des convulsions agitèrent soudain le visage de la vieille qui se mit à hoqueter de façon hystérique.
     — Dieu est miséricordieux, reprit le prêtre quand elle se fut un peu calmée. Voici ce que je vais vous dire : dans ma paroisse, il y avait un malade dans un état bien pire que celui de Maria Dmitrievna, eh bien, un simple roturier l’a guéri avec des herbes en un temps très court. Et ce bonhomme, celui-là même, se trouve à Moscou, à l’heure actuelle. Je l’ai dit à Vassili Dmitrievitch1 – on pourrait essayer. Ce serait au moins une consolation pour la malade. Rien n’est impossible à Dieu.
     — Non, la vie n’est plus pour elle, proféra la vieille. Dieu aurait pu me prendre, mais non, c’est elle qu’il va prendre. 
     Et son hoquet hystérique s’intensifia au point qu’elle perdit connaissance.
     Le mari de la malade cacha son visage dans ses mains et quitta la pièce en courant.
     La première personne qu’il rencontra dans le couloir fut un petit garçon de six ans courant après une petite fille plus jeune.
     — Eh bien, vous ne voulez pas que je conduise ces enfants auprès de leur maman ? demanda la bonne.
     — Non, elle ne veut pas les voir. Cela l’afflige, de les voir.
     Le garçon s’arrêta quelques instants, scrutant le visage de son père, pui, d’une brusque ruade, partit en courant avec un cri joyeux.
     — Elle, ce serait un cheval moreau, papa ! cria le garçon en montrant sa sœur. 
     Pendant ce temps, dans l’autre pièce, la cousine assise auprès de la malade s’efforçait de préparer celle-ci à l’idée de la mort en menant habilement la conversation. Le docteur, devant l’autre fenêtre, composait une mixture.
     En peignoir blanc, assise dans son lit au milieu d’un tas d’oreillers, la malade regardait sa cousine en silence.
     — Ah mon amie, l’interrompit-elle soudain, ne me préparez pas. Ne me prenez pas pour une enfant. Je suis chrétienne. Je sais tout. Je sais qu’il ne me reste pas longtemps à vivre, que si mon mari m’avait écouté naguère, je serais en Italie et peut-être – sûrement, même – en bonne santé. Cela, tout le monde le lui a dit. Mais qu’y faire, telle était visiblement la volonté de Dieu. Nous sommes tous de grands pécheurs, je le sais ; mais la miséricorde de Dieu me donne de l’espoir, il pardonnera à tous, probablement, il pardonnera à tous. Je tâche de voir clair en moi. Moi aussi, j’ai beaucoup péché, mon amie. Que j’ai souffert, cependant ! Je me suis efforcée de supporter patiemment mes souffrances…     
     — Faut-il donc appeler le Père, mon amie ? En ayant communié, vous vous sentiriez encore mieux, dit la cousine.
     La malade inclina la tête en signe d’assentiment.
     « Seigneur ! pardonne à la pécheresse que je suis », chuchota-t-elle.
     La cousine sortit de la chambre et, des yeux, fit signe au Père.
     — C’est un ange ! dit-elle au mari, les larmes aux yeux.
     Le mari se mit à pleurer et le prêtre passa le seuil, la vieille femme était toujours sans connaissance et tout devint silencieux dans la première pièce. Au bout de cinq minutes, le prêtre ressortit, ôta son étole et se recoiffa.
     — Dieu soit loué, madame est plus paisible maintenant, elle désire vous voir, dit-il.
     La cousine et le mari allèrent dans l’autre pièce. La malade pleurait sans bruit en regardant l’icône.
     — Je te félicite, mon amie, dit le mari.
     — Merci ! Que je me sens bien, à présent, je ressens une si étrange douceur, dit la malade, un léger sourire jouant sur ses lèvres minces. Que Dieu est miséricordieux ! Il est miséricordieux et tout-puissant, n’est-ce-pas ?
     Et, de ses yeux pleins de larmes, elle adressa de nouveau à l’icône une ardente prière.
     Puis elle eut l’air de se rappeler soudain quelque chose. Elle fit signe à son mari de s’approcher.
     — Tu ne veux jamais faire ce que je demande, dit-elle d’une voix faible et mécontente.
     Tendant le cou, le mari l’écoutait d’un air soumis.
     — Qu’y a-t-il, mon amie ?
     — Combien de fois t’ai-je dit que ces médecins sont des ignorants, il y a de simples guérisseuses, elles guérissent… Le père m’a raconté… un bonhomme… Envoie-le chercher.
     — Qui ça, mon amie ?
     — Mon Dieu ! il ne veut rien comprendre !… Et la malade grimaça et ferma les yeux.
     S’étant approché d’elle, le docteur lui prit le poignet. Le pouls était de plus en plus faible, cela se sentait. Des yeux, il fit signe au mari. La malade surprit cette mimique et eut un regard épouvanté. La cousine se détourna et se mit à pleurer. 
     — Ne pleure pas, ne nous fais pas souffrir toutes les deux, dit la malade. Cela m’enlève ma paix ultime.
     — Tu es un ange ! dit la cousine en lui baisant la main.
     — Non, embrasse-moi ici, il n’y a que les morts, à qui l’on baise la main. Mon Dieu ! Mon Dieu !
     Le soir même, la malade n’était plus qu’un corps sans vie, et ce corps dans son cercueil se trouvait dans le salon d’honneur de la grande maison. Dans la vaste pièce aux portes fermées, un sacristain solitaire récitait d’une voix régulière et nasillarde les psaumes de David. Du haut des grands chandeliers d’argent, la cire enflammée faisait tomber sa vive lumière sur le front pâle de la morte, sur ses bras alourdis et cireux et sur les plis figés du linceul affreusement relevé au niveau des genoux et des orteils. Sans cmprendre ce qu’il disait, le sacristain continuait à réciter d’un débit régulier, et les mots résonnaient et mouraient de façon étrange dans la pièce silencieuse. D’une pièce un peu plus loin parvenaient parfois le bruit des voix des enfants, et celui de leurs pas.
     « Tu caches ta face – ils s’épouvantent, annonçait le psautier ; tu leur retires le souffle – ils meurent et retournent à leur poussière. Tu envoies ton souffle, les voilà créés, ils renouvellent2 la face de la terre. Gloire éternelle au Seigneur3 ! »      
     Le visage de la défunte était sévère, calme et majestueux. Rien ne bougeait sur le front pur et froid, pas plus que sur les lèvres fermement jointes. Elle était toute attention. Mais comprenait-elle, au moins maintenant, la grandeur de ces paroles ?  
    


  1. Distraction ou intention ? Le père du mari et celui de sa femme ont le même prénom.
  2. Dans le texte biblique : tu renouvelles
  3. Psaume 104, 29-31.




IV

     Un mois plus tard, une chapelle en pierre était érigée au-dessus de la tombe de la défunte. Il n’y avait toujours pas de pierre sur celle du cocher, seule l’herbe vert clair poussait sur le petit monticule, unique signe qu’un homme avait existé.
     — Ça te fera un péché, Sérioga, dit un jour la cuisinière du relais, si tu n’achètes pas de pierre à Khviodor. Avant, tu disais que c’était l’hiver, mais maintenant, pourquoi tu ne tiens pas ta parole ? J’étais tout de même là quand ça s’est passé. Il est déjà venu une fois1 te le demander, si tu ne la lui achètes pas, il reviendra te serrer la gorge.
     — Mais enfin, je ne suis pas revenu sur ce que j’ai dit, répondit Sérioga. La pierre, j’ai dit que je l’achèterais, je le ferai, j’en achèterai une pour un rouble et demi en argent. Je ne l’ai pas oublié, seulement il faut la transporter. Dès que j’en aurai l’occasion, je l’achèterai en ville. 
     — Tu devrais au moins  y mettre une croix, déclara un vieux cocher. Autrement, ça serait vraiment moche. Tu portes bien ses bottes.
     — Et la croix, on la prend où ? Ça ne se taille pas dans une bûche.
     — Tu parles, qu’une croix, ça ne se taille pas dans une bûche ! Prends ta hache et va à l’aube dans le petit bois, tu pourras la tailler. Tu abattras un jeune frêne, quoi. Ça fera un monument pour la tombe. Mais attends, il faut encore payer à boire au garde forestier. On n’en a jamais fini, de payer à boire pour le moindre truc. L’autre jour, tiens, j’avais cassé un levier, je m’en suis taillé un beau tout neuf, personne n’a rien dit.
     Un matin, l’aube pointant à peine, Sérioga prit sa hache et alla dans le bois. 
     La rosée que le soleil n’éclairait pas tombait encore, étendant un voile mat et froid sur toute chose. L’orient s’éclaircissait insensiblement, sa faible lumière se reflétant sur la fine couche de nuages recouvrant la voûte céleste. Rien ne bougeait, ni le moindre brin d’herbe au sol ni la moindre feuille tout en haut d’un arbre. Seuls, de temps en temps, des bruits d’ailes dans l’épaisseur du feuillage ou un bruissement à terre venaient rompre le silence de la forêt. Tout à coup, un bruit étonnant, étranger à la nature, s’éleva et mourut à la lisière du bois. Le son se fit de nouveau entendre et commença à se répéter régulièrement au bas du tronc d’un des arbres immobiles. L’une des cimes fut agitée d’un tremblement insolite, ses feuilles gorgées de sève chuchotèrent quelque chose et la fauvette perchée sur l’une de ses branches s’envola par deux fois avec un sifflement et, levant sa petite queue, se posa sur un autre arbre.
     En bas, la hache résonnait de plus en plus sourdement, de blancs copeaux pleins de sève volaient sur l’herbe couverte de rosée et un léger craquement se fit entendre, mêlé aux coups de hache. L’arbre tressaillit de tout son corps, ploya et se redressa bien vite, vacillant avec effroi sur ses racines. Un instant, tout se tut, mais de nouveau l’arbre se courba, de nouveau un craquement se fit entendre dans son tronc et il s’écroula de toute sa hauteur sur la terre humide, brisant ses grosses branches et abaissant celles portant son feuillage. La fauvette poussa un sifflement et s’envola plus haut. La branche à laquelle elle s’agrippa en s’aidant de ses ailes se balança quelque temps avant de se figer comme les autres avec toutes leurs feuilles. De toutes leurs branches, les arbres se pavanaient avec plus de gaieté encore dans ce nouvel espace.
     Les premiers rayons du soleil, traversant une nuée qui les laissait passer, brillèrent dans le ciel et coururent sur la terre et dans le ciel. Par vagues, le brouillard commença à se répandre dans les vallons, la rosée brillante se mit à jouer dans la verdure, de petits nuages devenus blancs et transparents s’égaillèrent en hâte sur la voûte bleuissante. Les oiseaux pullulaient dans l’épais feuillage et gazouillaient, comme ivres de bonheur ; les feuilles pleines de sève chuchotaient dans les hauteurs, paisibles et joyeuses, et les branches des arbres en vie remuèrent lentement et majestueusement au-dessus de l’arbre effondré, mort.



(1) En Russie, les morts viennent réclamer leur dû…

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