dimanche 18 juillet 2021

Le Professeur de lettres (Anton Tchékhov)

      Le premier chapitre du récit fut édité sous le titre Les petits-bourgeois dans la revue de Souvorine, Temps Nouveaux, en novembre 1889. Le deuxième parut en feuilleton en juillet 1894 dans le quotidien Les Nouvelles russes. Le tout fut intégré au recueil Récits et nouvelles [de Tchékhov] édité la même année. 


     Une lettre de Tchékhov à Souvorine montre que l’auteur n’attachait pas une grande importance à la première partie, il y décrivait « la vie de cobayes de province ». Il raconte dans cette lettre qu’il avait d’ailleurs prévu de faire disparaître tout le monde mais que, ayant eu la mauvaise idée de lire le texte à ses proches, il s’était vu supplier de n’en rien faire… Il  avait donc fait grâce à ses personnages, mais, du coup, « le récit avait tourné à l’aigre » . Dès ce moment, le texte entier était donc rédigé – la première variante de la fin n’a jamais été retrouvée. Le titre Les petits-bourgeois, Tchékhov l’avait déjà donné à un récit de 1887, et l’avait utilisé pour une première présentation de La sauteuse. Il semble avoir voulu reprendre son texte et en changer le titre. Seulement, entretemps, il avait entrepris le voyage de Sakhaline, puis d’autres textes (dont le compte rendu sur Sakhaline) l’avaient fort occupé. Il reprend la deuxième partie du récit en 1894 seulement. La notice de l’édition soviétique manque de clarté à ce sujet.


    Iouri Soboliev, professeur et critique, a émis l’hypothèse qu’un ancien professeur de latin du lycée de Taganrog, Starov, avait servi de modèle au personnage de Nikitine. L’édition soviétique ne reprend pas cette hypothèse. La première partie du récit fut, dans l’ensemble, bien accueillie, on loua la « fraîcheur » de son style. Plus tard, Modeste Tchaïkovski, le frère du compositeur, apprécia hautement l’ensemble du récit, de même que Léon Tolstoï. Ce dernier loua les qualités artistiques de l’auteur, capable de rendre toute une atmosphère en peu de mots, sans texte inutile. Il en profita pour dire à son entourage ce qu’il pensait de Tchékhov : "C’est un homme sympathique qui ne dira jamais de sottise, un écrivain au grand talent artistique, mais sans guère de convictions, il ne peut être un maître…" L’évolution de Nikitine, sortant d’une vie animale, voire végétative et routinière, ignorant le doute pour tomber brusquement dans l’insatisfaction, a tout de même frappé certains critiques, qui y voient quelque chose allant plus loin que l’ambiance réactionnaire des années quatre-vingt en Russie (après l’assassinat d’Alexandre II), mais reprochent parfois à l’auteur de ne pas avoir décrit plus en détail cette évolution, et de laisser, comme d’habitude le lecteur sur sa faim.





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I


     On entendit les sabots des chevaux marteler le plancher en rondins ; on sortit en premier de l’écurie le Comte Nouline1, étalon moreau, puis Vélikane2, un étalon blanc, suivi de sa sœur, la jument Maïka. C’étaient des bêtes superbes, des chevaux de prix. Le vieux Chelestov sella Vélikane et dit, en s’adressant à sa fille Macha3 :


     — Allez, Marie Godefroy, en selle. Hop-là !


     Macha Chelestov était la benjamine de la famille ; elle avait déjà dix-huit ans, mais on la voyait toujours comme une petite fille, et tout le monde l’appelait Mania et Manioussia ; après le passage en ville d’un cirque dont elle avait été une spectatrice assidue, on s’était mis à l’appeler Marie Godefroy4.


     — Hop-là ! cria-t-elle en montant en selle sur Vélikane. 


     Sa sœur Varia monta Maïka, Nikitine le Comte Nouline et les officiers leurs propres chevaux ; la longue et belle cavalcade, où tranchaient le blanc des tuniques des officiers et le noir des amazones, sortit de la cour au pas.


     Nikitine avait remarqué, lorsqu’on s’était mis en selle et puis lorsqu’on était sorti, que Manioussia, étrangement, ne faisait attention qu’à lui. Elle les regardait d’un air préoccupé, lui et sa monture, et lui disait :


     — Sergueï Vassiliévitch, serrez-lui la bride. Ne le laissez pas s’effrayer. C’est un simulateur.


     Et, du fait que son Vélikane et le Comte Nouline étaient de grands amis ou juste par hasard, elle chevaucha tout le temps, comme la veille et l ‘avant-veille, à la hauteur de Nikitine. Il regardait son petit corps svelte campé sur le fier animal blanc, son fin profil et le haut-de-forme qui ne lui allait pas du tout et la faisait paraître plus âgée qu’elle n’était, il la regardait avec joie, avec attendrissement, avec enthousiasme, il l’écoutait sans bien comprendre ce qu’elle disait, il songeait :


     « Je fais le serment, je jure devant Dieu de ne pas perdre mon assurance et de me déclarer aujourd’hui même… »


     Il était près de sept heures du soir – le moment où les acacias blancs et le lilas embaument si fort que l’air et les arbres eux-mêmes semblent figés dans leur propre parfum. Au jardin public de la ville, la musique jouait déjà. Les chevaux battaient le pavé bruyamment ; on entendait de tous côtés les gens rire et discuter, et les portillons claquer. Les officiers étaient salués par les soldats rencontrés, et Nikitine par les lycéens que l’on croisait ; et l’on voyait que tous les promeneurs accourus en hâte au jardin pour écouter la musique prenaient un grand plaisir à regarder la cavalcade. Et qu’il faisait bon, quel doux spectacle offraient les nuages dispersés au hasard dans le ciel, que les ombres des peupliers et des acacias étaient chaudes et tendres, ces ombres qui traversaient la rue en largeur et s’emparaient des maisons d’en face, montant jusqu’aux balcons et aux premiers étages !


     On sortit de la ville et on mit les chevaux au trot sur la grand-route. Cela ne sentait plus l’acacia et le lilas, on n’entendait plus la musique, cela sentait maintenant la campagne, les jeunes pousses de blé et de seigle verdoyaient, les spermophiles sifflaient, les freux croassaient. Où que portât le regard, c’était vert, avec seulement la touche noire des melonnières ici et là, et au loin, sur la gauche, au cimetière, la bande blanche des pommiers perdant leurs fleurs.


    On passa près des abattoirs, puis de la brasserie, on dépassa un orchestre militaire qui se hâtait vers le parc de banlieue. 


     — Polianski a un très beau cheval, je n’en disconviens pas, disait Manioussia à Nikitine en montrant des yeux l’officier chevauchant à côté de Varia, mais il n’est pas sans défauts. Cette balzane sur son pied gauche est très mal venue, et voyez comme il encense. On ne pourra plus lui faire perdre cette habitude, il la gardera jusqu’à sa mort.


     Manioussia avait la même passion pour les chevaux que son père. Elle souffrait de voir à quelqu’un un beau cheval, et elle était ravie de découvrir des défauts chez les chevaux des autres. Nikitine, quant à lui, n’entendait rien aux chevaux, pour lui, tenir la bride haute ou la lâcher, c’était tout un, de même que trotter ou galoper ; il sentait seulement que sa pose manquait de naturel, de relâchement et que, du coup, les officiers, sachant eux se tenir en selle, devaient plus que lui plaire à Manioussia. Et il en éprouvait de la jalousie.


     Alors qu’ils passaient près du parc de banlieue, quelqu’un proposa d’y entrer boire de l’eau de Seltz. On y entra. Le parc n’était planté que de chênes ; leurs feuilles venaient seulement de s’ouvrir, si bien que l’on apercevait, à travers le feuillage encore jeune, le parc tout entier, avec son estrade, ses tables, ses balançoires et tous les nids de corbeaux, semblables à de grands bonnets de fourrure. Les cavaliers et leurs dames mirent pied à terre auprès de l’un des tables et demandèrent de l’eau de Seltz. Des connaissances qui se promenaient au parc s’approchèrent. Parmi elles, un médecin militaire chaussé de grandes bottes et le chef d’orchestre qui attendait ses musiciens. Le médecin-major dut prendre Nikitine pour un étudiant, car il lui demanda :


     — Vous êtes venu ici pour les vacances ?


     — Non, j’habite ici, répondit Nikitine. Je suis professeur au lycée.


     — Vraiment ? s’étonna le major. Vous enseignez, alors que vous êtes si jeune ?


     — Où voyez-vous que je suis jeune ? J’ai vingt-six ans… Dieu merci !


     — Vous avez barbe et moustache, mais à vous voir, il est impossible de vous donner plus de vingt-deux ou vingt-trois ans. Comme vous faites jeune !


     « Quelle saleté ! se dit Nikitine. Encore un qui me prend pour un blanc-bec ! »


     Il lui déplaisait extrêmement que l’on parlât de sa jeunesse, tout particulièrement devant les  femmes ou les lycéens. Depuis son arrivée dans cette ville et son entrée en fonctions, il s’était mis à haïr sa jeunesse. Les lycéens ne le craignaient pas, les personnes âgées lui donnaient du « jeune homme », les femmes préféraient danser avec lui qu’écouter ses longues réflexions. Il aurait donné cher pour sembler de dix ans plus âgé.


     En sortant du parc, on poursuivit jusqu’à la ferme des Chelestov. On s’y arrêta près du portail pour appeler la femme de l’intendant et réclamer du lait bourru. Personne ne toucha au lait, on échangea des regards, on éclata de rire et l’on tourna bride. Au retour, quand on passa devant le parc, la musique y jouait déjà ; le soleil se cachait derrière le cimetière et le crépuscule empourprait la moitié du ciel.


     Manioussia se retrouva encore à chevaucher aux côtés de Nikitine. Il avait envie de lui dire comme il l’aimait passionnément, mais il craignait d’être entendu par les officiers et par Varia, et se taisait. Manioussia se taisait aussi, il sentait pourquoi elle restait silencieuse et pourquoi elle chevauchait à côté de lui, et il était si heureux que la terre, le ciel, les lueurs de la ville, la noire silhouette de la brasserie, tout se fondait à ses yeux en quelque chose de très bon et d’une grande douceur, il avait l’impression que le Comte Nouline trottait dans les airs et voulait escalader le ciel empourpré.


     On arriva à la maison. Sur la table, au jardin, le samovar sifflait déjà, et le vieux Chelestov était assis à un bout de la table avec ses amis, fonctionnaires du tribunal d’arrondissement ; à son habitude, il critiquait quelque chose.


     — C’est une goujaterie ! disait-il. Une goujaterie, c’est tout. Oui monsieur5, une goujaterie, monsieur !


     Nikitine, depuis qu’il était tombé amoureux de Manioussia, aimait tout chez les Chelestov : la maison lui plaisait, ainsi que le jardin, les chaises cannées, la vieille nounou, jusqu’au mot « goujaterie » que le vieux Chelestov aimait prononcer souvent. Une seule chose lui déplaisait, l’abondance de chiens et de chats, ainsi que les pigeons égyptiens6 qui gémissaient tristement dans une grande volière sur la terrasse. Il y avait tant de chiens de garde et de compagnie que, depuis qu’il avait fait la connaissance des Chelestov, il était parvenu à en reconnaître seulement deux : Mouchka7 et Som. Mouchka était une petite chienne pelé au museau velu, méchante et gâtée. Elle détestait Nikitine ; quand elle l’apercevait, elle penchait la tête de côté, montrait les dents et se mettait à faire : « rrr… nga-nga-nga-nga… rrr… »


     Puis elle s’installait sous une chaise. Et lorsque Nikitine essayait de l’en faire partir, elle éclatait en aboiements aigus, et ses maîtres disaient :


     — N’ayez pas peur, elle ne mord pas. C'est une bonne bête.


     Quant à Som, c’était un énorme chien noir aux longues pattes et à la queue dure comme une canne. Il avait l’habitude, pendant le dîner8 et le thé, de se promener silencieusement sous la table, sa queue battant les bottes des convives et les pieds de la table. C’était une brave bête stupide que Nikitine, cependant, ne pouvait souffrir, car l’animal avait aussi l’habitude de poser son museau sur les genoux des gens attablés, dont il salissait le pantalon. Nikitine avait maintes fois  essayé de le frapper sur son grand front avec le manche d’un couteau, il lui envoyait des chiquenaudes sur la truffe, l’injuriait, se plaignait, mais rien ne pouvait éviter les taches à son pantalon.


     Après la promenade à cheval, le thé, les confitures, les biscuits et le beurre parurent très savoureux.  On but de grand appétit et en silence le premier verre de thé9, on se mit à discuter autour du second. Au thé comme au dîner, c’était toujours Varia qui ouvrait la discussion. Elle avait déjà vingt-trois ans, était très bien de sa personne, plus jolie que Manioussia10 et passait pour la plus intelligente et la plus instruite de la maison ; elle avait l’air sérieux et le maintien sévère seyant à une fille aînée occupant à la maison la place de la mère défunte. En qualité de maîtresse de maison, elle circulait parmi les invités vêtue d’un simple chemisier, appelait les officiers par leur nom de famille11, voyait en Manioussia une petite fille et lui parlait sur un ton de surveillante. Elle se traitait de vieille fille, ce qui montrait la certitude qui était la sienne de se marier.


     Avec elle, toute conversation, même à propos du temps qu’il faisait, tournait au débat. Elle avait une sorte de passion : prendre tout le monde au mot, mettre son interlocuteur en face de ses contradictions, chicaner sur chaque phrase. À peine avait-on commencé à lui parler de quelque chose qu’elle vous regardait fixement et vous coupait brusquement la parole : « Permettez, permettez, Petrov, avant-hier vous avez dit tout le contraire ! »


     Ou bien elle disait avec un sourire railleur : « Je remarque tout de même que vous vous mettez à prôner les principes de la Troisième section12. Tous mes compliments ! »     


     Lorsqu’on faisait un bon mot ou un calembour, on l’entendait dire aussitôt : « Vieillerie ! » ou « Platitude ! » Si c’était un officier qui faisait de l’esprit, elle disait avec une grimace de mépris : « Humourrr de caserrrne ! » 


     Et ces « rrr » faisaient tant d’impression que Mouchka lui répondait invariablement de dessous sa chaise : «  rrr… nga-nga-nga-nga… rrr… »


     Ce jour-là, la discussion partit de ce que Nikitine avait dit à propos des examens au lycée.


     — Permettez, Sergueï Vassilitch13, l’avait interrompu Varia. Vous venez de dire que les élèves ont du mal. Mais à qui la faute, permettez-moi de vous le demander ? Par exemple, vous avez donné aux élèves de première comme sujet de composition : « Pouchkine en tant que psychologue ». Primo, il ne faut pas donner de sujets aussi difficiles, et secundo, où voyez-vous que Pouchkine était  psychologue ? Chtchedrine14, ou encore, disons Dostoïevski, c’est autre chose, mais Pouchkine est un grand poète et c’est tout.


     — Chtchedrine, c’est Chtchedrine, et Pouchkine, c’est Pouchkine, répondit Nikitine d’un ton maussade.


     — Je sais que chez vous, au lycée, on ignore Chtchedrine, mais là n’est pas la question. Dites-moi donc en quoi Pouchkine est psychologue ?


     — Comment ne serait-il pas psychologue ? Laissez-moi vous citer des exemples.


     Et Nikitine se mit à réciter quelques passages d’Eugène Onéguine, puis de Boris Godounov.


     — Je ne vois aucune psychologie là-dedans, soupira Varia. On appelle psychologue celui qui décrit les méandres de l’âme humaine, tandis que ce sont là de beaux vers et rien de plus.


     — Je vois le genre de psychologie qu’il vous faut ! dit Nikitine, blessé. Vous avez besoin qu’on me scie le doigt avec une scie émoussée et que je braille à plein gosier, voilà votre psychologie.


     — Platitude ! Mais vous ne m’avez pas toujours pas prouvé en quoi Pouchkine est un psychologue.

     

     Lorsque Nikitine devait s’en prendre à ce qui lui apparaissait de la routine, de l’étroitesse d’esprit ou quelque chose de ce genre, il avait l’habitude de bondir de sa chaise, de se prendre la tête à deux mains et de se mettre à courir en tous sens en gémissant. Il en fut de même cette fois-là : il s’arracha de son siège, se prit la tête et fit le tour de la table en gémissant, avant d’aller s’asseoir à l’écart.


     Les officiers prirent son parti. Le capitaine en second Polianski essaya de convaincre Varia que Pouchkine était bien un psychologue, et il cita, pour le démontrer, deux vers de Lermontov ; le lieutenant Guernette dit que si Pouchkine n’avait pas été un psychologue, on ne lui aurait pas érigé de monument à Moscou15.


     — C’est une goujaterie ! entendait-on à l’autre bout de la table. Je l’ai dit tel quel au gouverneur : c’est une goujaterie, Votre Excellence !


     — J’arrête de discuter ! cria Nikitine. Son règne n’aura pas de fin16 ! Assez ! Fiche-moi le camp, sale chien ! cria-t-il à Som qui avait posé le museau et une patte sur son genou.


     « rrr… nga-nga-nga-nga… rrr… » entendit-on sous la chaise.


     — Reconnaissez que vous avez tort ! s’écria Varia. Avouez-le !


     Mais la discussion cessa d’elle-même, interrompue par l’arrivée de jeunes visiteuses. Tout le monde alla dans la grande salle17. Varia s’assit au piano et se mit à jouer des airs de danse. On dansa d’abord une valse, puis une polka et ensuite un quadrille se terminant par une farandole18 que le capitaine en second Polianski fit passer dans toutes les pièces, puis une nouvelle valse.


     Pendant les danses, les vieux restèrent assis dans la salle, à fumer et à regarder la jeunesse. Il y avait parmi eux Chebaldine, le directeur du Crédit Municipal, connu pour son amour de la littérature et de l’art de la scène. Il avait fondé le « Cercle musical et dramatique » de la ville et prenait part en personne aux spectacles, jouant toujours, étrangement, des rôles de valets comiques ou bien récitant d’une voix chantante La Pécheresse19. En ville, on l’appelait la Momie parce qu’il était grand, très maigre, tout en tendons, et qu’il avait toujours l’air solennel et des yeux immobiles au regard éteint. Il poussait l’amour sincère de l’art dramatique jusqu’à se raser la barbe et la moustache, ce qui le faisait ressembler encore plus à une momie.


     Après la farandole, il s’approcha de Nikitine avec irrésolution, un peu en crabe, toussota et dit :


     — J’ai eu le plaisir, pendant le thé, d’assister à la discussion. Je suis pleinement de votre avis. Nous partageons les mêmes idées, et il me serait très agréable de m’entretenir avec vous. Vous avez sans doute lu la Dramaturgie de Hambourg de Lessing20 ?


     — Non, je ne l’ai pas lue.


     Effaré, Chebaldine agita les mains comme s’il s’était brûlé les doigts et, sans rien dire, s’écarta de Nikitine à reculons. La personne de Chebaldine, sa question et son étonnement semblèrent comiques à Nikitine, qui se disait cependant :


     « C’est gênant, en effet. Je suis professeur de lettres et je n’ai toujours pas lu Lessing. Il faudra le lire. »


     Avant le souper, tous, jeunes et vieux, prirent place pour jouer au « destin ». On prit deux jeux de cartes : du premier on distribua un nombre égal de cartes à chacun, et l’on posa l’autre sur la table, le dos vers le haut.


     — Celui qui a cette carte, commença le vieux Chelestov d’un ton solennel en tirant une carte du second paquet et en la retournant, celui-là, son destin est d’aller immédiatement dans la chambre des enfants et d'y embrasser la nounou.


     Le plaisir d’embrasser la nounou échut à Chebaldine. On s’attroupa autour de lui et on l’emmena jusqu’à la chambre des enfants, où on l’obligea, sous les rires et les applaudissements, à embrasser la nounou. Dans un vrai boucan de cirque…


     — Mettez-y moins d’ardeur ! criait Chelestov en pleurant de rire. Moins d’ardeur !


     La destinée de Nikitine fut de confesser tout le monde. Il s’assit sur une chaise au milieu de la salle. Un châle fut apporté, dont on lui recouvrit la tête. La première à venir se confesser fut Varia.


     — Je connais vos péchés, débuta Nikitine en fixant à travers l’obscurité son profil sévère. Dites-moi, mademoiselle, pour quelle raison vous promenez-vous tous les jours avec Polianski ? 


Oh, ce n’est pas pour rien, ce n’est pas par hasard,

Ce n’est pas pour rien qu’elle est avec un hussard21 !


     — Platitude ! dit Varia, et elle s’en alla.


     Puis, sous le châle vinrent briller deux grands yeux immobiles, un gentil profil se dessina dans les ténèbres, accompagné d’un parfum chéri, très familier, qui rappelait à Nikitine la chambre de Manioussia.


     — Marie Godefroy dit-il sans reconnaître sa voix, tant elle était douce et tendre, en quoi avez-vous péché ?


     Manioussia cligna des yeux, lui tira le bout de la langue, puis se mit à rire et s’éloigna. Quelques instants plus tard, elle était au milieu de la salle, frappait dans ses mains et criait :


     — À table pour le souper ! À table, à table !


     Et tous affluèrent dans la salle à manger.


     Lors du souper, Varia eut encore une discussion, avec son père cette fois. Polianski mangeait posément, buvait du vin rouge et racontait à Nikitine qu’il lui était arrivé, à la guerre, en hiver, de passer toute une nuit enfoncé dans un marais jusqu’aux genoux ; l’ennemi était tout près, du coup il était défendu de parler ou de fumer, la nuit était froide, ténébreuse, un vent soufflait, qui vous pénétrait. Nikitine l’écoutait en louchant sur Manioussia. Elle le regardait fixement, sans ciller, comme si elle réfléchissait à quelque chose ou était perdue dans sa rêverie… C’était pour lui à la fois un plaisir et un supplice.


     « Pourquoi me regarde-t-elle ainsi ? se torturait-il. C’est gênant. On peut le voir. Ah, qu’elle est encore jeune, qu’elle est naïve ! »


     Les invités commencèrent à s’en aller à minuit. Alors que Nikitine franchissait la porte cochère, une fenêtre claqua, à l’étage, et Manioussia apparut.


     — Sergueï Vassilitch ! appela-t-elle.


     — Qu’y a-t-il ?


     — Voilà… dit Manioussia, cherchant visiblement ce qu’elle pourrait dire. Voilà… Polianski a promis de venir un de ces jours avec son appareil pour nous prendre tous en photo. Il faudra se réunir.


     — Très bien. 


     Manioussia disparut, la fenêtre claqua et quelqu’un dans la maison se mit aussitôt à jouer du piano.


     « Quelle maison ! se disait Nikitine en traversant la rue. Une maison où seuls gémissent les pigeons égyptiens, et encore, c’est parce qu’ils ne savent pas manifester leur joie autrement ! »


     Mais ce n’était pas seulement chez les Chelestov que l’on vivait gaiement. Nikitine n’avait pas fait deux cents pas que les sons d’un piano s’échappèrent d’une autre maison. Un peu plus loin, il vit près d’un portail un moujik jouant de la balalaïka. Au jardin public, l’orchestre fit soudain claquer un pot-pourri d’airs russes…


     Nikitine habitait, à une demi-verste22 des Chelestov, un appartement de huit pièces qu’il partageait, pour trois cents roubles l’année, avec son collègue Hippolyte Hippolytytch23, professeur d’histoire et de géographie. Cet Hippolyte Hippolytytch, homme encore jeune à la barbe rousse et au nez camus, aux traits grossiers et au visage peu intellectuel, un visage de contremaître toutefois plein de bonhommie, Nikitine le trouva en rentrant assis à son bureau, occupé à corriger des cartes faites par des élèves. En géographie, dessiner des cartes était pour lui la chose indispensable et la plus importante, et en histoire, c’était de savoir les dates ; il passait des nuits entières à corriger au crayon bleu les cartes de ses élèves, garçons et filles, ou à composer de petits tableaux chronologiques.


     — Quel temps magnifique, aujourd’hui ! dit Nikitine en entrant chez son collègue. Vous m’étonnez, comment pouvez-vous rester dans votre chambre ?


     Hippolyte Hippolytytch était un homme taciturne ; ou il se taisait, ou il parlait seulement de choses sues de tout le monde depuis longtemps. Il répondit alors :


     — Oui, un temps magnifique. Nous sommes en mai, à présent, ce sera bientôt l’été pour de bon. Et l’été est autre chose que l’hiver. En hiver, il faut allumer les poêles, tandis que l’été, on a chaud même sans poêle. En été, on ouvre les fenêtres la nuit et il fait tout de même chaud, tandis que l’hiver, même avec les doubles fenêtres, on a froid.


     Nikitine ne resta pas plus d’une minute assis près de la table de travail de son collègue, l’ennui le gagna.


     — Bonne nuit ! dit-il en se levant et en bâillant. Je voulais vous raconter quelque chose de romantique me concernant, mais pour vous, seule compte la géographie ! Si l’on se mettait à vous parler d’amour, vous demanderiez aussitôt : « En quelle année a eu lieu la bataille de la Kalka24 ? » Allez au diable avec vos batailles et vos caps Tchouktches25 !


     — Pourquoi vous fâchez-vous ?


     — Mais c’est énervant !


     Et, contrarié de ne pas avoir encore fait sa déclaration à Manioussia et de n’avoir personne à qui parler de son amour, il alla chez lui, dans son cabinet de travail, et s’étendit sur le divan. Le cabinet était sombre et silencieux. Allongé et scrutant les ténèbres, Nikitine se mit sans raison à songer que d’ici deux ou trois ans il se rendrait pour quelque motif à Pétersbourg, il imagina Manioussia l’accompagnant, en pleurs, à la gare ; à Pétersbourg, il recevrait une longue lettre d’elle, le suppliant de revenir au plus vite. Et il lui écrirait… Il commencerait ainsi sa lettre : « Mon cher petit rat… »


     — Précisément, mon cher petit rat, dit-il en riant.


     Il n’était pas très bien, allongé. Il mit les mains sous sa tête et posa la jambe gauche sur le dossier du canapé. C’était mieux. Cependant, la fenêtre commençait à blanchir, des coqs ensommeillés se mirent à chanter à tue-tête. Poursuivant sa rêverie, Nikitine se voyait rentrant de Pétersbourg et Manioussia, venue l’attendre à la gare, se jetant à son cou avec un cri de joie ; ou, encore mieux, il se voyait ruser : il arriverait la nuit en catimini, la cuisinière lui ouvrirait et il irait dans la chambre sur la pointe des pieds, se déshabillerait sans bruit et plouf, dans le lit ! Elle se réveillerait – quelle joie !


     L’air était devenu tout blanc. Il n’y avait plus de cabinet, plus de fenêtre. Assise sur le perron de la brasserie, cette brasserie devant laquelle on était passé aujourd’hui, Manioussia racontait quelque chose. Puis elle prit le bras de Nikitine et s’en alla avec lui au parc de banlieue. Il y vit les chênes et les nids de corbeau ressemblant à de grands bonnets de fourrure. L’un des nids se mit à osciller, Chebaldine en émergea et brailla : « Vous n’avez pas lu Lessing ! »


     Nikitine sursauta et ouvrit les yeux. Hippolyte Hippolytytch se tenait devant lui et, la tête rejetée en arrière, nouait sa cravate.


     — Levez-vous, il est l’heure d’aller travailler, dit-il. Et il ne faut pas dormir tout habillé. Cela n’arrange pas les habits. On doit dormir dans son lit, déshabillé…


     Et il se mit, à son habitude, à exposer longuement et posément des choses sues de tout le monde depuis longtemps. 


     Le premier cours de Nikitine était un cours de russe en sixième26. Lorsqu’il entra dans la classe à neuf heures précises, il y avait au tableau, écrit à la craie, deux lettres majuscules : M. C. Cela voulait sûrement dire : Macha Chelestov. 


     « Ils en ont déjà eu vent, les gredins… se dit Nikitine. D’où vient qu’ils sachent tout ? »


     Son deuxième cours était un cours de littérature en troisième. Là également, étaient écrites au tableau les deux lettres M. C., et lorsqu’il quitta la classe, son cours terminé, un cri retentit derrière lui, exactement comme la clameur sortant du poulailler, au théâtre :


     — Hourraa-a-a ! Macha Chelestov !


     D’avoir dormi tout habillé, il avait mal à la tête et son corps était moulu et sans énergie. Les élèves, qui attendaient chaque jour le congé  précédant les examens, ne faisaient rien, se morfondaient et polissonnaient pour chasser l’ennui. Nikitine se morfondait lui aussi, ignorait les polissonneries et ne faisait qu’aller à la fenêtre. Il voyait la rue vivement éclairée par le soleil, le ciel bleu et pur au-dessus des maisons, les oiseaux et, au-delà des maisons et des jardins verdoyants, l’immensité s’étendant au loin, avec ses bosquets tirant vers le bleu et la petite fumée d’un train lancé dans sa course…


     Voici que deux officiers en tunique blanche passaient dans la rue, jouant avec leurs cravaches. Maintenant, c’était l’omnibus27, avec un tas de Juifs à barbe blanche et en casquette. La gouvernante promène la petite-fille du proviseur… Som passe en courant, accompagné de deux cabots… Et voici Varia qui passe, vêtue d’une simple robe grise et de bas rouges, tenant à la main le Messager de l’Europe28. Elle était sans doute à la bibliothèque municipale…


     Et il est loin d’avoir fini ses cours – seulement à trois heures ! Après, il devra se rendre non chez lui ni chez les Chelestov, mais chez Wolf, pour une leçon particulière. Ce Wolf, un riche Juif converti au luthéranisme, ne mettait pas ses enfants au lycée, il faisait venir chez lui les professeurs, en payant cinq roubles la leçon…


     « Quel ennui, quel ennui, quel ennui ! »


     À trois  heures, il alla chez Wolf et eut l’impression d’y rester une éternité. Il en partit à cinq heures, et il devait être au lycée avant sept heures pour le Conseil pédagogique : il fallait préparer l’horaire des oraux de quatrième et de seconde !


     Lorsque, tard le soir, il quitta le lycée pour aller chez les Chelestov, il avait le cœur battant et le visage en feu. Devant depuis cinq semaines faire sa déclaration, il préparait à chaque fois un discours complet, avec préambule et péroraison, tandis que là, il n’avait pas un seul mot de prêt, tout s’embrouillait dans sa tête, il savait seulement qu’il allait à coup sûr se déclarer aujourd’hui et qu’il était absolument impossible d’attendre plus longtemps.


     « Je l’inviterai à aller au jardin, nous nous promènerons un peu et je lui ferai ma déclaration… »


     Il n’y avait personne dans le vestibule ; il passa dans la grande salle, puis au salon… Personne ne s’y trouvait non plus. On entendait à l’étage Varia discuter avec quelqu’un et le bruit que faisaient les ciseaux d’une couturière à la journée, dans la chambre des enfants.


     Il y avait à la maison une petite pièce qui avait une triple appellation : la petite chambre, le passage et le cabinet noir. Il y avait là une grande armoire avec, à l’intérieur, les médicaments, la poudre et les accessoires de chasse. Un escalier étroit, sur les marches duquel des chats dormaient toujours, reliait cette pièce à l’étage. Le passage comprenait deux portes, l’une donnant dans la chambre des enfants et l’autre dans le salon. Quand Nikitine entra dans la petite pièce, la porte de la chambre des enfants s’ouvrit et claqua si fort que l’escalier et l’armoire en tremblèrent ; Manioussia, en robe sombre, un morceau d’étoffe bleue à la main, en sortit et se faufila rapidement vers l’escalier, sans remarquer la présence de Nikitine. 


     — Attendez… l’arrêta Nikitine. Bonjour, Godefroy… Permettez…


     Il haletait, ne savait quoi dire ; il lui avait attrapé le bras d’une main, et de l’autre avait saisi l’étoffe bleue. Elle était moins effrayée qu’étonnée et le regardait en ouvrant de grands yeux. 


     — Permettez… reprit Nikitine, craignant de la voir partir. J’ai quelque chose à vous dire… Seulement… c’est malcommode, ici. Je ne peux pas, je ne suis pas en état… Il faut que vous compreniez, Godefroy, je ne peux pas… voilà tout…


     L’étoffe bleue tomba par terre, et Nikitine attrapa l’autre bras de Manioussia. Elle pâlit, ses lèvres remuèrent, puis elle s’écarta de Nikitine en reculant, et se retrouva dans l’angle de la pièce, entre le mur et l’armoire.

 

     Je vous donne ma parole, je vous assure… dit-il à voix basse. Manioussia, parole d’honneur…


     Elle rejeta la tête en arrière et il embrassa ses lèvres et, pour que ce baiser se prolongeât, il enserra ses joues de ses mains ; il se retrouva ainsi lui-même coincé entre le mur et l’armoire, et elle lui passa les bras autour du cou et appuya la tête contre son menton.


     Puis tous les deux coururent au jardin.


     Les Chelestov avaient un grand jardin de quatre déciatines29. Il s’y trouvait une vingtaine de vieux érables et de vieux tilleuls et un unique sapin, tout le reste était composé d’arbres fruitiers : des cerisiers, des pommiers, des poiriers, un marronnier d’Inde, un olivier de Bohême… Il y avait aussi beaucoup de fleurs.


     Nikitine et Manioussia couraient sans rien dire dans les allées, riaient, se posaient de temps à autre de brèves questions auxquelles ils ne répondaient pas, tandis qu’un croissant de lune brillait au-dessus du jardin et que surgissaient de l’herbe sombre, faiblement éclairée par la lune, les tulipes et les iris, fleurs endormies semblant quémander elles aussi des déclarations d’amour. 


     Quand Nikitine et Manioussia revinrent à la maison, les officiers et les demoiselles s’étaient déjà rassemblés et dansaient une mazurka. Polianski mena de nouveau une farandole à travers toutes les pièces, puis on joua encore au destin. Avant le souper, alors que les invités passaient de la grande salle à la salle à manger, Manioussia, restée seule avec Nikitine, se serra contre lui et dit :


     — Parle toi-même à papa et à Varia. Moi, j’ai honte…


     Après le souper, Nikitine parla au vieillard. Après l’avoir écouté, Chelestov réfléchit et déclara :


     — Je vous suis très reconnaissant de l’honneur que vous me faites, mais permettez-moi de vous parler en toute amitié. Je parlerai avec vous non comme un père, mais comme un gentleman s’adressant à un autre gentleman. Dites-moi s’il vous plaît d’où vous vient cette envie de vous marier si tôt ? Il n’y a que les moujiks pour se marier tôt, seulement, là, on sait que c’est de la goujaterie, mais vous ? Étrange plaisir, que de se mettre des chaînes si jeune !


     — Je ne suis nullement jeune ! se vexa Nikitine. J’ai vingt-six ans révolus.


     — Papa, voilà le soigneur30 ! cria Varia de la pièce voisine.


     Ce qui interrompit leur entretien. Varia, Manioussia et Polianski raccompagnèrent Nikitine. Près du portillon, Varia dit :


     — Pourquoi votre mystérieux Mitropolite Mitropolitytch31 ne se montre-t-il nulle part ? Il pourrait au moins venir nous voir !


     Le mystérieux Hippolyte Hippolytytch était, lorsque Nikitine rentra, assis sur son lit, en train d’enlever son pantalon.


     — Ne vous couchez pas, mon cher ! lui dit Nikitine, hors d’haleine. Attendez, ne vous couchez pas !


     Hippolyte Hippolytytch se dépêcha de remettre son pantalon et demanda avec inquiétude :


     — Qu’y a-t-il ?


     — Je me marie !


     Nikitine s’assit à côté de son collègue et, le regardant avec étonnement, comme s’il s’étonnait lui-même de ce qui lui arrivait, dit :


     — Figurez-vous que je me marie ! Avec Macha Chelestov ! J’ai fait ma demande aujourd’hui.


     — Pourquoi pas ? C’est une jeune fille qui a l’air bien. Seulement, elle est très jeune.


     — Oui, elle est jeune ! soupira Nikitine qui haussa les épaules avec inquiétude. Oui, elle est très, très jeune !


     — Je l’ai eue comme élève, je la connais. En géographie, rien à dire, mais mauvaise en histoire. Et elle n’était pas attentive en classe.


     Nikitine éprouva brusquement une étrange pitié pour son collègue, il voulut lui dire un mot gentil, une parole de consolation.


     — Mon cher, pourquoi ne vous mariez-vous pas ? demanda-t-il. Hippolyte Hippolytytch, pourquoi ne pas épouser Varia, par exemple ? C’est une jeune fille exquise, excellente ! Elle aime bien la controverse, c’est vrai, mais elle a un cœur…  quel cœur ! Elle vient de me questionner à votre sujet. Épousez-la, mon cher ! Hein ?


     Il savait parfaitement que Varia n’épouserait pas cet individu assommant au nez camus, il tentait cependant de le convaincre de l’épouser. Dans quel but32 ?


     — Le mariage est une démarche sérieuse, dit Hippolyte Hippolytytch après avoir réfléchi. Il faut en faire le tour, soupeser tout, c’est indispensable. La prudence est toujours une bonne chose, c’est le cas en particulier pour le mariage, lorsqu’un homme, cessant d’être célibataire, débute une nouvelle vie.


     Et il se mit à parler de choses sues de tout le monde depuis longtemps. Sans l’écouter, Nikitine prit congé et passa chez lui. Il se déshabilla en hâte et se coucha vivement pour songer au plus vite à son bonheur, à Manioussia, à l’avenir, sourit et se rappela soudain qu’il n’avait pas encore lu Lessing. 


     « Il faudra le lire, se dit-il. D’ailleurs, pourquoi dois-je le lire ? Qu’il aille au diable ! »


     Et, fatigué par son bonheur, il s’endormit aussitôt et sourit jusqu’au matin.


     Il entendit en rêve les sabots des chevaux frapper les rondins du plancher ; il rêva qu’on faisait sortir de l’écurie d’abord le moreau, le Comte Nouline, puis le blanc Vélikane et enfin Maïka, la sœur de ce dernier…  


     



Notes


  1. Le Comte Nouline est un poème humoristique de Pouchkine, rédigé dans la nuit du 13 au 14 décembre 1825. Dans la journée du 14 décembre (ancien calendrier) eut lieu la tentative des Décembristes. Pouchkine connaissait l’un d’eux, Ryleïev, et fut horrifié par la pendaison de cinq d’entre eux, dont Ryleïev. Il parla d’« étranges rapprochements » en repensant à son poème. 
  2. Le géant.
  3. Diminutif de Maria, Marie en russe. Mania et Manioussia sont plus enfantins. Varia, prénom de sa sœur, est le diminutif de Varvara, l’équivalent russe de Barbara.
  4. Le cirque des frères Godefroy était venu en tournée à Taganrog en 1877. L’écuyère Marie Godefroy a réellement existé. 
  5. Indiqué comme d’habitude par une sifflante accolée à la fin du mot.
  6. https://www.la-croix.com/Au-Moyen-Orient-passion-millenaire-pigeons-perdure-2021-03-10-1301144789
  7. Respectivement Petite mouche et Silure.
  8. Repas principal pris vers quinze heures, voire plus tard. Le soir, thé avec des confitures et des biscuits. Le souper, éventuellement, est très tardif, il suit une sortie ou une séance de jeu de cartes.
  9. Rappel : le thé, en Russie, se boit dans des verres.
  10. Cette configuration, où le personnage principal est épris de la cadette moins jolie que son aînée, laquelle est une femme de tête, se retrouve dans la nouvelle de 1896  La Maison à la mezzanine :  https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/120720/la-maison-la-mezzanine-anton-tchekhov
  11. Un peu sec. L’adresse plus polie utilise le prénom suivi du patronyme.
  12. Celle de la police politique.
  13. Pour Vassiliévitch, fils de Vassili.
  14. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mikha%C3%AFl_Saltykov-Chtchedrine
  15. https://fr.wikipedia.org/wiki/Place_Pouchkine
  16. Luc 1-33 
  17. Salle de réception, grand salon… Très souvent trouvée chez Tchékhov.
  18. En français dans le texte : grand-rond.
  19. Poème d’Alexeï Konstantinovitch Tolstoï :
     https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexis_Konstantinovitch_Tolsto%C3%AF
  20. https://www.lesbelleslettres.com/livre/563-dramaturgie-de-hambourg
    C’était Pavel Svobodine (1850-1892), acteur, écrivain et grand ami de Tchékhov qui tarabustait ce  dernier pour lui faire lire Lessing…
  21. Légère déformation d’une épigramme de Lermontov.
  22. La verste faisait un peu plus d’un kilomètre.
  23. Pour Hippolytovitch : Hippolyte fils d’Hippolyte…
  24. https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_la_Kalka
  25. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cap_Dejnev       https://fr.wikipedia.org/wiki/Tchoukotka
  26. En utilisant la notation française : en Russie, le numérotage des classes est montant.
  27. Ancien véhicule hippomobile à bancs de bois, les passagers étaient assis dos à dos.
  28. Revue de tendance libérale.
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Messager_de_l%27Europe
  29. La déciatine faisait un peu plus d’un hectare.
  30. Vétérinaire empirique, formé sur le tas.
  31. Varia détourne le prénom Hippolyte à la façon d’une femme du peuple, pour plaisanter (note trouvée chez Denis Roche). Le métropolite est un dignitaire orthodoxe.
  32. Question intéressante, indiquant que Tchékhov avait peut-être envisagé un autre destin pour le professeur d’histoire-géographie…





II


     « Dans l’église se pressait une cohue bruyante, on a même entendu quelqu’un pousser un cri, et l’archiprêtre qui nous mariait, Manioussia et moi, a regardé la foule à travers ses lunettes et a dit d’un ton sévère :


     — Ne vous déplacez pas dans l’église et ne faites pas de bruit, tenez-vous tranquille et priez. Il faut vénérer Dieu.


     Deux collègues étaient mes garçons d’honneur, et ceux de Mania étaient le capitaine en second Polianski et le lieutenant Guernette. Le chœur de l’évêché a chanté magnifiquement. Le pétillement des cierges, l’éclat des lumières, les toilettes, la multitude des visages joyeux et heureux, l’air tout particulier, éthéré, de Mania, tout le cérémonial, enfin, et les paroles des prières nuptiales m’ont ému aux larmes et rempli de solennité. Je songeais : comme ma vie, ces derniers temps, s’est épanouie, comme les choses ont pris pour moi une belle tournure poétique ! Il y a deux ans, j’étais encore étudiant, j’habitais une chambre d’hôtel bon marché passage Neglinny, sans argent, sans parents et, à ce qu’il me semblait alors, sans avenir. Me voici à présent professeur de lycée dans l’un des meilleurs chefs-lieux de province, ma situation est assurée, je suis aimé, gâté. C’est pour moi, me disais-je, que  s’est rassemblée cette foule, pour moi que brûlent ces trois lustres, que vocifère l’archidiacre et que les chantres se donnent de la peine, et c’est pour moi que se montre si jeune, si gracieuse et si joyeuse cette créature juvénile qui s’appellera dans peu de temps ma femme. Je me suis rappelé nos premières rencontres, nos promenades en dehors de la ville, ma déclaration et le temps admirable qu’il avait fait, comme à dessein, tout l’été ; et ce bonheur qui, passage Neglinny, me semblait seulement possible dans les romans et les nouvelles, je l’éprouvais à présent pour de bon, je le tenais à pleines mains.


     Après la cérémonie, les gens se sont attroupés en désordre autour de Mania et de moi pour nous exprimer leur plaisir sincère, nous adresser leurs félicitations et leurs souhaits de bonheur. Le général de brigade, un vieillard de pas loin de soixante-dix ans, a félicité seulement Manioussia et lui a dit d’une voix sénile et grinçante, si fort qu’on l’a entendu dans toute l’église :


     — Ma chère, j’espère que vous resterez après votre mariage la rose que vous êtes.


     Les officiers, le proviseur et tous les professeurs ont souri poliment, et j’ai senti moi-même un sourire aimable et faux se former  sur mon visage. L’excellent Hippolyte Hippolytytch, le professeur d’histoire et de géographie qui dit toujours des choses que tout le monde sait depuis longtemps, m’a serré fortement la main et m’a dit en y mettant du sentiment :


       Jusqu’à présent, vous n’étiez pas marié et viviez seul, maintenant vous voilà marié et vous allez vivre à deux.


     De l’église, nous nous sommes rendus à la maison à un étage aux murs non crépis que Mania m’apporte en dot, ainsi qu’une vingtaine de milliers de roubles et une bicoque à Mélitonovo, sur un terrain inculte où il se trouve, paraît-il, une quantité de poules et de canards qui, laissés sans surveillance, redeviennent sauvages. De retour de l’église, je me suis allongé dans mon nouveau cabinet de travail sur le sofa, en fumant ; c’était moelleux et confortable, je me suis senti chez moi comme jamais auparavant ; pendant ce temps-là, les invités poussaient des hourras et, dans le vestibule, un mauvais orchestre sonnait la fanfare et jouait toutes sortes de bêtises. Varia, la sœur de Mania, est entrée en courant, une coupe à la main, avec un air étrangement tendu, comme si elle avait la bouche pleine d’eau ; elle voulait courir plus loin, apparemment, mais elle s’est mise d’un coup à rire et à sangloter, et la coupe a roulé par terre avec un tintement. Nous avons pris Varia sous les bras et emmenée.


     — Personne ne peut comprendre ! murmurait-elle, étendue ensuite dans la pièce la plus éloignée, sur le lit de sa vieille nourrice. Personne, personne ! Mon Dieu, personne ne peut comprendre !


     Mais tout le monde comprenait parfaitement que, de quatre ans l’aînée de Mania et toujours pas mariée, elle ne pleurait pas par jalousie mais parce qu’elle se rendait compte avec tristesse que le temps passait, pour elle, et qu’il était peut-être déjà passé.  Quand on a dansé le quadrille, elle était déjà revenue dans la salle, le visage éploré et fortement poudré, et j’ai vu le capitaine Polianski tenir devant elle une soucoupe avec, dessus, de la glace qu’elle mangeait avec une cuiller…


     Il est plus de cinq heures. Je me suis mis à ce journal pour décrire mon bonheur, plein et varié ; je me disais que j’écrirais cinq ou six pages que je lirais ce matin à Mania, mais, chose étrange, tout se brouille dans ma tête, devient aussi vague qu’un songe, je ne me souviens nettement que de cet épisode avec Varia, et j’ai envie d’écrire : pauvre Varia ! Voilà, je pourrais rester à écrire : pauvre Varia ! Avec à propos, les arbres se sont mis à bruire : il va y avoir de la pluie ; les corneilles croassent et ma Mania, qui vient de s’endormir, a le visage triste, allez savoir pourquoi. »


     Par la suite, Nikitine fut longtemps sans toucher à son journal. Début août, commencèrent les examens de rattrapage  et ceux d’admission, et, après la Dormition1, les cours l’occupèrent à nouveau. Il partait d’habitude avant neuf heures au lycée, et commençait avant dix heures à s’ennuyer de Macha et de sa nouvelle maison, il regardait sa montre. Dans les petites classes, il faisait faire la dictée par un élève et, tandis que les enfants écrivaient, il s’asseyait sur le rebord de la fenêtre, les yeux fermés, et rêvait ; qu’il songeât à l’avenir ou au passé, c’était pour lui uniformément magnifique, pareil à un conte. Dans les grandes classes, on lisait à haute voix du Gogol, ou des œuvres en prose de Pouchkine, et cela le portait à somnoler, son imagination faisait surgir des gens, des arbres, des champs, des chevaux de selle, et il disait avec un soupir, comme en extase devant l’auteur :


     — Que c’est beau !


     Au moment de la grande récréation, Mania lui faisait porter son déjeuner2 enveloppé d’une serviette blanche comme neige, et il le mangeait lentement, posément, pour en jouir plus longuement, cependant qu’Hippolyte Hippolytytch, qui déjeunait d’ordinaire en tout et pour tout d’un petit pain, le regardait avec un respect envieux et disait quelque poncif du genre :


     — On ne peut pas vivre sans nourriture.


     Du lycée, Nikitine se rendait à ses leçons particulières, et quand il rentrait enfin chez lui, à plus de cinq heures, il ressentait à la fois de la joie et de l’anxiété, tout comme s’il se fût absenté une année entière. Il montait l’escalier en courant, à perdre haleine, retrouvait Mania, l’enlaçait, l’embrassait en lui jurant qu’il l’aimait, qu’il ne pouvait vivre sans elle, lui assurait qu’elle lui avait terriblement manqué, et il lui demandait avec inquiétude si elle allait bien et d’où lui venait ce visage si triste. Puis il dînaient tous les deux. Après le repas, il s’allongeait sur le sofa, dans son cabinet, et fumait, tandis qu’assise à côté de lui, elle lui racontait à mi-voix sa journée.


     Les dimanches et les jours de fête, lorsqu’il restait à la maison du matin au soir, étaient maintenant pour lui les jours les plus heureux. Durant ces journées, il prenait part à une vie naïve, mais singulièrement agréable, qui lui rappelait les idylles pastorales. Il observait sans trêve sa sage et positive Mania en train d’arranger leur nid, et lui aussi, pour montrer qu’il pouvait servir à quelque chose, entreprenait une action inutile comme de sortir de la remise le cabriolet pour l’examiner de tous les côtés. À partir de trois vaches, Manioussia avait mis sur pied une vraie laiterie, elle serrait à la cave et dans la resserre une quantité de jattes de lait et de pots de crème qu’elle gardait pour en faire du beurre. Pour plaisanter, Nikitine lui demandait parfois un verre de lait ; elle s’effarait de cette demande anarchique, mais lui l’enlaçait en riant et disait :


     — Allons, allons, je plaisantais, mon trésor ! Je plaisantais !


     Ou encore, il se moquait de son pédantisme, par exemple lorsque, ayant trouvé dans le buffet un bout de saucisson ou de fromage oublié, dur comme la pierre, elle déclarait avec importance :


     — Ce sera mangé à la cuisine.


     Il lui faisait remarquer qu’un petit morceau comme ça était juste bon à mettre dans une souricière, et elle se mettait à lui prouver avec feu que les hommes n’entendaient rien à la bonne tenue d’une maison, et que les domestiques ne s’étonneraient nullement, même de recevoir à la cuisine trois pouds3 de choses à grignoter ; il acquiesçait et l’étreignait avec élan. Tout ce qui, dans ses paroles, était juste lui semblait extraordinairement étonnant ; quant à ce qui heurtait ses convictions, il le jugeait naïf et attendrissant.


     Une foucade philosophique le faisait parfois raisonner sur quelque thème abstrait, elle l’écoutait alors en le regardant bien en face avec curiosité.


     — Je suis infiniment heureux avec toi, ma joie, disait-il en jouant avec les doigts menus de Mania, ou en défaisant et en refaisant sa tresse. Mais ce bonheur, je ne le tiens pas pour quelque chose qui me soit arrivé par hasard, comme tombé du ciel. Ce bonheur est un phénomène parfaitement naturel, une conséquence absolument logique. Je crois que l’homme est l’artisan de son propre bonheur, et je recueille maintenant ce que j’ai moi-même créé. Oui, je le dis sans affèterie, c’est moi qui ai créé ce bonheur, et je le possède à juste titre. Tu connais mon passé. Mon passé d’orphelin, de pauvreté, mon enfance malheureuse, ma jeunesse triste – tout cela fut un combat, la voie que je me suis frayé vers le bonheur…


     En octobre, le lycée souffrit une lourde perte : atteint d’érysipèle à la tête, Hippolyte Hippolytytch mourut4. Les deux derniers jours, il était inconscient et délirait, mais ne disait, dans son délire, que des choses sues de tout le monde5 :


     — La Volga se jette dans la mer Caspienne… Les chevaux mangent de l’avoine et du foin…


     Le jour de son enterrement, il n’y eut pas de cours au lycée. Ses collègues et ses élèves portèrent le cercueil et son couvercle, et la chorale du lycée chanta Dieu saint6 tout le long du trajet jusqu’au cimetière. On voyait dans le cortège trois prêtres, deux diacres, tout l’orchestre du lycée et le chœur de l’évêché en caftan d’apparat. En voyant ces funérailles en grande pompe, les passants se signaient et disaient :


     — Que Dieu accorde à chacun de mourir ainsi !


     Rentré du cimetière, Nikitine, ému, tira son journal d’un tiroir de son bureau et y écrivit :


     « On vient de mettre en terre Hippolyte Hippolytovitch Ryjitski.
     « Repose en paix, modeste travailleur ! Mania, Varia et toutes les femmes assistant aux obsèques pleuraient sincèrement, peut-être parce qu’elles savaient qu’aucune femme n’avait jamais aimé cet homme inintéressant et effacé. Je voulais prononcer sur la tombe de mon collègue une parole chaleureuse, mais on m’a prévenu que cela pouvait déplaire au proviseur, qui n’aimait pas le défunt. Depuis mon mariage, c’est, me semble-t-il, la première fois que j’ai le cœur lourd… »


     Par la suite, de toute l’année scolaire, il ne se passa rien de spécial.


     L’hiver fut mou, sans gelées, il tombait une neige humide ; toute la nuit de l’Épiphanie, par exemple, un vent d’automne hurla plaintivement et l’eau ruissela des toits, et au matin, au moment de la bénédiction des eaux7, la police ne laissa personne aller à la rivière car, disait-on, la glace avait gonflé et noirci. Cependant, malgré le mauvais temps, Nikitine fut aussi heureux qu’à l’été. Une distraction supplémentaire vint même s’ajouter à sa vie : il apprit à jouer au wint8. Une seule chose l’agitait par moments, le mettait en colère et l’empêchait apparemment d’être pleinement heureux : les chats et les chiens reçus aussi en dot. Il régnait en permanence dans les pièces, en particulier le matin, une odeur de ménagerie qu’il n’y avait pas moyen de faire partir ; les chats se battaient souvent avec les chiens. On donnait dix fois par jour à manger à la méchante Mouchka , qui continuait à ne pas accepter Nikitine et grognait après lui :


     « rrr… nga-nga-nga-nga… »


     Un soir, pendant le Grand Carême9, Nikitine rentrait à minuit du cercle, où il avait joué aux cartes. Il pleuvait, il faisait sombre et il y avait de la boue. Nikitine sentait en lui-même un arrière-goût désagréable et n’arrivait pas à comprendre d’où cela venait : d’avoir perdu douze roubles au cercle, ou d’avoir entendu l’un des partenaires lui dire, alors qu’ils faisaient les comptes, qu’il était cousu d’or, faisant évidemment allusion à la dot de sa femme ? Il ne regrettait pas les douze roubles, et les paroles du partenaire ne contenaient rien d’offensant, malgré tout, il avait un sentiment désagréable. Et même pas envie de rentrer.


     — Pouah, que c’est moche ! fit-il en s’arrêtant près d’un réverbère.


     Il lui vint à l’esprit que s’il ne pleurait pas les douze roubles, c’était parce qu’ils ne lui avaient rien coûté. Ouvrier, il aurait su la valeur de chaque kopeck et ne serait pas resté insensible au gain et à la perte. Et c’était tout son bonheur, songeait-il en poursuivant sa réflexion, c’était son bonheur tout entier qui ne lui avait rien coûté, qui lui était échu de façon assez vaine et était au fond pour lui un luxe semblable au remède administré à un homme en bonne santé ; s’il avait été, comme l’immense majorité des gens, tourmenté par le souci de gagner son pain, contraint à se battre pour survivre, s’il avait eu la poitrine  et le dos endoloris par le travail, son logis tiède et douillet, ainsi que son bonheur familial eussent été un besoin, une récompense et l’ embellissement de sa vie ; tout cela avait à présent un sens étrangement mal défini.


     — Pouah, que c’est moche ! répéta-t-il en comprenant parfaitement que ces réflexions étaient, en elles-mêmes, mauvais signe.


     Quand il arriva chez lui, Mania était au lit. Sa respiration était régulière, elle avait un sourire aux lèvres et semblait trouver grand plaisir à dormir. Un chat blanc était couché près d’elle, roulé un boule, et ronronnait. Alors que Nikitine allumait une bougie et ne cigarette, Mania se réveilla et but avidement un verre d’eau.


     — J’ai mangé trop de pâte de fruits, dit-elle en riant. Tu étais chez les nôtres ? demanda-t-elle un instant plus tard.


     — Non, je n’y étais pas.


     Nikitine savait que le capitaine Polianski, sur lequel Varia comptait beaucoup ces derniers temps, avait reçu son affectation dans une province à l’Ouest et faisait déjà ses visites d’adieu en ville, ce qui alourdissait l’atmosphère chez son beau-père.


     — Varia est passée ce soir, dit Mania en s’asseyant dans le lit. Elle n’a rien dit, mais on voyait bien à son visage comme c’est dur pour elle, la pauvre. Je ne peux plus souffrir Polianski. Il est gros, il a le visage flasque et, quand il marche ou quand il danse, ses joues tremblotent… Ce n’est pas mon genre de héros10. Tout de même, je le prenais pour un homme correct.


     — Je continue à le trouver correct.


     — Et pourquoi s’est-il comporté de façon aussi moche avec Varia ?


     — Pourquoi moche ? demanda Nikitine en commençant à s’irriter contre le chat blanc qui faisait le gros dos et s’étirait. Autant que je le sache, il n’avait pas fait de déclaration, ni de promesses.


     — Et pourquoi fréquentait-il la maison ? Quand on n’a pas l’intention d’épouser, on ne vient pas.


     Nikitine souffla la bougie et se coucha. Mais il n’avait envie ni de dormir ni de rester couché. Il lui semblait que sa tête était énorme et vide comme un hangar, et que des pensées nouvelles et singulières y erraient sous l’aspect de longues ombres. Il songeait qu’en dehors de la douce lumière de la veilleuse11 souriant à leur paisible bonheur famillial, en dehors de ce petit univers si tranquille et si agréable où ils vivaient, ce chat et lui, il existait bel et bien un autre monde… Il eut soudain une  envie folle et déchirante de cet autre monde, d’aller y travailler dans une usine ou quelque grand atelier, d’y parler du haut d’une chaire, d’écrire, de se faire éditer, de faire du bruit, de se fatiguer, de souffrir… Il désira être happé par quelque chose au point de s’oublier lui-même, de devenir indifférent à son bonheur personnel et aux sensations si monotones qu’il procurait. Et son imagination fit brusquement surgir devant lui l’image vivante du glabre Chebaldine qui lui dit, horrifié :


     — Vous n’avez même pas lu Lessing ! Comme vous retardez ! Mon Dieu, quelle déchéance !


     Mania se leva de nouveau pour boire un verre d’eau. Il jeta un regard sur son cou, ses épaules rondes et sa poitrine et le mot du général de brigade, devant l’église, lui revint en mémoire : une rose.


     — Une rose, murmura-t-il en riant.


     De dessous le lit, le grognement ensommeillé de Mouchka lui répondit :


     « rrr… nga-nga-nga-nga… »


     Comme un marteau froid, une lourde rage s’agita dans son âme, lui donnant envie de dire une grossièreté à Mania, et même de bondir pour la frapper. Il eut des palpitations.


     — Ainsi, demanda-t-il en se contenant, puisque je fréquentais votre maison, je devais absolument t’épouser ?


     — Bien sûr. Tu le comprends toi-même parfaitement.


     — Charmant.


     Quelques instants plus tard, il répéta :


     — Charmant.


     Pour ne rien dire de trop et apaiser son cœur, Nikitine alla dans son cabinet et s’allongea sans coussin sur le sofa, puis par terre, sur le tapis.


     « En voilà des sornettes ! essayait-il de se rassurer. Tu es professeur, tu exerces le plus noble des métiers… Qu’as-tu besoin d’un autre monde ? Quelle absurdité ! »


     Mais l’instant d’après, il se disait avec conviction qu’il n’était nullement un professeur, mais un fonctionnaire aussi quelconque et dépourvu de talent que le Tchèque qui enseignait le grec ; il ne s’était jamais senti de vocation pour l’enseignement, il ignorait la pédagogie et ne s’y était jamais intéressé, il ne savait pas s’y prendre avec les enfants ; le sens de ce qu’il enseignait lui échappait, peut-être même enseignait-il à tort et à travers. Feu Hippolyte Hippolytovitch était franchement borné, tous ses collègues et tous ses élèves le savaient, et savaient ce qu’on pouvait attendre de lui ; Nikitine, lui, était comme le Tchèque, il savait camoufler sa stupidité et tromper habilement tout le monde en faisant mine que, Dieu merci, tout allait bien chez lui. Ces pensées nouvelles épouvantaient Nikitine, il les refusait, les qualifiait d’idioties et croyait que c’étaient les nerfs et qu’il en rirait bientôt lui-même…


     Effectivement, au matin, il riait déjà de sa nervosité et se traitait de femmelette, mais il était désormais clair pour lui que c’en était fini de sa quiétude, sans doute à jamais, et que, pour lui, il n’y avait plus de bonheur possible dans la maison à un étage aux murs non crépis. Il devinait que l’illusion s’était dissipée et que commençait une vie nouvelle, nerveuse et consciente, une vie qui ne s’accordait pas avec la quiétude et le bonheur personnel.


     Le lendemain, un dimanche, il se trouvait à l’église du lycée, y rencontrant le proviseur et ses collègues. Il avait l’impression que tous n’étaient préoccupés que d’une chose, cacher soigneusement leur ignorance et leur insatisfaction, et lui-même, pour ne pas leur révéler son inquiétude, souriait aimablement et parlait de bagatelles. Ensuite, il se rendit à la gare, il vit un train postal arriver et repartir, et il lui était agréable d’être seul et de n’être obligé de parler à personne.


     Il trouva chez lui son beau-père et Varia, venus dîner. Varia avait les yeux rougis par les larmes et se plaignait d’un mal de tête, Chelestov mangeait beaucoup et parlait des jeunes gens qui, à présent, n’étaient pas fiables,  très peu d’entre eux étant des gentlemen. 


     — C’est de la goujaterie ! disait-il. Je le lui dirai carrément : c’est de la goujaterie, monsieur !


     Nikitine souriait d’un air affable et aidait Mania à régaler ses invités, mais, après le dîner, il alla dans son cabinet et s’y enferma.


     Le soleil de mars brillait vivement et des rayons brûlants passaient à travers les vitres et tombaient sur le bureau. On n’était que le vingt, mais les voitures roulaient déjà12, et les étourneaux menaient grand bruit au jardin. Il avait l’impression que Mania allait entrer d’un instant à l’autre, lui passer un bras autour du cou et dire que les chevaux de selle avaient été amenés devant le perron, ou le cabriolet, et demander ce qu’il fallait mettre pour ne pas geler. C’était le début d’un printemps aussi merveilleux que l’an dernier, promettant les mêmes joies… Mais Nikitine se disait que ce serait bien de prendre maintenant un congé et d’aller à Moscou et d’y descendre à l’hôtel familier du passage Neglinny. Dans la pièce voisine, on buvait du café en parlant du capitaine Polianski, lui s’efforçait de ne pas prêter l’oreille et il écrivait dans son journal : « Où suis-je, mon Dieu ? Autour de moi, ce n’est que platitude, trivialité. Des gens ennuyeux, nuls, des pots de crème, des jattes de lait, des cafards, des sottes… Il n’y a rien de plus terrible, de plus vexant, de plus propre à vous donner le cafard que la trivialité. M’enfuir d’ici, m’enfuir aujourd’hui même, autrement je vais devenir fou ! »










  1. Le 15 août. Cette fête correspond à l’Assomption chez les Catholiques :
    https://eglise.catholique.fr/approfondir-sa-foi/la-celebration-de-la-foi/les-grandes-fetes-chretiennes/assomption/442520-dormition-ou-assomption-quelle-difference/
  2. Il a avalé un thé avant de partir. Le petit-déjeuner en question se prend tard et peut être consistant…
  3. Le poud faisait près de seize kilos et demi. 
  4. Les antibiotiquesn’existaient pas à cette époque…
    https://www.vidal.fr/maladies/peau-cheveux-ongles/erysipele/symptomes-complication.html
  5. Le pauvre Hippolyte Hippolytytch  est un exemple d’homme-étui, pour reprendre le titre de la nouvelle ouvrant la trilogie de 1898 :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/230916/une-trilogie-de-1898-anton-tchekhov
  6. Chant de la liturgie orthodoxe.
  7. https://cybercure.fr/les-fetes-de-l-eglise/avent-noel/epiphanie/article/theophanie-fete-du-bapteme-du-christ
  8. Sorte de whist en vogue en Russie dans le deuxième moitié du dix-neuvième siècle.
  9. Celui qui précède Pâques.
  10. Le texte russe dit juste : « Pas de mon roman ». Cette formule provient de la fin de la première scène de l’actre III de la comédie de Griboïédov, Du malheur d’avoir trop d’esprit :
    Tchatski : Mais Skazoloub ? Quelle belle apparence,
                     Pour notre armée, un vrai héros,
                     Un maintien impressionnant,
                     Sa figure, sa voix – celles d’un héros…
    Sofia :       Pas celui de mon roman.
  11. Devant l’icône.
  12. C’est-à-dire qu’elles ont remplacé les traîneaux utilisés durant l’hiver. Voilà un soleil bien chaud pour un 20 mars, mais c’est le texte.