jeudi 1 juillet 2021

Ionytch (Anton Tchékhov)

     Le récit parut dans le supplément mensuel de la revue Le Champ, en septembre 1898. On trouve des traces de son thème dans les carnets de l’auteur à partir du mois d’août de l’année précédente. Puis Tchékhov semble l’avoir délaissé jusqu’à son retour du Midi de la France, au printemps 98. Dans un premier temps, il avait pensé que son docteur sérieux et empoté irait apprendre la mazurka pour plaire à une jeune fille adorant danser, dont il était très amoureux… Entretemps, durant l’automne 1897, à Nice, Tchékhov avait écrit Le Petchénègue, Dans son coin natal et En chariot, avant d’entreprendre Chez des amis. Il écrivit à Souvorine à cette époque que de nombreux sujets se bousculaient dans sa tête, mais qu’écrire à l’étranger, sous un tel climat et le ventre plein, c’était un travail de bagnard… Les notes se rapportant à ce récit se retrouvent donc à partir de mars 1898. À ce moment, l’auteur prévoit un texte écrit à la première personne. En avril, à court d’argent, il demande une avance à la rédaction, qui lui envoie deux mille francs, soit « 751 roubles », en lui demandant au plus vite le manuscrit. Il répond qu’il l’enverra une fois rentré chez lui. 


      Tchékhov revint à Mélikhovo le 5 mai 1898 – on trouvera des notes sur son séjour dans le Midi de la France, principalement à Nice, dans le fil du récit précédemment traduit, Douchetchka. Ionytch fut donc finalement écrit à Mélikhovo entre le 5 mai et le 12 juin 1898, puisque Tchékhov écrivit ce jour-là à Souvorine qu’il avait terminé une nouvelle et un récit. La nouvelle était L’Homme à l’étui (L’Homme-étui chez moi, premier texte d’une trilogie se poursuivant par Les Groseilles à maquereau et De l’Amour (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/230916/une-trilogie-de-1898-anton-tchekhov), et le récit était Ionytch… Quelques jours plus tard, le manuscrit fut envoyé à la revue, et Tchékhov reçut l’épreuve à corriger dans la deuxième moitié de juillet et la renvoya vers la fin du mois. 


     Tchékhov venait de s’occuper (voir le fil de Douchetchka) à distance du jubilé de sa ville natale, Taganrog. Il semble qu’on en retrouve un écho dans le récit. Le frère cadet et biographe de Tchékhov, Mikhaîl, estime que le cimetière trouvé dans le texte est celui de Taganrog. Si tel est le cas, l’auteur semble faire peu de cas des médecins du coin, et du niveau culturel de la ville en général…


     Les critiques y reconnurent certes la médiocrité de la vie de province en Russie, mais reprochèrent parfois à l’auteur de ne pas avoir monté en détail l’évolution psychologique de son personnage, devenant de moins en moins sympathique, voire carrément désespérant, avec le temps. Est-ce d’avoir été délaissé ? Tchékhov, à son habitude, nous laisse le soin d’interpréter ce qu’il décrit. La critique rapprocha le récit de la nouvelle L’homme-étui, pleine du train-train de la vie routinière et sans éclat. Mais Biélikov, l’homme-étui, fait une tentative — ratée elle aussi – de mariage bien plus tard que Ionytch… En tout cas, on relève le pessimisme de l’auteur et l’on cherche à préciser les fondements de ce pessimisme : à quoi exactement s’en prend-t-il ?



     Malentendu permanent, incommunicabilité… Cette nouvelle est une petite pièce en cinq actes. Elle fut d’ailleurs écrite peu avant le succès retentissant que connut La Mouette à Moscou, dans la mise en scène de Stanislavski – deux ans après le four qu’avait été la première représentation à Saint-Pétersbourg. Nous sommes aussi, chronologiquement, entre Oncle Vania et Les Trois Sœurs… Et la gaieté n’est pas de saison, ici : sans aucun cadavre, il émane de ce texte un désespoir sans bornes.


     Pour écouter le récit lu en russe : https://knigavuhe.org/book/ionych/





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I


     Lorsque les gens de passage à S…, chef-lieu régional, se plaignaient de l’ennui et de la monotonie de la vie locale, les habitants de la ville se justifiaient, en quelque sorte, en disant que c’était tout le contraire, qu’on était très bien à S…, qu’on y trouvait une bibliothèque, un théâtre, un cercle, qu’on y donnait des bals et qu’enfin on pouvait y faire la connaissance de familles pleines d’esprit, intéressantes et agréables. On citait les Tourkine comme la famille la plus cultivée et la mieux pourvue en talents.


     Cette famille avait sa maison dans la grande rue, à côté du palais du gouverneur. Ivan Pétrovitch Tourkine, beau brun corpulent à favoris, organisait des spectacles d’amateurs à des fins de bienfaisance, y tenant lui-même des rôles de vieux généraux et toussant fort plaisamment. Il connaissait plein d’anecdotes, de charades et de dictons, aimait plaisanter et faire de l’esprit, son expression ne permettant jamais de savoir s’il était en train de plaisanter ou s’il parlait sérieusement. Véra Iossifovna, son épouse, jolie femme maigre à pince-nez1, écrivait des nouvelles et des romans qu’elle lisait de bonne grâce à ses invités. Leur jeune fille, Iékatiérina Ivanovna, jouait du piano. Bref, chaque membre de cette famille, possédait son propre talent, en somme. Les Tourkine étaient des hôtes affables qui montraient leurs talents à leurs invités avec une joyeuse et cordiale simplicité. Leur grande maison en pierres était vaste et fraîche l’été, la moitié des fenêtres y donnant sur un vieux jardin ombragé où les rossignols chantaient au printemps ; lorsqu’on recevait à la maison, la cuisine retentissait du bruit des hachoirs et une odeur d’oignon grillé se répandait dans la cour – tout cela annonçant un copieux et savoureux souper.


     À peine le docteur Startsev, Dmitri Ionytch2, fut-il nommé médecin du zemstvo3 et se fut-il installé à à Dialij, à neuf verstes4 de S…, qu'on lui dit qu’il devait absolument, en tant qu’intellectuel, faire la connaissance des Tourkine. Un jour d’hiver, on le présenta dans la rue à Ivan Pétrovitch ; ils causèrent du temps, du théâtre, du choléra, une invitation s’ensuivit. Au printemps, le jour de l’Ascension, après ses consultations, le docteur Startsev prit la direction de la ville pour se distraire un peu et en profiter pour faire quelques courses. Il marchait sans se presser (il n’avait pas encore d’équipage à lui), et fredonnait tout le long du chemin :


          Lorsque je n’avais pas encore bu les larmes à la coupe de la vie5


     Il déjeuna en ville, se promena au jardin public, puis l’invitation d’Ivan Pétrovitch  lui revint comme de son propre chef à l’esprit, et il décida d’aller voir un peu à quoi ressemblaient ces gens.


     — Bonjour s’il vous plaît, lui dit Ivan Pétrovitch en l’accueillant sur le perron. Je suis vraiment très content de voir un hôte aussi agréable. Entrez, je vais vous présenter à ma digne épouse. Je lui dis, Véra, poursuivit-il en présentant le docteur à sa femme, je lui dis que le droit romain ne l’autorise nullement à rester dans son hôpital et qu’il doit consacrer ses loisirs à la société. N’est-ce pas, ma chérie ?


     — Asseyez-vous ici, dit Véra Iossifovna en faisant asseoir son hôte à côté d’elle. Vous pouvez me faire la cour. Mon mari est jaloux, c’est un Othello, mais nous tâcherons de faire en sorte qu’il ne remarque rien.


     — Ah, ma poulette, mon petit enfant… murmura tendrement Ivan Pétrovitch en lui embrassant le front. Vous arrivez très à propos, dit-il en s’adressant à son hôte, ma digne épouse a écrit un roman voluminesque qu’elle va lire aujourd’hui à haute voix.


     — Jantchik6, dit à son mari Véra Iossifovna, dites que l’on nous donne du thé.


     On présenta à Startsev Iékatiérina Ivanovna, jeune fille de dix-huit ans, ressemblant beaucoup à sa mère, aussi maigre qu’elle et d’un aussi joli minois. L’expression encore enfantine, la taille fine et délicate, elle avait une belle poitrine de vierge, déjà développée et saine, évoquant le printemps, le vrai printemps. Ils burent alors du thé accompagné de confitures, de miel, de bonbons et de petits fours qui fondaient dans la bouche. Les invités arrivèrent peu à peu avec le soir, et à chacun Ivan Pétrovitch disait, les yeux rieurs :


     — Bonjour s’il vous plaît.


     Tout le monde s’installa ensuite au salon, la mine fort sérieuse, et Véra Iossifovna lut son roman. Elle débuta ainsi : « Il gelait de plus en plus fort… » Les fenêtres étaient grandes ouvertes, on entendait les hachoirs s’abattre dans la cuisine et une odeur d’oignon frit se répandait… Les fauteuils moelleux et profonds étaient confortables, les lueurs des bougies clignotaient de façon si caressante dans la pénombre du salon ; et, tandis que, par cette soirée estivale, les rires et les voix montaient de la rue et qu’arrivait de la cour une odeur de lilas, on avait du mal à saisir qu’il gelait de plus en plus fort et que le soleil couchant éclairait de ses rayons froids la plaine enneigée et la route où marchait un voyageur solitaire ; Véra Iossifovna parlait d’une jeune et belle comtesse qui faisait ouvrir chez elle, à la campagne, des écoles, des hôpitaux, des bibliothèques et qui tombait amoureuse d’un peintre ambulant7 – elle évoquait des choses qui n’arrivent jamais dans la vraie vie, et pourtant c’était agréable de l’écouter, on le faisait sans effort et de si bonnes et si paisibles idées vous passaient par la tête qu’on n’avait pas envie de se lever.


     — C’est assez biengre… fit à voix basse Ivan Pétrovitch.


     Et l’un des invités, écoutant et transporté très loin par ses pensées, dit d’une voix à peine audible :


     — Oui… Effectivement…


     Une heure s’écoula, puis une autre. Au jardin public, tout à côté, un orchestre jouait et un chœur chantait. Lorsque Véra Iossifovna referma son cahier, les auditeurs restèrent silencieux quelque cinq minutes, écoutant le chœur chanter « Loutchinouchka8 », et cette chanson exprimait ce qu’on ne trouvait pas dans le roman, mais qui existe dans la vraie vie.


     — Vous publiez vos œuvres dans des revues ? demanda Startsev à Véra Iossifovna.


     — Non, répondit-elle. Je ne les publie nulle part. Je cache ce que j’écris dans mon armoire. À quoi bon se faire éditer ? expliqua-t-elle. Nous avons largement de quoi vivre.


     Et tous, sans qu’on sût pourquoi9, soupirèrent.


     — Et maintenant, toi, Kotik10, tu vas nous jouer quelque chose, dit à sa fille Ivan Pétrovitch. 


     On leva le couvercle du piano à queue, on ouvrit la partition qui s’y trouvait, déjà prête. Iékatiérina Ivanovna s’assit et plaqua ses deux mains sur le clavier ; puis recommença tout de suite après, de toutes ses forces, encore et encore ; ses épaules et sa poitrine frémissaient, elle plaquait obstinément ses mains toujours au même endroit, elle donnait l’impression de ne vouloir cesser qu’après avoir fait rentrer les touches dans le piano. Un tonnerre emplissait le salon ; tout résonnait de grondements : le parquet, le plafond, le mobilier… Iékatiérina Ivanovna jouait un passage difficile, intéressant justement pour sa difficulté, un passage long et monotone, et Startsev, en l’écoutant, vit des pierres dévaler d’une haute montagne, elles n’en finissaient pas de dégringoler, il avait envie que cela se terminât au plus vite, et cependant Iékatiérina Ivanovna, rosissant sous le coup de l’effort, pleine de force et d’énergie, une mèche lui tombant sur le front, lui plaisait beaucoup. Après l’hiver qu’il avait passé à Dialij au milieu des malades et des moujiks, être assis dans ce salon et regarder cette créature élégante, cet être jeune et certainement pur en écoutant ces sons bruyants et ennuyeux mais tout de même imprégnés de culture, c’était si agréable, si nouveau…


     — Eh bien, Kotik, fit Ivan Pétrovitch, les larmes aux yeux, quand sa fille s’arrêta et se leva, tu as joué comme jamais. Meurs, Denis, tu ne feras jamais mieux11.


     Tous l’entourèrent, la félicitèrent, admiratifs, en lui disant que cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas entendu une musique pareille ; elle les écoutait en silence, souriant à peine, toute sa personne affichant son triomphe.


     — Magnifique ! Superbe !


     — Magnifique ! dit également Startsev, cédant à l’emballement général. Où avez-vous étudié la musique ? lui demanda-t-il. Au Conservatoire ?


     — Non, le Conservatoire, je me prépare seulement à y aller, jusqu’à présent j’ai étudié ici, chez Mme Zavlovski. 


     — Vous avez fait vos études au lycée ici ?


     — Oh non ! répondit à sa place Véra Iossifovna. Nous avons fait venir des professeurs à la maison, au lycée ou à l’institution, il aurait pu y avoir, convenez-en, de mauvaises influences ; tant qu’une jeune fille grandit, elle doit se trouver sous la seule influence de sa mère.


     — J’irai tout de même au Conservatoire, dit Iékatiérina Ivanovna.


     — Non, Kotik aime sa maman. Kotik ne causera pas de chagrin à son papa et à sa maman.


     — Si, j’irai ! J’irai ! dit Iékatiérina Ivanovna en tapant par terre de son petit pied par caprice et par plaisanterie.


     Pendant le souper, Ivan Pétrovitch fit la démonstration de ses talents. Riant seulement des yeux, il raconta des anecdotes, fit de l’esprit, proposa d’amusantes énigmes qu’il résolut lui-même, parlant tout ce temps sa langue extraordinaire, élaborée au prix d’un long entraînement et devenue habituelle depuis longtemps : voluminesque, biengre, je me tords en remerciements…


     Mais ce ne fut pas tout. Alors que les invités, repus et contents, se massaient dans le vestibule, retrouvant leurs manteaux et leurs cannes, le valet Pavlouchka12, qu’on appelait Pava, garçon d’environ quatorze ans, s’affairait auprès d’eux.


     — Allons, Pava, à toi de jouer ! lui dit Ivan Pétrovitch.


     Pava prit la pose, leva un bras et déclama d’un ton tragique :


     — Meurs, malheureuse !


     Et tout le monde éclata de rire.


     « Divertissant », se dit Startsev en sortant de la maison.


     Il entra encore dans un restaurant et but de la bière, puis revint à pied chez lui, à Dialij. Tout le long du chemin, il fredonnait :


          Ta voix, pour moi tendre et langoureuse13


     Ayant parcouru ses neuf verstes, il ne ressentait, en allant se coucher, aucune fatigue, il lui semblait au contraire qu’il auurait marché avec plaisir une vingtaine de verstes en plus.


     « Assez biengre… » se rappela-t-il en s’endormant, et cela le fit rire.




  1. En français dans le texte. Dans la suite, l’italique signalera de tels passages.
  2. Ionytch pour Ionovitch, fils de Iona – lequel est la version russe du prophète Jonas.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Zemstvo
  4. La verste faisait un peu plus d’un kilomètre.
  5. Le vers est tiré d’une élégie d’Anton Delvig, poète russe contemporain de Pouchkine, qui fut mise en musique par Mikhaïl Iakovlev :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Anton_Delvig
  6. Diminutif d’une transcription de Jean, dont le prénom Ivan est l’équivalent russe.
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Ambulants
  8. Ma petite chandelle. Loutchina, c’est une petite torche faite d’un copeau de bois. La chanson « Ma petite torche » est une chanson populaire du XIXe siècle. La torche éclaire mal et l’ami ne vient pas…
  9. Ironie un peu grinçante de l’auteur qui, lui, avait des soucis monétaires et avait demandé, depuis Nice, une avance pour ce récit…
  10. Petit chat. Surnom familial sans aucun rapport avec le prénom Iékatiérina.
  11. Allusion au compliment adressé, dit-on, à Denis Fonvisine par Potemkine, après la lecture de sa pièce : Le Dadais (note trouvée chez Denis Roche et vérifiée sur le Wikipedia en russe).
  12. Diminutif de Pavel, Paul.
  13. Premier vers – malmené : dans le texte, c’est « Ma voix, pour toi… » – du poème La Nuit de Pouchkine (1823). Ce court poème fut mis en musique par Anton Rubinstein.




II


     Startsev se disposait toujours à aller chez les Tourkine, mais il avait énormément de travail à l’hôpital et ne parvenait pas à trouver un moment de libre. Plus d’une année s’écoula ainsi, dans le travail et la solitude ; et puis un jour, une lettre arriva de la ville dans une enveloppe bleue…


     Véra Iossifovna souffrait depuis longtemps de migraines, mais ces derniers temps, depuis que Kotik l’effrayait tous les jours en annonçant qu’elle allait partir au Conservatoire, les accès se faisaient toujours plus fréquents. Tous les médecins  de la ville rendaient visite aux Tourkine ; c’était enfin le tour du médecin du zemstvo. Véra Iossifovna lui écrivit une lettre émouvante pour lui demander de venir soulager ses souffrances. Startsev y alla et se mit par la suite à venir souvent chez les Tourkine, très souvent… Il avait en effet un peu soulagé Véra Iossifovna, qui le décrivait à tous ses hôtes comme un docteur extraordinaire, étonnant. Mais il ne venait plus chez les Tourkine pour ses migraines…


     C’était un dimanche. Iékatiérina Ivanovna avait fini ses longs et pénibles exercices au piano. On était resté ensuite un long moment dans la salle à manger à boire du thé, tandis qu’Ivan Pétrovitch racontait quelque chose de drôle. Mais on sonna ; il fallut aller dans le vestibule accueillir quelque visiteur ; Startsev profita de ce moment de trouble pour chuchoter, très ému, à Iékatiérina Ivanovna :


     — De grâce, je vous en supplie, ne me torturez pas, allons au jardin !


     Elle haussa les épaules, ne semblant pas comprendre ce qu’il lui voulait, mais elle se leva et sortit.


     — Vous jouez du piano pendant trois ou quatre heures, dit-il en lui emboîtant le pas, ensuite vous restez avec votre maman et il n’y a pas moyen de vous parler. Accordez-moi au moins un quart d’heure, je vous en supplie.


     L’automne n’était pas loin, et les feuilles noircies jonchaient les allées du jardin tristement paisible. Il commençait à faire nuit tôt.


     — Je ne vous ai pas vue de toute la semaine, poursuivit Startsev. Si vous saviez la souffrance que c’est pour moi ! Asseyons-nous. Écoutez-moi.


     Ils avaient l’un comme l’autre une prédilection pour un endroit du jardin : un banc sous un vieil et large érable. Ils s’y assirent.


     — Que désirez-vous ? demanda Iékatiérina Ivanovna sèchement, comme si elle parlait affaires.


     — Je ne vous ai pas vue de toute la semaine, et pas davantage entendue. Je brûle d’entendre votre voix, je le désire passionnément. Parlez.


     Il était charmé par sa fraîcheur, par l’expression naïve de ses yeux et de ses joues. Il voyait même, dans la façon dont sa robe lui allait, quelque chose d’extraordinairement mignon, touchant de simplicité et de grâce naïve. En même temps, malgré cette naïveté, elle lui semblait, très intelligente et d’une maturité au-delà de son âge. Avec elle, il pouvait parler de littérature, d’art, de tout ce qu’il voulait, il pouvait se plaindre à elle de la vie et des gens, même s’il lui arrivait parfois, au beau milieu d’une discussion sérieuse, de se mettre à rire sans raison ou de s’enfuir à la maison. Comme presque toutes les jeunes filles de S…, elle lisait beaucoup (à S…, on lisait très peu, et l’on disait, à la bibliothèque de la ville, que sans les jeunes filles et les jeunes juifs, on aurait pu fermer la bibliothèque) ; cela plaisait infiniment à Startsev, qui lui demandait à chaque fois avec émotion ce qu’elle avait lu ces derniers temps, et l’écoutait raconter ses lectures avec ravissement. 


     — Qu’avez-vous lu cette semaine, depuis que nous nous sommes vus ? lui demanda-t-il donc. Parlez, je vous en prie.


     — J’ai lu Pissemski1.


     — Quoi donc ?


     Mille âmes, répondit Kotik. Et ce qu’il était drôle, le prénom-patronyme de Pissemski :  Alexeï Théophilaktytch !


     — Où allez-vous ? s’effraya Startsev en la voyant brusquement se lever et se diriger vers la maison. Il est indispensable que je vous parle, je dois vous exprimer2… Restez cinq minutes avec moi, je vous en conjure ! 


     Elle s’arrêta, parut vouloir dire quelque chose, puis lui mit maladroitement un billet dans la main et revint en courant à la maison pour se remettre au piano. 


     « Soyez ce soir au cimetière à onze heures, lut Startsev, près du monument funéraire de la Demetti3. »


     « Cela n’a pas de sens, se dit-il en reprenant ses esprits. Que vient faire ici le cimetière ? Pour quelle raison ? »


     C’était clair : Kotik lui faisait une farce. En effet, à qui serait-il  venu sérieusement à l’esprit de donner rendez-vous la nuit, loin de la ville, au cimetière, alors qu’il était si simple de se voir dans la rue ou au jardin public ? Et lui seyait-il à lui, médecin de zemstvo, homme intelligent, posé, de pousser des soupirs, de recevoir des petits billets, d’aller traîner dans les cimetières, de faire des bêtises dont même les lycéens riaient, à présent ? Où le mènerait cette aventure ? Que diraient ses collègues lorsqu’ils l’apprendraient ? Ainsi pensait Startsev en tournant autour des tables du cercle ; et à dix heures et demie, il se décida en coup de vent et partit au cimetière. 


     Il avait maintenant son propre équipage, une paire de chevaux et un cocher en gilet de velours, Pantéléïmon. La lune brillait. Le temps était calme, tiède, mais d’une tiédeur automnale. Dans le faubourg, du côté des abattoirs, les chiens hurlaient. Startsev fit arrêter la voiture à la limite de la ville, dans une ruelle, et il continua jusqu’au cimetière à pied. « Chacun a ses bizarreries, se disait-il. Kotik est étrange, elle aussi, et – qui sait ? – peut-être ne plaisante-t-elle pas, peut-être viendra-t-elle. » Il s’abandonna à ce faible et inconsistant espoir, qui le grisa.


     Il parcourut une demi-verste à travers champs. Le cimetière se dessinait au loin en une bande sombre, comme un bois ou un grand jardin. L’enceinte de pierre blanche et le portail apparurent… On pouvait lire sur ce dernier, à la lumière de la lune : « L’heure viendra dans laquelle4… » Startsev passa le portillon et la première chose qu’il vit, ce furent des croix et des stèles blanches des deux côtés d’une large allée, ainsi que leurs ombres noires et celles des peupliers ; c’était du blanc et du noir tout autour, et même loin, et les arbres ensommeillés penchaient leurs branches au-dessus de la blancheur. Il semblait faire plus clair ici que dans les champs ; telles des pattes, les feuilles des érables se détachaient nettement sur le sable jaune des allées et sur les dalles, et l’on voyait distinctement les inscriptions sur les stèles. Au début, Starstev fut frappé par ce qu’il voyait pour le première fois de sa vie et qu’il ne reverrait sans doute jamais : un monde où le clair de lune était si doux, si beau, à croire que c’était son berceau, un monde sans vie, sans aucune vie, mais où l’on sentait en chaque peuplier sombre, dans chaque tombe, la présence d’un mystère, la promesse d’une vie paisible, magnifique, éternelle. Il montait des dalles et des fleurs fanées un parfum d’adieu, de tristesse et de paix qui se mêlait à l’odeur des feuilles d’automne.


     Aux alentours, le silence ; les étoiles regardaient du haut du ciel, avec une profonde humilité, et les pas de Startsev résonnaient, tellement sonores, si déplacés. Ce fut seulement lorsque l’horloge de l’église se mit à sonner les heures et qu’il se vit lui-même mort, enterré ici pour l’éternité, qu’il lui sembla qu’on le regardait, et il pensa un instant que ce n’était ni la paix ni le silence, mais la sourde angoisse du néant et un écrasant désespoir5


     Voici le monument à la Demetti, en forme de chapelle surmontée d’un ange ; une troupe d’opéra italienne était venue autrefois en tournée à S…, l’une des cantatrices y était morte, on l’avait enterrée et on avait érigé ce monument. En ville, plus personne ne se souvenait d’elle, mais la veilleuse au-dessus de l’entrée reflétait la lumière de la lune et avait l’air de briller.


     Il n’y avait personne. D’ailleurs, qui viendrait ici à minuit ? Mais Startsev attendait, c’était comme si le clair de lune réchauffait sa flamme, il attendait passionnément et s’imaginait des baisers, des étreintes. Il attendit environ une demi-heure auprès du monument, puis déambula sur les allées latérales, son chapeau à la main, attendant et pensant au nombre de jeunes filles et de femmes autrefois belles, charmantes, éprises, brûlantes de passion et s’abandonnant aux caresses la nuit, ensevelies à présent dans ces tombes. Comme la mère Nature, en fait, se moque salement de l’homme, et qu’il est douloureux de s’en rendre compte ! En y pensant, Startsev avait en même temps envie de crier qu’il désirait, qu’il attendait l’amour, à n’importe quel prix ; ce n’étaient plus des fragments de marbre qui blanchissaient devant lui, mais des corps magnifiques, il voyait des formes cachées pudiquement dans l’ombre des arbres, il sentait de la chaleur, et ce tourment devenait pénible…


     Comme si un rideau s’était abaissé, la lune fut cachée par un nuage et les ténèbres régnèrent soudain aux alentours. Startsev eut du mal à retrouver le portail – il faisait sombre comme par une nuit d’automne –, et il erra ensuite pendant une heure et demie en cherchant la ruelle où il avait laissé sa voiture.


     — Je suis fatigué, je tiens à peine debout dit-il à Pantéléïmon. 


     En s’installant avec délices dans sa calèche, il se dit :


     « Ah, il ne faudrait pas grossir ! »





  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexe%C3%AF_Pissemski
  2. Aussi bien D. Roche que les traducteurs de la Pléiade se contentent du sens classique du verbe russe : donner une explication. Seulement, complété, il signifie aussi : déclarer son amour. Je choisis donc une formulation plus ambigüe.
  3. Cette histoire de monument funéraire, développée par le texte un peu plus bas, est l’une des plus curieuses que j’ai pu lire chez Tchékhov, elle me rappelle la « chimère de fonte » que l’on trouve dans Lueurs. La cantatrice est inconnue, et la notice soviétique n’en parle pas. Des recherches m’ont permis de trouver un texte russe expliquant que l’histoire a vraisemblablement été inventée par l’auteur, et que le monument funéraire en question se trouve au cimetière de Taganrog (le frère cadet et biographe de Tchékhov, Mikhaïl, a lui-même reconnu Taganrog dans la « ville de S… » ), mais ce serait celui d’un marchand. On apprend dans le même texte que le prototype du docteur Startsev serait bien un médecin de Taganrog, un certain Pavel Chedevi. Je donne ma référence : https://sites.google.com/site/istoriceskijtaganrog/cehova-ulica/dom-76
  4. Jean, 5-28 (d’après la notice de l’édition soviétique).
  5. Ces quelques lignes manquent dans l’édition de la Pléiade.


  



III


     Le lendemain soir, il alla chez les Tourkine faire sa demande. Mais cela s’avéra malcommode, car un coiffeur était avec Iékatiérina Ivanovna dans sa chambre, en train de la coiffer. Elle allait à une soirée dansante au cercle. 


     Il dut rester de nouveau longuement dans la salle à manger, à boire du thé. Voyant son hôte pensif et s’ennuyant, Ivan Pétrovitch sortit de la poche de son gilet la lettre comique d’un régisseur allemand qui disait, en parlant de la propriété, que « toutes les dénégations étaient gâchées et que la timidité s’était effondrée1 ». 


     « Et la dot devrait être coquette », se disait Startsev en l’écoutant distraitement.


     Après une nuit d’insomnie, Il était dans un état de légère hébétude, comme si on lui avait fait boire un breuvage doux et assoupissant ; son âme était embrumée, mais remplie d’une joie tiède, cependant qu’une voix froide et sévère, dans un recoin de sa cervelle, tenait des raisonnements :


     « Arrête-toi tant qu’il est temps ! Est-ce la femme qu’il te faut ? Elle est gâtée, capricieuse, elle dort jusqu’à deux heures de l’après-midi, et toi, tu es fils de sacristain, médecin de zemstvo… »


     « Et alors ? se disait-il. Soit ! »


     « De plus, si tu l’épouses, poursuivait la voix, sa famille te fera quitter ton service au zemstvo pour aller vivre en ville. »


     « Et alors ? se disait-il. Va pour la ville. Avec la dot, nous nous installerons… »


     Iékatiérina Ivanovna entra enfin, en robe de bal à décolleté, mignonne, toute propre, et Startsev l’admira si intensément qu’il ne put placer le moindre mot, il se contentait de la regarder en riant.


     Elle lui dit au revoir et lui – qui n’avait plus rien à faire ici – se leva en disant qu’il fallait qu’il rentre chez lui : les malades l’attendaient.


     — On n’y peut rien, fit Ivan Pétrovitch, allez-y et déposez donc Kotik au cercle.


     Dehors, il commençait à pleuvoir ; il faisait très sombre et seule la toux enrouée de Pantéléïmon permettait de deviner où étaient les chevaux. La capote de la calèche fut levée.


     — Je suis le tapis, tu mens dans le vent, blagua  Ivan Pétrovitch en aidant sa fille à s’asseoir dans la calèche. Il ment dans le vent… Fouette, cocher ! Au revoir s’il vous plaît !


     Ils partirent.


     — J’étais au cimetière, moi, hier, commença Startsev. Ce n’est ni grand ni charitable de votre part !


     — Vous êtes allé au cimetière ?


     — Oui, et je vous y ai attendue jusqu’à deux heures ou presque. Je souffrais…


     — Bon, souffrez, si vous ne comprenez pas la plaisanterie. 


     Iékatiérina Ivanovna éclata de rire, contente d’avoir joué un si bon tour à son soupirant et de se voir aimée à ce point, mais poussa brusquement un cri d’effroi car à ce moment les chevaux prenaient un virage abrupt pour franchir le portail du cercle et la calèche penchait fortement. Startsev la prit par la taille ; effrayée, elle se serra contre lui qui ne se retint plus et l’embrassa passionnément sur les lèvres et le menton, tout en l’étreignant fortement.


     — Ça suffit ! dit-elle d’un ton sec.


     Un instant plus tard, elle n ‘était plus dans la calèche et le sergent de ville en faction près de l’entrée éclairée du cercle criait d’une voix ignoble à Pantéléïmon :


     — Tu attends quoi, le corbeau ? File !


     Startsev rentra chez lui, mais revint bientôt. Vêtu d’un habit emprunté et d’une cravate blanche qui tire-bouchonnait tout le temps et voulait échapper à son col, il se retrouva à minuit au cercle, au salon, en train de dire avec exaltation à Iékatiérina Ivanovna :


     — Ah, qu’ils sont ignares, ceux qui n’ont jamais aimé ! Il me semble qu’on n’a jamais décrit l’amour avec fidélité, c’est à peine si l’on peut peindre ce sentiment à la fois doux, joyeux et torturant, et celui qui l’a éprouvé ne serait-ce qu’une fois n’essayera pas de le rendre avec des mots. À quoi bon des préambules et des descriptions ? À quoi bon une éloquence inutile ? Mon amour est infini… Je vous en prie, je vous en supplie, finit par dire Startsev, soyez ma femme !


     — Dmitri Ionytch, dit Iékatiérina Ivanovna d’un air très sérieux et après avoir réfléchi, Dmitri Ionytch, je vous suis très reconnaissante de l’honneur que vous me faites, j’ai de l’estime pour vous, mais… – elle se leva et  poursuivit debout –, mais, excusez-moi, je ne peux pas être votre femme. Parlons sérieusement. Dmitri Ionytch, vous le savez, j’aime l’art plus que tout dans la vie, j’adore la musique, je l’aime à la folie et lui ai consacré toute ma vie. Je veux être une artiste, je désire la gloire, le succès, être libre, et vous voudriez que je continue à vivre dans cette ville, à vivre de cette vie vaine et inutile que je ne supporte plus. Devenir une épouse – Ô non, pardonnez-moi ! L’être humain doit tendre à un but supérieur, brillant, tandis que la vie de famille m’enchaînerait pour toujours. Dmitri Ionytch (elle eut un sourire imperceptible car, en prononçant « Dmitri Ionytch », elle avait repensé à « Alexeï Théophilaktytch » ), Dmitri Ionytch, vous êtes un homme bon, noble et intelligent, vous êtes meilleur que les autres… – les larmes lui montèrent aux yeux –, je compatis de tout mon cœur, mais… mais vous comprendrez…


     Et, pour ne pas se mettre à pleurer, elle se détourna et sortit du salon.


     Le cœur de Startsev avait cessé de s’agiter avec inquiétude. Une fois sorti du cercle, il commença par arracher sa dure cravate et se mit à respirer à pleine poitrine. Il ressentait un peu de honte et son amour-propre était quelque peu meurtri — il ne s’attendait pas à un refus —, il ne pouvait croire que ses rêves, ses tourments et ses espoirs l’avaient amené à un dénouement aussi bête, tout à fait comme dans une petite pièce de spectacle d’amateurs. Il plaignait tant son sentiment, son amour qu’il était bien près, lui semblait-il, d’éclater en sanglots ou d’asséner, de toutes ses forces, un coup de parapluie en travers du large dos de Pantéléïmon. 


     Trois jours durant, tout lui tomba des mains ; il ne mangeait pas, ne dormait pas, mais lorsqu’il eut vent que Iékatiérina Ivanovna était partie à Moscou pour entrer au Conservatoire, il se rasséréna et se remit à vivre comme auparavant.


     Plus tard, en se rappelant comme il avait erré au cimetière ou couru à travers toute la ville à la recherche d’un habit, il s’étirait paresseusement et disait :


     — En voilà des tracas, tout de même !

                        



  1. L’intendant étranger confond les mots.





IV


     Quatre années s’écoulèrent. En ville, Startsev avait maintenant une grosse clientèle. Chaque jour, il expédiait ses consultations à Dialij avant de partir à la ville voir ses malades, dans un équipage de trois chevaux désormais, une troïka à grelots, et il rentrait chez lui tard dans la nuit. Il avait forci, pris de l’embonpoint et, le souffle lui manquant vite, évitait de marcher. Pantéléïmon avait grossi, lui aussi, et, plus il s’élargissait, plus il soupirait tristement et se lamentait sur son sort : les courses l’épuisaient !


     Startsev était reçu dans différentes maisons et voyait beaucoup de gens, mais personne n’était vraiment proche de lui. La conversation des habitants de la ville l’irritait, ainsi que leur conception de la vie et même leur apparence. L’expérience lui avait appris peu à peu que, tant que l’on jouait aux cartes avec ces gens ou que  l’on cassait la graine avec eux, ils se montraient calmes, placides et pas sots, même ; mais dès qu’on leur parlait de quelque chose de non comestible, de politique ou de science, par exemple, ils restaient interloqués ou développaient une philosophie tellement stupide et méchante qu’il ne vous restait plus qu’à laisser tomber et à vous en aller. Quand Startsev tentait d’expliquer, même à un libéral, que l’humanité progressait, Dieu merci, et qu’un temps viendrait où elle se passerait des passeports et de la peine de mort, l’autre le regardait en biais, avec incrédulité, et demandait : « Alors, chacun pourra égorger dans la rue qui bon lui semblera ? » Et lorsque Startsev disait en société, lors d’un thé ou d’un souper, qu’il fallait faire des efforts, qu’on n’arrivait à rien sans peine, chacun le prenait pour un reproche et commençait à se fâcher, et d’âpres contestations s’élevaient. Avec tout cela, ces gens ne faisaient rien, strictement rien, ne s’intéressaient à rien, il était impossible de trouver de quoi discuter avec eux. Startsev fuyait les conversations et se contentait de manger et de jouer au wint1, et lorsque, tombé par hasard sur une fête de famille, il était invité quelque part à déjeuner, il prenait place et mangeait sans rien dire, en regardant son assiette ; et tout ce qui se disait à l’occasion était injuste, bête et sans intérêt, il en ressentait de l’irritation et s’agitait intérieurement, mais se taisait, et de le voir ainsi fixer toujours son assiette en gardant sévèrement le silence, on l’avait baptisé en ville « Le Polonais boudeur », bien qu’il n’eût jamais été Polonais. 


     Il évitait les divertissements comme le théâtre ou le concert, mais jouait au wint trois heures durant tous les soirs, avec délectation. Il avait encore un autre passe-temps, auquel il avait cédé petit à petit : sortir le soir de ses poches les billets de banque que lui avaient procurés ses visites, et il arrivait que ces billets – des jaunes, des verts, certains qui sentaient le parfum, d’autres le vinaigre, l’encens ou l’huile de baleine – fourrés en vrac dans ses poches, il y en eût pour soixante-dix roubles ; arrivé à quelques centaines, il allait les déposer sur son compte courant du Crédit Mutuel.


     Durant les quatre années écoulées  depuis le départ de Iékatiérina Ivanovna, il alla seulement deux fois chez les Tourkine, sur la demande de Véra Iossifovna, qui soignait toujours ses migraines. Véra Iossifovna revenait chez ses parents chaque été, mais il se trouva qu’il ne la rencontra jamais.


     Mais au bout de ces quatre années, donc, par une matinée tiède et calme, on apporta une lettre à l’hôpital. Véra Iossifovna écrivait à Dmitri Ionytch qu’il lui manquait beaucoup et lui demandait de venir sans faute alléger ses souffrances, de plus c’était aujourd’hui son anniversaire. Il y avait un post-scriptum : « Je m’associe à la prière de maman. K. »


     Startsev réfléchit et se rendit le soir chez les Tourkine. 


     — Ah, bonjour s’il vous plaît ! l’accueillit Ivan Pétrovitch, riant seulement des yeux. Bonjourez moi.


     Très vieillie, les cheveux blancs, Véra Iossifovna serra la main de Startsev, soupira avec affectation et déclara :


     — Docteur, vous ne voulez pas me faire la cour, vous ne venez jamais nous voir, je suis déjà vieille, pour vous. Mais une jeune personne est arrivée, qui sera peut-être plus heureuse.


     Et Kotik ? Elle avait maigri, pâli, embelli et sa taille était plus élancée ; mais elle était  Iékatiérina Ivanovna, ce n’était plus Kotik ; disparues, la fraîcheur d’antan et l’expression de naïveté enfantine. On voyait dans son regard comme dans ses manières quelque chose de nouveau, manquant de hardiesse et s’excusant presque, comme si, dans la maison de ses parents, elle ne se fût plus sentie chez elle.


     — Cela fait une éternité que nous ne nous sommes pas vus ! dit-elle en tendant la main à Startsev, et l’on voyait que son cœur battait anxieusement ; et, le fixant avec curiosité, elle poursuivit :


     — Comme vous avez grossi ! Vous avez le teint hâlé, vous avez forci, mais, dans l’ensemble, vous avez peu changé.


     Même maintenant, elle lui plaisait, elle lui plaisait beaucoup, mais ou bien il lui manquait quelque chose, ou bien elle avait quelque chose en trop – il n’aurait su dire ce que c’était, mais quelque chose l’empêchait de retrouver les sentiments éprouvés autrefois. Sa pâleur, sa nouvelle expression, son faible sourire et sa voix ne lui plaisaient pas ; un peu plus tard, ce fut sa robe, son fauteuil, quelque chose du passé, de l’époque où il avait failli l’épouser lui déplaisait. Il se rappela l’amour qui avait été le sien, les rêves et les espoirs qui l’agitaient quatre ans plus tôt, et il se sentit mal à l’aise.


     On but du thé en mangeant une tarte. Puis Véra Iossifovna leur lut son nouveau roman, des choses qui n’arrivent jamais dans la vie, Startsev l’écoutait, contemplant sa belle tête blanche et attendant qu’elle eût fini.


     « Le manque de talent, se disait-il, ce n’est pas de ne pas savoir écrire des nouvelles, c’est ne pas savoir le cacher. »


     — C’est assez biengre, fit Ivan Pétrovitch.


     Iékatiérina Ivanovna joua ensuite du piano, longuement et en faisant beaucoup de bruit, et à la fin, on la remercia et on s’extasia longuement.


      « C’est une bonne chose de ne pas l’avoir épousée », se dit Startsev.


     Elle le regardait, attendant visiblement qu’il lui proposât d’aller au jardin, mais il se taisait.


     — Causons un peu, dit-elle en s’approchant de lui. Parlez-moi de vous, de votre vie. Que devenez-vous ? J’ai pensé à vous tous ces jours-ci, continua-t-elle avec nervosité, je voulais vous écrire, je voulais aller moi-même à Dialij, mais ensuite je me suis ravisée : Dieu sait quelles sont vos dispositions à mon égard, à présent.  Je vous ai attendu aujourd’hui avec tant d’émotion ! De grâce, allons au jardin.


     Ils y allèrent et s’assirent sur le même banc, en-dessous du vieil érable, que quatre ans plus tôt. Il faisait noir.


     — Alors, comment allez-vous ? demanda Iékatiérina Ivanovna.


     — Ça va, on vit doucettement, répondit Startsev.


     Il ne trouva rien à ajouter. Ils restèrent silencieux.


     — Je suis émue, dit Iékatiérina Ivanovna en se cachant la figure dans les mains, mais n’y faites pas attention. Je me trouve si bien à la maison, je suis contente de revoir tout le monde, et je ne n’arrive pas à m’y faire. Que de souvenirs ! Il me semblait que nous allions bavarder sans arrêt jusqu’au matin, vous et moi.


     Il voyait maintenant de près son visage, ses yeux brillants, et là, dans l’obscurité, elle paraissait plus jeune qu’au salon, son ancienne expression enfantine eut même l’air de revenir. Voilà qu’en effet elle le regardait avec une curiosité naïve, comme si elle voulait mieux discerner et comprendre l’homme qui l’avait aimée autrefois avec tant d’ardeur, tant de douceur et tant d’infortune ; elle le remerciait des yeux pour cet amour ; et il se souvint de tout dans les moindres détails, il se revit errant au cimetière puis rentrant chez lui au matin, exténué, et il éprouva soudain de la tristesse et regretta le passé. Une petite flamme s’alluma dans son âme.


     — Et vous vous rappelez le jour où je vous ai accompagnée pour une soirée au cercle ? dit-il. Il pleuvait, il faisait noir…


     La petite flamme brûlait dans son âme, il avait envie de parler, de se plaindre de la vie…


     — Hélas ! dit-il en soupirant. Vous me demandez comment je vais. Comment vivons-nous, ici ? Mais nous ne vivons pas du tout. Nous vieillissons, nous engraissons. Un jour et une nuit font vingt-quatre heures, la vie passe, sans couleurs, sans impressions, sans idées… Le gain dans la journée, et le soir le cercle, un monde de joueurs de cartes, d’alcooliques, de gens à la voix enrouée que je peux pas souffrir. Qu’y a-t-il de bon là-dedans ?


     — Mais vous avez votre travail, un noble but dans la vie. Vous aimiez tant parler de votre hôpital. À cette époque, j’étais assez étrange, je me croyais une grande pianiste. À présent, toutes les demoiselles jouent du piano, je jouais moi aussi comme toutes les autres, et sans rien avoir de particulier ; je suis pianiste comme maman est romancière. Bien sûr, à ce moment-là, je ne vous comprenais pas, mais par la suite, à Moscou, j’ai souvent repensé à vous. Je ne pensais même qu’à vous. Quel bonheur, d’être médecin de zemstvo, de venir en aide aux gens qui souffrent, de servir le peuple. Quel bonheur ! répéta Iékatiérina Ivanovna avec fougue. Quand je pensais à vous à Moscou, vous me paraissiez tellement parfait, tellement sublime…


     Startsev songea aux billets de banque qu’il retirait avec tant de plaisir de ses poches, le soir, et la petite flamme dans son âme s’éteignit.


     Il se leva pour revenir dans la maison. Elle lui prit le bras.


     — De tous ceux que j’ai rencontrés dans ma vie, vous êtes le meilleur, reprit-elle. Nous allons nous voir et parler ensemble, n’est-ce pas ? Promettez-le-moi. Je ne suis pas une pianiste, je ne me fais plus d’illusions sur moi-même et, en votre présence, je ne jouerai pas ni ne parlerai de musique.


     Alors qu’ils entraient dans la maison et que Startsev vit, à la lueur des bougies, son visage et ses yeux tristes, reconnaissants et scrutateurs tournés vers lui, il s’en inquiéta et se dit de nouveau :


     « Heureusement que je ne l’ai pas épousée. »


     Il se mit à prendre congé.


     — Le droit romain ne vous autorise nullement à vous en aller sans avoir soupé, lui dit Ivan Pétrovitch en le raccompagnant. C’est absolument orthogonal de votre part. Allez, fais ton numéro ! dit-il dans le vestibule à l’adresse de Pava.


     Celui-ci, qui n’était plus un jeune garçon mais un jeune homme moustachu, prit  la pose, leva un bras et déclama d’un ton tragique :


     — Meurs, malheureuse !


     Il y avait là de quoi agacer Startsev. S’asseyant dans sa calèche et regardant la maison sombre et le jardin qu’il trouvait si charmants et qui lui étaient si chers autrefois, il se rappela tout d’un seul coup : les romans de Véra Iossifovna, le jeu bruyant de Kotik, les bons mots d’Ivan Pétrovitch et la pose tragique de Pava, et il se dit que si les gens les plus talentueux de la ville étaient nuls à ce point, on pouvait s’inquiéter au sujet du reste des habitants.


     Trois jours plus tard, Pava lui apporta une lettre de Iékatiérina Ivanovna.


     « Vous ne venez pas nous voir, écrivait-elle. Pourquoi ? Je crains que vos sentiments à notre égard n’aient changé ; je le crains et cette seule pensée me fait peur. Rassurez-moi, venez et dites-moi que tout va bien. 

     Il faut absolument que je vous parle. Votre I. T. »


     Il lut la lettre, réfléchit et dit à Pava :


     — Dis-leur, mon ami, que je ne peux pas venir aujourd’hui, je suis très pris. Dis-leur que je viendrai dans deux ou trois jours.


     Mais trois jours passèrent, une semaine s’écoula, il n’y allait toujours pas. Une fois, en passant à côté de la maison des Tourkine, il se souvint qu’il faudrait y passer ne fût-ce qu’un instant, mais il réfléchit et… ne le fit pas.


     Et il ne retourna jamais chez les Tourkine.



  1. Jeu de cartes répandu en Russie dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.





V


     Quelques années de plus se sont écoulées. Startsev, gras et gros encore davantage, respire difficilement et marche à présent la tête rejetée en arrière. Lorsqu’il se déplace, rouge et boursouflé, dans sa calèche tirée par sa troïka à grelots, avec Pantéléïmon, lui aussi rouge et boursouflé, la nuque charnue, assis sur le siège du cocher, les bras tendus en avant et raides comme s’ils étaient de bois, qui crie aux passants : « Tiens ta drrroite ! », le tableau est imposant, ce n’est plus un homme qui passe mais, dirait-on, un dieu païen. Il a en ville une énorme clientèle, il n’a pas le temps de souffler, et il possède déjà, en plus de sa propriété, deux maisons en ville, et il en convoite une troisième, d’un rapport plus avantageux ; et lorsqu’on lui parle, au Crédit Mutuel, d’une maison qui sera mise aux enchères, il y court sans se gêner, et, allant d’une pièce à l’autre sans faire attention aux femmes en petite tenue et aux enfants débraillés qui le regardent avec étonnement et effroi, il passe sa canne dans l’embrasure de chaque porte en disant : 


     — C’est le bureau ? C’est la chambre à coucher ? C’est quoi, ici ?


     Le tout en respirant lourdement et en essuyant la sueur sur son front.


     Il a beaucoup à faire, cependant il ne quitte pas son poste au zemstvo ; la cupidité l’emporte, il veut être ici et là. À Dialij comme en ville, on l’appelle désormais simplement Ionytch1. On disait : « Où va donc Ionytch ? », ou : « Ne faudrait-il pas faire venir Ionytch, pour un conseil de médecins ? »


     Sans doute a cause de la graisse qui lui inonde la gorge, sa voix a changé, elle est devenue grêle et désagréable. Son caractère aussi a changé : il est devenu pénible, irritable. Lors de ses consultations, il a pris l’habitude de se mettre en colère, il frappe impatiemment le sol de sa canne et dit de sa voix désagréable :


       Contentez-vous de répondre aux questions ! Pas de bavardages !


     Il vit seul. Il s’ennuie, rien ne l’intéresse.


     Depuis qu’il habite Dialij, son amour pour Kotik a été sa seule joie, et probablement la dernière. Le soir, il joue au wint au cercle, après quoi il s’assoit tout seul à une grande table pour souper. C’est Ivan, le garçon le plus âgé et le plus respectable, qui s’occupe de lui, on lui sert du Château Lafite N°17 et tout le monde – les anciens du cercle comme le cuisinier et le garçon – sait ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas, tout le monde fait un maximum d’efforts pour qu’il soit content, autrement, il pourrait se fâcher d’un coup et se mettre à frapper le sol avec sa canne.


     En mangeant, il lui arrive de se retourner et de se mêler à une conversation :


     — De quoi parlez-vous ? Hein ? Qui ça ?


     Et si par hasard, à une table voisine, on se met à parler des Tourkine, il demande :


     — De quels Tourkine parlez-vous ? De ceux dont la fille joue du piano ?


     Voilà tout ce qu’on peut dire à son sujet.


     Et les Tourkine ? Ivan Pétrovitch n’a pas vieilli, il n’a nullement changé et continue comme par le passé à faire de l’esprit et à raconter des anecdotes ; comme par le passé, Véra Iossifovna lit de bonne grâce ses romans à ses hôtes, avec une cordiale simplicité. Et Kotik fait tous les jours du piano, elle joue pendant quatre heures. Elle a nettement vieilli, elle est souvent souffrante et va en Crimée à chaque automne avec sa mère. Ivan Pétrovitch les accompagne à la gare et, quand le train s’ébranle, il essuie ses larmes et crie :


     — Au revoir s’il vous plaît !


     Et il agite son mouchoir.





  1. Le médecin est devenu une gloire locale, ce que traduit l’emploi du seul patronyme, appellation toutefois également condescendante, ou traduisant une familiarité affectée (cf Ilitch pour Lénine). La désignation normale est : prénom et patronyme. 




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