dimanche 2 décembre 2018

Trois années (Anton Tchékhov) : suite et fin






IX

     Laptiev habitait dans l’un des passages donnant sur la rue Malaïa Dmitrovka, non loin de la vieille église Saint-Pimène. Outre la grande maison donnant sur la rue, il louait dans la cour un pavillon à un étage pour son ami Kotchévoï, avocat adjoint que tous les Laptiev appelaient simplement Kostia car ils l’avaient vu grandir. En face de ce pavillon, il s’en trouvait un autre, également à un étage, dans lequel habitait une famille française composée du mari, de la femme et de cinq filles. 

     Il faisait dans les moins vingt. Les fenêtres étaient couvertes de givre. À son réveil, l’air soucieux, Kostia prit quinze gouttes d’un certain médicament puis sortit deux haltères d’une bibliothèque et fit un peu de gymnastique. Il était grand et très maigre, portait une grande moustache tirant sur le roux, mais le plus remarquable dans sa personne, c’était ses jambes d’une longueur hors du commun. 
     Piotr, un moujik entre deux âges, en veston et pantalon d’indienne enfoncé dans des bottes à tige haute, apporta le samovar et prépara le thé.
     — Il fait très beau aujourd’hui, Konstantin Ivanytch, dit-il.
     — Oui, il fait beau, seulement voilà, mon ami, dommage que notre vie, à toi comme à moi, ne soit pas fameuse.
     Piotr soupira par politesse.
     — Et les filles ? demanda Kotchévoï.
     — Le prêtre n’est pas venu, c’est Alexeï Fiodorytch qui les fait travailler.
     Kostia repéra sur la fenêtre une petite place sans givre et se mit à regarder à la jumelle du côté de la famille française.
     — On ne voit rien, dit-il.
     Au même moment, en bas, Alexeï Fiodorytch faisait travailler leur catéchisme à Sacha et Lida.  Depuis un mois et demi déjà, elles vivaient à Moscou avec leur gouvernante au rez-de-chaussée du pavillon, et le prêtre et le maître de l’école du quartier venaient leur donner des leçons trois fois par semaine.  Sacha étudiait le Nouveau Testament et Lida venait de commencer l’Ancien. La dernière fois, Lida avait eu à apprendre tout jusqu’à Abraham.
     — Ainsi, Adam et Ève avaient deux fils, dit Laptiev. Parfait. Mais comment s’appelaient-ils ? Fais un effort, rappelle-toi !
     L’air toujours fâchée, Lida se taisait en regardant la table, seules ses lèvres remuaient ; l’aînée, Sacha, la regardait bien en face et souffrait pour elle.
     — Tu le sais très bien, il faut juste que tu ne t ‘affoles pas, dit Laptiev. Alors, ils s’appelaient comment, les fils d’Adam ?
     — Abel et Kabel1, murmura Lida.
     — Caïn et Abel, la reprit Laptiev. 
     Une grosse larme roula sur la joue de Lida et tomba sur le livre. Sacha baissa les yeux et rougit, prête à pleurer elle aussi. La pitié empêcha Laptiev de parler, il se sentit des larmes dans la gorge ; il se leva et alluma une cigarette. Kotchévoï descendit à ce moment, un journal dans les mains. Les fillettes se levèrent et firent une révérence sans le regarder.
     — Pour l’amour de Dieu, Kostia, faites-les travailler, lui dit Laptiev. J’ai peur de me mettre à pleurer moi-même, et il faut que j’aille à l’entrepôt avant le déjeuner.
     — Entendu.
    Alexeï Fiodorytch s’en alla. L’air très sérieux, renfrogné, Kostia s’assit devant la table et tira vers lui l’Histoire sainte. 
     — Eh bien, où en êtes-vous ? demanda-t-il.
     — Elle connaît le déluge, dit Sacha.
     — Le déluge ? Bien, nous allons nous pencher sur le déluge. Va pour le déluge !
     Kostia parcourut, dans le livre, la courte description du déluge et dit :
     — Je dois vous faire remarquer  que le déluge tel qu’il est rapporté ici n’a pas eu lieu, en réalité. Et Noé non plus n’a jamais existé. Quelques milliers d’années avant la naissance du Christ, il y a eu sur terre une extraordinaire inondation, dont il est question non seulement dans la Bible juive, mais également dans les livres d’autres peuples de l’antiquité comme les Grecs, les Chaldéens, les Hindous. Mais quelle qu’ait été cette inondation, elle n’a pas pu submerger la terre entière. Bon, les plaines furent inondées, mais pas les montagnes, j’imagine. Lisez ce livre, soit, mais ne le croyez pas trop.
     Les larmes de Lida recommencèrent à couler, elle se détourna et se mit brusquement à sangloter si fort que Kostia tressaillit et se leva, grandement troublé.
     — Je veux rentrer à la maison, dit -elle à travers ses larmes. Chez papa et la nounou.
     Sacha aussi se mit à pleurer. Kostia remonta chez lui et téléphona à Ioulia
 Sergueïevna :  
     — Chère amie, les filles pleurent à nouveau. Rien à faire.
     Ioulia Sergueïevna accourut depuis la grande maison sans mettre de manteau, avec seulement un châle tricoté sur le dos ; transie de froid, elle se mit à consoler les petites.
     — Croyez-moi, leur disait-elle d’une voix suppliante en les serrant l’une après l’autre contre elle, croyez-moi, votre papa arrivera ce soir, il a envoyé un télégramme. Vous regrettez votre maman et moi aussi, je la regrette, cela me fend le cœur, mais que peut-on y faire ? On ne s’oppose pas au Seigneur !
     Lorsqu’elles eurent fini de pleurer, Ioulia Sergueïevna les emmitoufla et les emmena faire une promenade en traîneau. Elles suivirent d’abord la rue Malaïa Dmitrovka2, puis la rue de Tver, près du monastère de la Passion ; elles firent halte devant la chapelle d’Ibérie, mirent chacune un cierge et s’agenouillèrent pour prier. Sur le chemin du retour, elles s’arrêtèrent chez Filippov et prirent des craquelins de carême au pavot.
     Les Laptiev déjeunaient vers trois heures. Piotr faisait le service. Ce même Piotr courait dans la journée tantôt à la poste, tantôt à l’entrepôt, ou bien au tribunal d’arrondissement pour le compte de Kostia, et il servait à table ; le soir, il confectionnait des cigarettes, la nuit il courait ouvrir la porte, et à cinq heures du matin, il allumait déjà les poêles, personne ne savait quand il dormait. Il aimait beaucoup déboucher les bouteilles d’eau de Seltz, ce qu’il faisait avec aisance, sans faire de bruit et sans renverser une seule goutte.
     — Plaise à Dieu ! dit Kostia en avalant un petit verre de vodka avant le potage.
     Les premiers temps, Kostia déplaisait à Ioulia Sergueïevna ; sa voix de basse, ses petits mots du genre « foutre dehors », « casser la gueule », « ordure », « joue les samovars », son habitude de trinquer et d’en rajouter en buvant des petits verres, tout cela lui semblait vulgaire. Mais, ayant appris à le connaître plus complètement, elle commença à se sentir très à l’aise en sa compagnie. Il était franc avec elle, aimait bavarder le soir avec elle à mi-voix, et allait jusqu’à lui donner à lire des romans de sa composition encore tenus cachés même à des amis comme Laptiev et Iartsev. Elle lisait ces romans et les louait pour ne pas lui faire  de peine, ce qui le rendait très heureux car il comptait devenir tôt ou tard un écrivain reconnu. Dans ses romans, il ne décrivait que la campagne et les domaines seigneuriaux, bien qu’il n’ait vu la campagne que très rarement, en villégiature chez des amis, et qu’il soit allé dans un domaine une seule fois dans sa vie en se rendant à Volokolamsk pour une affaire de justice. Il évitait le thème de l’amour comme s’il en avait honte, peignait souvent la nature et aimait en outre employer des expressions comme le contour fantasque des montagnes, l’allure fantasmagorique des nuages ou l’accord des harmonies secrètes… Ses romans n’étaient édités nulle part, ce qu’il mettait sur le compte de la censure.
     Le métier d’avocat lui plaisait, mais il tenait ces romans, et non cette activité d’avocat, pour son occupation principale. Il lui semblait avoir une structure personnelle délicate et artistique et sentait constamment l’appel de l’art. Il ne chantait pas ni ne jouait d’aucun instrument, il n’avait absolument aucune oreille, mais il ne manquait aucune manifestation symphonique ou philharmonique, organisait des concerts de bienfaisance et se liait avec les chanteurs…
     Au cours du déjeuner, on avait l’habitude de converser. 
     — C’est vraiment étrange, dit Laptiev, mon Fiodor m’a interloqué une fois encore ! Il faut chercher à savoir quand notre maison aura cent ans, pour tâcher de nous faire anoblir, m’a-t-il déclaré le plus sérieusement du monde. Qu’est-ce qui lui prend ? À vrai dire, il commence à m’inquiéter.
     On discuta à propos de Fiodor et sur le fait qu’à présent chacun se poussait du col. Ainsi, Fiodor s’efforçait de jouer les simples marchands, bien que  ce ne fût plus le cas, et quand le maître de l’école dont le vieux Laptiev était curateur venait chercher son salaire, Fiodor changeait de voix et d’allure, et prenait avec l’enseignant des airs de chef.
     Comme on avait rien à faire après le déjeuner, on passa dans le cabinet. On parla des décadents3, de la Pucelle d’Orléans4, dont Kostia récita tout un monologue ; il trouvait qu’il  imitait très bien madame Iermolova5. On se mit ensuite à jouer au vint6. Les fillettes n’étaient pas retournées chez elles, au pavillon, pâles et tristes, elles étaient assises dans le même fauteuil et prêtaient l’oreille au bruit du dehors : n’était-ce pas leur père qui arrivait ? Le soir, dans l’obscurité comme à la lueur des bougies, elles ressentaient de l’angoisse. Les commentaires pendant le jeu, les pas de Piotr, les bûches crépitant dans la cheminée, tout cela leur portait sur les nerfs, et elles n’avaient pas envie de regarder le feu ; pleurer non plus, elles n’en avaient pas envie le soir, mais elles étaient anxieuses et terrifiées. Il leur était incompréhensible que l’on pût bavarder et rire, alors que maman était morte.  
     — Qu’avez-vous vu aujourd’hui dans vos jumelles ? demanda Ioulia Sergueïevna à Kostia. 
     — Rien aujourd’hui, mais hier, le vieux Français a pris un bain.
     À sept heures, Ioulia Sergueïevna partit avec Kostia pour le théâtre Maly7. Laptiev resta avec les petites.
     — Votre père devrait déjà être arrivé dit-il en regardant sa montre. Il faut croire que son train a eu du retard.
     Les fillettes étaient assises en silence dans le fauteuil, serrées l’une contre l’autre comme le font les petits des bêtes sauvages quand ils ont froid. ; Laptiev allait et venait d’une pièce à l’autre en regardant sa montre avec impatience. Il n’y avait aucun bruit dans la maison. Mais peu avant neuf heures, on sonna. Piotr alla ouvrir. 
     En entendant une voix qu’elles connaissaient, les petites poussèrent un cri, fondirent en larmes et s’élancèrent dans le vestibule. Panaourov portait une pelisse magnifique et le froid du dehors lui avait blanchi la barbe et la moustache.
     —Minute, minute, marmonna-t-il, tandis que Sacha et Lida, riant et sanglotant, embrassaient ses mains froides, sa chapka et sa pelisse. Avec la langueur d’un bel homme gâté par l’amour, il câlina sans hâte les fillettes, puis entra dans le cabinet et dit en se frottant les mains :
     — Mes amis, je ne vais pas rester longtemps. Je pars demain à Pétersbourg.. Je dois être muté dans une autre ville.
     Il était descendu au « Dresde8 ».    



  1. La transcription du texte russe serait : Avel et Kavel, car le b russe se lit « v »…
  2. Il est sans arrêt question dans le texte de la petite rue X, ou de la grande rue Y. Je me contente de transcrire.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cadentisme
  4. Pièce de Schiller, plus tard opéra de Tchaïkovski :
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Maria_Iermolova
  6. prononcer vinnte. Jeu de cartes proche du whist, fréquemment rencontré chez Tchékhov, et qu’on trouve aussi chez Tolstoï.
  7. Petit théâtre, le Bolchoï étant le grand théâtre.
  8. Hôtel à Moscou.




X

     Ivan Gavrilytch1 Iartsev venait souvent voir les Laptiev. C’était un costaud en pleine santé, aux cheveux bruns et au visage intelligent et avenant ; il passait pour bel homme, mais ces derniers temps il avait pris de l’embonpoint, ce qui lui gâtait les traits et gâchait sa silhouette ; il se faisait couper les cheveux très courts, presque ras, ce qui l’enlaidissait encore. À l’Université, autrefois, les étudiants l’appelaient « le videur » en raison de sa stature et de sa force.
     Il avait fait des études de philologie en même temps que les frères Laptiev, puis il était entré à la faculté des sciences naturelles, et il était à présent titulaire d’une licence2 de chimie. Il n’avait aucune chaire en vue et ne travaillait dans aucun laboratoire, il enseignait la physique et l’histoire naturelle dans un établissement secondaire de type moderne3 et dans deux lycées de jeunes filles. Il s’extasiait devant ses élèves, en particulier les filles, et disait que la génération montante était remarquable. Outre la chimie, il s’occupait encore chez lui de sociologie et d’histoire de la Russie, et signait de son initiale4 les courts billets qu’il lui arrivait de publier dans les journaux et les revues. Quand il parlait botanique ou zoologie, il avait l’air d’un historien, et lorsqu’il abordait un point d’histoire, il ressemblait à un naturaliste.
     Un autre familier de la maison, chez les Laptiev, était Kiche, surnommé l’Éternel étudiant. Il avait passé trois années en faculté de médecine, avant de migrer vers celle de mathématique pour y redoubler chaque année. Son père, un pharmacien de province, lui envoyait quarante roubles tous les mois, auxquels sa mère ajoutait dix roubles en cachette, et cet argent lui suffisait pour vivre en s’offrant même des luxes comme un manteau de castor polonais5, des gants, des parfums et des photos (il se faisait souvent photographier, et donnait ses portraits à ses connaissances). Très soigné, un peu chauve avec de courts favoris dorés le long des oreilles, la mine modeste, il avait en permanence l’air de quelqu’un prêt à rendre service. Il passait son temps à se donner du mal pour les autres : tantôt il courait, une feuille de souscription à la main, tantôt il se gelait au point du jour devant le guichet d’un théâtre afin de prendre un billet pour une dame qu’il connaissait ou encore il allait commander une couronne ou un bouquet, sur la demande d’un tiers. À son sujet, on disait seulement : Kiche y passera, Kiche le fera, Kiche l’achètera. Le plus souvent, il s’acquittait mal des commissions dont on l’avait chargé. Les reproches pleuvaient sur lui, on oubliait souvent de le rembourser, mais il n’en parlait jamais, se contentant de soupirer quand il se retrouvait dans l’embarras. Ses joies et ses peines étaient toujours mesurées, ses narrations toujours longues et ennuyeuses, ses saillies ne faisaient jamais rire que du fait de n’être pas drôles. Une fois, par exemple, il dit pour plaisanter à Piotr : « Piotr, tu n’es pas une pioche6 », ce qui souleva un rire général, lui-même riant longuement, content de son mot d’esprit opportun. Lorsqu’on enterrait un professeur, il marchait toujours en tête avec les porteurs de torches.
     Iartsev et Kiche avaient l’habitude de venir le soir prendre le thé. Les jours où les Laptiev n’allaient ni au théâtre ni au concert, ce thé du soir se prolongeait jusqu’au dîner. Un soir de février, la conversation suivante se tint dans la salle à manger :
     — Une œuvre d’art n’a de sens et d’utilité que lorsqu’elle contient à la base un sérieux problème social, disait Kostia en regardant Iartsev d’un aire fâché. Si l’œuvre proteste contre le servage ou si l’auteur s’insurge contre le grand monde et ses trivialités, alors une telle œuvre est utile et elle a un sens. Quant aux romans et aux nouvelles avec « ah ! » et « oh ! », et puis « elle est tombée amoureuse de lui, mais lui a cessé de l’aimer », ces œuvres-là, je les déclare nulles et que le diable les emporte !
     — Je suis d’accord avec vous, Konstantin Ivanytch, dit Ioulia Sergueïevna. L’un décrit un rendez-vous galant, l’autre une infidélité, un troisième des retrouvailles. N’y a-t-il vraiment pas d’autres sujets ? Il y a tout de même énormément de gens malades, malheureux, atrocement pauvres, qui doivent trouver tout cela dégoûtant à lire.
     Laptiev éprouva du désagrément en voyant son épouse, jeune femme qui n’avait pas encore vingt-deux ans, raisonner sur l’amour avec tant de sérieux et de froideur. Il devinait pour quelle raison.
     — Si la poésie ne pose pas les problèmes qui vous paraissent importants, dit Iartsev, alors tournez-vous vers les ouvrages techniques, intéressez-vous au droit pénal ou financier, lisez les feuilletons scientifique. À quoi cela rimerait-il que dans Roméo et Juliette, au lieu d’amour, on parlât, disons de la liberté de l’enseignement ou de la désinfection des prisons, puisque cela, vous le trouverez dans des articles et des manuels spécialisés ?
     — Mon vieux, ce sont des cas extrêmes ! l’interrompit Kostia. Nous ne parlons pas de géants comme Shakespeare ou Goethe, mais de la centaine d’auteurs talentueux ou médiocres qui eussent été bien plus utiles en délaissant l’amour pour propager dans la masse les sciences et l’humanisme.
     Grasseyant et parlant du nez, Kiche se mit à raconter  le contenu d’une nouvelle qu’il avait lue récemment. Il racontait en détail, sans se presser ; trois minutes s’écoulèrent, puis cinq, puis dix, il poursuivait toujours, sans que personne pût comprendre de quoi il était question, tandis que ses yeux s’éteignaient dans son visage devenu de plus en plus inexpressif.
     — Kiche, accélérez, ne put se retenir de dire Ioulia Sergueïevna ; c’est un vrai supplice !
     — Arrêtez, Kiche ! lui cria Kostia. 
     Tout le monde se mit à rire, y compris Kiche.
     Survint Fiodor. Des taches rouges sur la figure, pressé, il salua l’assistance et entraîna son frère dans le cabinet. Ces derniers temps, il fuyait les réunions en nombre, préférant les tête-à-tête.
     — Laissons les jeunes gens rire là-bas et parlons à cœur ouvert, toi et moi, dit-il en prenant place dans un fauteuil profond, un peu plus loin de la lampe. Cela fait un moment qu’on ne s’est pas vus, frérot. Depuis combien de temps n’es-tu pas venu à l’entrepôt ? Une semaine, peut-être.
     — Oui. Je n’ai rien à y faire. Et je l’avoue, le vieux m’ennuie.
     — Bien sûr, on peut se passer de nous deux à l’entrepôt, mais il faut tout de même rester occupé. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, comme on dit. Le labeur est agréable à Dieu.
     Piotr apporta sur un plateau un verre de thé. Fiodor le but sans sucre et en redemanda. Il buvait beaucoup de thé, il pouvait en boire une dizaine de verres en une soirée.
     — Tu sais quoi, frère ? dit-il en se levant et en s’approchant de Laptiev. Vas-y carrément, présente-toi aux élections des conseillers municipaux, nous t’amènerons en douceur à la municipalité, pour te faire nommer ensuite adjoint. On peut voir plus loin, tu es un homme intelligent, instruit, on te remarquera et on te fera venir à Pétersbourg – les administrateurs de province sont à la mode, à présent, là-bas, il se pourrait bien que tu sois conseiller privé et que tu portes un ruban en sautoir avant d’avoir cinquante ans.
     Laptiev ne répondit rien ; comprenant que le rang de conseiller privé et le ruban, Fiodor les désirait pour lui-même, il ne savait quoi répondre. 
     Les deux frères restaient assis sans rien dire. Fiodor ouvrit sa montre8 et l’examina très longuement, avec une attention soutenue, comme s’il voulait surprendre le mouvement de l’aiguille, et l’expression de son visage parut étrange à Laptiev.
     Une clochette annonça le dîner. Laptiev passa à la salle à manger, cependant que son frère demeurait dans le cabinet. La discussion avait pris fin, mais Iartsev énonçait, sur le ton d’un professeur faisant cours :
     — Du fait de la différence des climats, des énergies, des goûts et des âges, l’égalité entre les hommes est physiquement impossible. Mais l’homme cultivé peut rendre inoffensive cette inégalité, exactement comme il l’a déjà fait pour les marais et les ours. Un savant a bien réussi à faire manger dans la même assiette un chat, une souris, un émerillon et un moineau, il faut espérer que l’éducation réalisera la même chose avec les humains. La vie va toujours de l’avant, la culture fait sous nos yeux d’immenses progrès et il est évident que le temps viendra où, par exemple, l’état actuel des ouvriers d’usine paraîtra aussi absurde que nous semble à présent le servage, époque où l’on échangeait des jeunes filles contre des chiens.
     — Ce ne sera pas de sitôt, vraiment pas, dit Kostia avec un sourire malicieux ; ce n’est pas demain la veille que Rothschild trouvera absurde l’or entassé dans ses caves, et d’ici là l’ouvrier peut toujours courber l’échine et avoir le ventre ballonné par la faim. Non, mon petit vieux. Il faut lutter, et non attendre. Si un chat mange dans la même assiette qu’une souris, vous croyez que c’est consciemment ? Allons donc ! On l’y a forcé.
     — Nous sommes riches, Fiodor et moi, notre père est millionnaire, c’est un capitaliste, il faut lutter contre nous ! dit Laptiev en se passant la main sur le front. Lutter contre nous – contre moi –, comme cela ne m’entre pas dans la tête ! Je suis riche, mais qu’est-ce que cet argent m’a apporté, jusqu’à présent, qu’est-ce que cette puissance m’a donné ? En quoi suis-je plus heureux que vous ? J’ai eu une vie de forçat dans mon enfance, et l’argent ne m’a pas épargné les verges. Lorsque Nina est tombée malade et quand elle est morte, mon argent ne l’a pas secourue. Si l’on ne m’aime pas, je ne peux pas contraindre à m’aimer, fût-ce en dépensant cent millions.
       Vous pouvez cependant faire beaucoup de bien, dit Kiche.
     — Où voyez-vous du bien ? Vous m’avez hier sollicité pour un mathématicien qui cherche un poste. Croyez bien que je ne suis pas en mesure de faire pour lui davantage que vous-même. Je peux lui donner de l’argent, mais ce n’est pas ce qu’il désire. J’ai demandé une fois à un musicien célèbre une place pour un violoniste pauvre, voici ce qu’il m’a répondu : « C’est parce que vous n’êtes pas musicien que vous vous adressez précisément à moi. » Je vous répondrai de même : vous vous tournez vers moi pour un secours avec tant d’assurance parce que vous n’avez jamais été dans la situation d’un homme riche. 
     — Pourquoi cette comparaison avec un musicien célèbre ? Je ne comprends pas ! dit Ioulia Sergueïevna en rougissant. Que vient faire ici le musicien célèbre ?
     Ses traits frémirent de haine, et elle baissa les yeux pour dissimuler ce sentiment. Tous les convives, et pas seulement son mari, avaient saisi cette expression sur son visage.
     — Que vient faire ici le musicien célèbre ? reprit-elle en baissant la voix. Il n’est rien de plus facile que d’aider un homme pauvre.
     Il y eut un silence. Piotr servit des gélinottes auxquelles personne ne toucha, on s’en tint à la salade. Laptiev ne se souvenait plus de ce qu’il avait dit, mais il était clair à ses yeux que ce n’étaient pas ses mots qui avaient été odieux à sa femme, mais le fait qu’il se fût mêlé à la conversation.
     Après le dîner, il repartit dans son cabinet ; tendu, le cœur battant, s’attendant à de nouvelles humiliations, il écoutait ce qui se passait dans la salle. La discussion y reprit ; puis Iartsev se mit au piano et chanta une romance sentimentale. Il savait tout faire : chanter, jouer, même faire des tours de magie.
     — Je suis prête à tout ce qui vous plaira, messieurs, mais je ne veux pas rester à la maison, dit Ioulia. Allons quelque part.
     On décida d’aller faire un tour dans la banlieue, et l’on envoya Kiche au club des marchands louer une troïka9. Laptiev ne fut pas invité, étant donné qu’il n’aimait pas sortir de la ville et qu’il avait son frère en ce moment chez lui ; mais il l’interpréta comme le signe qu’il les ennuyait, qu’il était absolument de trop dans cette jeune et joyeuse société. Et son dépit, son amertume furent si grands qu’il faillit en pleurer ; il en venait à trouver du plaisir à se voir traité de façon aussi peu aimable, dédaigné, tenu pour un mari ennuyeux et borné, un sac d’or, il avait l’impression qu’il aurait encore davantage de plaisir si sa femme le trompait cette nuit même avec son meilleur ami, pour ensuite le lui dire en face en le regardant haineusement… Il était jaloux d’elle, et sa jalousie s’étendait aux étudiants, aux acteurs, aux chanteurs, à Iartsev, jusqu’au premier venu, et il souhaitait passionnément, à présent, qu’elle lui fût infidèle pour de bon, il désirait la surprendre avec quelqu’un et ensuite s’empoisonner, se défaire à jamais de ce cauchemar. Fiodor buvait du thé en avalant bruyamment. Mais voilà qu’il se disposait à s’en aller.
     — Notre vieux doit avoir de l’amaurose, dit-il en mettant sa pelisse. Sa vision devient très mauvaise.
     Laptiev enfila aussi sa pelisse et sortit. Après avoir accompagné son frère jusqu’au monastère de la Passion, il prit un fiacre et se fit conduire chez Iar10 .
     « Et l’on appelle cela le bonheur conjugal ! se dit-il en se moquant de lui-même. L’amour ! »
     Il avait les dents qui claquaient, sans qu’il sût si c’était de jalousie ou d’autre chose. Chaz Iar, il fit le tour des tables, écouta dans la salle un chansonnier ; il n’avait préparé aucune phrase pour le cas où il rencontrerait son monde, et il était d’avance persuadé que, se trouvant nez à nez avec sa femme, il se contenterait de sourire d’un air pitoyable et bête, et tous comprendraient le sentiment qui l’avait obligé à venir. La lumière électrique, la musique bruyante, l’odeur de la poudre de riz, le regard des dames qui le croisaient, tout lui donnait la nausée. Il s’arrêtait près des portes des cabinets particuliers, tâchant de voir et d’entendre ce qui s’y passait, il avait l’impression de jouer, de concert avec le chansonnier et les dames, quelque rôle vil et méprisable. Puis il se fit conduire à Strielna10 sans y rencontrer personne des siens, et ce fut seulement au moment où sa voiture, ayant rebroussé chemin, s’arrêtait de nouveau devant chez Iar qu’une troïka la dépassa à grand bruit ; le cocher, ivre, poussait des cris et l’on entendait Iartsev rire aux éclats : « Ha ! Ha ! Ha ! »
     Laptiev revint chez lui après trois heures. Ioulia Sergueïevna était déjà couchée. En voyant qu’elle ne dormait pas, il s’approcha d’elle et lui dit rudement :
     — Je comprends votre répulsion, votre haine, mais vous pourriez m’épargner devant des tiers, cacher vos sentiments.
     Elle s’assit sur le lit, les jambes pendantes. À la lueur de la veilleuse11, elle avait de grands yeux noirs. 
     — Je vous demande pardon, dit-elle.
     L’émotion et le tremblement qui lui agitait tout le corps l’empêchait d’ajouter un seul mot, il restait debout devant elle, silencieux. Elle tremblait aussi et avait l’air d’une criminelle attendant qu’on lui demande de se justifier.
     — Que je souffre ! dit-il enfin en portant ses mains à sa tête. Je suis comme en enfer, je deviens fou !
     — Et moi, je ne souffre pas ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. Dieu seul sait ce que je ressens.
     — Tu es ma femme depuis six mois déjà, sans qu’il y ait dans ton âme la moindre étincelle d’amour, le moindre espoir, la moindre éclaircie ! Pourquoi m’as-tu épousé ? reprit Laptiev au désespoir. Pourquoi ? Quel démon t’a poussée dans mes bras ? Qu’espérais-tu ? Que désirais-tu ?
     Elle le regardait avec effroi, exactement comme si elle avait peur qu’il ne la tuât.
     — Est-ce que je te plaisais ? Est-ce que tu m’aimais ? poursuivit-il, s’étranglant. Non ! Alors quoi ? Quoi ? Dis-le : quoi ? cria-t-il. Ô maudit argent ! Maudit argent !
     — Non, je le jure devant Dieu ! s’écria-t-elle en faisant un signe de croix ; sous l’injure, elle s’était toute recroquevillée, et il l’entendit pleurer pour la première fois. Je le jure devant Dieu, ce n’est pas pour ça ! répéta-t-elle. Je ne pensais pas à l’argent, je n’en ai pas besoin, je me suis simplement dit que refuser ta demande serait une mauvaise action. Je craignais de gâcher ta vie et la mienne. Et maintenant, je souffre de mon erreur, j’en souffre atrocement !
     Elle éclata en sanglots et il comprit à quel point elle souffrait ; ne sachant que dire, il se laissa tomber sur le tapis devant elle.
     — Assez, ça suffit, balbutia-t-il. Je t’ai offensée parce que je t’aime à la folie – il lui embrassa soudain la jambe et l’étreignit avec passion. Ne serait-ce qu’une étincelle d’amour ! balbutia-t-il. Allons, mens-moi ! Mens ! Ne dis pas que c’était une erreur !
     Mais elle pleurait toujours, et il sentait qu’elle endurait ses caresses comme la conséquence inévitable de son erreur, et c’était tout. Et, comme un oiseau, elle avait ramenée sous elle la jambe qu’il avait embrassée,. Il eut pitié d’elle.
Elle se recoucha et se cacha sous la couverture, il se déshabilla et se coucha également. Au matin, ils étaient tous les deux gênés et ne savaient pas quoi dire, et il eut même l’impression qu’elle s’appuyait à peine sur la jambe qu’il avait embrassée.
     Un peu avant le déjeuner, Panaourov vint faire ses adieux. Ioulia éprouva une irrésistible envie de revoir sa terre natale, de rentrer chez elle ; ce serait bien agréable, songea-t-elle, de partir, de souffler un peu, à l’écart de cette vie conjugale embarrassante et de ce sentiment permanent d’avoir mal agi. Il fut décidé au déjeuner qu’elle partirait avec Panaourov et séjournerait deux ou trois semaines chez son père, tant que ça ne lui pèserait pas.


  1. Pour Gavrilovitch, fils de Gabriel.
  2. Ancienne licence. Plus proche du mastère actuel en France.
  3. Sur le mode de la Realschule allemande : https://www.eurorekruter.com/systeme-scolaire-education-et-formation-en-Allemagne.html
  4. Il signe Ia, ce qui, en russe, est une lettre – c’est la dernière lettre de l’alphabet.
  5. Une vieille note de Denis Roche signale qu’il s’agit de faux castor. 
  6. Dans le texte : « Piotr, tu n’es pas un esturgeon », ce poisson se disant assiotr en russe…
  7. Troisième rang de la Table (le Tchin) de Pierre le Grand. Appelé « Votre excellence ».
  8. Montre gousset…
  9. Rappel : c’est un attelage à trois chevaux.
  10. Fameux restaurants avec chœurs tziganes, à la périphérie de Moscou.
  11. Celle devant les icônes.




XI

     Elle voyageait avec Panaourov dans un compartiment séparé. Il portait une casquette d’astrakan à la forme un peu étrange.
     — Oui, dit-il d’un ton posé, on ne m’a pas donné satisfaction à Pétersbourg – et il poussa un soupir. De belles promesses, mais rien de concret. Eh oui, ma chère. J’ai été juge de paix, membre éminent, puis président de l’assemblée des juges de paix, et pour finir conseiller de l’administration régionale ; il me semble avoir servi mon pays et avoir droit à quelque considération, mais sachez-le : je ne peux pas obtenir de mutation dans une autre ville…
     Panaourov ferma les yeux et hocha la tête.
     — Je suis méconnu, poursuivit-il comme s’il allait s’endormir. Je ne suis certes pas un administrateur de génie, mais je suis un homme honnête, correct, ce qui est rare de nos jours. Je l’avoue, j’ai parfois un peu trompé les femmes, mais je me suis toujours comporté en gentleman vis-à-vis du gouvernement russe. Mais laissons cela, dit-il en rouvrant les yeux ; parlons de vous. Qu’est-ce qui vous a pris d’aller soudain voir votre papa ?
     — Une petite brouille avec mon mari, dit Ioulia en regardant sa casquette.
     — Oui, il est un peu bizarre. Tous les Laptiev sont bizarres. Votre mari, encore, ça peut aller, mais son frère, Fiodor, est un parfait crétin.
     Panaourov poussa un soupir et demanda avec sérieux :
     — Avez-vous déjà un amant ?
     Ioulia le regarda avec étonnement et eut un sourire malicieux.
     — Dieu seul sait de quoi vous parlez.
     Vers dix heures et demie, ils descendirent pour dîner dans une grande gare. Lorsque le train repartit, Panaourov enleva son manteau et sa casquette, et s’assit à côté de Ioulia.
     — Vous êtes très gentille, je dois vous le dire, commença-t-il. Je vous demande pardon pour cette comparaison d’aubergiste, mais vous me faites l’effet d’un petit concombre fraîchement salé ; il sent encore la serre, si l’on peut dire, mais il contient déjà un peu de sel et sent un peu l’aneth. Vous allez devenir peu à peu une femme splendide, une femme d’une grâce merveilleuse. Si notre voyage avait eu lieu il y a cinq ans, soupira-t-il, je me serais fait un agréable devoir de me ranger parmi vos soupirants, mais à présent, hélas, je suis un invalide.
     Avec un sourire à la fois triste et bienveillant, il lui prit la taille.
     — Vous perdez la tête ! dit-elle en rougissant, effrayée au point d’en avoir froid aux mains et aux pieds. Laissez-moi, Grigori Nikolaïtch ! 
     — De quoi avez-vous peur, mignonne ? demanda-t-il avec douceur. Qu’y a-t-il d’effrayant ? C’est juste que vous n’avez pas l’habitude.
     Quand une femme protestait, cela signifiait simplement à ses yeux qu’il lui avait fait de l’effet et qu’il lui plaisait. Tenant Ioulia par la taille, il l’embrassa fortement sur la joue, puis sur les lèvres, absolument convaincu de lui faire grandement plaisir. Se remettant de sa peur et de sa confusion, Ioulia se mit à rire. Il l’embrassa encore une fois et et dit, en remettant son étrange casquette :
     — Voilà tout ce que peut vous donner un invalide. Un pacha turc, un bon petit vieux, se vit offrir ou, me semble-t-il, reçut en héritage tout un harem. Quand ses belles jeunes femmes se mirent en rang devant lui, il passa devant elles en donnant à chacune un baiser, et il leur dit : « Voilà tout ce que je suis maintenant en état de vous donner. » Je dis la même chose.     
     Tout cela lui semblait bête et singulier, et l’amusait. Elle eut envie de faire des gamineries. Montant sur la banquette et fredonnant, elle prit sur l’étagère une boîte de bonbons et lui lança un chocolat en criant :
     — Attrapez !
     Il attrapa le chocolat ; en riant très fort, elle lui lança un autre bonbon, puis un troisième qu’il attrapa et mit dans sa bouche en l’implorant des yeux, et Ioulia avait l’impression de voir dans sa figure, dans ses traits et dans son expression, bien des éléments féminins et enfantins. Et lorsque, hors d’haleine, elle se rassit sur la banquette et continua à le regarder en riant, il lui effleura la joue de deux doigts et dit en feignant le dépit :
     — Sale gamine !
     — Tenez, dit-elle en lui tendant la boîte. Je n’aime pas les sucreries.
     Il mangea tous les bonbons jusqu’au dernier et serra la boîte dans sa valise ; il aimait les boîtes avec des vignettes.
     — Maintenant, soyez sage, dit-il. Il est temps que l’invalide fasse dodo.
     Il sortit de son fourre-tout sa robe de chambre en tissu de Boukhara et un oreiller, se coucha et se couvrit avec la robe de chambre.
     — Bonne nuit, ma chérie, fit-il à mi-voix, et il poussa un grand soupir, comme s’il avait mal partout.
     Bientôt se fit entendre un ronflement. N’éprouvant aucune gêne, Ioulia se coucha également et s’endormit vite.
     Le lendemain matin, en traversant en voiture sa ville natale depuis la gare jusqu’à chez elle, elle trouva les rues vides, désertes, la neige lui sembla grise et les maisons petites, comme si quelqu’un avait marché dessus. Une procession vint à sa rencontre : accompagné de bannières, un mort était porté dans son cercueil ouvert. 
     « Rencontrer un défunt est paraît-il un présage de bonheur », se dit-elle.
     Des affichettes blanches étaient collées sur les fenêtres de la maison qu’habitait naguère Nina Fiodorovna.
     Le cœur défaillant, elle pénétra dans la cour de sa maison et sonna. Une femme de chambre inconnue d’elle, replète et ensommeillée, portant une chaude veste doublée, lui ouvrit. En montant l’escalier, Ioulia repensa à la demande en mariage de Laptiev, faite dans ce même escalier, à présent sale et couvert d’empreinte de pas. En haut, dans le couloir glacé, attendaient les malades, qui n’avaient pas quitté leurs pelisses. Et, pour une raison qui lui échappait, son cœur battait très fort, l’émotion l’empêchait presque d’avancer.
     D’un teint de brique, les cheveux hérissés, son père, qui avait encore grossi, buvait du thé. En voyant sa fille, il se réjouit au point d’avoir les larmes aux yeux ; elle se dit qu’elle était la seule joie de ce vieillard et, émue, l’embrassa en l’étreignant avec force en lui disant qu’elle allait rester un bon moment, jusqu’à Pâques. S’étant changée dans sa chambre, elle alla dans la salle à manger pour boire du thé en sa compagnie ; les mains dans les poches, il marchait de long en large dans la pièce en fredonnant : « Rou-rou-rou », signe de quelque mécontentement.
     — Tu t’amuses bien, à Moscou, dit-il. J’en suis très content pour toi… Quant à moi, un vieillard n’a besoin de rien. Je crèverai bientôt, vous serez tous libres. C’est étonnant, ce que j’ai la peau dure, pour vivre encore ! C’est stupéfiant !
     Il se traita de vieil âne increvable que tout le monde chevauchait. On lui avait mis sur le dos le traitement de Nina Fiodorovna, la charge de ses enfants, son enterrement ; et ce fat sans cervelle de Panaourov ne voulait rien savoir, il lui avait même emprunté cent roubles sans les rembourser jusqu’à présent. 
     — Emmène-moi à Moscou et mets-moi à l’asile. Je suis un fou, un enfant naïf, puisque je crois encore à la vérité et à la justice !
     Puis il reprocha à son mari son imprévoyance, puisqu’il n’achetait pas des maisons qui étaient à vendre dans des conditions si avantageuses. Ioulia sentait à présent qu’elle n’était pas l’unique joie de ce vieillard. Pendant qu’il s’occupait de ses malades et allait ensuite faire ses visites, elle erra dans toute la maison, ne sachant que faire et à quoi penser. Sa ville et sa maison lui étaient déjà devenues étrangères ; elle n’avait à présent aucune envie de sortir ni d’aller voir des connaissances, et repenser à ses anciennes amies et à sa vie de jeune fille n’éveillait en elle aucune mélancolie, elle ne regrettait pas le passé.
     Le soir venu, elle s’habilla plus élégamment et se rendit à la vigile. Mais il n’y avait à l’église que de simples gens, sa splendide pelisse et son chapeau magnifique ne produisirent aucun effet. Et il lui sembla que quelque chose avait changé, et dans l’église et en elle-même. Auparavant, elle aimait écouter réciter le canon et entendre les chantres entonner les hirmos1, par exemple : « Ma bouche s’ouvrira », elle aimait se déplacer lentement au sein de la foule en direction du prêtre se tenant au milieu de l’église, pour ensuite sentir sur son front l’huile sainte, à présent elle n’attendait que la fin de l’office. Et, en sortant de l’église, elle craignait déjà que des mendiants ne lui demandent l’aumône ; cela serait fastidieux de devoir s’arrêter pour fouiller dans ses poches, d’ailleurs elle n’avait pas sur elle de petites pièces de cuivre, elle n’avait que des roubles.
     Elle se mit au lit de bonne heure, mais s’endormit tard. Elle rêva de portraits inconnus et revit en rêve la procession funèbre du matin ; on apporta dans la cour de sa maison le cercueil ouvert avec son mort, qui fut laissé près de sa porte, avant d’être longuement balancé sur ses sangles et lancé à toute volée contre la porte. Ioulia se réveilla et se leva d’un coup, terrifiée. Effectivement, on frappait à la porte en bas et le fil de la sonnette bruissait le long du mur mais on n’entendait pas la sonnette.
     Le docteur se mit à tousser. Elle entendit la femme de chambre descendre, puis remonter.
     — Madame ! fit-elle en frappant à la porte. Madame !
     — Qu’y a-t-il ? demanda Ioulia.
     — Un télégramme pour vous !
     Une bougie à la main, Ioulia sortit de sa chambre. Derrière la femme de chambre se tenait le docteur qui avait enfilé un manteau par-dessus son linge de corps et tenait lui aussi une bougie.
     — La sonnette ne marche plus, dit-il en bâillant, à moitié endormi. Il y a longtemps qu’elle aurait dû être réparée.
     Ioulia décacheta le télégramme et lut : « Buvons à votre santé. Iartsev, Kotchévoï. »
     — Ah, les idiots ! dit-elle en se mettant à rire ; elle se sentit gaie, le cœur léger.
     Rentrée dans sa chambre, elle fit sans bruit sa toilette, s’habilla puis rempaqueta longuement ses affaires jusqu’à l’aube. À midi, elle repartit pour Moscou.


    1. https://www.pagesorthodoxes.net/liturgie/acathistes-canons.htm




     
XII

     À la Semaine sainte, les Laptiev allèrent voir une exposition à l’École de peinture1. Ils s’y rendirent comme on le fait à Moscou, en emmenant toute la maisonnée, les deux fillettes, leur gouvernante et Kostia.
     Laptiev connaissait le nom de tous les peintres de réputation et ne manquait aucune exposition. Il lui arrivait, l’été, dans sa datcha, de peindre des paysages, il croyait avoir beaucoup de goût et pensait qu’avec un apprentissage, il aurait pu faire un bon peintre. À l’étranger, il entrait parfois chez les antiquaires, examinait les articles en prenant un air connaisseur et donnait son avis ; il achetait quelque objet sans discuter le prix demandé par l’antiquaire, après quoi cet achat traînait dans la remise, à l’abri dans sa caisse, avant de disparaître Dieu sait où. Ou encore, entré dans une boutique d’estampes, il regardait longuement et attentivement les tableaux et les bronzes en faisant diverses remarques, et achetait soudain quelque chromo ou une boîte contenant du papier de mauvaise qualité. Il avait chez lui de piètres tableaux, tous de grandes dimensions ; les bons étaient mal accrochés. Il avait plus d’une fois payé cher des choses qui s’étaient avérées des faux grossiers. Curieusement, lui qui était d’ordinaire timide dans la vie de tous les jours montrait, dans les expositions de peintures, une hardiesse et une assurance extraordinaires. D’où cela venait-il ?
     Comme le faisait son mari, Ioulia Sergueïevna regardait les tableaux à travers sa main fermée, ou dans des jumelles ; elle s’étonnait de voir les gens des tableaux avoir l’air de vivre et les arbres sembler réels ; mais elle n’y connaissait rien, elle trouvait qu’il y avait à l’exposition bien des tableaux identiques, et elle avait l’impression que le but de l’art était que les gens et les objets regardés à travers le poing parussent réels.
     — Ça, c’est une forêt peinte par Chichkine2, lui expliquait son mari. Il peint toujours la même chose… Tu remarqueras que la neige couleur lilas, ça n’existe pas… Et voici un garçon qui a le bras gauche plus court que le droit.
     Alors qu’ils ressentaient tous de la fatigue et que Laptiev était à la recherche de Kostia pour rentrer chez eux, Ioulia s’arrêta devant un petit paysage et lui jeta un regard indifférent. Au premier plan, un petit pont de rondins traversait une rivière, et sur l’autre rive, un sentier disparaissait dans l’herbe sombre, on voyait  un champ ; et puis, sur la droite, un bout de forêt avec un feu non loin : on gardait sans doute là les chevaux pour la nuit. Dans le lointain mouraient les lueurs du crépuscule.
     Ioulia s’imagina en train de marcher sur le petit pont, puis de suivre le sentier, toujours plus loin, le silence régnait autour d’elle, troublé par le cri des râles des genêts à moitié endormis, au loin clignotait le feu. Et brusquement, sans qu’elle sût pourquoi, elle eut l’impression que ces nuages qui s’étiraient dans le rouge du ciel, elles les avait déjà vus et revus dans un passé lointain, elle se sentit seule, elle eut envie d’aller sur ce sentier, d’y marcher encore et encore ; et, du côté du crépuscule, reposait le reflet de quelque chose de céleste, d’éternel.
     — Que c’est bien peint ! dit-elle, s’étonnant que le tableau lui fût soudain devenu intelligible. Regarde, Aliocha ! Vois-tu comme c’est paisible ?
     Elle s’efforçait d’expliquer pourquoi ce paysage lui plaisait tant, mais ni son mari ni Kostia ne la comprenaient. Elle continuait à regarder le paysage en souriant tristement, et le fait que les autres n’y voyaient rien de particulier la troublait ; puis elle parcourut de nouveau les salles en examinant les tableaux, elle avait envie de les comprendre et, dans cette exposition, il ne lui semblait déjà plus voir beaucoup de tableaux identiques. Rentrée chez elle, lorsqu’elle fit pour la première fois attention au grand tableau accroché au-dessus du piano à queue, elle éprouva de l’animosité envers la toile et dit :
     — Un vrai plaisir, d’avoir de pareils tableaux !
     Après quoi, les corniches dorées, les miroirs vénitiens à fleurs et les tableaux du genre de celui accroché au-dessus du piano, de même que les digressions de son mari  et de Kostia à propos de l’art, éveillèrent en elle un sentiment d’ennui, de dépit et parfois même de haine. 
     La vie s’écoulait de jour en jour, banale, n’annonçant rien de particulier. La saison théâtrale avait déjà pris fin, la tiédeur revenait. Il faisait toujours un temps superbe. Un matin, les Laptiev se rendirent au tribunal d’arrondissement pour écouter Kostia, qui plaidait en tant qu’avocat commis d’office. Ils s’attardèrent à domicile et arrivèrent au tribunal alors que l’on commençait à interroger les témoins. Un réserviste était accusé de vol avec effraction. De nombreuses blanchisseuses témoignaient ; d’après leurs dépositions, l’inculpé venait souvent voir leur patronne, la gérante de la blanchisserie ; la veille de l’Exaltation de la Croix4, il était venu tard et avait commencé à demander de l’argent pour acheter de quoi boire un coup en vue de soigner sa gueule de bois, mais personne ne lui en avait donné ; il était alors parti, mais était revenu une heure plus tard avec de la bière et des pains d’épices à la menthe pour les employées. On avait bu et chanté presque jusqu’à l’aube, et au matin on s’était aperçu que le cadenas de l’accès au grenier était cassé et que du linge avait disparu : trois chemises d’hommes, une jupe et deux draps. Kostia demandait avec ironie à chacune d’elles si elle n’avait pas bu de la bière apportée par l’accusé la veille de l’Exaltation. Il voulait évidemment suggérer que les blanchisseuses s’étaient volées elles-mêmes. Il prononça sa plaidoirie sans s’émouvoir le moins du monde, en regardant sévèrement les jurés.
     Il expliqua en quoi consistaient le vol avec effraction et le vol simple. Il parla de façon très détaillée, avec persuasion, révélant une extraordinaire aptitude à dire longuement et avec sérieux ce que tout le monde savait depuis longtemps Et on avait du mal à comprendre ce qu’il voulait, au juste. Un juré ne pouvait tirer de sa longue plaidoirie que la conclusion suivante : « Il y a bien eu effraction, mais pas vol, puisque les blanchisseuses 
ont bu elles-mêmes l’argent provenant du linge, et s’il y a eu vol, c’est sans effraction. » Mais il apparut qu’il disait exactement ce qu’il fallait, car sa plaidoirie toucha les jurés ainsi que le public, elle plut beaucoup. Lorsque le verdict d’acquittement fut prononcé, Ioulia fit signe de la tête à Kostia, pour lui serrer ensuite fortement la main.
     En mai, les Laptiev partirent en villégiature aux Sokolniki. À ce moment-là, Ioulia était déjà enceinte.


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_de_peinture,_de_sculpture_et_d%27architecture_de_Moscou
  2. Paysagiste russe : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivan_Chichkine
  3. L’éreintement de Laptiev par l’auteur (lui-même ami intime du peintre Isaac  Levitan) est à rapprocher du jugement sévère que Laptiev portait, au chapitre IV, sur les tableaux de son futur beau-père…
  4. https://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Exaltation-de-la-Croix-vivifiante_a408.html
  5. Voir la note 3 du premier chapitre.







XIII

     Plus d’une année s’était écoulée. Aux Sokolniki1, non loin de la voie de chemin de fer de Iaroslav, Ioulia et Iartsev étaient assis dans l’herbe ; étendu un peu à l’écart, les mains sous la tête, Kotchévoï regardait le ciel. S’étant bien promenés, ils attendaient tous les trois le train des datchas de six heures pour rentrer à la maison prendre le thé.
     — Les mères voient quelque chose d’extraordinaire dans leur progéniture, ainsi le veut la nature, disait Ioulia. Une mère reste des heures entières à côté du petit lit, à contempler avec ravissement les petites oreilles, les petits yeux et le petit nez de son enfant. Si un étranger embrasse l’enfant, elle croit, la pauvre, que cela fait vivement plaisir à cet étranger. Une mère ne parle que de son enfant. Je connais cette faiblesse et je me surveille mais, c’est vrai, mon Olia2 est extraordinaire. La façon dont elle regarde, en tétant Et comme elle rit ! Elle n’a que huit mois mais, ma parole, je n’ai pas vu des yeux aussi intelligents même à des enfants de trois ans. 
     — Dites-moi au passage, demanda Iartsev, qui aimez-vous davantage : votre mari ou votre enfant ?
     Ioulia haussa les épaules.
     — Je n’en sais rien, dit-elle. Je n’ai jamais aimé intensément mon mari, et Olia est au fond mon premier amour. Vous savez, ce n’est pas par amour que j’ai épousé Alexeï. Avant, j’étais bête, je souffrais, je me disais tout le temps que j’avais gâché sa vie et la mienne, mais maintenant, je vois qu’on n’a nul besoin d’amour, tout cela n’est que sornettes.
     — Mais, si ce n’est pas l’amour, quel est donc le sentiment qui vous lie à votre mari ? Pourquoi vivez-vous avez lui ?
     — Je ne sais pas… Ce doit être l’habitude. J’ai du respect pour lui, je m’ennuie lorsqu’il reste longtemps absent, mais ce n’est pas de l’amour. C’est un homme intelligent et honnête, et cela suffit à mon bonheur. Il a beaucoup de bonté et de simplicité…
     — Aliocha est intelligent, Aliocha est bon, dit Kostia en relevant paresseusement la tête ; mais, chère amie, pour savoir qu’il est intelligent, bon et intéressant, il faut avoir mangé avec lui trois pouds de sel3… Et que voir dans sa bonté et son esprit ? Il se fendra d’autant d’argent qu’il vous en faudra, ça il peut le faire, mais quand il faut montrer du caractère, tenir tête à un insolent, un effronté, là il perd contenance et le courage lui manque. Les gens comme votre aimable Alexis4 sont d’excellentes gens, mais complètement inaptes à la lutte. Et plus généralement, ils ne sont bons à rien.
     Le train se montra enfin. Une vapeur absolument rose sortait de la cheminée et montait au-dessus du bois, et le soleil illumina d’un coup si fortement deux des fenêtres du dernier wagon que cela faisait mal aux yeux de les regarder. 
     — Allons prendre le thé ! dit Ioulia Sergueïevna en se levant.
     Elle avait grossi, ces derniers temps, et sa démarche était un peu indolente, c’était désormais celle d’une dame.
     — Tout de même, dit Iartsev en la suivant, ce n’est pas bon de se passer d’amour. Nous ne faisons que parler d’amour, c’est le seul thème des livres, mais nous aimons peu nous-mêmes et, vraiment, c’est mauvais.
     — Des sornettes, tout cela, Ivan Gavrilytch, dit Ioulia. Là n’est pas le bonheur.
     Ils prirent le thé dans un petit jardin où fleurissaient le réséda, le tabac et les giroflées, et où s’ouvraient des glaïeuls précoces. Iartsev et Kotchévoï lisaient sur le visage de Ioulia Sergueïevna que celle-ci traversait une période d’équilibre, de tranquillité d’âme, qu’elle avait présentement tout ce dont elle avait besoin, et ils se sentaient à leur tour l’âme merveilleusement en paix. Sur n’importe quoi, on s’exprimait avec intelligence et à-propos. Les pins étaient magnifiques, embaumant l’air, comme jamais auparavant, d’une délicieuse odeur de résine, la crème était excellente, et Sacha était une fillette intelligente et jolie…
     Après le thé, Iartsev chanta des romances en s’accompagnant au piano, tandis que Ioulia et Kotchévoï, assis, l’écoutaient en silence ; seule Ioulia se levait parfois et sortait sans faire de bruit pour aller voir son enfant et Lida, cette dernière étant couchée avec de la fièvre depuis deux jours et ne mangeant rien. 
     Iartsev chantait : « Mon ami, mon tendre ami5… »
     — Non, mesdames et messieurs, dit-il en secouant la tête, je ne comprends pas ce que vous avez contre l’amour ! Si je n’étais pas pris quinze heures par jour, je tomberais infailliblement amoureux.
     Ils dînèrent sur la terrasse ; il faisait beau et chaud, mais Ioulia se couvrait de son châle en se plaignant de l’humidité. Lorsqu’il se mit à faire sombre, elle commença, sans comprendre ce qui n’allait pas, à ne plus être dans son assiette ; elle avait des frissons et pria ses hôtes de rester un peu plus longtemps ; elle leur faisait servir du vin et ordonna, après le dîner, de servir du cognac, pour qu’ils ne partent pas. Elle n’avait pas envie de rester seule avec les enfants et les domestiques.
     — Nous, les dames en villégiature, nous montons un spectacle pour les enfants, dit-elle. Nous avons tout – et le théâtre, et les acteurs, il ne nous manque que la pièce6. On nous en a envoyé une vingtaine, mais pas une seule ne nous va. Vous qui aimez le théâtre et connaissez l’histoire, dit-elle en s’adressant à Iartsev, écrivez-nous donc une pièce historique.
     — Ma foi, c’est faisable.
     Ayant bu tout le cognac, Iartsev et Kotchévoï s’apprêtèrent à partir. Il était près de onze heures, ce qui, en villégiature, est tard.
     — Quelle obscurité, on n’y voit goutte ! disait Ioulia en les reconduisant au-delà du portail. Et je me demande comment vous allez rentrer, messieurs. Tout de  même, qu’il fait froid !
     Elle s’emmitoufla plus étroitement et revint vers le perron.
     — Mon Alexeï joue sans doute aux cartes quelques part ! cria-t-elle. Bonne nuit !
     Au sortir des pièces éclairées, on n’y voyait rien. Iartsev et Kostia, tâtonnant comme des aveugles, arrivèrent jusqu’à la voie ferrée et la traversèrent. 
     — On ne verrait même pas le diable, dit la voix de basse de Kostia qui s’arrêta pour regarder le ciel. Ces étoiles, là-haut, on dirait exactement des piécettes de quinze kopecks toutes neuves ! Gavrilytch7 !
     — Comment ? répondit Iartsev, quelque part.
     — Je dis qu’on n’y voit rien. Où êtes-vous ?
     Sifflotant, Iartsev s’approcha de lui et l’attrapa par le bras.
     — Ohé, des datchas ! cria soudain Kostia à pleins poumons. On tient un socialiste !
     Pompette, il se montrait toujours turbulent, il criait, avait des prises de bec avec les sergents de ville et les cochers, chantait, riait de façon effrénée.
     — Nature, tu peux aller au diable ! s’écria-t-il.
     — Allons, allons, tenta de le calmer Iartsev. Pas de ça. Je vous en prie.
     Bientôt, les deux amis s’habituèrent à l’obscurité et commencèrent à distinguer les hautes silhouettes des pins celles des poteaux télégraphiques8. Des coups de sifflet leur parvenaient de temps en temps des gares de Moscou, et les fils du télégraphe bourdonnaient plaintivement. Le petit bois n’émettait, quant à lui, aucun bruit, et ce silence recelait quelque chose de fier, de puissant, de mystérieux, et l’on avait maintenant, de nuit, l’impression que les cimes de pins atteignaient presque le ciel. Les deux amis retrouvèrent leur trouée, et la suivirent. Il y régnait une obscurité complète, et ils ne savaient qu’ils marchaient bien dans l’allée que grâce à une longue bande de ciel semée d’étoiles et en sentant sous leur pieds de la terre damée. Ils allaient côte à côte en silence, en ayant tous les deux l’impression que des gens venaient à leur rencontre. Ils se sentaient dégrisés. L’idée traversa l’esprit de Iartsev que peut-être les âmes des tsars, des boyards9 et des patriarches de Moscou flottaient à présent dans ce bois, il se retint de le dire à Kostia.
     Quand ils débouchèrent du bois, arrivant à la barrière, le jour pointait à peine. Toujours silencieux, Iartsev et Kotchévoï suivaient la chaussée qui longeait des datchas à bas prix, des cabarets et des dépôts de bois ; sous le pont du croisement, ils baignèrent dans une agréable humidité imprégnée d’une odeur de tilleuls, puis une rue longue et large s’ouvrit devant eux, déserte et sans lumière… C’était déjà l’aube quand ils arrivèrent à l’étang Krasny.  
     — Moscou est une ville qui aura encore beaucoup à souffrir, dit Iartsev en regardant le monastère Saint-Alexis.
     — Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?
     — Une idée comme ça. J’aime Moscou.
     Iartsev et Kostia étaient tous les deux natifs de Moscou et ils l’adoraient, regardant avec une hostilité étrange les autres villes ; ils étaient convaincus que Moscou était une ville admirable, et la Russie un pays admirable. En Crimée, au Caucase ou à l’étranger, ils s’ennuyaient, jugeant ces contrées sans agrément ni confort, tandis qu’ils trouvaient agréable et salubre le temps gris de Moscou,. Ces jours où une pluie froide bat les vitres et où le crépuscule survient tôt, donnant aux murs des maisons et aux églises une triste teinte brune, ces jours où l’on ne sait quoi mettre pour sortir, de telles journées étaient pour eux agréablement excitantes.
     À la fin, près de la gare, ils prirent un fiacre.
     — En effet, ce serait bien d’écrire une pièce historique, dit Iartsev ; mais sans les Liapounov et les Godounov10, plutôt à l’époque de Iaroslav ou de Monomaque11… Je déteste toutes les pièces historiques russes, sauf le monologue de Pimène12. Lorsqu’on a affaire à quelque source historique et même en lisant un manuel d’histoire russe13, on a l’impression que tout, en Russie, est talentueux, fort, intéressant, mais quand je vois au théâtre une pièce historique, la vie russe commence à m’apparaître plate, morbide et peu originale.
     Les amis se quittèrent du côté de la rue Dmitrovka, et Iartsev se fit conduire chez lui rue Nikitskaïa. Il sommeillait, dodelinant de la tête, songeant à sa pièce. Brusquement retentissent dans sa tête un bruit effrayant, un cliquetis, des cris dans une langue incompréhensible comme le kalmouk14 ; apparaît un village en proie aux flammes et, tout autour, des forêts couvertes de givre que l’incendie colore en rose pâle, de façon si nette, même dans le lointain, que l’on peut distinguer le moindre petit pin ; et des sauvages, les uns à cheval, les autres à pied, courent et galopent à travers le village, ils sont aussi rouges, hommes et montures, que lla lueur de l’incendie qui monte vers le ciel.
     « Ce sont les Polovtsy15 » se dit Iartsev.
     L’un d’eux, un vieillard effrayant, tout brûlé, la figure ensanglantée, attache à sa selle une jeune fille à la blanche figure russe. Le vieillard crie frénétiquement quelque chose et la jeune fille a le regard intelligent et triste… Iartsev secoua la tête et se réveilla.
     « Mon ami, mon tendre ami… » se mit-il à chanter.
     En payant la course, puis en montant l’escalier chez lui, il n’arrivait pas à reprendre ses esprits et voyait toujours les flammes attaquer les arbres et la fumée envahir la forêt qui crépitait ; fou de peur, un énorme sanglier courait dans le village… Et la jeune fille liée à la selle regardait tout cela…
     Quand il entra chez lui, il faisait jour. Sur le piano, deux bougies achevaient de se consumer auprès d’une partition ouverte. Portant une robe noire à large ceinture, un journal dans les mains, madame Rassoudine était étendue sur le divan et dormait profondément. Elle avait dû jouer longtemps en attendant le retour de Iartsev, et avait fini par s’endormir.
     « Comme elle devait être épuisée ! » pensa-t-il.
     Il lui retira doucement le journal des mains et la couvrit d’un plaid, éteignit les bougies et passa dans sa chambre. En se couchant, il songeait à la pièce historique et l’air continuait à lui trotter dans la tête : « Mon ami, mon tendre ami… »
     Deux jours plus tard, Laptiev passa en coup de vent lui dire que Lida souffrait de diphtérie et que Ioulia Sergueïevna l’avait attrapée, ainsi que le bébé ; et l’on reçut cinq jours après la nouvelle que Lida et Ioulia se rétablissaient, mais que la petite était morte, et que les Laptiev, fuyant leur datcha des Sokolniki, rentraient en ville.


  1. Voir la note 3 du premier chapitre.
  2. Diminutif d’Olga.
  3. Le poud fait un peu plus de seize kilos. Donc, il faut avoir très souvent mangé en sa compagnie, le fréquenter depuis une éternité.
  4. Transcription en russe du prénom français.
  5. Extrait d’une romance d’Anton Rubinstein (voir la note 1 du chapitre VII), sur des vers de Pouchkine (La nuit). Signalé par Denis Roche.
  6. Tchékhov est en train d’écrire La mouette
  7. Patronyme seul : familièrement, par amitié ou même en signe de respect.
  8. Ces poteaux télégraphiques que l’on retrouve un peu partout chez l’auteur…
  9. Anciens nobles, du temps des « tsars de Moscou », avant Pierre le Grand.
  10. Début du dix-septième siècle pour le premier (« Temps des troubles »), fin du dix-huitième pour le second (voir La fille du capitaine, de Pouchkine).
  11. Grands-Princes de la Rus’ de Kiev, début du onzième siècle pour le premier, du douzième pour le second. Personnages des romans historiques d’Alexis Tolstoï (Alexeï Konstantinovitch Tolstoï, écrivain et dramaturge du dix-neuvième siècle, à ne pas confondre avec l’écrivain russe A.T. de la période soviétique) signalait Denis Roche.
  12. Dans Boris Godounov, de Pouchkine, dont Moussorgski fera un opéra –  note de Denis Roche.
  13. À commencer par la monumentale Histoire de l’Empire de Russie, de Nicolas Karamzine, parue en 1818.
  14. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kalmoukie
  15. Peuple semi-nomade dont le territoire s’étendait sur une partie de la future Russie : https://fr.wikipedia.org/wiki/Coumans ; le compositeur Alexandre Borodine leur redonnera vie dans son opéra Le prince Igor : https://fr.wikipedia.org/wiki/Danses_polovtsiennes






XIV

     Laptiev ne voyait plus d’agrément à demeurer longtemps chez lui. Sa femme allait souvent au pavillon en disant qu’il lui fallait faire travailler les fillettes, mais il savait qu’elle la faisait seulement pour aller pleurer chez Kostia. Vint le neuvième jour, puis le vingtième, puis le quarantième1, et il lui fallait sans cesse se rendre au cimetière Saint-Alexis pour y suivre l’office des morts, et ensuite passer tristement tout le restant de la journée à penser uniquement à cette malheureuse enfant et à dire diverses platitudes pour consoler son épouse. Il ne se montrait plus que rarement à l’entrepôt et ne s’occupait que de bienfaisance, s’inventant des démarches à effectuer, heureux de pouvoir être dehors toute la journée au nom de quelque raison de bien peu d’importance. Ces derniers temps, il se disposait à partir à l’étranger pour y étudier l’aménagement des asiles de nuit, et il se distrayait à cette idée.
     C’était un jour d’automne. Ioulia venait de partir au pavillon pour y pleurer, tandis que Laptiev, allongé sur un canapé, se demandait où il pourrait bien se rendre. Juste à ce moment, Piotr annonça madame Rassoudine. Très content, Laptiev se leva d’un bond et alla à la rencontre de sa visiteuse imprévue, son ancienne amie qu’il avait déjà commencé à oublier. Elle n’avait nullement changé depuis le soir où il l’avait vue pour la dernière fois, elle était restée la même.
     — Polina ! dit-il en lui tendant les mains. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes pas vus ! Si vous saviez ce que je suis content de vous voir ! Entrez, soyez la bienvenue !
     Madame Rassoudine lui arracha à moitié le bras en le saluant, entra dans le cabinet sans quitter ni son manteau ni son chapeau, et s’assit.
     Je ne reste qu’un instant, dit-elle. Je n’ai pas de temps à perdre en futilités. Veuillez vous asseoir et m’écouter. Cela m’est absolument égal que vous soyez ou non content de me voir, puisque je ne fais nul cas de l’attention bienveillante de messieurs les hommes. Si je viens vous voir, c’est parce que je suis allée aujourd’hui en cinq endroits pour essuyer partout un refus, et que par ailleurs, l’affaire est urgente. Écoutez – dit-elle en le regardant bien en face –, cinq étudiants que je connais, des gens bornés et stupides, mais indéniablement pauvres, n’ont pas réglé leurs frais d’inscription et l’on est en train de les exclure. Votre fortune vous impose de vous rendre sur-le-champ à l’Université et de payer pour eux.
     — Avec plaisir, Polina.
     — Voici leurs noms, dit-elle en lui tendant un papier. Partez à l’instant même, vous aurez le temps ensuite de jouir de votre bonheur conjugal.
     À ce moment se fit entendre un frôlement derrière la porte du salon : sans doute un chien qui se grattait. Madame Rassoudine rougit et bondit.
     — Votre dulcinée nous écoute ! dit-elle. Que c’est vilain !
     Laptiev se sentit froissé pour Ioulia.
     — Elle n’est pas là, elle est au pavillon, dit-il. Et ne parlez pas ainsi d’elle. Nous avons perdu une enfant et elle a énormément de chagrin.
     — Vous pouvez la rassurer, dit madame Rassoudine avec un sourire railleur ; elle en aura encore une bonne dizaine; tout le monde a bien assez d’esprit pour mettre des enfants au monde2.
     Laptiev se souvint d’avoir entendu cela, ou quelque chose d’approchant, à maintes reprises autrefois, et se répandit sur lui, comme un parfum, la poésie du passé : celle de sa libre solitude, du temps où il était célibataire et se croyait encore jeune et capable de faire tout ce qu’il voulait, ce temps où n’existaient ni l’amour pour sa femme, ni le souvenir de son enfant.
     — Allons-y ensemble, dit-il en s’étirant.
     Quand ils arrivèrent à l’Université, Laptiev se rendit au secrétariat, tandis que madame Rassoudine restait l’attendre à la porte ; il revint un peu plus tard et lui remit les cinq quittances.
     — Où allez-vous, maintenant ? demanda-t-il.
     — Chez Iartsev.
     — Je viens avec vous.
     — Mais vous allez l’empêcher de travailler.
     — Non, je vous assure ! dit-il en la suppliant du regard.
     Elle portait un chapeau noir garni de crêpe très semblable à une coiffure de deuil et un manteau très court et râpé dont les poches bâillaient. Son nez semblait plus long qu’autrefois, et elle avait le visage blême, en dépit du froid. Laptiev avait plaisir à la suivre, lui obéissant et l’écoutant ronchonner. Tout en marchant, il pensait à elle. « Quelle force intérieure doit posséder cette femme, se disait-il, pour, tout en étant laide, gauche, agitée, toujours mal habillée et mal coiffée, ayant toujours l’air d’un sac, avoir quand même du charme ! »
     Chez Iartsev, ils passèrent par l’escalier de service, puis par la cuisine où les accueillit la cuisinière, vieille femme proprette aux boucles grises ; très gênée, elle leur fit un doux sourire qui fit ressembler sa petite figure à un gâteau, et leur dit :
     — Je vous en prie, m’sieurs’dames.
     Iartsev n’était pas chez lui. Madame Rassoudine se mit au piano et entreprit de difficiles et fastidieux exercices, après avoir enjoint à Laptiev de ne pas la déranger. Assis à l’écart, il évita de la distraire par ses bavardages, feuilletant en silence Le messager de l’Europe3. Ayant joué un couple d’heures – c’était sa dose quotidienne –, elle mangea un morceau à la cuisine et partit donner ses leçons.  Laptiev lut la suite d’un roman, puis resta assis un bon moment sans lire, ne ressentant pas d’ennui, heureux qu’il fût déjà trop tard pour rentrer déjeuner chez lui.
     «  Ha ! ha ! ha ! » Le rire de Iartsev résonna soudain, et le voilà qui fit son entrée, éclatant de santé, gaillard, les joues rouges, portant un habit tout neuf aux boutons brillants. « Ha ! ha ! ha ! »
     Les deux amis déjeunèrent ensemble.  Puis Laptiev s’étendit sur le divan, Iartsev s’assit près de lui et alluma un cigare. Le jour baissa.
     — Il faut croire que je commence à vieillir, dit Laptiev. Depuis la mort de ma sœur Nina, je pense souvent, allez savoir pourquoi, à la mort.
     On se mit à parler de la mort, de l’immortalité de l’âme, du bonheur que ce serait, en effet, de ressusciter et de s’envoler ensuite quelque part sur Mars, d’être éternellement oisif et heureux, et surtout, de penser sur un mode particulier, autrement que sur terre.
     — On n’a pas envie de mourir, dit à mi-voix Iartsev. Aucune philosophie ne peut me réconcilier avec la mort, et je la vois simplement comme la disparition. On a envie de vivre.
     — Vous aimez la vie, Gavrilytch ?
     — Oui, je l’aime.
     — Eh bien moi, je n’arrive absolument pas à me comprendre sous ce rapport. Tantôt je broie du noir, tantôt je reste indifférent. Je suis timide, je n’ai pas confiance en moi, j’ai une conscience poltronne, je n’arrive pas à me faire à la vie, à m’en rendre maître. Un autre dit des bêtises ou se comporte comme un fripon, le tout le plus joyeusement du monde, et moi, il m’arrive tout de même de faire le bien très consciemment, et cela ne fait que me procurer de l’inquiétude ou me laisser complètement indifférent. Tout cela vient, Gavrilytch, c’est ainsi que je l’explique, de ce que je suis un esclave, petit-fils de serf5. Avant que nous autres, êtres boueux, trouvions notre vrai chemin, plus d’un parmi nous y aura laissé ses os !
     — Tout cela est bel et bon, mon cher, soupira Iartsev. Cela ne fait que montrer une fois de plus combien la vie russe est riche et diverse. Ah, comme elle est riche ! Je vous le dis, chaque jour qui passe, je suis davantage convaincu que nous sommes à la veille d’un très grand triomphe, et je voudrais vivre assez pour le voir et y prendre part moi-même. Croyez-le ou non, selon moi, elle est remarquable, la génération montante. Quand je fais cours à mes élèves, en particulier aux filles, je me régale. Merveilleux enfants !
     Iartsev s’approcha du piano et plaqua un accord.
     — Je suis chimiste, je pense en chimiste et je mourrai chimiste, poursuivit-il. Mais mon avidité me fait craindre de mourir sans m’être rassasié, et la chimie ne me suffit pas, j’entreprends aussi l’étude de l’histoire russe, de l’histoire de l’art, de la pédagogie, de la musique… Cet été, votre femme m’a dit d’écrire une pièce historique, et maintenant j’ai très envie d’écrire ; j’ai l’impression que je pourrais rester assis trois jours de suite à écrire, sans me lever, sans cesser d’écrire. Les images m’épuisent, ma tête en est remplie et je sens mon sang battre dans mon cerveau. Je ne veux pas du tout créer quelque chose d’extraordinaire, une grande œuvre, je désire simplement  vivre, rêver, espérer, ne rien rater… La vie est courte, mon cher, il faut la vivre le mieux possible.
      À la suite de cette conversation entre amis qui dura jusqu’à minuit, Laptiev se mit à passer presque tous les jours voir Iartsev. Une sorte d’attraction l’y menait. Il avait coutume de venir vers le soir, il s’étendait sur le divan et attendait patiemment le retour de Iartsev, sans éprouver le moindre ennui. Rentrant de ses cours, Iartsev commençait par déjeuner, puis se mettait au travail, mais Laptiev lui posait une question et la conversation s’engageait, Iartsev n’était plus d’humeur à travailler, et les deux amis se séparaient à minuit, très contents l’un de l’autre.
     Mais cela fut de courte durée. Un jour, arrivé chez Iartsev, Laptiev n’y trouva que madame Rassoudine assise au piano et faisant ses exercices. Elle le regarda avec une froideur proche de l’hostilité et lui demanda, sans lui tendre la main :
     — Dites-moi, je vous prie : quand cela finira-t-il ?
     — Quoi donc ? demanda Laptiev, qui ne comprenait pas.
     — Vous venez ici tous les jours et empêchez Iartsev de travailler. Iartsev ne traficote pas, c’est un savant, chaque minute de sa vie est précieuse. Il faut tout de même le comprendre et montrer un peu de tact !
     — Si vous pensez que je le gêne, dit avec douceur Laptiev, troublé, je cesserai mes visites.
     — Vous feriez bien. Allez-vous en, il peut rentrer à l’instant et vous trouver ici.
     Le ton sur lequel cela fut dit et le regard indifférent de madame Rassoudine achevèrent de troubler Laptiev. Elle n’avait plus aucun sentiment pour lui, en dehors du désir de le voir partir au plus vite – quelle différence avec son amour passé ! Il sortit sans lui serrer la main, il se disait qu’elle allait l’appeler pour lui dire de revenir, mais les gammes reprirent et, descendant lentement l’escalier, il comprit qu’il était désormais un étranger pour elle.
     Trois ou quatre jours plus tard, Iartsev vint passer la soirée chez lui.
     — J’ai une nouvelle pour vous, dit-il en riant. Polina Nikolaïevna a déménagé pour s’installer chez moi. 
     Il se troubla un peu et continua plus bas :
     — Et alors ? Évidemment, nous ne sommes pas amoureux l’un de l’autre, mais je crois que… ça n’a pas d’importance. Je suis heureux de pouvoir lui offrir un refuge et la tranquillité, ainsi que la possibilité de ne pas travailler au cas où elle tomberait malade, quant à elle, il lui semble qu’en se mettant avec moi, elle mettra de l’ordre dans ma vie et que, influencée par elle, je deviendrai un grand savant. C’est ce qu’elle pense. Libre à elle de le penser. Les Méridionaux ont un dicton à eux : le mirage enrichit le songe-creux. Ha ! ha ! ha !
     Laptiev se taisait. Iartsev déambula dans le cabinet, regarda les tableaux qu’il avait vu cent fois et dit avec un soupir :
     — Eh oui, mon ami. Je suis de trois ans votre aîné, et il est bien tard pour songer au véritable amour et, au fond, une femme comme Polina Nikolaïevna est pour moi comme découvrir un trésor ; et bien sûr je vivrai heureux avec elle jusqu’à ma vieillesse mais j’ai en moi comme un regret et un désir inexplicables, j’ai l’impression d’être couché dans une vallée du Daghestan6 et de voir en rêve un bal. Bref, l’homme n’est jamais satisfait de ce qu’il a.
     Il alla au salon et se mit à chanter des romances comme si de rien n’était, tandis que Laptiev, resté dans son cabinet, les yeux fermés, s’efforçait de comprendre pourquoi madame Rassoudine s’était mise avec Iartsev. Puis il s’attrista à la pensée qu’il n’existait pas de liens solides et durables, il ressentait du dépit à voir Polina Nikolaïevna se mettre avec Iartsev, en même temps qu’il regrettait que son sentiment pour sa femme ne fût déjà plus ce qu’il avait été.   


  1. Rites de deuil.
  2. Paraphrasant une sortie de Tchatski dans Du malheur d’avoir trop d’esprit, célèbre pièce d’Alexandre Griboïédov (Acte III, scène 3).
  3. Revue mensuelle.
  4. Voir la note 6 du chapitre précédent.
  5. Rappelons que c’était le cas de Tchékhov, dont le grand-père avait acheté son affranchissement vingt ans avant le décret d’émancipation des serfs (1861).
  6. Allusion au poème Le rêve, de Mikhaïl Liermontov.




XV

         Assis à son bureau, Laptiev lisait en se balançant ; Ioulia lisait aussi dans le cabinet. N’ayant apparemment rien à se dire, ils étaient silencieux depuis le matin. Il la regardait parfois à travers son livre et se disait : « Se marier par amour, par passion, ou se marier sans nul amour, y a-t-il une différence ? » Et l’époque où il était jaloux, où il souffrait et se tourmentait lui paraissait maintenant lointaine. Il était allé  entretemps à l’étranger, et se reposait à présent de ce voyage, comptant retourner au printemps en Angleterre, où il s’était beaucoup plu.
     Ioulia Sergueïevna s’était habituée à son chagrin, elle n’allait plus pleurer au pavillon. Cet hiver, elle ne courait pas les magasins, ne se montrait ni au théâtre ni au concert, elle restait chez elle. N’aimant pas les vastes pièces, elle était toujours dans le cabinet de son mari ou dans sa chambre, où se trouvaient les icônes qu’elle avait reçues en dot et, au mur, le paysage qui lui avait tant plu à l’exposition. Elle ne dépensait presque rien pour elle, déboursant à présent aussi peu qu’autrefois, chez son père.
     L’hiver s’écoulait sans joie. Tout Moscou jouait aux cartes, et quand on inventait d’autres distractions, comme de chanter, de réciter ou de dessiner, c’était encore plus ennuyeux. Et vu qu’à Moscou il y avait peu de gens de talent et que c’étaient toujours les mêmes chanteurs et les mêmes récitants qui participaient aux soirées, on en avait peu à peu assez, et le plaisir de l’art se muait, chez beaucoup de gens, en une monotone et morne obligation.
     En plus de cela, il ne se passait pas un jour, chez les Laptiev, sans un chagrin.  Le vieux Fiodor Stiépanytch ne se montrait plus à l’entrepôt, car il y voyait trop mal, les oculistes disaient qu’il serait bientôt aveugle ; sans qu’on sût pourquoi, Fiodor également cessa de venir à l’entrepôt, il restait tout le temps chez lui à écrire quelque chose. Panaourov avait été nommé dans une autre ville et promu au rang de conseiller d’État effectif, il logeait à présent à l’hôtel « Dresde » et venait presque chaque jour demander de l’argent à Laptiev. Kiche était enfin sorti de l’Université et, en attendant que les Laptiev lui trouvent un emploi, passait chez eux des journées entières en racontant de longues et ennuyeuses histoires.  Tout cela était énervant, fatigant et causait un désagrément quotidien.
     Piotr entra dans le cabinet pour annoncer l’arrivée d’une dame inconnue. Sur la carte qu’il tendit se lisait : « Joséphina Iossifovna Milan ».
     Ioulia Sergueïevna se leva avec nonchalance et sortit du cabinet en boitillant un peu parce qu’elle avait la jambe engourdie. Dans l’entrée apparut une dame maigre, très pâle, avec des sourcils sombres, entièrement vêtue de noir. Elle serra ses mains sur sa poitrine et dit d’une voix suppliante :
     — Monsieur Laptiev, sauvez mes enfants !
     Le bruit de ces bracelets et les plaques de poudre de riz sur ce visage n’étaient pas inconnus à Laptiev ; il reconnut la dame chez qui il avait commis l’inconvenance d’aller déjeuner, avant son mariage. C’était la seconde épouse de Panaourov.
     — Sauvez mes enfants ! répéta-t-elle, et son visage eut un frémissement qui le fit paraître vieux et le rendit pitoyable, avec ses yeux soudain rougis. Vous seul pouvez nous sauver, et j’ai dépensé mes derniers sous pour venir à Moscou m’adresser à vous ! Mes enfants vont mourir de faim !
     Elle esquissa le mouvement de se mettre à genoux. Effrayé, Laptiev la retint en lui saisissant les bras.
     — Asseyez-vous, asseyez-vous, murmura-t-il en lui offrant un siège. Je vous en prie, asseyez-vous.
     — Nous ne pouvons plus acheter de pain, nous n’avons plus d’argent, dit-elle. Grigori Nikolaïtch part occuper son nouveau poste, mais il ne veut pas nous prendre avec lui, les enfants et moi ; et l’argent que vous avez la générosité de nous envoyer, il le garde pour lui seul. Que faire? Que faire ? Pauvres, malheureux enfants !
     — Calmez-vous, je vous en prie. Je vais donner l’ordre au bureau d’envoyer cet argent à votre nom.
     Elle éclata en sanglots, puis se calma, et il s’aperçut que les larmes avaient creusé de petits sillons sur ses joues poudrées, et qu’il lui poussait des moustaches.
     — Vous êtes infiniment généreux, monsieur Laptiev. Mais soyez notre ange gardien, notre bonne fée, persuadez Grigori Nikolaïtch de ne pas nous abandonner, de nous prendre avec lui. Je l’aime, voyez-vous, je l’aime à la folie, il est ma félicité.
     Laptiev lui donna cent roubles et lui promit de parler à Panaourov ; en la reconduisant au vestibule, il redoutait à tout moment qu’elle ne se remît à sangloter ou ne se jetât à genoux.
     Après elle, Kiche arriva. Puis Kostia, avec un appareil photographique. Il s’était dernièrement entiché de photographie et photographiait tout le monde, à la maison, plusieurs fois par jour ; cette nouvelle occupation lui valait bien des déboires, il en avait même maigri.
     Fiodor arriva avant le thé du soir. S’étant assis dans un coin du cabinet, il ouvrit un livre et regarda longuement une page, visiblement sans la lire. Après quoi il passa un long moment à boire du thé ; sa figure était rouge. Laptiev se sentait un poids en sa présence, même son silence lui était désagréable.
     — Tu peux féliciter la Russie pour l’apparition d’un nouveau publiciste, dit Fiodor. Blague à part, j’ai accouché, frère, d’un petit article, un essai de plume, pour ainsi dire, et je te l’ai apporté. Lis-le, mon ami, et donne-moi ton avis. Sois sincère.
     Il sortit un cahier de sa poche et le tendit à son frère. L’article s’intitulait : « L’âme russe » ; l’article était ennuyeux, il manquait de style, c’était le genre d’article qu’écrivent les gens dépourvus de talent et remplis en secret d’amour-propre ; son idée essentielle était la suivante : l’intellectuel a le droit de ne pas croire au surnaturel, mais il a l’obligation de cacher cette incrédulité, pour ne tenter personne et ne pas ébranler la foi chez les autres ; pas d’idéalisme sans la foi, et l’idéalisme a pour mission de sauver l’Europe et de montrer à l’humanité le vrai chemin à suivre1.
     — Mais tu n’as pas précisé de quoi il fallait sauver l’Europe, dit Laptiev.
     — Cela se comprend tout seul.
     — Rien ne se comprend, fit Laptiev en marchant avec agitation. On ne comprend pas pourquoi tu as écrit ça. Enfin, ça te regarde.
     — Je veux l’éditer en brochure.
     — Ça te regarde.
     Ils restèrent silencieux quelques instants. Fiodor poussa un soupir et dit :
     — Il est profondément triste, infiniment triste que toi et moi, nous pensions différemment. Ah, Aliocha, Aliocha, mon cher frère, nous sommes tous les deux Russes, tous les deux orthodoxes et nous sommes tous les deux des gens aux vues larges ; nous conviennent-elles, toutes ces petites idées judéo-allemandes2 ? Nous ne sommes pas, toi et moi, de quelconques fripons, mais des représentants d’une glorieuse race de marchands.
     — De quelle glorieuse race de marchands parles-tu ? dit Laptiev en contenant son irritation. Glorieuse race ! les propriétaires terriens faisaient fouetter notre grand-père et le premier petit fonctionnaire venu lui flanquait sur le museau. Le grand-père battait notre père, et celui-ci nous a battus, toi et moi. Que nous a apporté ta glorieuse race ? Quels nerfs et quel sang avons-nous reçus en héritage ? Cela fait presque trois ans que tu tiens des raisonnements de sacristain, que tu dis toutes sortes d’imbécillités, et ce que tu viens d’écrire est un délire de serf ! Et moi, moi ? Regarde-moi… Ni souplesse ni hardiesse, ni volonté forte ; j’ai peur à chaque pas, comme si je m’attendais à être fouetté, je me montre timide devant des nullités, des idiots, des bourriques qui me sont incomparablement inférieures et pour l’intelligence et pour le sens moral ; j’ai peur des concierges, des suisses, des sergents de ville, des gendarmes, j’ai peur de tout le monde parce qu’une mère traquée m’a mis au monde et que je suis terrorisé depuis mon enfance. Ô, si Dieu voulait seulement que cette glorieuse race de marchands finît avec nous !
     Ioulia Sergueïevna entra dans le cabinet et s’assit devant le bureau.
     — Vous discutiez de quelque chose ? dit-elle. Je ne vous dérange pas ?
     — Non, sœurette, répondit Fiodor, notre discussion porte sur les principes. Tu dis que cette race est ceci et cela, en attendant, cette race a créé une affaire valant des millions. Cela compte, c’est quelque chose !
     — Une affaire valant des millions, tu m’en diras tant ! Un homme sans beaucoup d’esprit, sans grandes capacités, devient par hasard mercanti et s’enrichit, il vend au jour le jour sans aucune méthode, sans but précis, sans même une passion pour l’argent, il fait du commerce machinalement, et c’est l’argent qui vient à lui plutôt que l’inverse. Il passe toute sa vie à son affaire, l’aimant seulement parce qu’elle lui permet de commander à ses employés et de tourner en ridicule ses clients. Il est marguillier d’une église pour commander aux chantres et les faire se courber devant lui ; il est curateur d’une école parce que cela lui plaît de se dire que l’instituteur est son subordonné et qu’il peut jouer au chef devant lui. C’est un marchand qui n’aime pas tant commercer que commander, et votre entrepôt n’est pas un établissement commercial, mais une prison où l’on pratique la torture ! Oui, pour votre genre de commerce, il vous faut des commis dépersonnalisés, infortunés, et vous les formez vous-mêmes en les forçant dès l’enfance à s’incliner bien bas devant vous pour une bouchée de pain, et dès l’enfance vous les habituez à l’idée que vous êtes leurs bienfaiteurs. Tu ne prendrais pas à l’entrepôt quelqu’un sortant de l’Université, n’est-ce pas ?
     — Les gens sortant de l’Université ne font pas l’affaire, chez nous.
     — C’est faux ! s’écria Laptiev. Pur mensonge !
     — Excuse-moi, dit Fiodor en se levant, mais j’ai l’impression que tu craches dans le puits où tu puises ton eau. Tu hais notre affaire, mais tu jouis des revenus qu’elle procure.
     — Aha, nous y voilà ! dit Laptiev, se mettant à rire et regardant son frère avec colère. Oui, si je n’appartenais pas à votre glorieuse race, si j’avais pour un sou de volonté et de cran, il y a longtemps que j’aurais repoussé ces revenus pour aller gagner mon pain moi-même. Mais dans votre entrepôt, vous m’avez dès l’enfance enlevé ma personnalité ! Je vous appartiens !
     Fiodor regarda sa montre et prit congé précipitamment. Il baisa la main de Ioulia et sortit, mais au lieu de regagner le vestibule, il alla au salon, puis dans la chambre à coucher. 
     — J’ai oublié la disposition des pièces, dit-il, très gêné. Drôle de maison. C’est une drôle de maison, n’est-ce pas ?
     En mettant sa pelisse, il avait l’air abasourdi et son visage exprimait une souffrance. Laptiev ne ressentait plus de colère ; il prit peur et, en même temps, éprouva de la pitié pour Fiodor, et il sentit se réveiller en lui cette bonne et chaude affection pour son frère qu’il avait cru voir s’éteindre au cours de ces trois années, et il ressentit un vif désir de lui exprimer cette affection.
     — Viens déjeuner chez nous demain, Fédia3, dit-il en lui mettant la main sur l’épaule. Entendu, tu viendras ?
     — Oui, oui. Mais donnez-moi de l’eau.
     Laptiev courut lui-même à la salle à manger, attrapa dans le buffet le premier objet qui lui tomba sous la main – une grande chope – y versa de l’eau et l’apporta à son frère. Fiodor se mit à boire avidement, mais mordit soudain la chope, on entendit un grincement, suivi de sanglots. L’eau coula sur sa pelisse et sur sa redingote. Et Laptiev, qui n’avait jamais vu d’homme pleurer, se tenait à côté de lui, effrayé et désemparé, ne sachant que faire. Il regarda avec désarroi Ioulia et la femme de chambre enlever la pelisse de Fiodor et ramener celui-ci dans l’appartement ; il les suivit en éprouvant un sentiment de culpabilité.
     Ioulia fit s’étendre Fiodor et se mit à genoux à côté de lui.
     — Ce n’est rien, lui dit-elle pour l’apaiser ; ce sont vos nerfs…
     — Ma chère amie, dit-il, c’est tellement pénible pour moi ! Je suis malheureux, malheureux… mais je le cachais, je le cachais tout le temps !
     Il la prit par le cou et lui murmura à l’oreille :
     — Toutes les nuits, je vois ma sœur Nina. Elle vient s’asseoir dans un fauteuil près de mon lit…
     Une heure plus tard, dans le vestibule, il avait de nouveau le sourire en remettant sa pelisse, et il était gêné pour la femme de chambre. Laptiev le raccompagna en voiture rue Piatnitskaïa.
     — Viens déjeuner demain, lui répéta-t-il en chemin, le tenant par le bras – et à Pâques, nous irons ensemble à l’étranger. Tu as absolument besoin de changer d’air, tu files un mauvais coton.
     — Oui, oui, d’accord… Et nous prendrons sœurette avec nous.
     Rentré chez lui, Laptiev trouva sa femme très nerveuse, surexcitée. Ce qui était arrivé à Fiodor l’avait secouée, elle n’arrivait pas du tout à se calmer. Elle ne pleurait pas, elle était très pâle et s’agitait dans son lit. Ses doigts froids agrippaient la couverture, l’oreiller, les mains de son mari. Elle avait de grands yeux épouvantés.
     — Ne me quitte pas, ne me quitte pas, lui disait-elle. Dis-moi, Aliocha, pourquoi ai-je cessé de prier ? Qu’est devenue ma foi ? Ah, pourquoi avoir parlé de religion devant moi ?  Vous avez jeté le trouble dans mon esprit, toi et tes amis. Je ne prie plus.
     Il lui mit des compresses sur le front, essaya de lui réchauffer les mains, lui fit boire du thé, elle se serrait contre lui, effrayée…
     Au matin, lasse, elle s’endormit ; assis à côté d’elle, Laptiev lui tenait la main. De la sorte, il ne put s’endormir. Toute la journée, il fut fourbu, hébété, il n’arrivait à penser à rien et errait sans énergie d’une pièce à l’autre.    


  1. Thèmes débattus en Russie pendant tout le dix-neuvième siècle.
  2. Rappelons que Tchékhov est dreyfusard, contrairement à son éditeur Souvorine.
  3. Diminutif de Fiodor.
          
     



XVI

     Les médecins déclarèrent que Fiodor souffrait d’une maladie mentale. Laptiev ignorait ce qui se passait rue Piatnitskaïa, et le sombre entrepôt où ne se montraient plus ni le vieux ni Fiodor lui faisait l’effet d’un caveau. Quand sa femme lui disait qu’il devait absolument aller chaque jour et à l’entrepôt et rue Piatnitskaïa, ou bien il se taisait, ou alors il se mettait à parler avec véhémence de son enfance, de ce passé qu’il ne pouvait pardonner à son père, et disait qu’il haïssait l’entrepôt comme la rue Piatnitskaïa, etc.
     Un dimanche matin, Ioulia se rendit elle-même rue Piatnitskaïa. Elle trouva le vieux Fiodor Stiépanytch, dans la salle même où, pour son arrivée, on avait célébré le Te Deum. Vêtu de sa veste de toile, sans cravates, en pantoufles, il était assis immobile dans un fauteuil et clignait de ses yeux aveugles.
     — C’est moi, votre belle-fille, dit-elle en s’approchant de lui. Je suis venue vous voir.
     D’émotion, sa respiration se fit lourde. Émue de le voir seul et malheureux, elle lui baisa la main et lui tâta son visage et sa tête puis, semblant convaincu que c’était bien elle, fit un signe de croix au-dessus de sa tête.
     — Merci, merci, dit-il. Voilà que j’ai perdu mes yeux, je ne vois rien… Je distingue un peu la fenêtre, le feu aussi, mais ni les gens ni les objets. Oui, je deviens aveugle, Fiodor est tombé malade, et maintenant ça va mal, sans l’œil du maître. En cas de désordre, il n’y a personne pour prendre des sanctions ; les gens vont se croire tout permis. Et qu’a donc Fiodor ? Il a pris froid ? Moi, je n’ai jamais été malade et je ne me suis jamais soigné. Je n’ai jamais vu de médecin.
     Et le vieillard, selon son habitude, commença à se vanter. Pendant ce temps, les domestiques se hâtaient de mettre le couvert dans la salle, y disposant des hors-d’œuvre1 et des bouteilles de vin. Il y avait une dizaine de bouteilles, et l’un d’elles avait l’allure de la tour Eiffel. On servit tout un plat de pâtés brûlants qui exhalaient une odeur de poisson et de riz cuit.
     — Je prie ma chère visiteuse de venir à table, dit le vieillard.
     Elle le prit par le bras, l’amena à la table et lui versa de la vodka.
     — Je viendrai vous voir demain, lui dit-elle, et j’aurai avec moi vos petites filles, Sacha et Lida. Elles vous plaindront et vous montreront de la tendresse. 
     — C’est inutile, ne les amenez pas. Elles sont illégitimes.
     — Comment ça, illégitimes ? Leur père et leur mère étaient mariés.
     — Sans mon consentement. Je ne leur ai pas donné ma bénédiction et je ne veux pas les connaître. Que Dieu veille sur elles.
     — Vous dites de drôles de choses, Fiodor Stiépanytch, dit Ioulia en soupirant.
     — L’Évangile dit que les enfants doivent craindre et respecter leurs parents.
     — Rien de tel. L’Évangile dit que nous devons pardonner même à nos ennemis. 
     — Dans une affaire comme la nôtre, pas de pardon. Si l’on pardonne à tout le monde, on est flambé au bout de trois ans.
     — Mais pardonner, avoir une parole gentille, montrer de la douceur à quelqu’un, même s’il est coupable – c’est au-dessus des affaires, au-dessus de la richesse.
     Ioulia désirait adoucir le vieillard, l’ouvrir à la pitié, éveiller en lui le repentir, mais il écoutait tout ce qu’elle disait avec la condescendance que montrent les adultes en écoutant parler les enfants.
     — Fiodor Stiépanytch, dit résolument Ioulia, vous êtes vieux et Dieu va bientôt vous rappeler à lui ; il ne vous demandera pas comment vous avez mené votre commerce et si vos affaires marchaient bien, mais ceci :  avez-vous montré de la bienveillance ? N’avez-vous pas fait preuve de dureté envers les gens plus faibles que vous, comme vos domestiques ou vos employés ?
     — J’ai toujours été le bienfaiteur de mes employés, et ils doivent éternellement prier pour moi, dit le vieillard avec conviction ; mais, ému par la sincérité du ton de Ioulia et voulant lui faire plaisir, il dit :
     — Bon, amenez demain mes petites filles. Je leur ferai acheter des cadeaux.
     La mise du vieil homme était peu soignée, et il avait de la cendre de cigare sur la poitrine et sur les genoux ; visiblement, personne ne lui nettoyait les bottes, ni les vêtements. Le riz des petits pâtés n’était pas assez cuit, la nappe sentait le savon, les domestiques faisaient du bruit en marchant. Le vieillard avait l’air abandonné, toute la maison de la rue Piatnitskaïa sentait l’abandon, et Ioulia en éprouva de la honte pour elle-même et pour son mari.
     — Je viendrai vous voir demain sans faute, dit-elle.
     Elle fit le tour des pièces et ordonna de ranger la chambre du vieux et d’y allumer la veilleuse devant les icônes. Fiodor était assis dans sa chambre, tenant ouvert un livre qu’il ne lisait pas ; Ioulia conversa un peu avec lui et ordonna également de faire sa chambre, puis elle descendit chez les commis. Au milieu de la pièce où mangeaient les employés, un grand poteau de bois non peint étayait le plafond pour éviter qu’il ne s’écroule ; dans cette partie de l’immeuble, les plafonds étaient bas, les murs tapissés de papier bon marché, il y avait une odeur de fumée et des relents de cuisine. Comme on était dimanche, tous les commis étaient là, assis sur leurs lits à attendre le repas. À son entrée, ils bondirent pour se lever et répondirent craintivement à ses questions, la regardant par en-dessous comme des détenus.
     — Seigneur, comme vous êtes mal logés ! dit-elle en levant les bras au ciel. Vous ne vous sentez pas à l’étroit ?
     — À l’étroit, mais dans nos droits, fit Makeïtchev. Nous vous sommes reconnaissants de vos bienfaits et élevons nos prières vers le Dieu de miséricorde.
     — La vie et l’ambition de chacun se correspondent, dit Potchatkine.
     Voyant que Ioulia ne le comprenait pas, Makeïtchev se hâta d’expliquer :
     — Nous sommes de petites gens et devons vivre conformément à notre état.
     Elle examina le logis des apprentis et inspecta la cuisine, fit la connaissance de l’économe et continua à être très mécontente.
     Rentrée à la maison, elle dit à son mari :
     — Nous devons au plus vite nous installer rue Piatnitskaïa. Et tu iras à l’entrepôt tous les jours.
     Après quoi, ils restèrent assis l’un à côté de l’autre au cabinet, sans rien dire. Il avait le cœur lourd et n’avait pas plus envie d’aller rue Piatnitskaïa qu’à l’entrepôt, mais il devinait les pensées de sa femme et ne se sentait pas la force de la contredire. Il lui passa la main sur la joue et dit :
     — J’ai comme l’impression que notre vie est finie et que commence à présent pour nous une semi-existence de grisaille. J’ai pleuré en apprenant que la maladie de Fiodor était incurable ; lui et moi avons passé ensemble notre enfance et notre jeunesse, à l’époque je l’aimais de toute mon âme, et soudain, c’est la catastrophe, il me semble qu’en le perdant je romps définitivement avec mon passé. Et maintenant que tu m’as dit que nous devions absolument aller nous installer rue Piatnitskaïa, il me semble n’avoir devant moi aucun avenir.
     Il se leva et alla à la fenêtre.
     — Quoi qu’il en soit, il faut dire adieu aux idées de bonheur, dit-il en regardant la rue dehors. Il n’y a pas de bonheur. Je ne l’ai jamais connu et il faut croire qu’il n’y en a pas du tout. Et cependant j’ai été heureux une fois dans ma vie, lorsque j’étais assis, en pleine nuit, sous ton ombrelle. Te souviens-tu, tu avais oublié ton ombrelle chez Nina ? demanda-t-il en se tournant vers sa femme. J’étais amoureux de toi et je me souviens d’être resté toute la nuit sous cette ombrelle, éprouvant un sentiment de félicité.
     Il y avait dans le cabinet, près de la bibliothèque, une commode en acajou avec des bronzes, dans laquelle Laptiev conservait divers objets inutiles, y compris cette ombrelle. Il la prit et la tendit à sa femme.
     — La voici.
     Ioulia regarda l’ombrelle, la reconnut et eut un sourire mélancolique.
     — Je me rappelle, dit-elle. Lorsque tu m’as déclaré ton amour, tu l’avais dans les mains. Et, voyant qu’il s’apprêtait à partir, elle lui dit :
     — Si tu le peux, rentre de bonne heure, s’il te plaît. Sans toi, je m’ennuie.
     Ensuite, dans sa chambre, elle resta un long moment à contempler l’ombrelle2.    

  1. Les zakouski : le mot est d’ailleurs passé en français ; zakousit’ signifie manger un morceau, manger sur le pouce.
  2. Comme me l’a signalé, sur Mediapart, Anne Guérin-Castell - que je remercie pour sa relecture du texte –, il y aurait une étude à faire du temps, de la durée, chez Tchékhov : il a ici contracté en trois ans ce qui pourrait ailleurs demander trente ans…




XVII

     À l’entrepôt, malgré la complexité des affaires et l’énormité du roulement de fonds, il n’y avait pas de comptable, et les livres tenus par un employé au bureau demeuraient incompréhensibles. Il arrivait chaque jour à l’entrepôt des commissionnaires allemands et anglais avec lesquels les commis discutaient de politique et de religion ; venait aussi au bureau un gentilhomme pitoyable, perdu de boisson et malade, qui traduisait la correspondance venant de l’étranger ; les commis l’appelaient la demi-portion et lui servaient du thé  avec du sel en guise de sucre. En gros, tout ce négoce paraissait à Laptiev une machine très bizarre.
     Il allait tous les jours à l’entrepôt et tâchait d’y introduire de nouvelles règles ; interdisant de fouetter les apprentis et de se gausser des clients, il s’emportait lorsque les commis envoyaient dans une province quelconque des marchandises défraîchies et en mauvais état, faisant passer avec de joyeux rires ces invendus pour des affaires nouvelles et fort à la mode. C’était lui, désormais, qui était à la tête de l’entrepôt, mais comme par le passé, il ignorait quelle était sa fortune et si les affaires marchaient bien, quels étaient les appointements des principaux commis, etc. Potchatkine et Makeïtchev le trouvaient jeune et inexpérimenté, ils lui cachaient beaucoup de choses et, chaque soir,tenaient conciliabule à voix basse avec le vieil aveugle.
     Un jour, au début du mois de juin, Laptiev et Potchatkine allèrent manger ensemble à la taverne Boubnov, histoire de parler affaires. Entré chez eux à l’âge de huit ans, Potchatkine était un vieil employé des Laptiev. Il était leur familier, on lui faisait entièrement confiance et lorsque, en quittant l’entrepôt, il sortait de la caisse toute la recette, dont il bourrait ses poches, cela n’éveillait aucun soupçon. Il jouait le premier rôle à l’entrepôt comme à la maison des employés, et faisait office de marguillier de l’église à la place du vieux. Sa dureté envers les subordonnés lui valait, chez les commis et les apprentis, le surnom de Maliouta Skouratov1.
     Quand ils entrèrent à la taverne, il fit signe à un garçon et lui dit :
     — L’ami, donne-nous une demi-curiosité et vingt-quatre désagréments2.
     Un peu plus tard, le garçon apporta sur un plateau une demi-bouteille de vodka et plusieurs assiettes avec des hors-d’œuvre variés.
     — Mon cher, lui dit Potchatkine, donne-nous une portion du grand maître de la calomnie et de la médisance, avec de la purée de pommes de terre.
     Ne comprenant pas, le garçon se troubla et voulut dire quelque chose, mais Potchatkine lui adressa un coup d’œil sévère et dit :
     — Hormis2 !
     Ayant intensément réfléchi, le garçon alla consulter les autres serveurs et finit tout de même par comprendre, il apporta une portion de langue. Quand ils eurent bu chacun deux petits verres et mangé des hors d’œuvre, Laptiev demanda :
     — Dites-moi, Ivan Vassilytch, est-il vrai que nos affaires aient un peu chuté, ces dernières années ?
     — Absolument pas.
     — Dites-moi franchement, sincèrement, quel était notre revenu, quel est-il à présent, et donnez-moi le montant de notre fortune. On ne peut pas se mouvoir dans les ténèbres. On a récemment fait les comptes, à l’entrepôt mais, vous m’excuserez, je n’y crois pas, à ces comptes ; vous jugez nécessaire de me cacher quelque chose et ne dites la vérité qu’à mon père. Vous avez dès votre jeune âge pris l’habitude des ruses politiques, et vous ne pouvez plus vous en passer. Mais à quoi cela sert-il ? Aussi, je vous demande d’être sincère. Où en sont vraiment nos affaires ?
     — Tout dépend des fluctuations du crédit, répondit Potchatkine après réflexion.
     — Qu’entendez-vous par là ?
     Potchatkine se mit à expliquer, mais Laptiev ne comprit rien et envoya chercher Makeïtchev. Ce dernier se montra aussitôt, avala quelques hors-d’œuvre, fit une courte prière et commença par déclarer posément, de sa voix profonde de baryton, que les employés avaient le devoir de prier jour et nuit pour leurs bienfaiteurs. 
     — Fort bien, permettez-moi seulement de ne pas me considérer comme votre bienfaiteur, dit Laptiev.
     — Chacun doit se rappeler qui il est, et être pénétré de sa condition. Vous êtes, par la grâce divine, notre père et bienfaiteur, et nous sommes vos esclaves.
     — J’en ai assez, à la fin ! se fâcha Laptiev. Soyez donc à présent, je vous prie, mon bienfaiteur et expliquez-moi où en sont nos affaires. Veuillez ne pas me prendre pour un gamin, autrement je ferme l’entrepôt dès demain. Mon père est aveugle, mon frère à l’asile, mes nièces encore jeunes, moi, je déteste le négoce et je ne demande qu’à m’en aller, mais personne ne peut me remplacer, vous le savez vous-même. Laissez tomber les ruses politiques, pour l’amour de Dieu !
     On alla faire les comptes à l’entrepôt. On poursuivit dans la soirée à la maison, avec l’aide du vieux lui-même ; en initiant son fils à l’aspect secret de ses affaires, il parlait sur un ton suggérant qu’il ne pratiquait pas le commerce, mais la sorcellerie. Il s’avéra que le revenu croissait d’un dixième environ chaque année, et que la fortune des Laptiev, en s’en tenant à l’argent et aux titres, s’élevait à six millions de roubles.
     Lorsque, passé minuit, les comptes faits, Laptiev sortit prendre l’air, il était sous le charme de ces chiffres. La nuit était paisible, la lune brillait, on étouffait ; les murs blancs des maisons sur l’autre rive de la Moskova, les lourds portails cadenassés, le silence et les ombres noires, cet ensemble  donnait une impression de forteresse, il n’y manquait qu’une sentinelle avec un fusil. Laptiev alla dans le petit jardin et s’assit sur un banc non loin de la palissade le séparant du jardin de la  maison voisine. Le merisier à grappes était en fleurs. Laptiev se rappela que, du temps de son enfance, ce merisier était de la même hauteur et tout aussi noueux qu’à présent, il n’avait pas du tout changé depuis lors. Chaque endroit du jardin et de la cour lui rappelait un passé lointain. Dans son enfance aussi, on pouvait, comme maintenant, voir toute la cour baignée par la lune à travers les arbres déplumés, et les ombres se montraient aussi sévères et aussi mystérieuses, un chien noir était couché comme jadis au milieu de la cour et, chez les commis, les fenêtres étaient grandes ouvertes, tout comme autrefois. Et c’étaient là des souvenirs sans joie.
     Derrière la palissade, dans la cour voisine, de légers pas se firent entendre.
     — Ma chérie, mon aimée… murmura une voix masculine tout près de la palissade, si près que Laptiev percevait une respiration.
     Voilà qu’on s’embrassait. Laptiev était persuadé que les millions et l’établissement, pour lesquels il n’éprouvait pas d’attirance, allaient lui gâcher la vie et feraient définitivement de lui un esclave ; il se voyait s’habituer peu à peu à sa situation, entrer petit à petit dans le rôle de directeur d’une firme commerciale, s’abêtir, vieillir et finalement mourir comme meurent les bourgeois, en sale rosse aigrie flanquant le cafard à son entourage. Mais qu’est-ce qui l’empêchait donc d’abandonner ces millions en même temps que toute l’affaire et de quitter ce jardinet et cette cour qu’il haïssait depuis son enfance ?
     Le chuchotement et les baisers derrière la palissade le troublaient . Il gagna le milieu de la cour, déboutonna sa chemise et se mit à regarder la lune, il lui semblait qu’il allait à l’instant se faire ouvrir le portillon pour sortir et ne plus jamais revenir ; il sentit son cœur se serrer délicieusement en pressentant la liberté, il riait de plaisir en songeant comme sa vie pourrait être merveilleuse, poétique et peut-être même sainte…
     Mais il restait planté là, il ne partait pas et se demandait : « Mais qu’est-ce qui me retient donc ici ? » Et il éprouvait du dépit autant contre lui-même que contre ce chien noir qui se roulait sur les pierres au lieu de s’enfuir dans les champs et les bois, en joyeuse liberté. Manifestement, la même chose les empêchait, lui comme le chien, de quitter la cour : l’habitude de la servitude, l’accoutumance à l’état d’esclave…
     Le lendemain, à midi, il partit rejoindre sa femme et, pour ne pas s’ennuyer, invita Iartsev à venir avec lui. Ioulia Sergueïevna était en villégiature à Boutovo, et cela faisait cinq jours qu’il n’était pas allé la voir. À la gare, les deux amis prirent une calèche, et Iartsev chanta pendant tout le trajet, s’extasiant sur le temps magnifique qu’il faisait. La datcha était située non loin de la gare, dans un grand parc. Au début de la grande allée, à une vingtaine de pas du portail, Ioulia était assise sous un vieux et large peuplier, les attendant. Elle portait une élégante robe légère de couleur crème et garnie de dentelles, et tenait la vieille ombrelle que l’on sait. Iartsev la salua et se dirigea vers la datcha où résonnaient les voix de Sacha et de Lida, tandis que Laptiev s’asseyait à côté de Ioulia pour lui parler des affaires.
     — Pourquoi es-tu resté si longtemps sans venir ? demanda-t-elle sans lâcher sa main. Je reste assise ici des journées entières à regarder si tu n’arrives pas. Je m’ennuie sans toi.
     Elle se leva et lui passa ma main dans les cheveux, promenant avec curiosité son regard sur sa figure, ses épaules, son chapeau.
     — Sais-tu, je t’aime, dit-elle en rougissant. Tu m’es cher. Te voici arrivé, je te vois et je ne sais même pas à quel point je suis heureuse. Eh bien, causons. Raconte-moi quelque chose.
     Elle lui déclarait son amour, et lui avait l’impression d’être marié avec elle depuis déjà une dizaine d’années, et il avait envie de déjeuner. Elle lui enlaça le cou, et la soie de sa robe vint lui chatouiller la joue ; il écarta avec ménagement son bras, se leva et partit vers la datcha, n’ayant pas dit un seul mot. Les fillettes accouraient à sa rencontre.
     « Comme elles ont grandi ! se disait-il. Et que de changements, durant ces trois années… Mais il reste bien à vivre treize, ou trente ans… L’avenir nous réserve encore quelque chose ! Qui vivra verra. »
     Il étreignit Sacha et Lida qui s’étaient pendues à son cou, et dit :
     — Le grand-père vous passe le bonjour… L’oncle Fédia va bientôt mourir, l’oncle Kostia3 a écrit d’Amérique, il vous dit bonjour aussi. Il s’ennuie à l’Exposition4 et rentrera bientôt. Et l’oncle Aliocha a faim.
     Puis il s’assit sur la terrasse et vit sa femme remonter tranquillement l’allée et se diriger vers la datcha. Elle était songeuse, et une charmante expression de tristesse se lisait sur son visage, des larmes brillaient dans ses yeux. Ce n’était plus la jeune fille pâle de figure, mince et frêle de naguère, mais une femme adulte, vigoureuse et belle. Et Laptiev remarqua l’émerveillement avec lequel Iartsev l’observait qui approchait, et la façon dont cette nouvelle et belle expression du visage de Ioulia se reflétait sur celui de Iartsev, lui aussi triste et ravi. Il avait l’air de la voir pour la première fois de sa vie. Et tandis qu’ils déjeunaient sur la terrasse, Iartsev avait un sourire heureux et timide, et continuait à regarder Ioulia et son joli cou. Laptiev le suivait involontairement des yeux en pensant qu’il restait peut-être à vivre encore treize, trente ans… Et que leur réservait l’avenir ? Qu’est-ce qui les attendait ?
     Et il se disait :
     « Qui vivra verra ».


  1. Homme de main d’Ivan le Terrible : https://fr.wikipedia.org/wiki/Maliouta_Skouratov
  2. Revoir le chapitre V : Potchatkine a son propre vocabulaire.
  3. Ami proche de la famille, c’est aussi un « oncle » pour les petites.
  4. Sans doute celle-ci : https://fr.wikipedia.org/wiki/Exposition_universelle_de_1893