vendredi 3 août 2018

Oblomov : chapitre IX


     Résumé du chapitre précédent : Oblomov tire des plans sur la comète en rêvant à sa future installation dans son domaine familial réaménagé selon un plan qu'il rumine tant et plus. Dérangé par Zakhar qui le ramène aux contingences plus immédiates du déménagement imposé, il fait une véritable scène à son vieux serviteur, complètement perdu. Et, s'étant un peu interrogé sur lui-même, il finit par s'endormir, pour une sieste qui nous plonge dans le long chapitre que voici, le fameux Songe d'Oblomov, qui fut édité séparément une dizaine s'années avant la parution du roman dans son intégralité. 
     Rêve du Paradis perdu, celui d'une enfance au domaine familial, enfance qui ressemble certes davantage à celle de Tolstoï qu'à celle de Gorki... Ce chapitre éclaire avec poésie, mais aussi quelque cruauté par moments, ce qui a précédé : notre héros lymphatique a été trop couvé, enfant, par une famille de petits hobereaux incarnant la Russie ancienne, perdue dans ses traditions et ne jetant un coup d'œil sur le monde nouveau commençant à se dessiner que pour s'en détourner ou, au mieux, tenter non de s'y adapter, mais de l'adapter à elle, au moyen de quelques pauvres ruses. La nostalgie de l'enfance se fond dans la description d'un monde en perdition, que va secouer une dizaine d'années plus tard le brûlot de Tchernychevski, Que faire ? Titre devenu doublement fameux, car repris au tournant du siècle par quelqu'un d'autre...







IX

LE SONGE D’OBLOMOV

     Où sommes-nous ? Dans quel coin de terre béni nous a transportés le songe d’Oblomov ? Quel pays charmant !
     Certes, on n’y trouve pas de mer, ni de hautes montagnes, de falaises ou de précipices, pas plus que d’épaisses forêts – rien de grandiose, de sauvage ou de morose.
     Et puis, à quoi bon le sauvage et le grandiose ? La mer, par exemple ? Que Dieu la garde ! Elle n’apporte à l’homme que mélancolie : en la regardant, on a envie de pleurer. On se sent tout petit devant l’immensité des eaux écumeuses, et le regard ne trouve nulle part de quoi se reposer, éreinté qu’il est par la monotonie de ce tableau infini.
     Les vagues, avec leur grondement et leur roulement furieux, n’ont rien de caressant pour notre ouïe délicate : elles ne font que répéter, depuis le commencement du monde, leur énigmatique et lugubre chant ; on y entend toujours le même gémissement, comme les plaintes inchangées d’un monstre voué aux mêmes tourments, et des voix criardes et sinistres. Point de gazouillis d’oiseaux aux alentours ; seules les mouettes silencieuses sont pour ainsi dire condamnées à voler tristement près du rivage et à tournoyer au-dessus de l’eau.
     Auprès de ces clameurs de la nature, faible est le rugissement du fauve, insignifiante  la voix humaine, et comme l’homme paraît lui-même ténu, chétif, comme il disparaît au milieu des menus détails de l’immense tableau ! Ce qui explique peut-être que ce soit le cœur si lourd qu’il contemple la mer1.     
     Non, Dieu peut garder la mer ! Même calme et immobile, elle n’inspire pas à l’âme de quoi se réjouir : l’homme voit toujours, dans le balancement imperceptible de la masse liquide, une force immense, quoique endormie, qui à l’occasion se rit avec tant de malice de son orgueilleuse volonté et ensevelit si profondément ses hardis desseins, en même temps que l’objet de ses soucis et de toute la peine qu’il se donne.
     Les montagnes et les gouffres n’ont pas davantage été créés dans le but de réjouir l’homme. Ils sont effrayants, terrifiants comme les crocs montrés par une bête sauvage, comme ses griffes sorties et dirigées contre lui ; ils nous rappellent trop clairement la fragilité de notre organisme et nous maintiennent dans la crainte et l’angoisse pour notre vie. Et le ciel au-dessus des rochers comme des précipices semble tellement lointain et inaccessible qu’il paraît avoir abandonné les hommes.
     Tel n’est pas le coin paisible où s’est soudain retrouvé notre héros.
     Là, le ciel semble au contraire serrer la terre de près, pas pour y lancer ses traits avec plus de force, mais peut-être pour l’étreindre plus étroitement, avec amour : il s’étend juste au-dessus des têtes tel un abri sûr, un toit paternel, comme pour protéger de toute infortune ce petit coin de terre élu.
     Le soleil y brille et réchauffe la terre pendant près de six mois, avant de s’éloigner sans hâte mais pour ainsi dire à regret, comme en se retournant pour contempler encore une ou deux fois sa contrée bien-aimée et la gratifier, au milieu des jours pluvieux de l’automne, d’une journée tiède et lumineuse. 
     Les monts de là-bas ne sont, en quelque sorte, que les modèles réduits de ces terribles montagnes qu’on voit s’élever ailleurs, faisant peur à notre imagination. C’est une suite de collines en pente douce qu’on dévale avec plaisir en roulant sur le dos ou sur lesquelles il est agréable de s’asseoir pour contempler le coucher de soleil en rêvant.
     Une rivière y court gaiement, en jouant et en folâtrant ; tantôt elle déborde en un large étang, tantôt c’est un filet d’eau qui s’élance vivement, là elle s’assagit, devient comme rêveuse, paraît ramper sur les cailloux en envoyant de côté d’espiègles ruisseaux, et il est délicieux de s’assoupir bercé par leur murmure.
     Tout ce petit coin présente2, sur quinze ou vingt verstes3 à la ronde, comme une suite d’études picturales et de paysages gais et souriants. Les berges sablonneuses et en pente douce menant à la rivière argentée, le bosquet descendant furtivement de la colline pour s’approcher de l’eau, le ravin tortueux avec son ruisseau tout en bas et son petit bois de bouleaux – tout semble assorti et dessiné par la main d’un maître. 
     Qu’il soit recru d’émotions ou qu’il les ignore, le cœur ne demande qu’à se réfugier dans pareil endroit oublié du monde entier et y vivre un bonheur ignoré des hommes. Tout  là-bas promet une vie longue et paisible, jusqu’à voir ses cheveux jaunir4, et une mort semblable au sommeil.
     L’année y suit son cours imperturbable et régulier.
     Se conformant aux indications du calendrier, le printemps commence en mars5, les ruisseaux boueux dévalent les collines, la terre dégèle et une vapeur tiède s’en dégage ; le paysan quitte sa pelisse courte, sort en chemise au grand air et, s’abritant les yeux de la main, admire un long moment le soleil en roulant les épaules de contentement ; puis il commence à tirer la charrette qui gît renversée, tantôt par un brancard, tantôt de l’autre, ou encore, se préparant à reprendre son labeur habituel, examine en lui donnant des coups de pied la charrue restée oisive sous l’auvent.
     Au printemps, point de subites tempêtes pour ensevelir les champs sous la neige qui fait craquer les arbres sous son poids.
     Telle une beauté froide et inaccessible, l’hiver affirme son caractère jusqu’au moment légal fixé pour la douceur ; il ne badine pas à coup de réchauffements inattendus et ne vous force pas à vous à vous contorsionner à cause de gelées inouïes ; tout suit l’ordre habituel et général prescrit par la nature. 
     En novembre débutent la neige et le froid qui se font plus forts vers l’Épiphanie, au point que le paysan mettant le pied hors de son isba y rentre à tout coup la barbe hérissée de givre ; mais en février, un nez sensible perçoit déjà dans l’air de légers effluves printaniers.
     Mais c’est l’été, surtout, qui est particulièrement enivrant dans cette contrée. Il faut chercher là-bas l’air sec et frais, embaumé non des senteurs du citronnier ou du laurier, mais simplement par celles de l’absinthe, du pin et du merisier ; chercher les jours lumineux, au soleil ardent mais pas au point d’incendier, et au ciel pur de tout nuage presque trois mois d’affilée.
     Ces jours de lumière durent trois ou quatre semaines ; les soirées sont tièdes et les nuits étouffantes. Dans les cieux, les étoiles clignotent, plus qu’aimables, amicales.
     Si la pluie survient, quelle bienfaisante pluie d’été est-ce là ! Elle tombe à verse, vive et abondante, elle saute gaiement, comme les grosses et chaudes larmes d’un homme saisi d’une joie subite ; à peine a-t-elle cessé que le soleil réapparaît et fait le tour des champs et des collines pour les sécher de son sourire plein d’amour ; et de nouveau toute la contrée lui sourit en retour, heureuse.
     Le paysan accueille la pluie avec joie : « La bonne petite pluie va mouiller, le bon petit soleil va sécher ! » dit-il en exposant voluptueusement son visage, ses épaules et son dos à l’averse tiède.
     Les orages n’ont rien d’effrayant, là-bas, ils font seulement du bien : ils se produisent constamment à l’époque fixée pour cela, n’oubliant presque jamais la Saint Élie, comme pour étayer la tradition populaire6. Jusqu’au nombre et à la puissance des coups de tonnerre qui sont les mêmes chaque année, semble-t-il, comme si l’Administration céleste affectait à la contrée une quantité d’électricité fixée pour l’année.
     Les terribles tempêtes de neige y sont inconnues, on n’entend jamais parler de dévastations.
     Personne n’a jamais lu dans les journaux quoi que ce soit de tel à propos de ce petit coin béni de Dieu. Et l’on n’aurait jamais rien imprimé ou entendu dire au sujet de cette contrée si Marina Koulkova, une veuve de paysan âgée de vingt-huit ans, n’avait accouché de quatre enfants à la fois, ce qu’il était impossible de passer sous silence.
     Le Seigneur n’a jamais châtié ce pays en lui envoyant les plaies d’Égypte ou d’autres fléaux plus ordinaires. Aucun de ses habitants ne se souvient d’avoir vu quelque signe effroyable dans les cieux, comme des boules de feu ou des ténèbres soudaines ; on n’y voit pas de serpents venimeux ; point de sauterelles ; pas non plus de lions rugissants, ni même d’ours ou de loups, en raison de l’absence de forêts. Par les champs et dans le village, on voit seulement errer en abondance des vaches qui ruminent, des moutons qui bêlent et des poules qui gloussent.
     Dieu sait si un poète ou un rêveur se contenterait de la nature offerte par ce coin paisible. Il est bien connu que ces messieurs aiment à se perdre dans la contemplation de la lune, ainsi qu’à écouter le chant des rossignols. C’est la lune coquette qu’ils aiment, celle qui se maquille de nuages jaune paille, celle qui se montre mystérieusement à travers les branches des arbres ou déverse des gerbes de rayons argentés dans les yeux de ses adorateurs.
     Mais dans cette contrée, on ne connaît pas d’astre semblable, on parle du croissant de la lune. Une lune qui, avec une sorte de bonhomie, telle une bassine de cuivre bien astiquée, observe très attentivement les villages et les champs.   
     Un poète la contemplant avec enthousiasme en serait pour ses frais : elle le regarderait à son tour avec l’ingénuité d’une beauté de village à la face ronde devant les coups d’œil enflammés et éloquents d’un godelureau de la ville.
     On n’entend pas non plus de rossignols là-bas, peut-être en raison de l’absence de rosiers et de refuges ombreux ; en revanche, quelle abondance de cailles ! L’été, au moment des récoltes, les gamins les attrapent à mains nues.
     Que l’on n’aille pas penser pour autant que les cailles y constituent un plat de luxe – non, les mœurs locales ne connaissent pas cette perversion : cet oiseau n’est pas reconnu comme un aliment. Il enchante l’ouïe des habitants par son chant : voilà pourquoi, presque sous chaque toit, est accrochée une cage en fil avec une caille à l’intérieur.
     Jusqu’à l’aspect général de ce coin modeste et sans prétentions qui laisserait le poète et le rêveur sur leur faim. Ils ne pourraient y trouver de soirées dans le goût des Suisses ou des Hollandais, lorsque la nature entière – et la forêt, et l’eau, et les murs des chaumières, et les collines sablonneuses – brûle, rougeoyant comme un incendie ; lorsque, sur ce fond pourpre se détache, suivant une piste sableuse et sinueuse, une troupe de cavaliers accompagnant quelque lady dans sa promenade au milieu de ruines sombres et se hâtant vers un château-fort où les attendent un épisode de la guerre des Deux Roses raconté par un aïeul, une chèvre sauvage au dîner ainsi qu’une ballade chantée au son du luth par une jeune Miss – tableaux dont la plume de Walter Scott a peuplé notre imagination avec une telle luxuriance.
     Non, on ne voit rien de tel dans notre contrée.
     Comme tout est paisible et endormi dans les trois ou quatre petits villages la composant ! Ils ne sont guère éloignés les uns des autres, comme lancés de-ci de-là par la main d’un géant et restés depuis tels.
     Une isba a ainsi atterri sur la pente d’un ravin, elle y est restée accrochée depuis des temps immémoriaux, une moitié avançant dans le vide, appuyée sur trois perches. Trois ou quatre générations y ont vécu dans une heureuse tranquillité.
     Une poule aurait peur d’y entrer, semble-t-il, or Onissime Souslov, homme à qui sa carrure ne permet pas de se tenir entièrement debout dans sa maison, y habite avec sa femme.
     Il n’est pas donné au premier venu de pouvoir entrer dans l’isba d’Onissime ; à moins que le visiteur n’obtienne de l’isba qu’elle consente à tourner vers la forêt son arrière et lui présenter sa porte d’entrée7.
     Le perron est suspendu au-dessus du ravin et, pour y poser le pied, il faut se retenir à l’herbe d’une main, et de l’autre au toit de l’isba, pour ensuite avancer tout droit d’un pas. 
   Une autre isba est collée au flanc d’une colline comme un nid d’hirondelle ; là, on trouve trois chaumières alignées par hasard l’une à côté de l’autre, et deux autres tout au fond du ravin. 
     Tout est paisible et endormi, dans le village : les isbas silencieuses sont grandes ouvertes ; il n’y a personne en vue ; seuls des essaims de mouches volent en bourdonnant dans la touffeur de l’air.
     Une  fois entré dans une isba, inutile d’appeler à haute voix : un silence de mort sera la seule réponse ; rarement, ce sera un gémissement maladif ou la toux sourde d’une vieille achevant sa vie en haut d’un poêle, ou encore sortira de derrière une cloison un bambin de trois ans, nu-pieds, en chemise et à cheveux longs, qui regardera fixement et sans rien dire le visiteur, avant de retourner timidement se cacher. 
     La même paix, le même calme profond s’étendent sur les champs ; tout au plus par-ci par-là, telle une fourmi, s’affaire dans un champ noir un laboureur brûlé par le soleil, cramponné à sa charrue et ruisselant de sueur.
     La paix, un calme imperturbable règnent également sur les mœurs des gens de ce pays. On ne s’y fait pas dévaliser, on n’y connaît ni assassinat ni tragiques événements ; et point de passions fortes ni d’entreprises grandioses, rien qui puisse soulever de grandes émotions chez eux.    
     Et quelles passions, quelles entreprises pourraient les agiter ? Là-bas, chacun se connaît soi-même. Les habitants de cette contrée vivent à l’écart Les villages les plus proches et le chef-lieu de district sont à vingt-cinq ou trente verstes de distance. 
     Au moment fixé, les paysans convoient le blé jusqu’à l’embarcadère le plus proche sur la Volga, région qui constitue leur Colchide et leurs colonnes d’Hercule8, et certains d’entre eux se rendent à la foire une fois l’an, et leurs relations avec autrui s’arrêtent là.
     Leurs intérêts se concentrent en eux-mêmes, sans croiser ni côtoyer ceux d’autres gens.
     Ils savent qu’à quatre-vingts verstes se trouve le « gouvernement provincial » , c’est-à-dire la capitale de la province, mais rares sont ceux qui y sont déjà allés ; ils savent en outre que plus loin, il y a Saratov ou Nijni9 ; ils ont entendu parler de Moscou et de Piter10, on leur a dit qu’au delà de Piter vivent les Français ou les Allemands, et puis plus loin, comme pour les anciens, commence pour eux un monde incertain, s’étendent des contrées inconnues peuplées de monstres, d’hommes à deux têtes, de géants ; puis viennent les ténèbres – et tout se termine par ce poisson qui porte la terre.
     Et comme leur coin est presque impraticable, il leur est impossible d’avoir des nouvelles un peu récentes de ce qui se fait de par le monde : les convoyeurs de vaisselle en bois habitent à une vingtaine de verstes et n’en savent pas davantage. Ils ne peuvent confronter à aucun autre leur mode de vie : vivent-ils bien ou non ; sont-ils riches ou pauvres ; peuvent-ils souhaiter avoir quelque chose qu’on trouve chez les autres ?
     Ces gens heureux vivent persuadés qu’on ne doit pas et qu’on ne peut pas vivre autrement, ils sont convaincus que les autres vivent comme eux et que vivre autrement est un péché.
     Si on leur disait que d’autres s’y prennent autrement pour labourer, pour semer, pour moissonner et pour vendre, ils ne le croiraient pas. Quelles passions, quelles agitations peuvent-ils bien connaître ?
     Ils ont aussi, comme tout le monde, des soucis et des faiblesses, le paiement des redevances et des contributions, la paresse et l’endormissement ; mais cela ne leur revient pas cher et ne provoque pas d’effervescence.
     Ces cinq dernières années, parmi ces centaines d’âmes, personne n’est mort de mort violente, ni même de sa belle mort.
     Et si quelqu’un en vient, par suite de l’âge ou d’une maladie liée à la vieillesse, à s’endormir de son dernier sommeil, un événement aussi exceptionnel ne laisse pas d’étonner, même longtemps après.
     Cependant, ils n’ont pas été le moins du monde surpris de voir, par exemple, le forgeron Tarass à deux doigts de se tuer aux bains de sa propre main11, à tel point qu’il a fallu le réanimer en l’aspergeant d’eau.
     Un seul délit est assez courant : le vol de pois, de carottes et de navets dans les potagers ; en outre, une fois ont disparu d’un seul coup une poule et deux gorets, incident qui a indigné le district entier et qui a été unanimement attribué au convoi passé la veille et amenant de la vaisselle en bois  à la foire. Mais les événements de toute espèce demeurent très rares.
     Néanmoins, on a également trouvé un jour, derrière une haie, gisant dans un fossé près du pont, un homme visiblement resté à la traîne d’une équipe partie à la ville.
     Des mioches l’ont aperçu les premiers et, tout effrayés, ils ont couru au village pour y annoncer la présence dans un fossé d’un terrible dragon, ou d’un horrible loup-garou, ajoutant qu’il s’est lancé à leur poursuite et a bien failli dévorer Kouzka.
     Les moujiks, les plus hardis en tout cas, se sont armés de fourches et de haches et sont partis, toute une troupe, vers le fossé.
     — Où courez-vous comme ça ? leur ont crié les vieux pour les freiner. Vous voulez vous rompre le cou ? Qu’avez-vous ? Laissez donc : personne ne vous y oblige.
     Mais les moujiks y sont allés et, à une cinquantaine de sagènes12 de l’endroit, ont commencé  à interpeller le monstre sur tous les tons : pas de réponse ; ils ont fait halte, puis ont de nouveau avancé.
     Un moujik était couché dans le fossé, la tête contre le remblai ; traînaient à côté de lui un baluchon et un bâton où pendaient deux paires de laptis13.
     Les paysans n’osaient ni s’approcher ni le toucher.
     — Hé l’ami ! lui ont-ils crié l’un après l’autre, en se grattant qui la nuque, qui le dos. Qui es-tu donc ? Hé, dis donc ! Qu’est-ce que tu fais par ici ?
     L’homme a eu un mouvement pour relever la tête, sans y parvenir, il était visiblement ou malade ou épuisé.
     L’un des paysans a fait mine de le toucher avec sa fourche.
     — N’y touche pas ! N’y touche pas ! ont crié beaucoup d’autres. Comment savoir ce que c’est, il ne dit rien ; c’est peut-être bien le… Ne le touchez pas, les gars !
     — Allons-nous-en, ont dit certains ; croyez-moi, allons-nous-en : il ne nous est rien, pas vrai ?  Il ne nous attirera que des malheurs !
     Et tous s’en sont retournés au village tout raconter aux vieux : un homme qui n’est pas d’ici est allongé là-bas, sans dire un mot, Dieu seul sait qui c’est et ce qu’il fait là-bas…
     — S’il n’est pas d’ici, n’y touchez pas ! ont dit les vieux assis sur un banc de terre, les coudes sur les genoux. Laissez-le tranquille ! Vous n’aviez même pas à aller voir !
     Voilà à quoi ressemble le coin où son rêve a d’un seul coup transporté Oblomov.
     Des trois ou quatre villages éparpillés là, l’un se nomme Sosnovka et un autre, à une verste de distance, Vavilovka. 
     Sosnovka et Vavilovka sont le patrimoine héréditaire de la famille Oblomov, ce pourquoi le terme général d’Oblomovka les désigne tous les deux. 
     Le domaine des maîtres et leur résidence se trouvent à Sosnovka. À cinq verstes de là, le bourg de Vierkhliovo a autrefois appartenu aussi à la famille Oblomov, mais il est depuis longtemps passé dans d’autres mains, ainsi que quelques isbas dispersées  de-ci de-là qui lui sont rattachées.
     Le bourg appartient maintenant à un riche propriétaire qui n’y met jamais les pieds : c’est un intendant d’origine allemande qui le gère.
     Voilà toute la géographie de ce petit coin.
     Ilia Ilitch vient de se réveiller, au matin, dans son petit lit. Il n’a que sept ans. Il se sent léger, il est d’humeur joyeuse.
     Qu’il est mignon, tout rose, tout potelé ! Ses petites joues sont si rondes qu’un gamin espiègle gonflant exprès les siennes ne réussirait pas à s’en faire de pareilles.
     La bonne attendait son réveil. Elle se met à lui enfiler ses petits bas ; il ne se laisse pas faire, il n’est pas sage, il agite les jambes ; la bonne réussit à lui attraper les pieds, et tous deux rient aux éclats.
     Elle a enfin réussi à le mettre debout, elle le débarbouille, peigne sa petite tête et le conduit chez sa mère. 
     À la vue de sa mère, morte depuis longtemps, Oblomov est parcouru, en plein rêve, d’un frémissement de joie et d’amour : deux larmes chaudes s’échappent lentement des cils du dormeur et s’immobilisent.
     Sa mère le couvre de baisers passionnés, puis l’examine d’un regard plein d’une ardente inquiétude pour voir si ses petits yeux ne sont pas troubles, lui demande s’il n’a mal nulle part et questionne la bonne : a-t-il bien dormi, sans se réveiller ni s’agiter dans son sommeil, a-t-il eu de la fièvre ? Ensuite, elle le prend par la main et l’amène devant l’icône. 
     Et là, agenouillée et lui entourant la taille de son bras, elle lui souffle ses prières.
     Le garçon en répète distraitement les paroles en regardant par la fenêtre d’où se répand dans la pièce, en même temps que la fraîcheur, une odeur de lilas.
     — Irons-nous aujourd’hui nous promener, petite maman ? demande-t-il soudain, au beau milieu des prières.
     — Oui, mon petit cœur, répond-elle bien vite sans quitter l’icône des yeux et en dévidant rapidement le reste des saintes paroles.
     Le petit garçon les répète avec indolence, mais sa mère y met toute son âme.
     Ensuite, ils vont chez le père, et de là, vont prendre le thé.
     Oblomov voit près de la table où l’on prend le thé une tante très âgée qui vit chez eux ; elle a quatre-vingts ans et ne fait que grogner contre sa servante, laquelle se tient derrière elle et la sert, branlant elle aussi du chef en raison de son âge. Il y a là aussi trois vieilles filles, parentes éloignées de son père, et puis le beau-frère de sa mère, homme à moitié fou, Tchekmiéniev, propriétaire de sept âmes qui est en visite chez eux, et encore quelques vieillards des deux sexes.
     Tous ces gens de la maison Oblomov se saisissent d’Ilia Ilitch pour le couvrir de caresses et de compliments ; à peine réussit-il à essuyer la trace de leurs baisers indésirables.
     Après quoi, on entreprend de le nourrir de brioches, de biscuits et de crème.
     Puis sa mère, après de nouvelles caresses, le laisse aller se promener au jardin, dans la cour et dans le pré, en rappelant sévèrement à la nounou de ne pas laisser l’enfant seul, de le tenir loin des chevaux, des chiens et du bouc, de rester près de la maison et surtout de ne pas le laisser approcher du ravin, endroit le plus effrayant de la contrée et qui jouit d’une fort mauvaise réputation.
     On y a un jour trouvé un chien qui fut déclaré enragé pour avoir pris la fuite, disparaissant derrière la colline, devant la troupe qui, armée de fourches et de haches, s’apprêtait à lui faire un mauvais sort ; on y traîne les charognes ; le ravin est censé être un repaire de brigands, un coin abritant des loups et d’autres créatures inexistantes dans la région, voire tout bonnement irréelles.
     L’enfant est depuis longtemps dehors, bien avant que sa mère en ait fini avec ses mises en garde.
     Avec un étonnement ravi, comme s’il la découvrait, il court tout autour de la maison en la regardant de tous côtés, avec son portail penché d’un côté, avec son toit de bois affaissé en son milieu et où pousse une tendre mousse verte, avec son perron branlant, ses annexes et ses dépendances, son jardin à l’abandon.
     Il a terriblement envie de grimper sur la galerie suspendue qui fait le tour de la maison pour observer, de là, la petite rivière ; mais la galerie est vermoulue, elle tient à peine, seuls les domestiques ont le droit d’y passer, les maîtres n’y vont jamais.
     Sans écouter les interdictions de sa mère, le voici qui fait mine de monter les marches tentantes, mais la nounou surgit sur le perron et l’attrape à grand-peine. 
     Il lui échappe et se sauve en direction de la grange au foin, avec l’intention d’y gravir l’échelle toute raide, à peine la nounou a-t-elle eu le temps d’arriver à la grange qu’elle doit prévenir en vitesse son dessein d’escalader le pigeonnier, de pénétrer dans l’étable et de là, Dieu nous l'épargne !, de se retrouver dans le ravin.
     — Ah Seigneur, quel enfant, quelle toupie frétillante ! Tu vas rester tranquille, mon petit monsieur ? C’est une honte ! dit la nounou.
     Et toute la journée, aussi bien le jour que la nuit, la nounou ne fait que courir en un perpétuel va-et-vient ; être toujours à courir derrière l’enfant représente bien des tourments, mais aussi de grandes joies ; tantôt elle a peur que l’enfant ne tombe et ne s’abîme le nez, tantôt la sincérité de ses caresses enfantines lui cause un attendrissement auquel se mêle une vague angoisse au sujet de l’avenir attendant le petit : cela seul fait battre le cœur de la vieille femme, ce sont les seules émotions qui lui réchauffent le sang et soutiennent encore sa vie assoupie qui, autrement, se serait peut-être éteinte depuis fort longtemps.
     Tout de même, l’enfant n’est pas toujours aussi pétulant : il lui arrive de se calmer brusquement, de se tenir assis près de la nounou et de tout regarder avec attention. Sa jeune intelligence étudie tous les phénomènes se produisant devant elle ; ils se gravent dans son âme, puis croissent et mûrissent en même temps que lui.     
     La matinée est splendide ; il y a de la fraîcheur dans l’air, le soleil n’est pas encore haut dans le ciel. De la maison, des arbres, du pigeonnier et de la galerie, de partout naissent des ombres qui s’allongent. Dans le jardin et la cour se sont formés de petits coins frais qui invitent à la rêverie et au sommeil. Seul le champ de seigle est comme incendié, au loin, et la petite rivière brille et scintille au soleil, au point de faire mal aux yeux.
     — Nounou, pourquoi fait-il sombre ici, et clair là-bas, est-ce que tantôt il fera clair ici aussi ? demande l’enfant.
     — Mon petit monsieur, c’est parce que le soleil va à la rencontre de la lune et qu’il ne la voit pas, alors il se renfrogne ; dès qu’il l’apercevra de loin, il va se mettre à rayonner.
     Pensif, l’enfant regarde tout autour de lui : il voit Antipe aller chercher de l’eau, et par terre, à côté de lui, chemine un autre Antipe, dix fois plus grand que le vrai, et le tonneau se fait grand comme une maison, et l’ombre du cheval couvre tout le pré, l’ombre a parcouru le pré en deux pas et la voilà derrière la colline, alors qu’Antipe n’a pas encore eu le temps de sortir de la cour.
     L’enfant fait aussi deux pas – encore un et lui aussi disparaîtra derrière la colline.
     Il a envie d’aller de ce côté-là, voir où le cheval a disparu. Le voilà qui se dirige vers le portail, mais à la fenêtre, retentit la voix de sa mère.
     — Nounou ! Tu ne vois pas que l’enfant court en plein soleil ? Emmène-le à l’ombre ; il va attraper un coup de soleil sur la tête, être malade, il aura des nausées et ne voudra rien manger. Il est capable d’aller dans le ravin sous ton nez !
     — Hou ! le polisson ! grommelle à mi-voix la nounou en ramenant  l’enfant au perron.   
     L’enfant regarde et observe d’un œil aigu ce que font les grandes personnes, il comprend et retient ce à quoi elles consacrent leur matinée.
     Aucun détail n’échappe à son attention, sa curiosité relève le moindre trait ; à tout jamais se grave dans son cœur le tableau de la vie familiale ; son intelligence malléable s’imprègne de ces exemples vivants et, sans en avoir conscience, dessine les lignes du programme de sa vie à partir de la vie de ceux qui l’entourent.
     La matinée n’est certes pas perdue, chez les Oblomov. Le bruit des couteaux hachant, à la cuisine, la viande et les légumes parvient jusqu’au village.
     De l’office s’échappent le sifflement de la quenouille et la petite voix flûtée d’une femme : on a du mal à discerner si elle pleure ou bien si elle improvise un air mélancolique et sans paroles.
     Dans la cour, Antipe est revenu avec son tonneau et aussitôt les paysannes et les cochers l’assaillent de tous côtés avec des seaux, des baquets et des cruches. 
     Là-bas, une vieille ramène de l’entrepôt un bol de farine et un tas d’œufs qu’elle apporte à la cuisine ; voilà que le cuisinier jette de l’eau par la fenêtre et en arrose Arapka, qui a passé la matinée à contempler la fenêtre en remuant la queue et en se pourléchant les babines.
     Le vieil Oblomov lui-même ne reste pas sans rien faire. Il s’est assis devant une fenêtre  et, tout le temps, surveille l’activité de chacun dans la cour.
     — Hé, Ignachka ! Qu’est-ce que tu portes là, imbécile ? demande-t-il à un homme qui traverse la cour.
     — Je porte les couteaux à l’office, pour les faire aiguiser, répond l’autre sans regarder le maître.
     — Bon, bon, porte-les ; et veille à ce que ça soit bien fait, hein !
     Ensuite, il arrête une femme :
     — Eh, toi, la femme ! Où vas-tu ?
     — Je vais à la cave, petit père, répond-elle en s’arrêtant et en regardant vers la fenêtre, sa main en visière ; je vais chercher du lait.
     — Hé bien, vas-y, vas-y, répond le maître. Et ne le renverse pas, ton lait. Et toi, Zakharka, garnement, où cours-tu encore ? se met-il ensuite à crier. Je vais t’apprendre à courir !  C’est la troisième fois que je te vois courir. Retourne dans le vestibule !
     Et Zakharka revient somnoler dans le vestibule.
     Que les vaches reviennent du pâturage, le vieux est le premier à penser à ce qu’on les abreuve ; voit-il par la fenêtre un cabot courir après une poule, qu’il prend aussitôt des mesures draconiennes contre ces désordres.
     Sa femme aussi est fort occupée : elle met trois heures à expliquer au tailleur Avierka comment tailler dans une flanelle de son mari une petite veste pour Ilioucha14,, elle la dessine à la craie et veille à ce qu’Avierka ne vole pas de tissu ; elle passe ensuite chez les servantes prescrire à chaque fille la quantité de dentelle à broder dans la journée ; puis elle fait venir Nastassia Ivanovna, Stiépanida Agapovna ou une autre femme de sa suite pour l’accompagner dans sa promenade au jardin, qui a des visées pratiques : observer comment mûrissent les pommes, voir si celle déjà mûre la veille n’est pas tombée ; il faudra greffer ici, tailler là, etc.
     Mais la cuisine et le dîner15 restent la grande affaire. Le dîner, toute la maisonnée en délibère ; jusqu’à la tante très âgée qui participe au conseil. Chacun propose son plat : une soupe aux abattis pour l’un, des nouilles pour l’autre, de la panse de mouton, des tripes, une sauce rouge, une sauce blanche.
     Chaque recommandation est prise en considération, soupesée en détail et ensuite acceptée ou rejetée selon l’arrêt définitif de la maîtresse de maison. 
     Se voient constamment expédiées à la cuisine tantôt Nastassia Piétrovna, tantôt Stiépanida Ivanovna, afin de faire penser à ceci, d’ajouter ou de supprimer cela, pour porter le sucre, le miel, le vin pour les préparations et veiller à ce que le cuisinier utilise bien tous les ingrédients alloués.
     À l’Oblomovka16, la nourriture est le principal souci, venant avant tout le reste. Quels veaux on y engraisse en vue des fêtes annuelles ! Quelles volailles on y élève ! Que de fines réflexions, que de préoccupations, que de soins ! On engraisse de noix et de noisettes les dindes et les poulets destinés aux fêtes patronymiques et aux autres jours de solennité ; les oies sont privées d’exercice, elles sont accrochées dans un sac, sans pouvoir bouger, plusieurs jours avant la fête, afin qu’elles débordent de graisse. Quelles provisions de confitures, de salaisons et de pâtisseries ! Quel hydromel et quel kvas mijotent à l’Oblomovka, quels pâtés y fait-on cuire ! 
     Ainsi donc, jusqu’à midi, tout le monde s’agite et s’affaire, menant la vie très visible et bien remplie d’une fourmi.
     Le dimanche et les jours de fête, ces fourmis laborieuses ne cessent pas le travail : le bruit des couteaux dans la cuisine n’en retentit que plus fort et sur une cadence plus rapide ; la femme de service fait davantage de voyages à la remise pour en ramener à la cuisine une double provision de farine et d’œufs ; il y a davantage de gémissements à la basse-cour et plus de sang versé. On fait cuire un pâté ayant de telles proportions que les maîtres en mangent encore le lendemain ; le surlendemain et le jour suivant, ses restes se produisent à l’office, le pâté poursuit son existence jusqu’au vendredi où le dernier bout, complètement rassis et dépourvu de la moindre farce, est attribué par faveur spéciale à Antipe, lequel fait un signe de croix et, avec intrépidité, détruit bruyamment cet étrange fossile, jouissant moins du pâté lui-même que de l’idée que ce pâté vient de la table des maîtres, comme un archéologue savourant avec délices un piètre vin dans un tesson de vaisselle millénaire. 
     Et l’enfant voit tout et observe tout, fixant tout dans sa jeune intelligence, sans rien laisser échapper. Il voit le déjeuner de midi succéder à la matinée bien remplie et industrieuse.
     À la mi-journée, la chaleur est accablante ; au ciel, pas le moindre nuage. Le soleil se maintient au-dessus des têtes et fait griller l’herbe. L’air ne circule plus, il est figé. Rien ne bouge, ni arbre ni eau ; sur le village comme sur les champs plane un silence que rien ne vient troubler – tout est comme mort. Une voix humaine résonne dans le vide, au loin. Distant de vingt sagènes12, on entend le vol bourdonnant d’un hanneton, et dans l’herbe drue, on dirait que quelqu’un ronfle, étendu là et dormant d’un doux sommeil17.  
     Il règne également un silence de mort dans la maison. C’est l’heure de la sieste générale.
     L’enfant voit que son père, sa mère, la vieille tante et toute la suite, tout le monde s’est dispersé chacun dans son coin ; qui n’a pas de coin à soi est allé l’un au fenil, l’autre dans le jardin, un troisième a trouvé refuge dans la fraîcheur du vestibule, un autre encore s’est protégé la figure des mouches à l’aide d’un mouchoir et s’est allongé n’importe où, abattu par la chaleur et le repas plantureux. Jusqu’au jardinier qui s’est étendu au jardin sous un buisson à côté de sa pioche, et au cocher qui dort dans l’écurie.   
     Ilia Ilitch jette un coup d’œil à l’office : les domestiques sont allongés pêle-mêle sur les bancs ou par terre, il y en a aussi dans le vestibule, les petits enfants sont laissés à eux-mêmes : les marmots rampent dans la cour et farfouillent dans le sable. Et les chiens se sont glissés au fond de leurs niches, vu qu’il n’y a personne sur qui aboyer.
     On peut traverser toute la maison sans rencontrer âme qui vive ; on pourrait aisément y rafler tout et repartir en emportant tout sur des chariots : personne ne s’y opposerait ; encore faudrait-il qu’il y ait des voleurs dans ce pays.
     C’est un sommeil invincible, dévorant, l’image même de la mort. Tout est mort, seuls divers ronflements se font entendre un peu partout, avec une variété de tons et de rythmes.
     De temps à autre, quelqu’un lève soudain la tête, promène de tous côtés un regard étonné et stupide et se retourne, ou, encore endormi, crache sans ouvrir les yeux et remue bruyamment les lèvres ou grommelle quelque chose pour lui seul, avant de se rendormir.
     Voici qu’un autre saute d’un seul coup sur ses pieds, abandonne sa couche en toute hâte comme s’il redoutait de perdre de précieuses minutes, empoigne une cruche de kvas et, soufflant sur les mouches qui surnagent pour les repousser vers l’autre bord – ce qui a pour effet de faire se débattre avec énergie, dans l’espoir de se tirer d’affaire, les mouches jusque là immobiles –, il s’humecte la gorge avant de s’abattre de nouveau sur sa couche, comme fauché par une balle.     
     Et l’enfant observe toujours.
     Après le déjeuner, il est revenu dehors avec sa nounou. Mais celle-ci, malgré la sévérité des instructions venant de sa maîtresse et en dépit de sa propre volonté, ne peut se soustraire aux charmes du sommeil. Elle aussi est contaminée par l’épidémie étendant sa domination sur l’Oblomovka.
     Au début, elle surveille l’enfant d’un œil alerte, sans le laisser s’éloigner, elle le gronde avec sévérité pour sa pétulance, ensuite, sentant les premiers symptômes du mal contagieux, elle commençait à lui demander avec insistance de ne pas franchir le portail, de ne pas s’approcher du bouc, de ne pas grimper au pigeonnier, ni sur la galerie.
     Elle-même va s’asseoir quelque part au frais : sur le perron, au seuil de la cave ou tout simplement dans l’herbe, apparemment dans l’intention de tricoter un bas en gardant un œil sur l’enfant. Mais bientôt ses appels au calme s’accompagnent d’indolents mouvements de la tête. « Il va grimper, ce frétillon, il risque de grimper sur la galerie, se dit-elle, presque assoupie, ou alors… il ira dans le ravin… »
     Et là, la tête de la vieille penche vers ses genoux, le bas lui tombe des mains ; elle perd de vue l’enfant et sa bouche un peu ouverte laisse échapper un léger ronflement.
     Lui a attendu avec impatience cet instant qui marque le début de sa vie indépendante.
     C’est comme s’il était seul au monde ; sur la pointe des pieds, il s’éloigne vite de la nounou et fait une tournée d’inspection des dormeurs ; il s’arrête pour fixer celui qui se réveille, l’autre qui crache et grogne quelque chose dans son sommeil ; ensuite, le cœur défaillant, il grimpe en courant sur la galerie, en fait le tour en faisant craquer les planches, grimpe au colombier, se faufile au fond du jardin, écoute le bourdonnement d’un scarabée dont il suit un long moment le vol du regard ; il prête l’oreille, quelque chose stridule dans l’herbe, il fouille et découvre le perturbateur ; il a attrapé une libellule dont il arrache les ailes et regarde ce qu’elle va devenir, ou il la transperce d’un brin de paille  et étudie comment elle va voler avec cet accessoire ; retenant son souffle, il observe avec délectation une araignée sucer le sang d’une mouche qu’elle a attrapée et voit la pauvre victime se débattre en bourdonnant entre ses pattes. L’enfant finit par les tuer tous les deux, la victime et le tortionnaire.
     Puis il se glisse dans le fossé, creuse la terre, y déniche des racines, les pèle et les dévore, il les préfère aux pommes et aux confitures que lui donne maman.
     Il court au-delà du portail : il irait bien dans la boulaie ; elle lui paraît si proche qu’il pourrait la rejoindre en cinq minutes, pas en suivant le chemin, qui tourne, mais en allant tout droit, en coupant à travers le fossé, les haies, les creux ; mais ça lui fait peur : là-bas, à ce qu’on dit, se trouvent des sylvains, des brigands et de terribles bêtes sauvages. 
     Le tente aussi d’aller courir dans le ravin : il n’est qu’à une cinquantaine de sagènes12 du  jardin ; voilà l’enfant qui s’approche du bord en plissant les paupières, il veut y jeter un coup d’œil, comme dans le cratère d’un volcan… mais tous les bruits, toutes les légendes circulant à propos de ce ravin surgissent brusquement devant lui  : saisi d’épouvante, plus mort que vif, il s’enfuit et, tremblant de peur, revient se jeter sur sa nounou, réveillant la vieille femme.
     Elle sursaute, rajuste le fichu sur sa tête, range dessous d’un doigt ses touffes de cheveux gris et, affectant de ne pas s’être endormie, jette un regard méfiant d’abord à Ilioucha, puis en direction des fenêtres du maître, avant d’enfoncer de ses doigts tremblants les aiguilles à tricoter dans le bas sur ses genoux.
     Cependant la chaleur a commencé à baisser petit à petit ; la nature, tout autour, reprend vie ; le soleil a déjà gagné le bois.
     Et, dans la maison, le silence se rompt peu à peu : un porte grince quelque part, des pas se font entendre dans la cour, quelqu’un éternue dans la grange.
     Bientôt, pliant sous le poids, un domestique apporte en hâte un énorme samovar depuis la cuisine. On commence à se rassembler pour le thé : l’un a la figure toute chiffonnée et les yeux tout larmoyants ; un autre, en restant couché d’un côté, s’est flanqué une tache rouge sur la joue et la tempe ; un troisième n’a pas retrouvé sa voix, il parle comme dans son sommeil. Tout ce monde renifle, geint, bâille, se gratte la tête et s’étire, peinant à reprendre ses esprits.  
     Le repas et la sieste ont fait naître une soif inextinguible. Une soif qui met les gosiers en feu ; on a beau avaler une douzaine de tasses de thé, rien n’y fait : les geignements se mêlent aux gémissements ; on a recours à l’eau d’airelle rouge, au poiré, au kvas, certains prennent même des médicaments, tout cela  pour faire passer cette sécheresse qu’ils ont dans la gorge.
     Tous cherchent à se délivrer de la soif comme d’un châtiment divin ; tous s’agitent et souffrent, tels les voyageurs d’une caravane ne trouvant nulle part de source d’eau en plein désert d’Arabie.
     L’enfant est là, auprès de maman : il scrute les étranges visages autour de lui, écoute leurs propos pleins de mollesse et de torpeur. Il s’amuse du spectacle, la moindre fadaise entendue l’intrigue. 
     Après le thé, chacun s’occupe à sa façon : l’un va flâner au bord de la petite rivière en projetant du pied des cailloux dans l’eau ; un autre s’assied à une fenêtre et guette des yeux la moindre manifestation fugitive : un chat traverse-t-il rapidement la cour, un choucas la survole-t-il, que l’observateur suit les deux du regard et du bout de son nez, tournant la tête tantôt à droite, tantôt à gauche. Il arrive aux chiens de se tenir ainsi des journées entières à la fenêtre, mettant leur museau au soleil et lorgnant soigneusement les passants.
     Sa mère prend la tête d’Ilioucha, la pose sur ses genoux et le coiffe lentement, admirant la douceur de sa chevelure et faisant partager cette admiration à Nastassia Ivanovna, ainsi qu’à Stiépanida Tikhonovna, elle bavarde avec elles sur l’avenir d’Ilioucha, elle en fait le héros d’une brillante épopée par elle conçue. Les deux autres augurent monts et merveilles à son sujet. 
     Mais voici le crépuscule. Le feu pétille de nouveau dans la cuisine, à nouveau les couteaux s’abattent en cadence : le dîner se prépare.
     La domesticité s’est rassemblée près du portail : le son d’une balalaïka se fait entendre, ainsi que des rires : les gens jouent à gorielki18.    
     Le soleil décline et la forêt le cache déjà ; il jette quelques rayons tout juste tièdes qui  trouent la forêt entière d’une coulée enflammée, déversant de l’or sur la cime des pins. Puis les rayons s’éteignent l’un après l’autre, le dernier s’attardant longuement avant de s’enfoncer comme une mince aiguille dans l’entrelacs des branches et de mourir à son tour.
     Les objets perdent leurs formes ; tout se fond en une masse d’abord grise, puis sombre. Le chant des oiseaux faiblit peu à peu ; bientôt, ils se taisent tout à fait, à l’exception d’un seul qui, têtu et comme s’opposant aux autres, fait entendre à intervalles de plus en plus longs son pépiement monotone à travers le silence général ; lui aussi, à la fin, émet un faible sifflement, le dernier, à peine audible, secoue ses ailes en faisant légèrement frémir les feuilles autour de lui… et il s’endort.
     Tout est devenu silencieux. Seuls les grillons stridulent encore plus fort, à qui mieux mieux. Des vapeurs blanches montent de la terre et s’étendent au-dessus des prés et de la rivière. Celle-ci s’apaise également ; quelqu’un en fait jaillir l’eau une dernière fois, un peu plus tard, puis elle s’immobilise.
     On sent l’humidité de l’air. Il fait de plus en plus sombre. Les arbres se regroupent en formes monstrueuses, la forêt devient effrayante : quelqu’un y fait entendre un craquement soudain, on dirait qu’un des monstres change de place et fait éclater sous ses pieds des branches mortes.
     Au ciel scintille la première petite étoile, brillante comme un œil plein de vie, et de petites lueurs s’allument aux croisées de la maison.
     C’est le moment où la nature se fait partout et solennellement silencieuse, ces instants où l’intelligence créatrice travaille avec plus de force, où la pensée poétique bouillonne plus ardemment, le moment où la passion s’enflamme avec plus de vivacité, mais où l’angoisse se fait davantage sentir, le moment où mûrit dans un cœur endurci, avec une détermination froide et renforcée, le germe d’une pensée criminelle, le moment… à l’Oblomovka, tout repose bien paisiblement.
     — Allons nous promener, maman, dit Ilioucha.
     — Tu n’y penses pas, que Dieu te garde ! Nous promener à cette heure-ci ? répond-elle. il fait humide, tu aurais froid à tes petits pieds ; et puis ça fait peur : à présent l’esprit des bois erre dans la forêt, il emporte les petits enfants.
     — Où les emporte-t-il ? Comment est-il ? Où habite-t-il ? demande l’enfant.
     Et la mère donne libre cours à sa fantaisie débridée.
     L’enfant l’écoute en fermant les yeux et en les rouvrant jusqu’à ce qu’il soit complètement vaincu par le sommeil. La nounou arrive, qui le prend sur les genoux de sa mère et le porte, tout endormi, la tête reposant sur son épaule, à son lit.
     — Voilà une journée de passée, Dieu soit loué ! disaient les gens de l’Omoblomka en se mettant au lit, geignant et faisant des signes de croix. Elle s’est heureusement passée ; que Dieu nous accorde la même demain ! Gloire à toi, Seigneur ! Gloire à toi, Seigneur !
     
     Oblomov rêve ensuite d’une autre époque.
     Par une interminable soirée d’hiver, l’enfant se serre craintivement contre sa nounou qui lui parle à l’oreille d’un pays inconnu où l’on ignore la nuit et le froid, où toutes sortes de miracles s’accomplissent, où coulent des rivières de lait et de miel, où personne ne fait rien de toute l’année et où, du matin au soir, ne font que se promener et s’amuser de beaux gaillards comme Ivan Ilitch et de belles dames dont la beauté dépasse toute narration, même celle des contes. 
     On y trouve aussi une bonne fée qui nous apparaît parfois sous la forme d’un brochet, qui se choisit quelque favori doux et inoffensif, en d’autres termes quelque paresseux sur lequel tout un chacun tombe, qu’elle comble sans raison de bienfaits, lui n’a plus qu’à se donner la peine de manger et de passer le bel habit préparé pour lui, avant d’épouser quelque beauté inouïe comme Militrissa Kirbitievna19.
     Tendant l’oreille, ouvrant grand les yeux, l’enfant se passionne pour le récit.
     Sa nounou, suivant la tradition, évite avec tant d’habileté tout ce qui renvoie à la réalité que son imagination et son esprit, pénétrés par la fiction, en resteront captifs jusqu’à ce qu’il soit devenu vieux. Débonnaire, la nounou raconte l’histoire du nigaud Iémélia19, cette mordante et perfide satire de nos aïeux, qui pourrait bien nous concerner aussi.    
     Devenu adulte, voici qu’Ilia Ilitch, ayant appris qu’il n’existe pas de rivières de lait ni de miel, et qu’il n’y a point de bonnes fées, plaisante, le sourire aux lèvres, sur les légendes de sa nounou, mais son sourire est faux, un soupir caché l’accompagne, chez Ilia le conte et la vie se sont mélangés et, sans s’en rendre compte, il lui arrive de se demander tristement pourquoi le conte n’est pas la vie, et pourquoi la vie n’est pas un conte.
     Involontairement, il songe à Militrissa Kirbitievna ; tout l’attire du côté où l’on se promène et s’amuse du matin au soir, où il n’y a ni soucis ni chagrins ; il lui reste pour l’éternité une propension à rester couché en haut du poêle, à passer un habit préparé pour lui, obtenu sans le moindre labeur, et à manger aux frais d’une bonne fée.    
     Et son père, le vieil Oblomov, et son grand-père ont entendu durant leur enfance les mêmes contes, stéréotypes du passé transmis par les lèvres des nourrices et des domestiques attachés aux maîtres, à travers les siècles et les générations. 
     La nounou, entre-temps, déploie un autre tableau qu’elle offre à l’imagination de l’enfant.
     La voici qui lui conte les exploits de nos Achille et de nos Ulysse, elle lui décrit la bravoure d’Ilia Mouromietz, de Dobryna Nikitine et et d’Aliocha Popovitch20, lui parle de Polkane le preux et de Kaliétchichtcha le passant21, lui raconte comment, parcourant la Russie, ils écrasaient d’innombrables hordes d’infidèles, et puis leurs paris, à qui viderait d’une seule traite une coupe d’eau-de-vie sans broncher ; elle lui parle ensuite de féroces brigands, de princesses endormies, de villes et de gens pétrifiés ; elle en arrive enfin à notre démonologie, aux revenants, aux monstres et aux loups-garous.
     Avec la bonhomie et la  simplicité d’Homère, avec la même justesse dans les détails, toute palpitante de vie, et le même relief dans les tableaux, elle insère dans l’imagination de l’enfant et grave dans sa mémoire l’Iliade de la vie russe, composée par nos Homérides dans ces temps brumeux où l’homme ne s’était pas encore fait aux dangereux mystères de la nature  et de la vie, où il tremblait aussi bien devant le loup-garou que devant l’esprit des bois, et où il cherchait auprès d’Aliocha Popovitch une protection contre les malheurs qui l’entouraient, alors que l’air aussi bien que l’eau, les champs aussi bien que la forêt, tout était le royaume du surnaturel.
     Effroyable et incertaine était alors la vie humaine ; il était périlleux pour l’homme de dépasser le seuil de sa maison : c’était courir le risque d’être tué par un fauve ou égorgé par un brigand, de se voir entièrement dépouiller par un Tatar ou tout bonnement de disparaître sans laisser de trace. 
     Sinon, voilà soudain des présages dans le ciel, voilà des colonnes de flammes et des boules de feu ; au-dessus d’une tombe encore fraîche jaillit une petite lueur, ou c’est dans la forêt que quelqu’un déambule comme avec une lanterne, il rit de façon effrayante et ses yeux brillent dans l’obscurité.
     Et, à l’homme lui-même, il arrivait tant de choses incompréhensibles : l’un, qui vivait tranquillement depuis longtemps, se mettait soudain à débiter des absurdités ou à crier d’une voix qui n’était pas la sienne, ou encore à se promener la nuit en dormant ; un autre, sans raison, se contorsionnait et se roulait par terre. Et, un instant plus tôt, une poule avait chanté comme un coq et un corbeau avait croassé au-dessus du toit.
      Faible créature regardant avec épouvante de tous côtés, l’homme se sentait perdu et cherchait dans son imagination la clé des mystères de la nature tout autour de lui, ainsi que celle des secrets de sa propre nature.
     Peut-être aussi que c’était sa vie ensommeillée, éternellement calme et peu active, l’absence de mouvement et de toute peur, de toute aventure et de tout danger réels qui poussaient l’homme à créer, au sein du monde naturel, un autre monde, fait de chimères, afin d’y chercher matière à se divertir en laissant libre cours à son imagination oisive, ou encore pour y chercher de quoi déchiffrer les habituels concours de circonstances et y trouver matière à expliquer les phénomènes par des causes extérieures.
     C’est à tâtons que vivaient nos pauvres ancêtres ; sans donner libre cours à leurs désirs, ils ne les réprimaient pas, pour s’étonner ou s’effrayer ensuite naïvement de la gêne ou du mal en résultant, dont ils cherchaient la raison dans les hiéroglyphes obscurs et silencieux de la nature.  
     La mort survenait du fait qu’on avait, auparavant, emporté un défunt non les pieds devant, mais en faisant franchir le seuil à sa tête en premier ; l’incendie – de ce qu’un chien avait, trois nuits de suite, hurlé sous la fenêtre ; aussi veillait-on à emporter le défunt les pieds devant, mais on mangeait tout ce que l’on trouvait manger, et l’on continuait comme par le passé à dormir par terre dans l’herbe ; le chien hurleur se faisait battre ou chasser de la cour, cependant qu’on jetait à travers une fente du plancher pourri les copeaux mal éteints.
     De nos jours encore, le moujik russe, au milieu de la réalité rude et prosaïque qui l’entoure, aime croire aux séduisantes légendes du temps jadis, et peut-être bien qu’il ne renoncera pas de sitôt à ces croyances.
     À écouter la nounou lui dérouler les récits de notre Toison d’or, l’Oiseau de feu22, lui conter les barrières et les cachettes du château enchanté, tantôt le petit garçon fait le brave en se voyant comme l’héroïque auteur de l’exploit – il en a la chair de poule –, tantôt l’échec d’un brave le fait souffrir.
     Le flot des récits coule. La nounou conte avec fougue, ardemment, de façon pittoresque, il lui arrive d’être inspirée, car elle croit elle-même à moitié à ses histoires. Les yeux de la vieille femme jettent des éclairs ; l’émotion fait trembler sa tête ; sa voix se fait plus aiguë, jusqu’à atteindre des notes insolites.
     Étreint d’une mystérieuse terreur, les larmes aux yeux, l’enfant se serre contre elle.
     Qu’il soit question de morts se relevant et sortant à minuit de leur tombe, de victimes  prisonnières d’un monstre et souffrant mille morts, ou encore de l’ours à la jambe de bois qui parcourt bourgs et villages à la recherche de sa patte coupée23, les cheveux de l’enfant, d’épouvante, se hérissent sur sa tête ; sa jeune imagination tantôt se glace, tantôt bouillonne ; il éprouve une délicieuse sensation de souffrance ; ses nerfs sont tendus comme des cordes.
     Lorsque, d’une voix lugubre, la nounou répète les paroles de l’ours : « Grince, grince donc, fausse jambe ; j’ai fait le tour des bourgs et des villages, toutes les femmes dorment, à part une seule qui est assise sur ma peau, qui fait cuire ma viande et file ma laine » etc ; lorsque l’ours entre enfin dans l’isba, s’apprêtant à attraper son voleur de patte, l’enfant n’en peut plus : tremblant et criant, il se jette dans les bras de sa nounou ; des larmes terrifiées jaillissent de ses yeux, tandis qu’il rit du plaisir de ne pas se trouver dans les griffes de la bête, mais sur sa couchette en haut du poêle, auprès de sa nounou.
     Voilà l’imagination du petit garçon peuplée d’étranges spectres ; la peur et l’angoisse se sont installées pour longtemps, voire pour toujours, dans son âme. Il regarde tristement autour de lui et n’aperçoit dans la vie que dommage et malheur, il rêve sans cesse à ce pays enchanté où il n’y a ni mal, ni soucis, ni peines, ce pays où vit Militrissa Kirbitievna, où l’on fait si bonne chère en étant habillé gratis…
     À l’Oblomovka, le conte conserve son pouvoir non seulement sur les enfants, mais aussi sur les adultes, et ce jusqu’à la fin de leur vie. À la maison comme dans le village, depuis le maître et son épouse jusqu’au robuste forgeron Tarass, tout le monde redoute quelque chose quand le soir amène l’obscurité : chaque arbre se transforme en géant, chaque buisson devient un repaire de brigands.
     Un volet qui fait du bruit et le vent qui hurle dans la cheminée font pâlir hommes, femmes et enfants. Le jour du Baptême24, personne ne s’aventurera seul au-delà du portail après dix heures du soir ; la nuit de Pâques, chacun évitera d’aller à l’écurie, de peur de tomber sur le domovoï25. 
     À l’Oblomovka, les gens croient à tout : aux loups-garous comme aux revenants. Leur dit-on qu’une meule de foin se promène toute seule dans les champs, ils vont le croire sans prendre le temps de réfléchir ; quelqu’un fait-il courir le bruit que le bélier, là, n’est point un bélier, mais autre chose, ou encore que Marfa ou Stiépanida est une sorcière, ils se mettront à avoir peur et du bélier et de Marfa : il ne leur viendra pas à l’esprit de demander comment il se fait que le bélier ne soit plus un bélier et que Marfa soit devenue une sorcière, ils s’en prendraient même à celui qui s’aviserait de douter de la chose – tant est profonde la croyance au merveilleux à l’Oblomovka !
     Ilia Ilitch s’apercevra bien, par la suite, de la simplicité du monde, il verra que les défunts ne quittent pas leur tombe, qu’on met tout bonnement les géants dans des baraques de foire, et les brigands en prison ; mais si disparaît en lui le croyance aux fantômes, un fond de peur et d’anxiété inconsciente demeure.    
     Ayant appris que les monstres ne causent pas de malheurs, il sait à peine quels sont ces malheurs, il est inquiet et redoute à chaque pas de voir surgir quelque chose d’horrible. Maintenant encore, dans une pièce obscure ou en présence d’un cadavre, il frémit à cause de la sinistre angoisse qui a été jetée dans son âme durant l’enfance ; les terreurs dont il rit au matin le le font blêmir le soir venu.

     Puis, Ilia Iltch se voit brusquement à l’âge de treize ou quatorze ans.
     Le voici qui étudie au bourg de Vierkhliovo, environ à cinq verstes de l’Oblomovka, chez l’intendant local, l’Allemand Stolz, qui a ouvert un petit pensionnat pour les enfants de la noblesse des environs. 
     Il y a là son fils, Andreï, qui est presque du même âge qu’Oblomov, ainsi qu’un autre garçon atteint de scrofule et n’étudiant quasiment pas : il a passé son enfance avec des bandages sur les yeux ou les oreilles et pleure sans arrêt en cachette de n’être pas chez sa grand-mère, mais chez des étrangers, des scélérats, pas un seul pour lui prodiguer des caresses ou lui faire cuire ses petits pâtés préférés.
     Pour le moment, c’est tout ce qu’il y a comme enfants au pensionnat. 
     Malgré le mauvais vouloir de cet enfant gâté d’Ilia, son père et sa mère l’ont rivé aux manuels. Il a eu beau pleurer et pousser les hauts cris, ils l’ont emmené au pensionnat.
     L’Allemand est, comme le sont presque tous les Allemands, un homme capable et rigoureux. Si l’Oblomovka était à cinq cents kilomètres de Vierkhliovo, peut-être Ilioucha réussirait-il à apprendre quelque chose pour de bon, chez lui. Mais comment étudier, ici ? Le charme de l’atmosphère de l’Oblomovka, de son style de vie et de ses habitudes s’étend jusqu’à Vierkhliovo ; ce bourg a du reste autrefois fait partie de l’Oblomovka ; excepté la maison de Stolz, tout y respire la paresse, la simplicité de mœurs, la quiétude et l’immobilité originelles, les mêmes qu’à l’Oblomovka. 
     L’esprit et le cœur de l’enfant se sont imprégnés de tous les tableaux, de toutes les scènes et de toutes les coutumes de cette vie bien avant qu’il ait aperçu son premier livre. Et qui sait à quel moment l’intelligence en germe commence à se développer dans une cervelle d’enfant ? Comment suivre, dans une toute jeune âme, la naissance des premières impressions et des premières pensées ?
     Il se peut que, à l’époque où le petit enfant articulait à peine, ou peut-être même au moment où il ne parlait pas encore, ne marchait pas encore et promenait sur toute chose ce regard fixe et muet des bébés que les adultes qualifient d’hébété, il se peut qu’il ait déjà vu et deviné le sens des phénomènes tout autour de lui et leurs relations entre eux, sans l’avouer ni aux autres ni à lui-même.
     Peut-être qu’Ilioucha a depuis longtemps remarqué et compris ce qui se dit et se fait devant lui : compris que son père, portant un pantalon de velours de coton et une veste ouatinée de drap marron, ne fait rien de toute la sainte journée, à part se promener de long en large, les mains derrière le dos, priser et se moucher, tandis que sa mère passe du café au thé, et du thé au déjeuner ; que son père ne s’avise jamais de vérifier combien on a fauché ou moissonné, ni de punir une négligence à ce sujet, mais qu’il criera au désordre et mettra toute la maison sens dessus dessous pour peu que l’on tarde  à lui apporter son mouchoir.
     Peut-être son esprit d’enfant a-t-il depuis longtemps décidé que c’est ainsi, et non autrement, qu’il convient de vivre, comme vivent les grandes personnes autour de lui. Et comment voudriez-vous qu’il voie les choses d’une autre façon ? Comment vivent les adultes, à l’Oblomovka ?
     Se posent-ils la question de savoir à quelle fin la vie nous est donnée ? C’est l’affaire de Dieu. Eux, que répondent-ils ? Rien du tout, sans doute : tout est simple et clair, pour eux.
     Ces gens n’ont jamais entendu parler d’une « vie laborieuse », d’hommes accablés, rongés de soucis, courant pour quelque raison d’un point à l’autre de la terre, consacrant toute leur vie à un travail incessant.
     À l’Oblomovka, on croit peu aux angoisses de l’âme ; la vie ne saurait être un perpétuel tourbillon d’aspirations à ceci ou à cela ; on redoute l’emballement comme on craint le feu ; ailleurs, le corps se consume vite sous l’action volcanique du feu interne, celui de l’âme, tandis qu’à l’Oblomovka, l’âme des gens se noie sans faire d’histoires dans leur corps amolli.        
     La vie ne les marque pas, comme d’autres, de rides précoces, pas plus qu’elle ne leur inflige de dévastations morales les laissant infirmes. 
     Ces braves gens ne comprennent pas la vie autrement que comme un idéal de quiétude oisive, troublé de temps à autre par divers désagréments, tels que les maladies, les pertes subies, les disputes et… le travail.
     Ils endurent le travail comme une punition déjà infligée à nos pères, sans arriver à l’aimer, et ils l’évitent à la première occasion, voyant dans cette attitude plus qu’une possibilité, une nécessité.
     Ils ne s’embarrassent jamais d’aucune sorte de questions nébuleuses, de problèmes intellectuels ou moraux : ce qui les fait resplendir de gaieté, respirer la santé et vivre vieux ; à quarante ans, les hommes ont l’air de jeunes gens ; les vieillards ne sont pas aux prises avec une mort pénible et douloureuse mais, ayant vécu plus que de raison, ils meurent pour ainsi dire subrepticement, se figeant paisiblement et poussant à la dérobée leur dernier soupir. Ce qui fait dire à certains que les gens étaient plus robustes, autrefois.
     Et en effet, ils étaient plus robustes : autrefois, on ne se hâtait pas d’expliquer à un enfant le sens de la vie, ni de l’y préparer comme à quelque chose de compliqué et de grave ; on ne le faisait pas souffrir sur des livres éveillant dans sa tête une multitude de questions : rongeant l’intelligence et le cœur, les problèmes abrègent la vie.
     La règle de la vie était toute prête et ses parents la lui enseignaient, qui la tenaient eux-mêmes du grand-père, et celui-ci de l’aïeul, avec la recommandation de la maintenir intacte, inviolée comme le feu de Vesta26. Ce qui se pratiquait du temps du grand-père et des aïeux d’Ilia Ilitch s’est encore fait du temps de son père, et se perpétue peut-être encore de nos jours à l’Oblomovka.
     Sur quoi ces gens pourraient-ils bien méditer, à propos de quoi pourraient-ils se tourmenter ? Quelque chose à apprendre ? Quelque but à poursuivre ? 
     Rien ne leur manque : tel un fleuve tranquille, la vie coule à côté d’eux ; ils n’ont plus qu’à s’asseoir sur la berge pour observer les phénomènes inévitables qui se présentent à chacun d’eux à tour de rôle, sans que quiconque l’ait demandé.
     Voici que commencent à se présenter également à l’imagination d’Ilia Ilitch toujours endormi, comme des tableaux vivants, tout d’abord les trois principaux actes de la vie, qu’ils se soient produits dans sa famille ou chez ses parents et ses connaissances : la naissance, le mariage, l’enterrement.
     Puis c’est un long cortège de chapitres de la vie : les baptêmes, les fêtes individuelles du saint patron, les fêtes familiales, les jours gras juste avant et après un Carême27, les repas bruyants, les réunions de famille, les discours de bienvenue, les félicitations, les larmes et les sourires officiels. 
     Tout cela ressort avec fidélité, gravité, solennité.
     Jusqu’aux visages bien connus qui lui apparaissent, avec leurs expressions lors de diverses cérémonies, leur sollicitude et leur vaine agitation. Confiez-leur la demande en mariage la plus délicate, les noces les plus éclatantes ou quelque fête d’importance, ils le feront en observant toutes les règles, sans rien omettre. Choisir la place de chacun, les mets à servir et sous quelle forme, décider de qui tiendra compagnie à qui pendant la cérémonie et des marques à observer – on n’a jamais commis la moindre erreur dans ces matières, à l’Oblomovka.
     Ne saura-t-on pas y élever un enfant ? Il suffit d’observer quels cupidons roses et pesant leur poids portent et traînent avec elles les mères, là-bas. Elles veulent avoir des petits bien grassouillets, bien blancs, éclatants de santé.
     À l’Oblomovka, on est prêt à ignorer l’arrivée du printemps, à ne pas la reconnaître tant qu’on n’a pas fait cuire les premières alouettes. Comment se passer de ces rites ?
     À cela se résument la vie et la science de ces gens, leurs peines et leurs joies : cela leur fait rejeter tout autre souci et tout autre chagrin, et ne point connaître d’autres joies ; leur vie ne fourmille que de ces événements fondamentaux et inévitables qui nourrissent sans cesse leurs âmes et leurs cœurs.
     L’émotion faisant battre leurs cœurs, ils attendent une cérémonie, un festin, une célébration ; mais ils se dépêchent ensuite d’oublier et d’abandonner à son destin celui qu’ils viennent de baptiser, de marier ou d’enterrer : ils s’immergent dans leur apathie habituelle, dont les ressortira un autre événement du même type – la fête d’un saint patron, un mariage, etc.
     Dès la naissance d’un enfant, le premier souci des parents est d’accomplir tous les rites exigés par les convenances, le plus exactement possible et sans rien omettre, c’est-à-dire de donner un festin à la suite du baptême ; après quoi l’on s’occupe de prodiguer à l’enfant tous les soins nécessaires.
     La mère se fixe une tâche, ainsi qu’à la nounou : élever un enfant bien portant, éviter qu’il ne prenne froid, le protéger contre le mauvais œil et autres manifestations hostiles. Toutes les deux veillent soigneusement à ce que le marmot soit toujours joyeux et mange beaucoup.
     Le gaillard à peine sur pied, c’est-à-dire dès qu’il peut se passer de sa nounou, que déjà s’insinue dans le cœur de sa mère le désir de lui trouver une amie – affichant elle aussi les couleurs de la bonne santé.
     Et revient l’époque des cérémonies et des festins, s’achevant par la noce ; s’y concentre tout le pathétique de la vie.
     Puis les choses se répètent : naissance des enfants, cérémonies, festins, avant qu’un enterrement ne vienne modifier le décor ; mais pas pour longtemps : ce sont seulement d’anciennes figures qui cèdent la place à de nouvelles, les enfants qui deviennent des jeunes gens en même temps que des fiancés, ils se marient et se reproduisent à l’identique – et, suivant ce programme, le tissu de la vie s’étire en permanence, uniforme, pour se déchirer imperceptiblement au bord de la tombe.
     Il est vrai que d’autres soucis leur rendent parfois visite, tels des hôtes indésirables, mais les gens de l’Oblomovka les accueillent le plus souvent avec un impavide stoïcisme, et les soucis, après avoir tournoyé au-dessus de leurs têtes, se hâtent vers d’autres lieux, comme des oiseaux qui, arrivés devant un mur lisse et n’y trouvant nul recoin où se réfugier, battent en vain des ailes auprès de la pierre dure et s’envolent plus loin. 
     Un jour, par exemple, d’un côté de la maison, la galerie s’est effondrée d’un seul coup, ensevelissant sous les décombres une poule et ses poussins ; ce qui serait arrivé à Aksinia, la femme d’Antipe, qui avait failli s’installer là avec son rouet, mais qui par chance, à ce moment, était allée chercher du lin.
     Cela a causé un beau vacarme dans la maison : tous sont accourus, les petits comme les grands, et ont été saisis d’effroi à la pensée qu’auraient pu se promener à cet endroit, au lieu de la poule et des poussins, la maîtresse du logis avec Ilia Ilitch. Tous ont poussé de grands cris et se sont mis à se faire mutuellement des reproches : depuis le temps, l’un aurait dû y penser, l’autre aurait dû ordonner la réparation et le troisième aurait dû l’effectuer.
     Tous se sont étonnés de voir la galerie écroulée, alors que la veille on s’étonnait de la voir tenir depuis si longtemps !
     On a commencé à se soucier, avec force commentaires, de la réparation ; on a regretté la poule et les poussins, pour se disperser lentement, chacun de son côté, après avoir sévèrement défendu d’emmener Ilia Ilitch du côté de la galerie.
     Trois semaines plus tard, Andriouchka, Piétrouchka et Vaska ont reçu l’ordre de tirer les planches et les bouts de rampe effondrés et de les amener aux hangars pour qu’ils n’encombrent pas le chemin ; ils y sont restés jusqu’au printemps.
     À chaque fois que le vieil Oblomov les voyait de sa fenêtre, il se préoccupait de la réparation ; et il faisait venir le charpentier pour lui demander conseil sur la meilleure chose à faire : reconstruire la galerie ou démolir le reste ? Puis il le renvoyait en disant : « Rentre chez toi, je verrai. »
     Cela a duré jusqu’au jour où Vaska, ou peut-être Motka, est venu signaler au maître que, voilà, quand lui, Motka, avait grimpé ce matin sur ce qui reste de la galerie, les coins s’étaient détachés du mur, ça risquait de s’écrouler à nouveau.
     Là, le charpentier a été convoqué pour une dernière délibération à la suite de laquelle il fut décidé d’étayer avec les vieux débris la partie de la galerie demeurée intacte, ce qui fut exécuté vers la fin du mois.
     — Hé ! voilà cette galerie comme neuve ! a dit le vieux à son épouse. Regarde un peu comme Fédote a joliment disposé les poutres, on dirait tout à fait les colonnes qu’il y a chez le maréchal de la noblesse28 ! Tout va bien, à présent : cela durera longtemps !
     Quelqu’un lui a rappelé qu’il serait bien d’en profiter pour réparer le portail et le perron, sans quoi, lui a-t-il dit, ce ne seront plus seulement les chats, mais également les cochons,0 qui se faufileront dans la cave à travers les marches disjointes.
     — Oui, oui, il faut le faire, a répondu Ilia Ivanovitch29 d’un air soucieux, et il est allé sur-le-champ examiner le perron.
     — En effet, ma parole, c’est complètement délabré, a-t-il dit en faisant remuer le perron comme on balance un berceau.
     — Mais il branlait déjà quand on l’a fabriqué, a fait remarquer quelqu’un.
     — Et après ? a répondu Oblomov. Il ne s’est pas écroulé, malgré les seize ans écoulés sans réparation. Louka l’avait très bien construit, à l’époque ! Ça, c’était un charpentier… il est mort – que Dieu ait son âme ! Cet art s’est perdu, on ne fera plus aussi bien.
     Et il a regardé ailleurs et le perron, à ce qu’on dit, est resté branlant jusqu’à maintenant, sans s’écrouler.
     On le voit, ce Louka était vraiment un fameux charpentier.
     Il faut d’ailleurs rendre justice aux maîtres : il leur arrive, lorsque survient un malheur ou à l’occasion d’un désagrément, de s’alarmer grandement, et même de s’emporter, de se fâcher.
     Comment peut-on se montrer aussi négligent, demandent-ils, comment peut-on laisser telle ou telle chose dans cet état ? Il faut prendre des mesures, et tout de suite. Et l’on ne parle plus que de faire réparer le petit pont qui enjambe le fossé, ou de clôturer le jardin d’un côté pour que le bétail ne vienne pas esquinter les arbres, vu que la haie, à cet endroit-là, s’est retrouvée par terre. 
     Ilia Ivanovitch a même poussé le zèle, un jour qu’il se promenait dans le jardin, jusqu’à relever lui-même la haie en ahanant et en gémissant, avant d’ordonner au jardinier d’y placer deux perches au plus vite : grâce à ce savoir-faire montré par Oblomov, la haie passa tout l’été, et ne s’écroula de nouveau qu’à l’hiver, en raison de la neige. 
     En fin de compte, on a posé trois planches neuves sur le petit pont, aussitôt après qu’Antipe fut tombé dans le fossé avec son cheval et le tonneau qu’il transportait. Et le pont s’est retrouvé comme neuf, tandis qu’Antipe souffrait encore de sa contusion.
     Les vaches et les chèvres n’ont pas,  elles non plus, tiré grand profit de la nouvelle chute de la haie : elles ont seulement pu tondre les groseilliers et écorcer leur dixième tilleul et, avant qu’elles aient eu le temps d’arriver aux pommiers, il fut ordonné d’enfoncer solidement la haie dans la terre et même de creuser un fossé autour.
     Prises en flagrant délit, deux vaches et une chèvre se sont en outre fait sérieusement frotter les côtes à coups de bâton !
        
     Voici qu’Ilia Ilitch rêve maintenant du grand salon sombre de la maison de ses parents, avec ses antiques fauteuils en frêne toujours couverts de housses, son immense et inconfortable divan tendu de bouracan d’un bleu déteint et parsemé de taches, et son grand et unique fauteuil en cuir. 
     C’est pendant une longue soirée d’hiver.
     Les jambes ramenées sous elles, la mère est assise sur le divan, elle tricote paresseusement un bas d’enfant, en bâillant et en se grattant la tête de temps en temps avec son aiguille.
     Nastassia Ivanovna et Pélaguéia Ignatievna sont assises auprès d’elle, le nez plongé dans leur ouvrage ; elles s’appliquent à coudre, en vue d’une fête, quelque chose pour Ilioucha, ou alors pour son père, à moins que ce ne soit pour elles-mêmes. 
     Le père, les mains derrière le dos, déambule dans la pièce, parfaitement heureux ; ou bien il se met dans le fauteuil, y reste quelques instants et se remet à marcher de long en large, écoutant attentivement le bruit de ses pas. Puis il va renifler une prise, se moucher et priser à nouveau.   
     Une seule chandelle de suif brûle dans la pièce qu’elle éclaire faiblement, et cela uniquement au cours des soirées d’automne et d’hiver. L’été, tout le monde tâche de se lever et de se coucher à la clarté du jour, sans utiliser de chandelles. 
     Cela se fait en partie par habitude, en partie par esprit d’économie. À l’Oblomovka, les gens sont d’une avarice extrême s’agissant des articles qui ne sont pas fabriqués sur place, mais qu’on doit acheter.
     Ils sont prêts à égorger sans sourciller une excellente dinde ou une douzaine de poulets à l’arrivée d’un hôte, mais veillent à ne pas mettre un seul raisin sec en trop dans un plat et pâlissent lorsque l’hôte en question prend la liberté de se verser lui-même un petit verre de vin.
     D’ailleurs, une telle débauche ne se produit presque jamais : en serait capable seulement une tête brûlée, un homme perdu de réputation ; ce genre d’individu, on ne le laisserait même pas entrer dans la cour.
     Non, ce ne sont pas les mœurs de la contrée : là-bas, un visiteur ne touche à rien qu’on ne l’y ait invité à trois reprises. Il sait fort bien qu’une offre formulée une seule fois contient la prière de refuser le plat ou le vin présenté, bien plus que celle d’y goûter.
     Et l’on n’allume pas deux chandelles pour n’importe qui : la chandelle s’achète en ville et la maîtresse de maison la garde sous clé comme tout ce qui s’achète. Les bouts de chandelle sont ménagés et enfermés.
     De façon générale, là-bas, on n’aime guère dépenser de l’argent et l’on ne consent à la dépense, quelque indispensable que soit son objet, qu’en la regrettant hautement et à condition qu’elle soit modique. Une dépense plus importante s’accompagne de gémissements, de cris et d’injures.
     Plutôt que d’engager des frais, les gens, à l’Oblomovka, préfèrent accepter toutes sortes d’incommodités auxquelles ils s’habituent au point de n’en plus voir les inconvénients.
     Voilà pourquoi au salon le divan est couvert de taches depuis une éternité, le fauteuil d’Ilia Ivanovitch n’a de fauteuil en cuir que le nom, il est en fait moitié en tille, moitié en corde : il ne lui reste qu’un lambeau de cuir sur le dossier, le reste est tombé en morceaux et s’est détaché il y a de cela cinq ans ; voilà peut-être pourquoi le portail est tout de travers et le perron tout branlant. Mais débourser d’un seul coup deux cents, trois cents ou cinq cents roubles, même pour l’achat d’un objet d’une nécessité absolue, semble  à ces gens un quasi-suicide.
     Ayant entendu dire qu’un jeune propriétaire des environs s’était rendu à Moscou et y avait, en vue de son mariage, payé trois cents roubles une douzaine de chemises, vingt-cinq roubles une paire de bottes et quarante rouble un gilet, le vieil Oblomov a fait un signe de croix et dit d’une voix épouvantée : « Un tel gaillard, sa place est en prison. »
     D’une manière générale, ils sont sourds à toutes les vérités concernant la nécessité de la circulation vive et rapide des capitaux, l’augmentation de la productivité et l’échange des produits. La simplicité de leur âme ne leur permet de comprendre et de mettre en œuvre qu’un seul usage des capitaux, à savoir les garder dans un coffre. 
     Assis dans des poses diverses dans les fauteuils du salon, les habitants de la maison ou ses visiteurs habituels soufflent du nez.
     Les interlocuteurs font surtout régner un profond silence : ils se voient tous les jours ; ils ont mutuellement asséché les trésors intellectuels qu’ils connaissent trop, et les nouvelles de l’extérieur sont rares. 
     Tout est paisible. Ce profond silence est seulement rompu par le lourd bruit que font les bottes – confectionnées à la maison – d’Ilia Ivanovitch, celui, étouffé par son étui, que produit le balancier de la pendule et enfin celui que fait Pélaguéia Ignatievna, ou Nastassia Ivanovna, en cassant son fil de temps en temps de la main ou avec les dents.
     Ainsi s’écoule parfois une demi-heure, à moins que quelqu’un ne bâille bruyamment pour faire ensuite un petit signe de croix devant ses lèvres en ajoutant : « Seigneur, aie pitié ! »
     Le voisin bâille à son tour, puis c’est le suivant qui, lentement, comme en réponse à un ordre donné, ouvre la bouche, et ce jeu contagieux de l’air dans les poumons se poursuit plus loin et fait le tour de la pièce, une larme s’y ajoutant parfois.
     Ou encore, Ilia Ivanovitch va vers la fenêtre, jette un coup d’œil et dit avec une sorte d’étonnement : « Il n’est que cinq heures et il fait déjà si noir, dehors ! »
     — Oui, répond quelqu’un, à cette époque de l’année, il fait toujours noir ; c’est le temps des longues soirées, à présent.
     Et au printemps, on s’étonne et l’on se réjouit de ce que les longues journées sont arrivées. Mais demandez-leur ce qu’ils peuvent en faire, de ces longues journées, ils n’en savent rien.
     Et c’est de nouveau le silence. 
     En voulant moucher la chandelle, quelqu’un, l’éteint brusquement – et tout le monde se réveille, et il se trouve toujours quelqu’un pour dire : « Un visiteur imprévu ! »
     Il arrive que la conversation s’engage à ce propos.
     — Qui ce visiteur pourrait-il bien être ? demande la maîtresse de maison. Serait-ce Nastassia Fadeïevna ? Ah, Dieu le veuille ! Mais non, elle ne viendra pas avant la fête. Que j’en serais heureuse ! C’est là que nous nous embrasserions et pleurerions toutes les deux ! Et nous irions ensemble à matines et à la messe… Je suis loin de la valoir ! J’ai beau être plus jeune qu’elle, je ne peux pas rester debout30 autant qu’elle !
     — Quand nous a-t-elle quittés, déjà ? demande Ilia Ivanovitch ; après la Saint-Élie, je crois.
     — Que dis-tu là, Ilia Ivanytch31 ! Tu confonds toujours ! Elle n’a même pas attendu le Siémik32, le reprend son épouse.
     — Il me semble qu’elle était ici pendant le carême de la Saint-Pierre, objecte Ilia Ivanovitch.
     — Tu es toujours pareil ! lui reproche sa femme. Tu discutes, tu es juste ridicule…
     — Enfin, comment ça, elle n’était pas ici au carême  de la Saint-Pierre ? On a fait cuire plein de pâtés aux champignons à cette époque : elle aime…
     — Mais c’est Maria Onissimova qui aime les pâtés aux champignons, comment peux-tu l’oublier ? Et Maria Onissimova n’est pas restée chez nous jusqu’à la Saint-Élie, mais jusqu’au jour des saints Prokhor et Nikanor.
     Ils calculent le temps au moyen des fêtes, des saisons et des divers événements familiaux, sans jamais se référer aux mois ni aux dates. Cela vient peut-être en partie de ce que tout le monde, en dehors du viel Oblomov, s’embrouille aussi bien dans le nom des mois que dans l’ordre des dates. 
     Vaincu, Ilia Ivanovitch se tait, et toute la société se plonge à nouveau dans la somnolence. Vautré derrière le dos de sa mère, Ilioucha sommeille lui aussi, dormant même parfois complètement. 
     — Oui, fait ensuite l’un des invités en poussant un profond soupir, voyez un peu le défunt mari de Maria Onissimova, Vassili Fomitch, comme il était solide, Dieu ait son âme, et le voilà mort ! Il n’a pas atteint la soixantaine – un homme bâti pour vivre cent ans !
     — Nous mourrons tous, chacun à son heure, c’est Dieu qui décide ! réplique en soupirant Pélaguéia Ignatievna. Les uns meurent, tandis que chez les Khlopov, tenez, on baptise à la chaîne : on dit qu’Anna Andreïevna a encore accouché – c’est déjà son sixième.
     — Il n’y a pas qu’Anna Andreïevna, dit la maîtresse de maison. Tenez, pour peu qu’on marie son frère et que lui viennent des enfants, que de soucis en perspective ! Les garçons poussent, ils sont bons à fiancer ; il faut marier les filles, et avec quels fiancés, ici ? Aujourd’hui, n’est-ce-pas, chacun réclame une dot, et en espèces, encore…  
     — De quoi parlez-vous ? demande Ilia Ivanovitch en s’approchant.
     — Hé bien, nous parlions de…
     Et on lui fait le récit de la conversation.
     — C’est bien la vie humaine ! prononce sentencieusement Ilia Ivanovitch. L’un meurt, l’autre naît, un troisième se marie et nous, nous vieillissons, encore et toujours : non seulement les années ne se ressemblent pas, mais même les jours. Pourquoi donc ? Ce serait quelque chose, que chaque jour soit comme la veille, la veille comme le lendemain ! C’est triste, quand on y pense…
     — Le vieux vieillit et le jeune pousse ! fait une voix ensommeillée dans un coin.
     — il faut prier Dieu davantage et ne penser à rien ! observe avec sévérité la maîtresse de maison.
     — C’est vrai, c’est vrai, s’empresse de dire peureusement Ilia Ivanovitch qui songeait à philosopher, et le voilà qui se remet à aller et venir.
     S’ensuit un long silence ; on entend seulement le ballet grinçant des fils et des aiguilles. La maîtresse de maison rompt parfois le silence.
     — Oui, il fait noir, dehors, dit-elle. Mais, s’il plaît à Dieu, lorsque nous arriverons aux Jours Saints33, les nôtres seront avec nous, ce sera déjà plus gai, on ne verra plus passer les soirées. Tenez, si Malania Piétrovna était ici, elle nous ferait mille tours ! Quelle meneuse de jeux ! Comme elle fait fondre l’étain et couler la cire34 ! Comme elle court au portail34, comme elle affole toutes mes jeunes servantes ! Elle invente mille jeux, elle est vraiment étonnante !
     — Oui, c’est une vraie dame du monde ! observe l’un des interlocuteurs. il y a trois ans, elle s’est avisée de faire de la luge, même que Louka Savitch s’est fendu le sourcil…
     Et tous de se secouer soudain, de regarder Louka Savitch et de se mettre à rire aux éclats. 
     — Comment t’y es-tu pris, Louka Savitch ? Allez, allez, raconte ! fait Ilia Ivanovitch, se tordant de rire.
     Les autres continuent à rire aux éclats, et Ilioucha se réveille et se met à rire aussi.
     — Que pourrais-je bien raconter ? dit Louka Savitch, embarrassé. C’est une pure invention de la part d’Alexeï Naoumytch : il ne s’est rien passé.
     — Hé ! lui répondent en chœur les autres. Comment ça, il ne s’est rien passé ? C’est nous qui sommes morts, peut-être ? Et ce front, ce front où l’on voit encore la cicatrice…
     Et ils se remettent à rire.
     — Mais qu’avez-vous donc à rire ? essaye de placer Louka Savitch entre deux éclats de rire. Je n’aurais pas… je ne… tout est de la faute de ce brigand  de Vaska… il m’a refilé un petit traîneau vétuste qui s’est démantibulé sous moi… je ne…
     Sa voix est couverte par le rire général. Il s’efforce en vain de finir de raconter l’histoire de sa chute : le rire gagne toute la société, passe dans le vestibule, atteint la chambre des bonnes, saisit la maison entière, tout le monde se remémorant la drôlerie de l’incident, c’est un rire unanime et prolongé, indicible, le rire des dieux de l’Olympe. Le rire va cesser, mais voici qu’il gagne à nouveau quelqu’un, et tout recommence.
     Les gens se calment enfin, tant bien que mal, difficilement.
     — Alors, à la Noël, tu vas refaire de la luge,  Louka Savitch ? demande, après un court silence, Ilia Ivanovitch. 
     Nouvelle explosion de rire ironique, qui dure une dizaine de minutes.
     — Il faudrait peut-être dire à Antipka, pendant le Carême, de préparer une montagne35, rajoute soudain le vieil Oblomov.  Louka Savitch, voyez-vous, en est très amateur, il a hâte de…
     Le rire de la compagnie l’empêche de finir.
     — Et ce… petit traîneau, il s’en est tiré ? dit en pouffant de rire l’un des assistants.
     Nouveaux rires.
     Tout le monde rit un long moment, enfin le calme revient peu à peu : l’un essuie ses larmes, l’autre se mouche, un troisième a une violente quinte de toux et crache, pour articuler avec difficulté :
     — Ah, Seigneur ! Cette toux grasse m’a véritablement étranglé… ma parole, il m’a bien fait rire, sur le moment ! C’est un péché, je l’avoue ! Ce qu’il était drôle, le dos en l’air, avec les pans de son caftan qui pointaient séparément…
     S’ensuit l’éclat de rire final, le plus long, et puis tout se tait. L’un soupire, l’autre bâille tout haut, avec la formule habituelle36, puis tout retombe dans le silence.
     Et de nouveau, on n’entend plus que le tic-tac du balancier, le bruit des bottes d’Oblomov et le léger craquement du fil coupé avec les dents.
     Soudain, Ilia Ivanovitch s’arrête au beau milieu de la pièce en se tenant le bout du nez, l’air troublé.
     — Quel est ce malheur ? Regardez, il va y avoir un mort : j’ai le bout du nez qui me démange…
     — Ah Seigneur ! dit sa femme en levant les bras au ciel. Il n’y a pas de mort en vue quand c’est le bout du nez qui vous démange. Le mort, c’est quand la racine du nez vous démange. Voyons, Ilia Ivanytch, que Dieu te vienne en aide, quel oublieux tu fais ! Tu vas sortir un jour ce genre de blague devant du monde, devant des invités, tu vas me faire honte.
     — Et le bout du nez qui démange, alors, qu’est-ce que ça annonce ? demande Ilia Ivanovitch avec gêne.
     — Qu’on va regarder le fond d’un verre37. Comment cela pourrait-il présager un mort ?
     — Je confonds tout ! déclare Ilia Ivanovitch. Mais comment s’y retrouver ? Entre l’aile du nez, la racine, les sourcils…
     — Quand le nez chatouille sur le côté, place Pélaguéia Ivanovna, cela annonce des nouvelles ; les sourcils présagent des larmes ; le front, c’est qu’on va saluer quelqu’un – un homme si c’est du côté droit, une femme du côté gauche ; les oreilles qui grattent annoncent la pluie, quand ce sont les lèvres, les baisers ne sont pas loin ; la moustache qui chatouille annonce des friandises, quand c’est le coude, on dormira dans un nouvel endroit, quand c’est la plante des pieds, on fera un voyage…
     — Alors ça, bravo, Pélaguéia Ivanovna ! fait Ilia Ivanovitch. Et si le beurre va être meilleur marché, c’est la nuque qui démange, sans doute…
     Les dames se mettent à rire et à chuchoter ;  il y a quelques sourires du côté des hommes ; un nouvel accès de rire se prépare, mais à cet instant se fait entendre dans la pièce un bruit évoquant en même temps le grognement d’un chien et le sifflement d’un chat prêts à se jeter l’un sur l’autre : c’est le tintement de la pendule.
     — Eh, mais il est déjà neuf heures ! profère Ilia Ivanovitch avec un étonnement joyeux. Voyez-moi ça, on n’a pas vu le temps passer. Hé, Vaska, Vanka, Motka !
     Trois visages ensommeillés se montrent.
     — Pourquoi ne mettez-vous pas le couvert ? demande Oblomov, surpris et contrarié. Il faut que vos maîtres se rappellent à vous ? Qu’avez-vous à rester plantés là ? De la vodka, et en vitesse !
     — Voilà pourquoi le bout du nez vous chatouillait ! dit vivement Pélaguéia Ivanovna. Vous allez boire de la vodka et regarder le fond du verre.
     Après le souper, s’étant embrassés et s’étant bénis les uns les autres en faisant des signes de croix, tous se séparent pour gagner leurs lits, et le sommeil s’empare de ces têtes insouciantes.

     De pareilles soirées, Ilia Ilitch n’en voit pas, dans son rêve, une ou deux, il revoit des semaines entières, des mois entiers, des années entières où s’écoulaient ainsi les journées et les soirées.    
     Rien ne vient violer l’uniformité de cette existence, qui n’est en rien pesante aux gens de l’Oblomovka : ceux-ci ne conçoivent nulle autre manière de vivre, et s’ils pouvaient s’en figurer une autre, ils s’en détourneraient avec effroi. 
     Ils ne souhaitent pas d’autre existence, ils n’en aimeraient pas une autre. Si les circonstances amenaient des changements dans leur vie, quels que soient ces changements, ils les trouveraient regrettables. Si le lendemain n’était plus semblable à la veille, et le surlendemain au lendemain, ils seraient accablés de nostalgie.
     Qu’ont-ils besoin de la diversité, des changements et des hasards que recherchent les autres hommes ? Que les autres boivent ce calice jusqu’à la lie38, eux, les gens de l’Oblomovka, n’en ont pas le goût et ce n’est pas leur affaire. Les autres hommes peuvent bien vivre comme ils l’entendent.
     Même s’ils peuvent être bénéfiques, les événements dus au hasard ont tout de même de quoi inquiéter ; ils exigent de l’attention, causent des soucis, entraînent des démarches : écrire, marchander, ne pas rester en place, bref, rien de drôle !
     Des décennies durant, eux, à l’Oblomovka, continuent à souffler du nez, à sommeiller et à bâiller, ou bien à partir d’un bon rire à la suite d’un trait d’humour villageois, ou encore à faire cercle pour que chacun raconte ses rêves de la nuit passée.
     Si le rêve est effrayant, ils deviennent songeurs et même inquiets pour de bon ; si c’est un rêve annonciateur, ils se réjouissent ou s’attristent sincèrement selon que le présage est faste ou néfaste. Le rêve réclame-t-il qu’on observe quelque rite, on s’y emploie aussitôt avec énergie.
     Sinon, on joue encore au dourak39 et aux atouts, ainsi qu’au boston, les jours fériés, avec les invités ; ou encore, on étale les cartes d’une grande réussite, on prédit l’avenir à partir du roi de cœur et de la dame de trèfle, en annonçant à l’avance un mariage.
     Il arrive qu’une Natalia Fadeïevna quelconque vienne en visite pour une semaine ou deux. Les deux vieilles commencent alors à passer en revue tout le district, qui vit de quoi, qui fait quoi ; non seulement elles s’introduisent dans les vies de famille, dans les coulisses, mais elles pénètrent dans les pensées et les desseins secrets de tout un chacun, se glissent dans les âmes, s’intéressent, pour les réprouver, aux gens indignes, surtout aux maris infidèles ; puis elles dressent la liste de divers événements : les fêtes de saints patrons, les baptêmes, les naissances, qui a offert un festin, avec quels plats, qui a été invité, qui ne l’a pas été.
     Lorsqu’elles sont lassées de cela, elles se mettent à étaler leurs nouvelles toilettes, montrent leurs robes et leurs manteaux, jusqu’aux jupons et aux bas. La maîtresse de maison se prévaut de pièces de toile, de bobines de fil et de dentelles confectionnées sur place.
     Mais cela aussi s’épuise. Elles se contentent alors de boire du café, de prendre le thé et de manger des confitures. Puis c’est le silence qui s’installe.
     Elles restent assises des heures entières à se regarder, en poussant de temps à autre de grands soupirs vagues. Quelquefois même, l’une des deux se met à pleurer.
     — Qu’as-tu, petite mère ? lui demande l’autre.
     — Oh, je suis triste, ma chère ! répond en soupirant derechef la visiteuse. Nous avons mis le Seigneur en colère, maudits que nous sommes. Le malheur est sur nous.
     — Ah, ma chère, ne me fais pas peur, ne m’effraye pas ! l’interrompt la maîtresse de maison.
     — Oui, oui, poursuit l’autre, voici venir les derniers jours : une langue s’élèvera contre une autre, un royaume se dressera contre un autre… ce sera la fin du monde ! dit pour finir Natalia Fadeïevna, et toutes deux pleurent à chaudes larmes.
     Cette conclusion de Natalia Fadeïevna ne repose sur rien, personne ne s’est dressé contre qui que ce soit, on n’a même pas vu de comète cette année, mais les vieilles femmes ont parfois de sombres pressentiments.
     C’est à peine si quelque événement fortuit vient parfois troubler cette façon de passer le temps : c’est le cas par exemple lorsque des fumées asphyxient toute la maisonnée, du plus petit au plus grand.
     On n’entend quasiment pas parler d’autres maladies, ni dans la maison seigneuriale ni au village ; sinon lorsque quelqu’un trouve moyen de tomber sur un pieu dans l’obscurité, ou de dégringoler de la grange à foin, ou encore lorsqu’un bardeau tombe d’un toit et blesse quelqu’un à la tête.
     Mais ces incidents arrivent rarement, et l’on emploie dans de pareils cas des remèdes de grands-mères, à l’efficacité éprouvée : on frotte la contusion avec de l’éponge de rivière ou de la livèche, on fait boire au blessé de l’eau bénite ou l’on marmonne une formule – et tout s’arrange.
     Mais les asphyxies arrivent souvent. Alors tous restent étendus sur les lits, côte à côte ; des gémissements et des soupirs se font entendre ; l’un se borde la tête de concombres qu’il entoure d’un torchon, un autre se fourre de la canneberge dans les oreilles et respire du raifort, un troisième sort dans le grand froid vêtu seulement d’une chemise, un quatrième gît tout bonnement sur le plancher, sans connaissance.
     Cela survient périodiquement, une ou deux fois par mois, parce que, n’aimant point laisser perdre la chaleur par la cheminée, on ferme les poêles alors qu’y courent encore des flammèches comme dans Robert le Diable40. On ne peut poser la main nulle part sur aucun poêle, y compris sur le saillant de la couchette, sans risquer de se retrouver avec une cloque.
     Une seule fois, la monotonie de cette existence a été rompue par un événement véritablement imprévu.
     Lorsque, après la sieste ayant suivi un copieux déjeuner, tout le monde s’est rassemblé pour le thé, est arrivé un moujik de l’Oblomovka revenant de la ville, qui s’est mis à extraire laborieusement de dessous sa chemise une lettre toute froissée adressée à Ilia Ivanovitch Oblomov.
     Stupéfaction générale. Le visage de la maîtresse de maison en est même un peu affecté ; tout le monde a les yeux pointés sur la lettre, les nez s’allongent dans cette direction.
     — En voilà une surprise ! De qui est-ce donc ? dit enfin la maîtresse en reprenant ses esprits. 
     Oblomov prend la lettre et la fait tourner dans ses mains, perplexe, ne sachant qu’en faire.
     — Dis donc, où l’as-tu prise ? demande-t-il au moujik. Qui te l’a donnée ?
     — Mais à l’auberge où je me suis arrêté en ville, qu’il paraît… répond le paysan. On est venu deux fois de la pochte demander s’il n’y avait pas par hasard de moujiks de l’Oblomovka : il y a une lettre pour le maître, qu’il paraît.
     — Eh bien ?
     — Eh bien, au début, je me suis caché : le soldat est reparti avec sa lettre. Mais le sacristain de Vierkhliovo m’avait vu, il est allé le dire. On est venu une deuxième fois. Et là, en venant pour la deuxième fois, on a commencé à dire des jurons et on m’a donné la lettre, en me faisant payer cinq kopecks, en plus. J’ai demandé ce qu’il fallait faire de la lettre, où je devais la mettre, que j’ai dit. On m’a ordonné de la donner à Votre Grâce.
     — Et tu n’aurais pas dû la prendre ! s’emporte la maîtresse de maison.
     — Je ne voulais pas. Qu’est-ce qu’on a besoin d’une lettre, hein – on n’en a pas besoin, que j’ai dit. Je n’ose pas la prendre – on n’a pas d’ordres à propos d’une lettre, que j’ai dit. Allez-vous en, avec votre lettre ! Mais le soldat s’est mis à jurer terriblement : il voulait aller se plaindre aux autorités ; alors j’ai pris la lettre.
     — Imbécile ! fait la maîtresse.
     — De qui peut-elle bien être ? se demande pensivement Oblomov en examinant l’adresse. J’ai bien l’impression de connaître cette écriture !
     Et la lettre passe de mains en mains. Commencent les conjectures et les commérages : de qui est-elle, et à quel sujet ? Tout le monde y perd son latin.
     Ilia Ivanovitch envoie chercher ses lunettes : on les cherche pendant une demi-heure. Il les met et s’apprête tout de même à décacheter la lettre.
     — Ça suffit, ne l’ouvre pas, Ilia Ivanytch, dit sa femme avec appréhension, en tentant de l’arrêter ; qui sait ce qu’il y a dans cette lettre ? C’est peut-être encore quelque chose d’effrayant, un malheur quelconque. Tu vois bien comme sont les gens, maintenant ! Il sera bien temps demain ou après-demain – elle ne s’envolera pas.
     Et l’on s’occupe du thé, après avoir mis sous clef la lettre avec les lunettes. Elle pourrait y rester longtemps si l’événement n’était pas trop inhabituel pour ne pas troubler les esprits à l’Oblomovka. En buvant le thé, ainsi que le lendemain, il n’est question que de la lettre.
     À la fin, ce n’est plus tenable et trois jours plus tard, on se rassemble et, dans la confusion, on décachette la lettre. Oblomov jette un coup d’œil à la signature.
     — Radichtchev, lit-il. Hé ! Elle est de Philippe Matviéitch !
     — Ah ! Eh ! Voilà de qui elle est ! s’écrie-t-on de tous les côtés. Mais comment est-il encore en vie à l’heure actuelle ? Voyez-vous ça, il n’est pas mort ! Hé bien, Dieu soit loué ! Qu’est-ce qu’il écrit ?
     Oblomov se met à lire à haute voix. Il s’avère que Philippe Matveïevitch41 demande qu’on lui envoie la recette de la bière particulièrement bonne que l’on brasse à l’Oblomovka. 
     — Envoyons la, envoyons-lui la recette ! disent-ils tous en chœur. Il faut lui écrire un petit billet.
     Deux semaines passent. 
     — Il faut écrire, il le faut ! répète à son épouse Ilia Ivanovitch. Où est-elle, cette recette ?
     — Oui, où est-elle ? répond sa femme. Encore faut-il la trouver. Mais attends, pourquoi se presser ? S’il plaît à Dieu, nous arriverons à la fête de la fin du Carême, tu écriras après, il sera encore temps…
     — J’écrirai en effet mieux en parlant de la fête, dit Ilia Ivanovitch.
     Lors de la fête, il est de nouveau question de la lettre. Ilia Ivanovitch se dispose vraiment à écrire. Il se retire dans son cabinet, met ses lunettes et s’assied à son bureau. 
     Un profond silence règne dans la maison ; il est défendu de faire du bruit, même en marchant. « Le maître écrit ! » dit-on partout sur le ton respectueux et de la voix retenue que l’on emploie lorsqu’il y a un mort dans la maison. 
     À peine est-il arrivé à écrire : « Monsieur », lentement, de travers et d’une main tremblante, avec autant de circonspection que s’il s’occupait d’une affaire dangereuse, que sa femme apparaît.
     — J’ai eu beau chercher, je n’ai pas trouvé la recette, dit-elle. Il reste à chercher dans l’armoire de la chambre. Et cette lettre, comment va-t-on l’expédier ?
     — Il faut l’envoyer par la poste, répond Ilia Ivanovitch.
     — Et pour là-bas, cela coûte combien ?
     Oblomov atteint un vieux calendrier.
     — Quarante kopecks, dit-il.
     — Voilà, quarante kopecks à jeter pour des bêtises ! observe-t-elle. Il vaut mieux attendre l’occasion de la faire parvenir là-bas depuis la ville. Dis aux moujiks de se renseigner.
     — Ce sera en effet mieux de saisir une occasion, répond Ilia Ivanovitch en donnant avec sa plume un petit coup sur le bureau avant de la ranger dans l’encrier et d’ôter ses lunettes.
     — C’est vrai que ce sera mieux, conclut-il. On a encore le temps.
     On ignore si Philippe Matveïevitch a fini par recevoir sa recette.
     Il arrive à Ilia Ivanovitch d’attraper un livre – peu lui importe lequel. La lecture ne lui apparaît pas d'une nécessité vitale, il la tient pour un luxe dont on peut facilement se passer, exactement comme on peut avoir ou non un tableau accroché au mur ou comme on peut aller ou non faire un tour : donc, peu importe le livre ; il y voit une distraction, une façon d’éviter l’ennui et l’oisiveté.
     — Cela fait longtemps que je n’ai pas lu de livre, dira-t-il ; il pourra aussi parfois modifier sa phrase : « Allez, je vais lire un livre. » Ou encore, tout simplement, il verra en passant le petit tas de livres dont il a hérité de son frère et attrapera le premier qui lui tombera sous la main. Ce sera Golikov42, ou L’Interprétation moderne des songes, la Rossiade de Kheraskov43, un recueil de tragédies de Soumarokov44 ou enfin des journaux vieux de deux ans – il va tout lire avec le même plaisir, en faisant de temps en temps ce commentaire :
     — Voyez-moi un peu ce qu’il a inventé ! Quel brigand ! Que le diable l’emporte !
     Ces exclamations s’adressent aux auteurs – qualité ne jouissant pas du moindre respect à ses yeux ; il a même fait sien cette sorte de mépris que ressentent les hommes de cette époque pour les écrivains. Comme beaucoup de gens de ce temps-là, il ne voit dans un auteur qu’un joyeux drille, un noceur, un ivrogne, un plaisantin, quelque chose comme un danseur.
     Il lit parfois à haute voix des articles vieux de deux ans, communiquant ainsi les nouvelles à tous.
     — On écrit de La Haye que Sa Majesté  est bien rentrée d’un court séjour dans son palais, dit-il en regardant tous ses auditeurs à travers ses lunettes.
     Ou bien :
     — À Vienne, l’ambassadeur… a remis ses lettres de créance.
     — Tiens, ici, on écrit que l’œuvre de madame Genlis45 a été traduite en russe.
     — Je crois que toutes ces traductions sont faites pour soutirer de l’argent à nous autres gentilhommes, observe un petit propriétaire des environs.
     
     Et en attendant, le pauvre Ilioucha ne fait qu’aller étudier chez Stolz. À peine s’éveille-t-il, le lundi,  qu’il est saisi d’angoisse. Il entend Vaska crier depuis le perron d’une voix perçante :
     — Antipka ! Attelle le pie : il faut conduire le jeune maître chez l’Allemand !
     Il a le cœur qui tressaille. Il s’approche de sa mère, tout triste. Celle-ci sait bien pourquoi et commence à lui dorer la pilule, soupirant elle-même en son for intérieur d’être séparé de lui pour toute la semaine.
     Le lundi matin, on ne sait que lui donner à manger, on lui fait cuire des petits pains et des brioches, il emportera avec lui des salaisons, des pâtisseries, des confitures, de la guimauve de plusieurs sortes et des friandises variées, sèches ou en bocaux, même des vivres. Tout cela en prévoyant que chez l’Allemand, la pitance est maigre.
     — On n’engraisse pas, là-bas, dit-on à l’Oblomovka ; au déjeuner, on vous sert de la soupe, du rôti et des pommes de terre, du beurre au thé et pour le dîner, des nèfles !
     D’ailleurs Ilia Ilitch revoit plutôt en rêve les lundis où il n’entend pas la voix de Vaska ordonner d’atteler le pie et où sa mère l’accueille, au thé, avec un sourire et une bonne nouvelle :
     — Tu ne vas pas y aller aujourd’hui ; nous aurons une grande fête jeudi, cela vaut-il la peine de faire l’aller et le retour pour trois jours ?
     Ou parfois, elle lui déclare soudain :
     — C’est la semaine des parents46, aujourd’hui, on n’a pas la tête à l’étude : nous allons faire des crêpes.
     Ou bien encore, toujours un lundi matin, la mère le regarde attentivement et lui dit en secouant la tête :
     — Tu as les yeux un peu troubles, tu te sens bien ?
     Le rusé gamin se porte comme un charme, mais ne dit rien.
     — Reste donc à la maison cette semaine, dit-elle. On verra bien ce que Dieu décide47.
     Et tout le monde, à la maison, est intimement persuadé que l’étude et le samedi des morts sont incompatibles, ou encore qu’une fête tombant le jeudi empêche, tel un obstacle insurmontable, d’étudier de toute la semaine. 
     C’est à peine si parfois un domestique ou une petite servante qui vient de se faire réprimander à cause du jeune maître grommelle :
     — Hé, l’enfant gâté ! Vas-tu bientôt disparaître chez ton Allemand ?
     Il arrive aussi qu’Antipka se montre soudain chez l’Allemand, montant le fameux cheval pie, venant chercher Ilia Ilitch au beau milieu de la semaine.
     — Maria Savichna (ou Natalia Fadeïevna) est venue nous rendre visite – ou encore les Kouzovkov avec leurs enfants –, alors, si vous voulez bien, je vous ramène à la maison !
     Et durant trois semaines, Ilioucha joue les invités chez lui ; là, on se rend compte que la Semaine sainte n’est plus très loin, ensuite il y aura une fête, puis quelqu’un de la famille décide, sans qu’on sache pourquoi, qu’on n’étudie point pendant la semaine de Saint Thomas48 ; il ne reste alors plus que deux semaines avant l’été – ça ne vaut plus la peine d’aller à l’école et, l’été, l’Allemand lui-même se repose, autant remettre à l’automne.
     De la sorte, Ilia Ilitch se la coule douce pendant six mois, et comme il a le temps de grandir ! De grossir ! De bien dormir ! On ne cesse de l’admirer, chez lui, en remarquant la différence avec les samedis où l’enfant revient de chez l’Allemand, maigre et tout pâle.
     — Que le Seigneur nous préserve ! disent son père et sa mère. On a toujours le temps, pour l’étude, mais la santé ne s’achète pas ; la santé, c’est le bien le plus précieux. Voyez, il revient de son école comme s’il sortait de l’hôpital : il n’a plus du tout de graisse, il est maigrichon… et c’est un fameux polisson : il ne ferait que courir !
     — Oui, observe le père, l’étude n’est pas quelqu’un de tendre : elle vous tord comme une corne de bélier !
     Et leur tendresse de parents continue à leur faire chercher des prétextes pour garder leur fils à la maison. Et les prétextes, outre les fêtes, ne manquent pas. En hiver il fait trop froid pour voyager ; en été, la grosse chaleur ne vaut rien non plus, d’autant qu’il y a parfois des averses ; à l’automne, ce sont les pluies qui gênent. Quelquefois, Antipka a une allure suspecte : ce n’est pas qu’il soit ivre, mais son regard a quelque chose d’étrange – il vaut mieux éviter un malheur, qu’il aille s’embourber ou verser quelque part.
     Les Oblomov, du reste, s’efforcent de donner le plus de légitimité possible à ces prétextes à leurs propres yeux et surtout aux yeux de Stolz, lequel n’épargne pas, en leur présence comme dans leur dos, les donnerwetter49 devant une telle faiblesse de la part des parents.
     L’époque des Prostakov et des Skotinine50 est passée depuis longtemps. Le proverbe : l’étude, c’est la lumière, l’ignorance les ténèbres circule déjà dans les bourgs et les villages en même temps que les livres apportés par les bouquinistes. 
     Les vieux comprennent les avantages de l’instruction, mais seulement ses avantages superficiels. Ils voient qu’on ne fait plus son chemin dans le monde, en termes de grades, de décorations et d’argent, que par la voie des études ; que les temps deviennent durs pour les clercs à l’ancienne, les brasseurs de chicanes blanchis sous le harnais et trop habitués à leurs vieilles routines et à leurs procédures surannées.
     De sinistres rumeurs ont déjà commencé à courir sur la nécessité non seulement de savoir lire et écrire, mais encore de connaître des sciences ignorées jusqu’alors. Entre le conseiller titulaire et l’assesseur de collège51 s’ouvre un abîme qu’un diplôme, tel un pont, permet de franchir.
     Enfants de la routine et pupilles du pot-de-vin, les vieux employés fidèles ont tendance à disparaître. Beaucoup de ceux qui n’ont pas eu le temps de mourir ont été renvoyés comme gens suspects, d’autres ont été traduits en justice ; les plus heureux sont ceux qui, lâchant prise devant le nouvel ordre des choses, ont filé sans demander leur reste, se retirant dans le chez-soi qu’ils ont acquis.
     Les Oblomov s’en rendent compte et comprennent l’utilité de l’instruction, mais seulement le côté manifeste de cette utilité. De la nécessité intérieure de l’étude, ils n’ont qu’une notion vague et lointaine, du coup, pour le moment, ils veulent pêcher de brillants avantages pour leur Ilioucha. 
     Ils rêvent pour lui d’un uniforme brodé, d’un poste de conseiller de Chambre, sa mère le voit même gouverneur ; mais ils veulent obtenir tout cela à bas prix, à force de ruse, contourner furtivement les pierres et les obstacles semés sur la route de la culture et des honneurs, sans se donner la peine de sauter par-dessus ; il s’agit par exemple d’étudier un petit peu, sans s’exténuer, ni de corps ni d’esprit, sans y laisser l’embonpoint béni acquis durant l’enfance, mais en respectant le modèle prescrit pour obtenir d’une façon ou d’une autre le certificat où il sera dit qu’Ilioucha a étudié aussi bien les sciences que les arts.                                
     Ce système éducatif des Oblomov s’est heurtée à une opposition frontale de la part de Stolz, qui a son système à lui. La lutte a été opiniâtre des deux côtés. Dans la bataille ouverte, franche, Stolz, tenace, terrasse ses adversaires, mais ces derniers esquivent les coups en recourant aux procédés décrits plus haut et à d’autres astuces.
     Aucun des deux camps ne remporte la victoire ; la persévérance allemande pourrait peut-être vaincre le conservatisme entêté régnant à l’Oblomovka, mais l’Allemand est en difficulté dans son propre camp et aucune des deux parties ne s’adjuge la victoire. Ce qui se passe, c’est que le fils de Stolz gâte le jeune Oblomov tantôt en lui soufflant ses leçons, tantôt en lui faisant ses versions. 
     Ilia Ilitch voit clairement et son existence chez  ses parents, et celle chez Stolz.
     Chez lui, dès qu’il se réveille, Zakhar se tient à côté de son lit, ce Zakhar qui deviendra son fameux valet de chambre, Zakhar Trofimytch52.
     Comme jadis sa nounou, Zakhar lui fait enfiler ses bas, chausser ses souliers : garçon âgé de quatorze ans déjà, Ilioucha reste couché et se contente de lui présenter tantôt une jambe, tantôt l’autre ; et pour peu que quelque chose lui déplaise, il envoie son pied dans le nez de Zakhar.
     Au cas où Zakhar, mécontent, s’aviserait de se plaindre, il recevrait en prime une taloche de la part des vieux.
     Ensuite, Zakhar le coiffe, lui met sa veste en prenant des précautions pour faire passer sans trop de gêne ses bras dans les manches, et rappelle à Ilia Ilitch qu’il faut se laver le matin après qu’on se soit levé, etc.
     Ilia Ilitch a-t-il envie de quelque chose ? Il lui suffit de cligner de l’œil pour que trois ou quatre domestiques se précipitent pour satisfaire son désir ; laisse-t-il tomber quelque chose, a-t-il besoin de quelque objet hors de sa portée ? Se lance-t-il quelque part pour faire ou ramener lui-même quelque chose, en garçon vif qu’il est, que son père, sa mère et trois de ses tantes s’exclament en un chœur à cinq voix :
     — Où vas-tu ? Pour quoi faire ? Et Vaska, Vanka, Zakharka, ils servent à quoi ? Hé ! Vaska ! Vanka ! Zakharka ! Qu’avez-vous à rester là en gobant les mouches ? Attendez un peu !
     Et voilà Ilia Ilitch incapable de réaliser par lui-même le moindre de ses désirs.
     Il finit par trouver cela bien plus commode et apprend à crier lui aussi de temps en temps :
     — Hé, Vaska ! Vanka ! donne-moi ceci, donne-moi cela ! Ce n’est pas ceci que je veux, c’est cela ! Dépêche-toi de me l’amener !
     Il arrive aussi que la tendresse inquiète de ses parents lui pèse.
     Se met-il à courir dans l’escalier ou dans la cour que soudain, derrière lui, se font entendre dix voix au désespoir :
     — Hé là, retenez-le, arrêtez-le ! Il va tomber, se blesser… Halte ! Halte !
     S’avise-t-il, en hiver, de débouler dans le vestibule ou d’ouvrir un vasistas, que de nouveau retentissent des cris :
     — Où vas-tu ? Ce n’est pas possible ! Ne cours pas, n’y va pas, n’ouvre rien : tu vas prendre froid, tu vas te tuer…    
     Et Ilioucha reste à la maison, triste et dorloté comme une fleur exotique dans une serre et, telle une fleur sous cloche, grandit lentement, pousse sans vigueur. Ses forces font d’anxieuses tentatives en direction de l’extérieur, mais doivent se replier, pour se faner, se flétrir.
     Parfois, il se réveille plein d’entrain et d’une joyeuse fraîcheur ; il sent quelque chose jouer et bouillonner en lui, comme si quelque diablotin y avait élu domicile et le taquinait, le poussant tantôt à grimper sur le toit, tantôt à monter sur le dos du cheval rouan pour le flancer au galop dans les prés où l’on fait les foins, à se jucher en haut de la palissade ou à agacer les chiens du village ; il a aussi brusquement envie de traverser le village en courant pour filer dans les champs, dans le ravin et le bois de bouleaux, de se jeter en trois bonds au fond du ravin ou de se mêler aux gamins qui lancent des boules de neige, d’éprouver ses forces. 
     Le diablotin le tente, le tente : lui résiste tant qu’il peut, à la fin, il n’y tient plus et tout à coup, en plein hiver, tête nue, le voilà qui saute du perron dans la cour, franchit le portail et court rejoindre le tas de gamins, une boule de neige dans chaque main.
     Le vent frisquet lui coupe aussitôt le visage, le gel lui pince les oreilles, le froid envahit sa bouche et sa gorge, tandis que sa poitrine se gonfle de joie – il galope, d’où lui viennent les jambes ? il pousse des cris et rit aux éclats.
     Il arrive au niveau des gamins : vlan, une boule de neige – raté : il manque d’adresse ; il va pour ramasser une autre boule lorsqu’une véritable motte de neige lui arrive sur la figure : le voilà qui tombe ; par manque d’habitude, il se fait mal, mais il est gai, il rit, les larmes aux yeux…
     La maison est sens dessus dessous : Ilioucha a disparu ! Cris et tumulte. Zakharka se précipite dans la cour, suivi de Vaska, de Mitka et de Vanka – désemparés, ils courent en tous sens.
     Sur leurs talons se sont élancés deux chiens, on sait bien que des chiens ne peuvent voir courir un homme sans réagir.
     Les gens en criant et en hurlant, les chiens en aboyant, tout le monde se rue à travers le village. 
     On tombe enfin sur les galopins, et l’on se met à faire justice à leur encontre : à l’un on tire les cheveux, à l’autre les oreilles, un troisième se prend une taloche ; on adresse aussi des menaces à leurs parents.
     On s’empare ensuite du jeune maître, on l’emmitoufle d’une touloupe dont on s’était muni, puis de la pelisse de son père et de deux couvertures pour finir, et quelqu’un le tient dans ses bras pour le ramener solennellement à la maison.
     Là, l’estimant perdu, on désespérait de le revoir ; en le voyant sain et sauf, ses parents montrent une joie indescriptible. Ils expriment au Seigneur leur gratitude, puis font boire à l’enfant une infusion de menthe doublée d’une autre de sureau, encore une de framboises le soir venu, et on le garde trois jours au lit, là où une seule chose lui ferait du bien : jouer encore aux boules de neige…
     



    
     
     
         




     
  1. Homme des terres, Gontcharov fera pourtant un voyage autour du monde entre la publication du Songe et celle du roman dans sa totalité. Il évoquera ce voyage mouvementé dans un autre livre, La frégate Pallas.
  2. Dans cette introduction, le texte russe alterne le présent et le passé, ce qui est difficile à maintenir en français. Je conserve le présent narratif. Comme Oblomov est en train de rêver de son enfance, ce temps convient très bien…
  3. Dernier rappel : la verste mesure un peu plus d’un kilomètre.
  4. Les cheveux blancs jaunissant sous l’action du soleil…
  5. Négligeant équinoxes et solstices, les saisons commencent, pour les Russes, le premier du mois : le premier mars pour le printemps, etc.
  6. La Saint Élie (« Jour d’Élie ») est le 2 août, dans le calendrier actuel. Le prophète Élie, parfois identifié à l’archange Michel, est le maître du tonnerre : s’il tonne ce jour-là, l’année sera bonne.
  7. Expression tirée des contes russes, adressée à l’habituelle « maisonnette sur des pattes de poule » par Ivan-fils du tsar.
  8. La Colchide correspond à une partie de la Géorgie actuelle, elle abrite des pans de la mythologie grecque. Les colonnes d’Hercule désignaient Gibraltar et figuraient donc la limite du monde connu.
  9. Nijni-Novgorod, rebaptisée Gorki entre 1932 et 1990, en l’honneur de l’écrivain.
  10. Saint-Pétersbourg, familièrement.
  11. En se fouettant avec des branches de bouleau pour faire circuler le sang, en pleine étuve…
  12. La sagène mesurait 2,13 mètres, soit un peu plus que notre ancienne toise.
  13. Espadrilles en écorce de bouleau.
  14. Diminutif d’Ilia.
  15. C’est le « dîner » au sens de l’Ancien régime, un peu tard pour notre « déjeuner », voir mon hésitation à la note 13 du chapitre II…
  16. Dernier rappel : c’est la propriété familiale des Oblomov. À ne pas confondre avec l’oblomochtchina, attitude de procrastination systématique de notre héros adulte.
  17. Le bruit des grillons…
  18. Voir la note 4 du chapitre précédent.
  19. Personnages du folklore russe. Nikolaï Lieskov fait aussi référence au premier. Le deuxième est recensé dans les Contes d’Afanassiev.
  20. Les Trois Preux, héros fabuleux du folklore russe.
  21. Polkane est un autre héros de contes, je ne connais pas le deuxième.
  22. Cycle central du folklore russe, repris dans le célèbre ballet d’Igor Stravinski.
  23. Conte classique faisant partie du recueil d’Afanassiev.
  24. Du Christ. Célébré en janvier.
  25. Génie de la maison.
  26. https://fr.wikipedia.org/wiki/Vesta
  27. Pendant le Petit Carême (avant Noël) et surtout pendant le Grand Carême (avant Pâques), il est interdit de manger de la chair et des laitages.
  28. Élu représentant la noblesse du district auprès de l’administration de tutelle.
  29. C’est le « vieil Oblomov », le père d’Ilia Ilitch.
  30. Note trouvée dans une vieille traduction : dans le rite grec, les fidèles restent debout durant tout l’office.
  31. Abréviation pour Ivanovitch, fils d’Ivan.
  32. Septième jeudi après Pâques et trois jours avant la fête de la Trinité, chez les orthodoxes russes.
  33. Entre la naissance du Christ, à Noël, et son baptême – Épiphanie orthodoxe.
  34. Selon une note trouvée dans une ancienne traduction, il était d’usage, à Noël, de verser dans l’eau de la cire ou de l’étain fondu et de prévoir l’avenir en observant les figures qui se formaient… On court au portail demander le nom du premier passant : ce sera celui du futur mari.
  35. Colline de neige destinée à être dévalée : ce sont les premières « montagnes russes ».
  36. « Seigneur, aie pitié ! » cf supra.
  37. Quand c’est souvent le cas, c’est l’équivalent de notre « avoir le gosier en pente »…
  38. Il y a un jeu de mots intraduisible dans le texte russe : une expression très voisine à l'oreille signifie : payer les pots cassés, assumer ses bêtises. ou celle des autres.
  39. Jeu de cartes (dourak, c’est l’imbécile) ; les atouts, autre jeu de cartes simple ; dérivé du whist, le boston est plus complexe.
  40. https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_le_Diable_(op%C3%A9ra)
  41. Fils de Matthieu. La première forme était la forme raccourcie du patronyme.
  42. Ivan Ivanovitch Golikov, historien russe du XVIIIe siècle.
  43. Directeur de la première université de Moscou, poète du XVIIIe siècle.
  44. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Soumarokov
  45. https://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%A9licit%C3%A9_de_Genlis
  46. Consacrée aux défunts, comme notre Toussaint. Mais toute une semaine ? On trouve, de nos jours, trace de « samedis des parents (défunts) »… Il est du reste question, quelques lignes plus bas, du samedi des Morts : miséricorde maternelle, ironie de l’auteur ?
  47. La formule russe est reprise de Pouchkine, dans La fille du capitaine.
  48. Juste après Pâques.
  49. Surprise et consternation. Réputé peu traduisible…
  50. Noms renvoyant respectivement à simplet et à bourrique ; personnages de Fonvizine :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Denis_Fonvizine
  51. Respectivement : neuvième et huitième rang de la Table (Tchin) de Pierre le Grand, par ordre décroissant à partir du plus haut. Un oukaze impérial exige désormais un examen universitaire pour obtenir le grade d’assesseur de collège.
  52. Abréviation du patronyme Trofimovitch, fils de Trofime.