lundi 11 avril 2022

Une histoire d'invité (Mikhaïl Zochtchenko)

 Voici une histoire à la fois drôle et inquiétante, extraite du recueil Pas Possible ! datant de 1934 et comportant une dédicace adressée à Gorki...



     C’était il y a pas mal de temps. Dans les huit ans, je crois. Environ. À cette époque, un certain Grigori Antonovitch Karavaïev habitait Moscou.

     C’était un employé. Un comptable. Pas si jeune lui-même, mais aimant la jeunesse. Et, les jours de congé, il avait toujours plein de gens chez lui. Surtout des jeunes gens, des âmes débutantes, si l’on peut dire. 

     Diverses discussions y avaient lieu. On palabrait sur ceci et cela. Etc.

     On parlait éventuellement de philosophie, de poésie. Ce genre de choses. D’art, sûrement. Etc. On discutait sans doute à propos du théâtre. De la dramaturgie. 

     Mais un jour, la discussion porta sur la politique internationale.

     Un invité ayant bu du thé sortit vraisemblablement quelque chose de raide à ce propos. Un autre ne fut sans doute pas d’accord. Un troisième dit : c’est l’Angleterre. Le maître de maison ajouta sûrement une autre idiotie. Au total, une discussion infernale s’éleva, il y eut des cris, de l’agitation, etc. Une discussion, quoi.

     On passa ensuite à l’Afrique, puis à l’Australie, etc. Bref, une controverse sans principes et au plus haut point stupide. 

     Dans le feu de la discussion, l’un des invités, une femme, la camarade Anna Sidorovna, employée depuis 1923, dit soudain :

     — Camarades, qu’avons-nous à discuter de ces matières qui nous sont lointaines ? Tenez, appelons par exemple un camarade compétent et demandons-lui ce qu’il pense de cette question internationale. Voilà tout.

     L’un des présents dit, comme pour blaguer :

     — Vous souhaitez peut-être interroger là-dessus le président1 du Conseil des commissaires du peuple ?

     Anna Sidorovna pâlit un peu et répondit :

     — Pourquoi donc ? Appelons, disons le Kremlin. Et demandons à parler à quelque  camarade compétent. 

     Là, un certain silence s’établit parmi les invités. Tous se mirent à regarder le téléphone. 

     À cette époque, il me semble que le camarade Rykov présidait le Conseil.

     Anna Sidorovna pâlit davantage et dit :

     — Demandons au camarade Rykov de venir au téléphone et posons-lui la question. Et voilà tout.

     Des cris s’élevèrent, tout un brouhaha. Beaucoup trouvaient l’idée intéressante. 

     Les uns disaient :

     — Cela n’a rien de particulier.

     Tandis que pour d’autres :

     — Non, il ne faut pas faire cela.

     Mais le maître de maison répondit :

     — Evidemment, notre appel peut le déranger, tout de même, ce serait une discussion intéressante. J’aime la jeunesse et je suis d’accord pour mettre un téléphone à sa disposition dans ce but.

     À ce moment, un camarade énergique, Mitrokhine, s’approche résolument du téléphone et déclare :

     — Je vais l’appeler tout de suite.

     Il décroche le combiné et dit :

     — Ayez l’amabilité… le Kremlin…

     Retenant leur respiration, les invités se sont levés et font cercle autour du téléphone. La camarade Anna Sidorovna, devenue blanche comme un linge2, est allée se rafraîchir à la cuisine.

     Bien sûr, tous les locataires de l’appartement3 se sont rassemblés dans la pièce. La responsable4 de l’appartement, Daria Vassilievna Pilatova, a fait son apparition.

     C’est elle la locataire responsable. Et elle est venue voir si tout se passe correctement dans l’appartement qu’on lui a confié.

     Elle s’est arrêtée à la porte, et beaucoup remarquent dans ses yeux de la mélancolie, et son incompréhension des temps présents. 

     L’énergique camarade Mitrokhine déclara :

     — Ayez l’amabilité de demander au camarade Rykov de venir au téléphone. Comment ?

     Et les invités virent tout à coup le camarade Mitrokhine changer de visage, envelopper tous les gens rassemblés d’un regard égaré, serrer le combiné entre ses genoux pour étouffer le son, et chuchoter :

     — Que dire ?… On me demande : « C’est à quel sujet ? D’où appelez-vous ? »… Un secrétaire, sans doute. Dites quelque chose, sapristi.

     Là, les gens se mirent à s’écarter un peu du téléphone. Quelqu’un dit :

     — Dis que c’est la rédaction… de la Pravda… Dis-le donc, mon salaud…

     — C’est la Pravda, dit Mitrokhine d’une voix sourde. Comment ? C’est pour un article.

     Quelqu’un dit : 

     — Ça n’en finira pas. Il va y avoir de la casse. Il ne fallait pas raconter de bobards, dire que ça venait de la Pravda. Tout allait très bien, maintenant qu’on a raconté des histoires, allez savoir quelle tournure ça va prendre. 

     Daria Vassilievna Pilatova, la responsable de l’appartement, au nom de laquelle était enregistré ledit appartement, vacilla sur place et dit :

     — Ah, j’ai la nausée ! Ils m’ont assassinée, les misérables. Reposez le téléphone. Je ne permets à personne d’appeler les autorités dans mon appartement…

     La camarade Mitrokhine enveloppa l’assistance d’un regard égaré et raccrocha.

     Le silence régna dans la pièce. Certains des invités se levèrent et rentrèrent chez eux.

     Ceux qui étaient restés demeurèrent silencieux quelques minutes, réfléchissant au fait qu’il ne fallait pas raconter de bobards. Qu’il fallait simplement appeler pour affaire personnelle et s’expliquer. Et il était clair qu’on n’aurait pas refuser de leur répondre. Tandis que maintenant, ils avaient menti, et le résultat n’était pas très joli.

     Durant cette conversation à voix basse, le téléphone se mit soudain à sonner.  L’hôte, le comptable Karavaïev, s’approcha de l’appareil et, le visage sombre, décrocha. 

     Et il se mit à écouter. Ses yeux s’arrondirent brusquement, et son front se couvrit de sueur. L’écouteur lui battait l’oreille.

     On entendait une voix gronder :

     — Qui a demandé le camarade Rykov ? C’est à quel sujet ? 

     — C’est une erreur, dit le maître de maison. Personne n’a appelé. Désolé…

     — Il n’y a aucune erreur ! On a appelé de chez vous.

     Les invités se mirent à sortir dans le vestibule. Puis dans la rue, en se taisant et en évitant de se regarder. 

     Et personne n’avait deviné que l’appel était une blague. 

     Ils ne le surent que le lendemain. Tout de suite après la première conversation, l’un des invités était sorti, avait couru à la pharmacie et avait appelé de là pour mystifier tout le monde. 

     Il l’avoua lui-même le lendemain. En partant d’un rire énorme.

     Mais le maître de maison, le comptable Karavaïev, accueillit la chose sans rire et se fâcha avec son ami. Il voulait même lui casser la gueule, à ce fieffé coquin qui se divertissait en se livrant à des astuces aussi mesquines qui causaient de gros tracas à autrui. Et surtout, l’hôte ne pardonnait pas à son invité d’avoir, pour rire, lâché quelques gros mots au téléphone, que le comptable avait encaissés. Il ne le lui pardonna jamais et ne l’invita plus aux soirées auxquelles il mit d’ailleurs bientôt un terme5. 

     







Notes


  1. Le recueil date de 1934. « Huit ans plus tôt » renvoie à 1925 environ. À l’époque, Rykov est le président en question. Il sera évincé ensuite, et finira exécuté quelques années après la parution de ce texte, victime des Procès de Moscou.
  2. Dans le texte russe : comme du papier.
  3. C’est un grand appartement communautaire…
  4. Déléguée en rapport avec les autorités.
  5. Les deux lignes suivantes annoncent l’histoire suivante du recueil.

jeudi 7 avril 2022

Les Œufs funestes, chapitre XII (Mikhaïl Boulgakov)

 



 LE DIEU GEL ENTRE EN SCÈNE1




     Dans la nuit du 19 au 20 août 1928, un gel inouï s’abattit, les vieux habitants n’avaient jamais rien vu de tel. Atteignant moins 18, il se prolongea quarante-huit heures. Exaspérée, Moscou boucla portes et fenêtres. La population comprit seulement à la fin du troisième jour que le gel avait sauvé la capitale et les espaces immenses dépendant d’elle et que le terrible malheur de 1928 avait frappés. Du côté de Mojaïsk, la cavalerie, ayant perdu les trois quarts de ses effectifs, était près de succomber, et les escadrilles porteuses de gaz ne parvenaient pas à arrêter la progression des abominables reptiles en direction de Moscou, sur un demi-cercle partant de l’ouest, du sud-ouest et du sud. 

     Ils furent asphyxiés par le gel. Les troupes répugnantes ne supportèrent pas ces quarante-huit heures par moins dix-huit, et, dans la suite de la décade, quand le gel eut pris fin, ne laissant qu’une humidité détrempant la terre et imprégnant l’air, ainsi qu’une verdure calcinée par le froid inattendu dans les arbres, il ne restait plus personne contre qui livrer bataille. Le malheur avait pris fin. Les forêts, les champs, les vastes marais regorgeaient encore d’œufs de couleurs variées, parfois couverts de dessins étranges, absolument inconnus, sortant d’un autre monde, ces dessins que Rokk – disparu sans laisser de traces – avait pris pour de la crotte ; mais ces œufs étaient parfaitement inoffensifs. Ils étaient morts, dans chacun d’eux l’embryon avait péri. 

       D’immenses étendues de terrain connurent encore longtemps la putréfaction d ‘innombrables cadavres des crocodiles et des serpents que le mystérieux rayon né rue Herzen dans les yeux d’un génie avait appelés à la vie, mais ils étaient désormais sans danger ; les fragiles créatures des torrides et putrides marais tropicaux avaient succombé en deux jours, laissant sur l’étendue de trois provinces une décomposition, une pourriture et une puanteur effrayantes.

     Pendant longtemps eurent lieu des épidémies, les maladies étant dues aux cadavres de reptiles et d’humains, et l’armée manœuvra longtemps encore, mais plus équipée de gaz, cette fois, mais de matériel du génie, de citernes à pétrole et de tuyaux pour nettoyer le terrain. Le nettoyage eut bien lieu, et au printemps 1929, tout était fini2.

     Et, au printemps 1929, Moscou recommença à danser, à briller et à faire tournoyer ses lumières et, comme auparavant, les engins mécaniques recommencèrent à se mouvoir en chuintant ; au-dessus de la coupole chapeautant l’église du Christ, un croissant de lune pendait, comme accroché à un fil, et, à la place de l’Institut qui avait brûlé en août 1928, un nouveau palais de la zoologie avait été construit, que dirigeait le maître de conférences Ivanov, mais Persikov n’était plus. On ne voyait plus le crochet persuasif formé par le doigt replié, on n’entendait plus la voix grinçante eet coassante. Le monde parla longtemps encore du rayon et de la catastrophe de 1928, puis le nom du professeur Vladimir Ipatiévitch Persikov se couvrit de brume et s’éteignit, comme ce même  rayon rouge qu’il avait découvert une nuit d’avril. Rayon que l’on ne réussit pas à obtenir à nouveau, bien que l’élégant gentleman et désormais professeur en titre Piotr Stepanovitch Ivanov eût fait quelques essais. La foule en furie avait détruit la première chambre noire, la nuit où Persikov avait été tué. Les trois chambres noires du sovkhoze « Le Rayon rouge » de Nikolskoïé avaient brûlé lors de la première bataille entre une escadrille et les reptiles, et l’on ne réussit pas à les reconstituer. Si simple que fût la combinaison des lentilles avec la réflexion des rayons lumineux sur les miroirs, on échoua à la réaliser à nouveau, en dépit des efforts d’Ivanov. Il fallait visiblement pour cela, outre la science, quelque chose de spécial, un je-ne-sais quoi qu’un seul être au monde avait possédé : feu le professeur Vladimir Ipatitch Persikov.

 



Moscou, octobre 1924



Notes 


  1. Il s’agit d’un « Deus ex machina » de théâtre. L’expression employée par l’auteur est un peu inhabituelle. Et, bien sûr, le subterfuge est artificiel, au moins à l’époque – de nos jours, le dérèglement climatique permet de tout envisager : l’auteur voulait en finir, on lui a reproché cette queue de poisson (ou de serpent) finale.
  2. On rappelle que ce texte fut écrit en 1924. L’année 1929 sera, historiquement, celle du Grand Tournant de l’industrialisation à marche forcée (c’est le cas de le dire) et de la collectivisation, débouchant sur Holodomor en Ukraine, les procès de Moscou et la Grande Terreur de 1937…

lundi 4 avril 2022

Les Œufs funestes, chapitre XI (Mikhaïl Boulgakov)

 

LA BATAILLE ET LA MORT



      La folle nuit électrique flamboyait à Moscou. Toutes les lumières y brûlaient, et l’on ne trouvait nul endroit dans les appartements qui n’eût sa lampe allumée, avec l’abat-jour enlevé. Nul ne dormait, dans aucun appartement de cette ville de quatre millions d’habitants, excepté les petits enfants en-dessous de l’âge de raison. Dans les appartements, on mangeait et on buvait n’importe comment, on criait Dieu sait quoi, et à chaque minute des visages décomposés se montraient aux fenêtres, à tous les étages, le regard fixé sur le ciel que découpaient en tous sens les projecteurs. Dans le ciel s’allumaient à tout instant des lueurs blanches jetant sur Moscou des cônes blêmes qui s’évanouissaient peu à peu. Le grondement ininterrompu d’aéroplanes volant très bas emplissait le ciel. La situation était particulièrement effrayante rue Tverskaïa-Iamskaïa. À la gare Alexandre1, toutes les dix minutes arrivaient des trains, assemblages hétéroclites de wagons de marchandises et de wagons de passagers de différentes classes, et même de wagons-citernes, tous ces wagons couverts de gens fous de peur qui s’y agglutinaient, et, rue Tverskaïa-Iamskaïa, les gens couraient en formant une bouillie compacte, se sauvaient en autobus, sur les toits des tramways, s’écrasant les uns les autres et tombant sous les roues. À la gare, des coups de feu alarmants crépitaient sans cesse, éclatant au-dessus de la cohue : un détachement militaire voulait faire cesser la panique créée par des fous courant sur les aiguillages des voies de chemin de fer reliant la province de Smolensk à Moscou. À la gare, des vitres volaient à tout moment en éclat, avec un petit sanglot dément, et toutes les locomotives hurlaient. Toutes les rues étaient jonchées d’affiches jetées et piétinées, et ces mêmes affiches se voyaient sur les murs, sous l’ardente lumière framboise des réflecteurs. Personne ne les lisait, tout le monde en connaissait le contenu : Moscou s’y déclarait en état de guerre. On y menaçait de sanctions en cas de panique, et on y annonçait que, l’une après l’autre, des unités de l’armée Rouge équipés de gaz marchaient en direction de la province de Smolensk. Mais les affiches ne pouvaient contenir la nuit hurlante. Dans les logements, on laissait échapper et on cassait la vaisselle et les pots de fleurs, on courait en se cognant dans les coins, on faisait et on défaisait toutes sortes de baluchons et valises, dans le vain espoir de gagner la place Kalantchovskaïa2, la gare de Iaroslav ou la gare Nikolaïevski3. Hélas, toutes les gares conduisant vers le nord et l’est étaient encerclées par un épais cordon d’infanterie, et d’énormes camions, balançant et faisant cliqueter leurs chaînes, chargés jusqu’en haut de caisses sur lesquelles étaient assis des soldats en casques à pointe4 et hérissés de tous côtés de baïonnettes, emportaient les réserves d’or en provenance des caves du Commissariat du peuple aux Finances, et aussi d’énormes caisses portant l’inscription : « Attention. Galerie Tretiakov5 ». Des voitures fonçaient partout dans Moscou en rugissant.

     Un reflet d’incendie tremblotait très haut dans le ciel, et une canonnade ininterrompue ébranlait la noire épaisseur de cette nuit d’août.

     Tôt le matin, dans Moscou qui, sans éteindre une seule lumière, avait passé une nuit blanche, un long serpent de cavalerie, fort de nombreux milliers d’hommes, se montra le long de la rue Tverskaïa ; les sabots des chevaux martelant les pavés de bois, la colonne balayait tout sur son passage, les gens se serrant alors sous les portes cochères et contre les vitrines dont ils cassaient les carreaux. Les pointes des bachlyks6 framboise ballottaient sur les dos gris, et les extrémités des piques trouaient le ciel. La foule délirante et hurlante sembla revivre d’un coup à la vue des rangs se frayant de force un passage vers l’avant en fendant le brouet en folie répandu un peu partout. Dans la foule se mirent à retentir des invites et des cris d’espoir.

     « Vive la cavalerie ! » hurlaient avec frénésie des voix de femmes.

     « Vive les cavaliers ! » leur faisaient écho des voix d’hommes.

     « ils nous passent dessus ! Ils nous écrasent ! » hurlait-on ça et là.

     « Au secours ! » criait-on sur le trottoir.

     Des boîtes de cigarettes, des pièces d’argent et des montres s’envolèrent des trottoirs vers les cavaliers ; il y eut quelques femmes pour s’élancer sur les pavés de bois et, au risque de se rompre les os, se traînèrent sur les côtés de la formation, s’accrochant aux étriers qu’elles baisaient. Au milieu du martèlement ininterrompu des sabots s’élevait parfois la voix des chefs de peloton :

     « Serrez la bride »

     On chantait ça et là, gaiement et gaillardement, et, à la lueur tremblotante des publicités, on regardait les visages aux chapkas framboise inclinées sur l’oreille, perchés au-dessus des chevaux. Les rangs des cavaliers au visage découvert étaient entrecoupés d’autres rangs, ceux de silhouettes étranges, également à cheval, portant d’étranges foulards, des tuyaux et des ballons7 dans le dos, retenus par des bretelles. À leur suite avançaient d’énormes camions-citernes munis de manches et de tuyaux extrêmement longs, tout à fait comme sur les véhicules des pompiers, ainsi que de lourds tanks écrasant de leurs chenilles les pavés de bois, engins soigneusement fermés où ne brillaient que d’étroites meurtrières. Les rangs des cavaliers étaient aussi coupés par des automobiles entièrement blindées d’acier gris,, d’où sortaient les mêmes tuyaux pointant vers l’extérieur, avec des têtes de mort blanches peintes sur leurs flancs et l’inscription : « Gaz. Dobrochim ». 


     « Sauvez-nous, les amis, hurlait-on sur les trottoirs, abattez les reptiles… Sauvez Moscou ! »


     « P… de ta  mère… de ta mère… ta mère… » Le juron roulait d’un rang à l’autre. Les paquets de cigarettes voltigeaient dans la nuit pleine de lumière, et les dents blanches se découvraient dans les sourires que les cavaliers, juchés sur leurs montures, adressaient aux gens fous de peur. Un chant sourd et pinçant le cœur allait de rang en rang :


… Ni as, ni dame, ni valet8,

Aucun doute, nous tuerons les reptiles, 

Sans leur laisser la moindre chance…


     Des salves de « hourra ! » émergèrent de toute cette bouillie humaine : le bruit s’était répandu qu’allait en tête, portant le même bachlyk framboise que les autres cavaliers, le commandant de l’armada à cheval, vieilli et blanchi, devenu légendaire dix ans pllus tôt9. La foule hurlait, et ce grondement s’envolait dans le ciel, soulageant un peu les cœurs étreints par l’angoisse : « hourra… hourra… »


     L’Institut était chichement éclairé. Les évènements n’y parvenaient qu’isolément, confusément, en échos assourdis. Une fois, sous l’horloge flamboyante près du Manège10, une salve retentit dans toutes les directions : on  fusillait sur place des maraudeurs qui avaient essayé de cambrioler un appartement rue Volkhonka. Il y avait peu de trafic dans la rue, la circulation tendait généralement vers les gares. Dans le cabinet du professeur, faiblement éclairé par une seule lampe qui projetait un petit faisceau de lumière sur la table, Persikov était assis, silencieux, la tête dans les mains. Des couches de fumée flottaient autour de lui. Dans la caisse, le rayon était éteint. Dans les terrariums, les grenouilles étaient silencieuses, dormant déjà. Le professeur ne travaillait pas et ne lisait pas davantage. Il avait à côté de lui, sous son coude gauche, une étroite feuille de papier recueillant les télégrammes du soir informant que Smolensk était entièrement en feu et que la l’artillerie pilonnait la forêt de Mojaïsk11 carré après carré, écrasant les couches d’œufs de crocodile déposées dans tous les ravins humides. Il était communiqué qu’une escadrille d’aéroplanes avait, tout près de Viazma, menait une opération couronnée de succès en inondant de gaz presque tout le district, mais que les pertes humaines étaient, dans ces étendues, innombrables, parce que la population, au lieu d’évacuer les districts en bon ordre, se débandait sous l’effet de la panique en groupes épars, à ses risques et périls, se ruant n’importe où à l’aveuglette. On annonçait que la division de cavalerie du Caucase détachée avait brillamment remporté une bataille, vers Mojaïsk, sur des bandes d’autruches, les sabrant entièrement et anéantissant d’immenses couvées d’œufs. La division essuyant, quant à elle, des pertes insignifiantes. Le gouvernement faisait savoir que si l’on n’arrivait pas à contenir les reptiles au-delà de deux cent verstes12 de la capitale, celle-ci serait évacuée en bon ordre. Les employés et les ouvriers devaient pleinement garder leur calme. Le gouvernement prendrait les mesures les plus rigoureuses pour interdire ce qui s’était passé à Smolensk, où l’effarement provoqué par l’attaque soudaine de milliers de serpents à sonnette s’était traduiit par des incendies éclatant en ville partout où les gens avaient abandonné des fourneaux allumés pour se lancer dans un exode général et désespéré. On faisait savoir que Moscou était approvisionnée en vivres pour au moins six mois, et que le Conseil assistant le Commandant en chef prenait des mesures d’urgence en vue de blinder les appartements, afin de mener bataille contre les serpents dans les rues mêmes de la capitale, au cas où les armées, aéroplanes et escadrilles rouges n’arriveraient pas à contenir les incursions des reptiles.

     De tout cela, le professeur ne lisait rien, il regardait devant lui de ses yeux vitreux et fumait. Il ne se trouvait, en dehors de lui, que deux personnes à l’Institut : Pancrace et la gouvernante Maria Stepanovna, qui fondait en larmes à tout moment ; cela faisait trois nuits qu’elle passait sans dormir dans le cabinet du professeur, ce dernier se refusant absolument à abandonner l’unique chambre noire qui lui restait, même sans rayon. Maria Stepanovna s’était à présent réfugiée sur le divan de faux cuir, dans un coin à l’ombre et y demeurait, affligée et silencieuse, regardant la bouilloire destinée au thé du professeur commençait à bouillir sur le trépied du bec Bunsen. L’institut était silencieux, tout arriva très soudainement.

     Des cris de haine résonnèrent brusquement dehors, sur le trottoir, faisant se lever d’un coup Maria Stepanovna, qui poussa un cri aigu. Des lanternes se mirent à briller dans la rue, et l’on entendit la voix de Pancrace dans le vestibule. Le professeur eut une mauvaise réaction devant ce bruit. Levant un instant la tête, il marmonna : « Voyez comme ils se démènent, ces possédés… que vais-je faire, maintenant ? » Et il retomba dans son abattement. Qui fut cependant troublé. Les portes bardées de fer de l’Institut, donnant sur la rue Herzen, grondèrent de façon effrayante, et tous les murs se mirent à trembler. Puis, dans le cabinet voisin, un grand miroir se retrouva cassé. Chez le professeur, une vitre tinta et tomba en morceaux, un pavé gris sauta par la fenêtre, démolissant la table de verre. Dans les terrariums, les grenouilles firent des bonds sur les côtés et poussèrent des hurlements. Maria Stepanovna s’agita et se mit à pousser des cris aigus ; se précipitant vers le professeur, elle l’attrapa par la manche en criant : « Sauvez-vous, Vladimir Ipatitch, sauvez-vous ! » Celui-ci se leva de son siège tournant, se redressa et, repliant son index en crochet, lui répondit, ses yeux retrouvant un instant leur vif éclat d’autrefois, celui du Persikov d’antan, du savant inspiré :

     — Je n’irai nulle part, dit-il, ce serait simplement stupide, ils s’agitent comme des fous… Seulement, si Moscou tout entière a perdu la raison, où voulez-vous que j’aille ? Et arrêtez de crier, s’il vous plaît. Je suis là, moi. Pancrace ! appela-t-il en pressant le bouton.

     Il voulait sans doute que Pancrace mît fin à tout ce remue-ménage, qu’il n’avais jamais apprécié. Mais Pancrace ne pouvait plus rien faire. Le boucan se conclut par ceci que les portes de l’Institut s’ouvrirent, laissant devenir audibles des coups de feu dans le lointain, comme des pétards ; puis toute la bâtisse en pierres de l’Institut résonna de courses, de cris, et de bris de vitres. Maria Stepanovna se cramponna à la manche de Persikov et entreprit de le tirer Dieu sait où ; il s’en écarta, se redressa de toute sa taille et sortit dans le couloir comme il était, en blouse blanche.

     — Bon, alors ? demanda-t-il. Les portes s’ouvrirent toutes grandes et le dos d’un militaire s’y enncadra le premier, portant sur la manche gauche un chevron framboise et une étoile. Il reculait devant la foule en furie qui exerçait sa poussée sur les battants, et tirait des coups de revolver. Puis il commença à s’enfuir à toutes jambes, criant au passage à Persikov :

     — Sauvez-vous, professeur, je ne peux plus rien faire.

     Un cri aigu de Maria Stepanovna lui fit écho. Le militaire dépassa d’un bond Persikov qui demeurait comme une statue blanche, et il disparut dans les couloirs sombres et sinueux, à l’autre bout du bâtiment. Des gens entrèrent en hurlant :

     — Sus ! Tuez-le…

     — À mort l’assassin du monde !

     — C’est toi qui as lâché les reptiles !

     Des visages aux traits déformés, des vêtements déchirés bondirent dans les couloirs, quelqu’un fit feu. Des gourdins apparurent. Persikov fit quelques pas en arrière et ferma la porte donnant sans son cabinet, où Maria Stepanovna, épouvantée, était agenouillée sur le sol ; il écarta les bras comme un crucifié… il ne voulait pas laisser entrer la foule et cria avec irritation :

     — C’est de la folie pure… Vous êtes de vraies bêtes sauvages. Que voulez-vous ? Fichez-moi le camp ! hurla-t-il ensuite, pour conclure par le cri aigu universellement connu :

     — Pancrace, jette-les dehors !

     Mais Pancrace n’était plus en état de chasser personne. La tête fracassée, piétiné, ses vêtements mis en pièces, Pancrace gisait, immobile, dans le vestibule, et de nouvelles multitudes se ruaient dans l’Institut en passant à côté de lui, sans se soucier des tirs de la milice, depuis la rue.

     Un petit homme aux jambes torses et simiesques, au veston en loques et au plastron tout déchiré et complètement de travers, devança les autres ; se précipitant sur Persikov, il lui ouvrit la tête d’un terrible coup de gourdin. Persikov tituba, se mit à tomber de côté, et sa dernière parole fut :

     — Pancrace… Pancrace…

     Maria Stepanovna, qui était parfaitement innocente, fut tuée et mise en pièces dans le cabinet, la chambre noire, avec son rayon éteint, fut réduite en morceaux, de même que les terrariums, les grenouilles affolées étant quant à elles massacrées et piétinées, les tables de verre et les réflecteurs furent fracassés, une heure plus tard, le feu avait été mis à l’Institut, près duquel gisaient des cadavres encerclés par une rangée d’hommes armés de pistolets électriques, et les voitures de pompiers, pompant l’eau aux robinets, en envoyaient des jets par toutes les fenêtres, d’où s’échappaient en ronflant de longues flammes.






Notes 


  1. Gare de Biélorussie après la révolution, située à l’une des extrémités de la rue Tverskaïa-Iamskaïa.
  2. Ultérieurement devenue la place Komsomolskaïa.
  3. Devenue gare de Léningrad : https://fr.wikipedia.org/wiki/Gare_de_L%C3%A9ningrad
  4. Casques de cuir à la Boudionny.
  5. On met aussi à l’abri les tableaux…
  6. Sorte de capuchon : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bachlyk
  7. Le texte ne le précise pas, mais ce sont sans doute des ballons d’oxygène.
  8. Grotesque parodie du deuxième couplet de L’Internationale en russe : « Ni dieu, ni tsar, ni héros ».
  9. Boudionny.
  10. Voir la note 19 du chapitre VI.
  11. https://fr.wikipedia.org/wiki/Moja%C3%AFsk
  12. Rappel : la verste faisait 1,1 km environ.


À suivre...