lundi 4 avril 2022

Les Œufs funestes, chapitre XI (Mikhaïl Boulgakov)

 

LA BATAILLE ET LA MORT



      La folle nuit électrique flamboyait à Moscou. Toutes les lumières y brûlaient, et l’on ne trouvait nul endroit dans les appartements qui n’eût sa lampe allumée, avec l’abat-jour enlevé. Nul ne dormait, dans aucun appartement de cette ville de quatre millions d’habitants, excepté les petits enfants en-dessous de l’âge de raison. Dans les appartements, on mangeait et on buvait n’importe comment, on criait Dieu sait quoi, et à chaque minute des visages décomposés se montraient aux fenêtres, à tous les étages, le regard fixé sur le ciel que découpaient en tous sens les projecteurs. Dans le ciel s’allumaient à tout instant des lueurs blanches jetant sur Moscou des cônes blêmes qui s’évanouissaient peu à peu. Le grondement ininterrompu d’aéroplanes volant très bas emplissait le ciel. La situation était particulièrement effrayante rue Tverskaïa-Iamskaïa. À la gare Alexandre1, toutes les dix minutes arrivaient des trains, assemblages hétéroclites de wagons de marchandises et de wagons de passagers de différentes classes, et même de wagons-citernes, tous ces wagons couverts de gens fous de peur qui s’y agglutinaient, et, rue Tverskaïa-Iamskaïa, les gens couraient en formant une bouillie compacte, se sauvaient en autobus, sur les toits des tramways, s’écrasant les uns les autres et tombant sous les roues. À la gare, des coups de feu alarmants crépitaient sans cesse, éclatant au-dessus de la cohue : un détachement militaire voulait faire cesser la panique créée par des fous courant sur les aiguillages des voies de chemin de fer reliant la province de Smolensk à Moscou. À la gare, des vitres volaient à tout moment en éclat, avec un petit sanglot dément, et toutes les locomotives hurlaient. Toutes les rues étaient jonchées d’affiches jetées et piétinées, et ces mêmes affiches se voyaient sur les murs, sous l’ardente lumière framboise des réflecteurs. Personne ne les lisait, tout le monde en connaissait le contenu : Moscou s’y déclarait en état de guerre. On y menaçait de sanctions en cas de panique, et on y annonçait que, l’une après l’autre, des unités de l’armée Rouge équipés de gaz marchaient en direction de la province de Smolensk. Mais les affiches ne pouvaient contenir la nuit hurlante. Dans les logements, on laissait échapper et on cassait la vaisselle et les pots de fleurs, on courait en se cognant dans les coins, on faisait et on défaisait toutes sortes de baluchons et valises, dans le vain espoir de gagner la place Kalantchovskaïa2, la gare de Iaroslav ou la gare Nikolaïevski3. Hélas, toutes les gares conduisant vers le nord et l’est étaient encerclées par un épais cordon d’infanterie, et d’énormes camions, balançant et faisant cliqueter leurs chaînes, chargés jusqu’en haut de caisses sur lesquelles étaient assis des soldats en casques à pointe4 et hérissés de tous côtés de baïonnettes, emportaient les réserves d’or en provenance des caves du Commissariat du peuple aux Finances, et aussi d’énormes caisses portant l’inscription : « Attention. Galerie Tretiakov5 ». Des voitures fonçaient partout dans Moscou en rugissant.

     Un reflet d’incendie tremblotait très haut dans le ciel, et une canonnade ininterrompue ébranlait la noire épaisseur de cette nuit d’août.

     Tôt le matin, dans Moscou qui, sans éteindre une seule lumière, avait passé une nuit blanche, un long serpent de cavalerie, fort de nombreux milliers d’hommes, se montra le long de la rue Tverskaïa ; les sabots des chevaux martelant les pavés de bois, la colonne balayait tout sur son passage, les gens se serrant alors sous les portes cochères et contre les vitrines dont ils cassaient les carreaux. Les pointes des bachlyks6 framboise ballottaient sur les dos gris, et les extrémités des piques trouaient le ciel. La foule délirante et hurlante sembla revivre d’un coup à la vue des rangs se frayant de force un passage vers l’avant en fendant le brouet en folie répandu un peu partout. Dans la foule se mirent à retentir des invites et des cris d’espoir.

     « Vive la cavalerie ! » hurlaient avec frénésie des voix de femmes.

     « Vive les cavaliers ! » leur faisaient écho des voix d’hommes.

     « ils nous passent dessus ! Ils nous écrasent ! » hurlait-on ça et là.

     « Au secours ! » criait-on sur le trottoir.

     Des boîtes de cigarettes, des pièces d’argent et des montres s’envolèrent des trottoirs vers les cavaliers ; il y eut quelques femmes pour s’élancer sur les pavés de bois et, au risque de se rompre les os, se traînèrent sur les côtés de la formation, s’accrochant aux étriers qu’elles baisaient. Au milieu du martèlement ininterrompu des sabots s’élevait parfois la voix des chefs de peloton :

     « Serrez la bride »

     On chantait ça et là, gaiement et gaillardement, et, à la lueur tremblotante des publicités, on regardait les visages aux chapkas framboise inclinées sur l’oreille, perchés au-dessus des chevaux. Les rangs des cavaliers au visage découvert étaient entrecoupés d’autres rangs, ceux de silhouettes étranges, également à cheval, portant d’étranges foulards, des tuyaux et des ballons7 dans le dos, retenus par des bretelles. À leur suite avançaient d’énormes camions-citernes munis de manches et de tuyaux extrêmement longs, tout à fait comme sur les véhicules des pompiers, ainsi que de lourds tanks écrasant de leurs chenilles les pavés de bois, engins soigneusement fermés où ne brillaient que d’étroites meurtrières. Les rangs des cavaliers étaient aussi coupés par des automobiles entièrement blindées d’acier gris,, d’où sortaient les mêmes tuyaux pointant vers l’extérieur, avec des têtes de mort blanches peintes sur leurs flancs et l’inscription : « Gaz. Dobrochim ». 


     « Sauvez-nous, les amis, hurlait-on sur les trottoirs, abattez les reptiles… Sauvez Moscou ! »


     « P… de ta  mère… de ta mère… ta mère… » Le juron roulait d’un rang à l’autre. Les paquets de cigarettes voltigeaient dans la nuit pleine de lumière, et les dents blanches se découvraient dans les sourires que les cavaliers, juchés sur leurs montures, adressaient aux gens fous de peur. Un chant sourd et pinçant le cœur allait de rang en rang :


… Ni as, ni dame, ni valet8,

Aucun doute, nous tuerons les reptiles, 

Sans leur laisser la moindre chance…


     Des salves de « hourra ! » émergèrent de toute cette bouillie humaine : le bruit s’était répandu qu’allait en tête, portant le même bachlyk framboise que les autres cavaliers, le commandant de l’armada à cheval, vieilli et blanchi, devenu légendaire dix ans pllus tôt9. La foule hurlait, et ce grondement s’envolait dans le ciel, soulageant un peu les cœurs étreints par l’angoisse : « hourra… hourra… »


     L’Institut était chichement éclairé. Les évènements n’y parvenaient qu’isolément, confusément, en échos assourdis. Une fois, sous l’horloge flamboyante près du Manège10, une salve retentit dans toutes les directions : on  fusillait sur place des maraudeurs qui avaient essayé de cambrioler un appartement rue Volkhonka. Il y avait peu de trafic dans la rue, la circulation tendait généralement vers les gares. Dans le cabinet du professeur, faiblement éclairé par une seule lampe qui projetait un petit faisceau de lumière sur la table, Persikov était assis, silencieux, la tête dans les mains. Des couches de fumée flottaient autour de lui. Dans la caisse, le rayon était éteint. Dans les terrariums, les grenouilles étaient silencieuses, dormant déjà. Le professeur ne travaillait pas et ne lisait pas davantage. Il avait à côté de lui, sous son coude gauche, une étroite feuille de papier recueillant les télégrammes du soir informant que Smolensk était entièrement en feu et que la l’artillerie pilonnait la forêt de Mojaïsk11 carré après carré, écrasant les couches d’œufs de crocodile déposées dans tous les ravins humides. Il était communiqué qu’une escadrille d’aéroplanes avait, tout près de Viazma, menait une opération couronnée de succès en inondant de gaz presque tout le district, mais que les pertes humaines étaient, dans ces étendues, innombrables, parce que la population, au lieu d’évacuer les districts en bon ordre, se débandait sous l’effet de la panique en groupes épars, à ses risques et périls, se ruant n’importe où à l’aveuglette. On annonçait que la division de cavalerie du Caucase détachée avait brillamment remporté une bataille, vers Mojaïsk, sur des bandes d’autruches, les sabrant entièrement et anéantissant d’immenses couvées d’œufs. La division essuyant, quant à elle, des pertes insignifiantes. Le gouvernement faisait savoir que si l’on n’arrivait pas à contenir les reptiles au-delà de deux cent verstes12 de la capitale, celle-ci serait évacuée en bon ordre. Les employés et les ouvriers devaient pleinement garder leur calme. Le gouvernement prendrait les mesures les plus rigoureuses pour interdire ce qui s’était passé à Smolensk, où l’effarement provoqué par l’attaque soudaine de milliers de serpents à sonnette s’était traduiit par des incendies éclatant en ville partout où les gens avaient abandonné des fourneaux allumés pour se lancer dans un exode général et désespéré. On faisait savoir que Moscou était approvisionnée en vivres pour au moins six mois, et que le Conseil assistant le Commandant en chef prenait des mesures d’urgence en vue de blinder les appartements, afin de mener bataille contre les serpents dans les rues mêmes de la capitale, au cas où les armées, aéroplanes et escadrilles rouges n’arriveraient pas à contenir les incursions des reptiles.

     De tout cela, le professeur ne lisait rien, il regardait devant lui de ses yeux vitreux et fumait. Il ne se trouvait, en dehors de lui, que deux personnes à l’Institut : Pancrace et la gouvernante Maria Stepanovna, qui fondait en larmes à tout moment ; cela faisait trois nuits qu’elle passait sans dormir dans le cabinet du professeur, ce dernier se refusant absolument à abandonner l’unique chambre noire qui lui restait, même sans rayon. Maria Stepanovna s’était à présent réfugiée sur le divan de faux cuir, dans un coin à l’ombre et y demeurait, affligée et silencieuse, regardant la bouilloire destinée au thé du professeur commençait à bouillir sur le trépied du bec Bunsen. L’institut était silencieux, tout arriva très soudainement.

     Des cris de haine résonnèrent brusquement dehors, sur le trottoir, faisant se lever d’un coup Maria Stepanovna, qui poussa un cri aigu. Des lanternes se mirent à briller dans la rue, et l’on entendit la voix de Pancrace dans le vestibule. Le professeur eut une mauvaise réaction devant ce bruit. Levant un instant la tête, il marmonna : « Voyez comme ils se démènent, ces possédés… que vais-je faire, maintenant ? » Et il retomba dans son abattement. Qui fut cependant troublé. Les portes bardées de fer de l’Institut, donnant sur la rue Herzen, grondèrent de façon effrayante, et tous les murs se mirent à trembler. Puis, dans le cabinet voisin, un grand miroir se retrouva cassé. Chez le professeur, une vitre tinta et tomba en morceaux, un pavé gris sauta par la fenêtre, démolissant la table de verre. Dans les terrariums, les grenouilles firent des bonds sur les côtés et poussèrent des hurlements. Maria Stepanovna s’agita et se mit à pousser des cris aigus ; se précipitant vers le professeur, elle l’attrapa par la manche en criant : « Sauvez-vous, Vladimir Ipatitch, sauvez-vous ! » Celui-ci se leva de son siège tournant, se redressa et, repliant son index en crochet, lui répondit, ses yeux retrouvant un instant leur vif éclat d’autrefois, celui du Persikov d’antan, du savant inspiré :

     — Je n’irai nulle part, dit-il, ce serait simplement stupide, ils s’agitent comme des fous… Seulement, si Moscou tout entière a perdu la raison, où voulez-vous que j’aille ? Et arrêtez de crier, s’il vous plaît. Je suis là, moi. Pancrace ! appela-t-il en pressant le bouton.

     Il voulait sans doute que Pancrace mît fin à tout ce remue-ménage, qu’il n’avais jamais apprécié. Mais Pancrace ne pouvait plus rien faire. Le boucan se conclut par ceci que les portes de l’Institut s’ouvrirent, laissant devenir audibles des coups de feu dans le lointain, comme des pétards ; puis toute la bâtisse en pierres de l’Institut résonna de courses, de cris, et de bris de vitres. Maria Stepanovna se cramponna à la manche de Persikov et entreprit de le tirer Dieu sait où ; il s’en écarta, se redressa de toute sa taille et sortit dans le couloir comme il était, en blouse blanche.

     — Bon, alors ? demanda-t-il. Les portes s’ouvrirent toutes grandes et le dos d’un militaire s’y enncadra le premier, portant sur la manche gauche un chevron framboise et une étoile. Il reculait devant la foule en furie qui exerçait sa poussée sur les battants, et tirait des coups de revolver. Puis il commença à s’enfuir à toutes jambes, criant au passage à Persikov :

     — Sauvez-vous, professeur, je ne peux plus rien faire.

     Un cri aigu de Maria Stepanovna lui fit écho. Le militaire dépassa d’un bond Persikov qui demeurait comme une statue blanche, et il disparut dans les couloirs sombres et sinueux, à l’autre bout du bâtiment. Des gens entrèrent en hurlant :

     — Sus ! Tuez-le…

     — À mort l’assassin du monde !

     — C’est toi qui as lâché les reptiles !

     Des visages aux traits déformés, des vêtements déchirés bondirent dans les couloirs, quelqu’un fit feu. Des gourdins apparurent. Persikov fit quelques pas en arrière et ferma la porte donnant sans son cabinet, où Maria Stepanovna, épouvantée, était agenouillée sur le sol ; il écarta les bras comme un crucifié… il ne voulait pas laisser entrer la foule et cria avec irritation :

     — C’est de la folie pure… Vous êtes de vraies bêtes sauvages. Que voulez-vous ? Fichez-moi le camp ! hurla-t-il ensuite, pour conclure par le cri aigu universellement connu :

     — Pancrace, jette-les dehors !

     Mais Pancrace n’était plus en état de chasser personne. La tête fracassée, piétiné, ses vêtements mis en pièces, Pancrace gisait, immobile, dans le vestibule, et de nouvelles multitudes se ruaient dans l’Institut en passant à côté de lui, sans se soucier des tirs de la milice, depuis la rue.

     Un petit homme aux jambes torses et simiesques, au veston en loques et au plastron tout déchiré et complètement de travers, devança les autres ; se précipitant sur Persikov, il lui ouvrit la tête d’un terrible coup de gourdin. Persikov tituba, se mit à tomber de côté, et sa dernière parole fut :

     — Pancrace… Pancrace…

     Maria Stepanovna, qui était parfaitement innocente, fut tuée et mise en pièces dans le cabinet, la chambre noire, avec son rayon éteint, fut réduite en morceaux, de même que les terrariums, les grenouilles affolées étant quant à elles massacrées et piétinées, les tables de verre et les réflecteurs furent fracassés, une heure plus tard, le feu avait été mis à l’Institut, près duquel gisaient des cadavres encerclés par une rangée d’hommes armés de pistolets électriques, et les voitures de pompiers, pompant l’eau aux robinets, en envoyaient des jets par toutes les fenêtres, d’où s’échappaient en ronflant de longues flammes.






Notes 


  1. Gare de Biélorussie après la révolution, située à l’une des extrémités de la rue Tverskaïa-Iamskaïa.
  2. Ultérieurement devenue la place Komsomolskaïa.
  3. Devenue gare de Léningrad : https://fr.wikipedia.org/wiki/Gare_de_L%C3%A9ningrad
  4. Casques de cuir à la Boudionny.
  5. On met aussi à l’abri les tableaux…
  6. Sorte de capuchon : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bachlyk
  7. Le texte ne le précise pas, mais ce sont sans doute des ballons d’oxygène.
  8. Grotesque parodie du deuxième couplet de L’Internationale en russe : « Ni dieu, ni tsar, ni héros ».
  9. Boudionny.
  10. Voir la note 19 du chapitre VI.
  11. https://fr.wikipedia.org/wiki/Moja%C3%AFsk
  12. Rappel : la verste faisait 1,1 km environ.


À suivre...






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