lundi 11 avril 2022

Une histoire d'invité (Mikhaïl Zochtchenko)

 Voici une histoire à la fois drôle et inquiétante, extraite du recueil Pas Possible ! datant de 1934 et comportant une dédicace adressée à Gorki...



     C’était il y a pas mal de temps. Dans les huit ans, je crois. Environ. À cette époque, un certain Grigori Antonovitch Karavaïev habitait Moscou.

     C’était un employé. Un comptable. Pas si jeune lui-même, mais aimant la jeunesse. Et, les jours de congé, il avait toujours plein de gens chez lui. Surtout des jeunes gens, des âmes débutantes, si l’on peut dire. 

     Diverses discussions y avaient lieu. On palabrait sur ceci et cela. Etc.

     On parlait éventuellement de philosophie, de poésie. Ce genre de choses. D’art, sûrement. Etc. On discutait sans doute à propos du théâtre. De la dramaturgie. 

     Mais un jour, la discussion porta sur la politique internationale.

     Un invité ayant bu du thé sortit vraisemblablement quelque chose de raide à ce propos. Un autre ne fut sans doute pas d’accord. Un troisième dit : c’est l’Angleterre. Le maître de maison ajouta sûrement une autre idiotie. Au total, une discussion infernale s’éleva, il y eut des cris, de l’agitation, etc. Une discussion, quoi.

     On passa ensuite à l’Afrique, puis à l’Australie, etc. Bref, une controverse sans principes et au plus haut point stupide. 

     Dans le feu de la discussion, l’un des invités, une femme, la camarade Anna Sidorovna, employée depuis 1923, dit soudain :

     — Camarades, qu’avons-nous à discuter de ces matières qui nous sont lointaines ? Tenez, appelons par exemple un camarade compétent et demandons-lui ce qu’il pense de cette question internationale. Voilà tout.

     L’un des présents dit, comme pour blaguer :

     — Vous souhaitez peut-être interroger là-dessus le président1 du Conseil des commissaires du peuple ?

     Anna Sidorovna pâlit un peu et répondit :

     — Pourquoi donc ? Appelons, disons le Kremlin. Et demandons à parler à quelque  camarade compétent. 

     Là, un certain silence s’établit parmi les invités. Tous se mirent à regarder le téléphone. 

     À cette époque, il me semble que le camarade Rykov présidait le Conseil.

     Anna Sidorovna pâlit davantage et dit :

     — Demandons au camarade Rykov de venir au téléphone et posons-lui la question. Et voilà tout.

     Des cris s’élevèrent, tout un brouhaha. Beaucoup trouvaient l’idée intéressante. 

     Les uns disaient :

     — Cela n’a rien de particulier.

     Tandis que pour d’autres :

     — Non, il ne faut pas faire cela.

     Mais le maître de maison répondit :

     — Evidemment, notre appel peut le déranger, tout de même, ce serait une discussion intéressante. J’aime la jeunesse et je suis d’accord pour mettre un téléphone à sa disposition dans ce but.

     À ce moment, un camarade énergique, Mitrokhine, s’approche résolument du téléphone et déclare :

     — Je vais l’appeler tout de suite.

     Il décroche le combiné et dit :

     — Ayez l’amabilité… le Kremlin…

     Retenant leur respiration, les invités se sont levés et font cercle autour du téléphone. La camarade Anna Sidorovna, devenue blanche comme un linge2, est allée se rafraîchir à la cuisine.

     Bien sûr, tous les locataires de l’appartement3 se sont rassemblés dans la pièce. La responsable4 de l’appartement, Daria Vassilievna Pilatova, a fait son apparition.

     C’est elle la locataire responsable. Et elle est venue voir si tout se passe correctement dans l’appartement qu’on lui a confié.

     Elle s’est arrêtée à la porte, et beaucoup remarquent dans ses yeux de la mélancolie, et son incompréhension des temps présents. 

     L’énergique camarade Mitrokhine déclara :

     — Ayez l’amabilité de demander au camarade Rykov de venir au téléphone. Comment ?

     Et les invités virent tout à coup le camarade Mitrokhine changer de visage, envelopper tous les gens rassemblés d’un regard égaré, serrer le combiné entre ses genoux pour étouffer le son, et chuchoter :

     — Que dire ?… On me demande : « C’est à quel sujet ? D’où appelez-vous ? »… Un secrétaire, sans doute. Dites quelque chose, sapristi.

     Là, les gens se mirent à s’écarter un peu du téléphone. Quelqu’un dit :

     — Dis que c’est la rédaction… de la Pravda… Dis-le donc, mon salaud…

     — C’est la Pravda, dit Mitrokhine d’une voix sourde. Comment ? C’est pour un article.

     Quelqu’un dit : 

     — Ça n’en finira pas. Il va y avoir de la casse. Il ne fallait pas raconter de bobards, dire que ça venait de la Pravda. Tout allait très bien, maintenant qu’on a raconté des histoires, allez savoir quelle tournure ça va prendre. 

     Daria Vassilievna Pilatova, la responsable de l’appartement, au nom de laquelle était enregistré ledit appartement, vacilla sur place et dit :

     — Ah, j’ai la nausée ! Ils m’ont assassinée, les misérables. Reposez le téléphone. Je ne permets à personne d’appeler les autorités dans mon appartement…

     La camarade Mitrokhine enveloppa l’assistance d’un regard égaré et raccrocha.

     Le silence régna dans la pièce. Certains des invités se levèrent et rentrèrent chez eux.

     Ceux qui étaient restés demeurèrent silencieux quelques minutes, réfléchissant au fait qu’il ne fallait pas raconter de bobards. Qu’il fallait simplement appeler pour affaire personnelle et s’expliquer. Et il était clair qu’on n’aurait pas refuser de leur répondre. Tandis que maintenant, ils avaient menti, et le résultat n’était pas très joli.

     Durant cette conversation à voix basse, le téléphone se mit soudain à sonner.  L’hôte, le comptable Karavaïev, s’approcha de l’appareil et, le visage sombre, décrocha. 

     Et il se mit à écouter. Ses yeux s’arrondirent brusquement, et son front se couvrit de sueur. L’écouteur lui battait l’oreille.

     On entendait une voix gronder :

     — Qui a demandé le camarade Rykov ? C’est à quel sujet ? 

     — C’est une erreur, dit le maître de maison. Personne n’a appelé. Désolé…

     — Il n’y a aucune erreur ! On a appelé de chez vous.

     Les invités se mirent à sortir dans le vestibule. Puis dans la rue, en se taisant et en évitant de se regarder. 

     Et personne n’avait deviné que l’appel était une blague. 

     Ils ne le surent que le lendemain. Tout de suite après la première conversation, l’un des invités était sorti, avait couru à la pharmacie et avait appelé de là pour mystifier tout le monde. 

     Il l’avoua lui-même le lendemain. En partant d’un rire énorme.

     Mais le maître de maison, le comptable Karavaïev, accueillit la chose sans rire et se fâcha avec son ami. Il voulait même lui casser la gueule, à ce fieffé coquin qui se divertissait en se livrant à des astuces aussi mesquines qui causaient de gros tracas à autrui. Et surtout, l’hôte ne pardonnait pas à son invité d’avoir, pour rire, lâché quelques gros mots au téléphone, que le comptable avait encaissés. Il ne le lui pardonna jamais et ne l’invita plus aux soirées auxquelles il mit d’ailleurs bientôt un terme5. 

     







Notes


  1. Le recueil date de 1934. « Huit ans plus tôt » renvoie à 1925 environ. À l’époque, Rykov est le président en question. Il sera évincé ensuite, et finira exécuté quelques années après la parution de ce texte, victime des Procès de Moscou.
  2. Dans le texte russe : comme du papier.
  3. C’est un grand appartement communautaire…
  4. Déléguée en rapport avec les autorités.
  5. Les deux lignes suivantes annoncent l’histoire suivante du recueil.

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