jeudi 7 avril 2022

Les Œufs funestes, chapitre XII (Mikhaïl Boulgakov)

 



 LE DIEU GEL ENTRE EN SCÈNE1




     Dans la nuit du 19 au 20 août 1928, un gel inouï s’abattit, les vieux habitants n’avaient jamais rien vu de tel. Atteignant moins 18, il se prolongea quarante-huit heures. Exaspérée, Moscou boucla portes et fenêtres. La population comprit seulement à la fin du troisième jour que le gel avait sauvé la capitale et les espaces immenses dépendant d’elle et que le terrible malheur de 1928 avait frappés. Du côté de Mojaïsk, la cavalerie, ayant perdu les trois quarts de ses effectifs, était près de succomber, et les escadrilles porteuses de gaz ne parvenaient pas à arrêter la progression des abominables reptiles en direction de Moscou, sur un demi-cercle partant de l’ouest, du sud-ouest et du sud. 

     Ils furent asphyxiés par le gel. Les troupes répugnantes ne supportèrent pas ces quarante-huit heures par moins dix-huit, et, dans la suite de la décade, quand le gel eut pris fin, ne laissant qu’une humidité détrempant la terre et imprégnant l’air, ainsi qu’une verdure calcinée par le froid inattendu dans les arbres, il ne restait plus personne contre qui livrer bataille. Le malheur avait pris fin. Les forêts, les champs, les vastes marais regorgeaient encore d’œufs de couleurs variées, parfois couverts de dessins étranges, absolument inconnus, sortant d’un autre monde, ces dessins que Rokk – disparu sans laisser de traces – avait pris pour de la crotte ; mais ces œufs étaient parfaitement inoffensifs. Ils étaient morts, dans chacun d’eux l’embryon avait péri. 

       D’immenses étendues de terrain connurent encore longtemps la putréfaction d ‘innombrables cadavres des crocodiles et des serpents que le mystérieux rayon né rue Herzen dans les yeux d’un génie avait appelés à la vie, mais ils étaient désormais sans danger ; les fragiles créatures des torrides et putrides marais tropicaux avaient succombé en deux jours, laissant sur l’étendue de trois provinces une décomposition, une pourriture et une puanteur effrayantes.

     Pendant longtemps eurent lieu des épidémies, les maladies étant dues aux cadavres de reptiles et d’humains, et l’armée manœuvra longtemps encore, mais plus équipée de gaz, cette fois, mais de matériel du génie, de citernes à pétrole et de tuyaux pour nettoyer le terrain. Le nettoyage eut bien lieu, et au printemps 1929, tout était fini2.

     Et, au printemps 1929, Moscou recommença à danser, à briller et à faire tournoyer ses lumières et, comme auparavant, les engins mécaniques recommencèrent à se mouvoir en chuintant ; au-dessus de la coupole chapeautant l’église du Christ, un croissant de lune pendait, comme accroché à un fil, et, à la place de l’Institut qui avait brûlé en août 1928, un nouveau palais de la zoologie avait été construit, que dirigeait le maître de conférences Ivanov, mais Persikov n’était plus. On ne voyait plus le crochet persuasif formé par le doigt replié, on n’entendait plus la voix grinçante eet coassante. Le monde parla longtemps encore du rayon et de la catastrophe de 1928, puis le nom du professeur Vladimir Ipatiévitch Persikov se couvrit de brume et s’éteignit, comme ce même  rayon rouge qu’il avait découvert une nuit d’avril. Rayon que l’on ne réussit pas à obtenir à nouveau, bien que l’élégant gentleman et désormais professeur en titre Piotr Stepanovitch Ivanov eût fait quelques essais. La foule en furie avait détruit la première chambre noire, la nuit où Persikov avait été tué. Les trois chambres noires du sovkhoze « Le Rayon rouge » de Nikolskoïé avaient brûlé lors de la première bataille entre une escadrille et les reptiles, et l’on ne réussit pas à les reconstituer. Si simple que fût la combinaison des lentilles avec la réflexion des rayons lumineux sur les miroirs, on échoua à la réaliser à nouveau, en dépit des efforts d’Ivanov. Il fallait visiblement pour cela, outre la science, quelque chose de spécial, un je-ne-sais quoi qu’un seul être au monde avait possédé : feu le professeur Vladimir Ipatitch Persikov.

 



Moscou, octobre 1924



Notes 


  1. Il s’agit d’un « Deus ex machina » de théâtre. L’expression employée par l’auteur est un peu inhabituelle. Et, bien sûr, le subterfuge est artificiel, au moins à l’époque – de nos jours, le dérèglement climatique permet de tout envisager : l’auteur voulait en finir, on lui a reproché cette queue de poisson (ou de serpent) finale.
  2. On rappelle que ce texte fut écrit en 1924. L’année 1929 sera, historiquement, celle du Grand Tournant de l’industrialisation à marche forcée (c’est le cas de le dire) et de la collectivisation, débouchant sur Holodomor en Ukraine, les procès de Moscou et la Grande Terreur de 1937…

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