mercredi 22 mars 2023

Un démon mesquin (Fiodor Sologoub), chapitres I à III.

     Voici le début de l’œuvre romanesque la plus connue de Sologoub, qu’il peaufina pendant dix ans, de 1892 à 1902. À propos de l’auteur, voir le chapeau de la nouvelle Le captif.


     Le roman parut pour la première fois en 1905 dans la revue Les questions de la vie, mais sans ses derniers chapitres. La première parution complète remonte à mars 1907, aux éditions – progressistes et pétersbourgeoises – de L’Églantine, nées après les évènements de 1905. Rendant compte des réactions de la critique et des commentaires par lui entendus, l’auteur précisa, dans la préface de la deuxième édition, en janvier 1908, qu’il était inutile de se rassurer à bon compte en se disant que l’auteur – lui-même enseignant – avait fait son propre portrait : « ce roman parle de vous, mes chers contemporains… »


     J’avais dans un premier temps francisé en « proviseur » le terme de « directeur », mais j’y ai renoncé.


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Un démon mesquin


(Fiodor Sologoub)




I



     Après la messe dominicale, les paroissiens se séparèrent pour rentrer chez eux.  Certains restèrent dans l’enceinte de l’église, derrière les murs de pierre blanche, bavardant sous les vieux tilleuls et érables. Tous étaient endimanchés, se regardaient l’un l’autre d’un air aimable ; on avait l’air, dans cette ville, de vivre paisiblement et en bonne entente. Et même gaiement. Mais ce n’était là qu’apparence.


     Le professeur de lycée Peredonov, se tenant au milieu de ses amis, les regardait avec morosité de ses petits yeux bouffis, derrière ses lunettes à monture d’or, en leur disant :


     — La princesse Voltchanskaïa en personne l'a promis à Varia1, c’est une certitude. Dès que vous l’aurez épousé, a-t-elle dit, je lui ferai obtenir un poste d’inspecteur.


     — Mais comment pourrais-tu épouser Varvara Dmitrievna2 ? demanda le rougeaud Falastov. C’est tout de même ta sœur ! Y aurait-il une nouvelle loi permettant d’épouser sa sœur ?


     Tous s’esclaffèrent. La fureur se marqua sur le visage au teint coloré, affichant d’ordinaire une indifférence endormie, de Peredonov.


     — Ce n’est pas ma sœur, mais ma petite-cousine3, grommela-t-il, son regard fâché évitant les yeux de ses interlocuteurs. 


     — Mais c’est à toi en personne que la princesse l’a promis ? demanda Routilov, homme de haute taille au teint pâle, élégamment habillé.


     — Pas à moi, mais à Varia, répondit Peredonov.


     — Et toi, tu y crois, répliqua Routilov avec vivacité. On peut tout promettre. Et pourquoi n’es-tu pas allé toi-même voir la princesse ?


     — Vois-tu, nous y sommes allés, Varia et moi, mais nous avons raté la princesse, nous sommes arrivés cinq minutes trop tard, expliqua Peredonov. Elle venait de partir à la campagne, elle rentrera dans trois semaines, et moi je ne pouvais absolument pas attendre, j’avais les examens à faire passer. 


     — Il y a quelque chose de douteux là-dedans, dit Routilov qui se mit à rire en montrant des dents gâtées.


     Peredonov se mit à réfléchir. Les autres se dispersèrent, Routilov fut le seul à rester.


     — Évidemment, dit Peredonov, je peux épouser celle qu’il me plaira. Varvara n’est pas la seule.


     — Cela va de soi, confirma Routilov, n’importe laquelle se mariera volontiers avec toi, Ardalion Borissytch4. 


     Ils sortirent de l’enceinte de l’église et traversèrent lentement la place non pavée, poussiéreuse. Peredonov déclara :


     — Seulement, la princesse, comment réagira-t-elle ? Elle va se fâcher, si je laisse tomber Varvara.


     — Oh, la princesse ! dit Routilov. Tu t’en fiches5, de la princesse… qu’elle commence par te fournir un poste, tu auras bien le temps, après, de t’entortiller dans un mariage. Autrement, ce serait aller à l’aveuglette !


     — C’est vrai… acquiesça pensivement Peredonov.


     — Tiens ce discours à Varvara, tâcha de le persuader Routilov : D’abord le poste, autrement, tu lui dis, je n’y crois pas trop. Une fois le poste obtenu, épouse qui tu voudras. Tiens, tu ferais mieux de prendre une de mes sœurs – elles sont trois, choisis celle que tu veux. Ce sont des jeunes filles instruites, intelligentes, autre chose que Varvara, soit dit sans flatterie. Elle ne leur arrive pas à la cheville.


     — Eh bien ! mugit Peredonov.


     — C’est la vérité. Ta Varvara, tu veux savoir ? Tiens renifle ça.


     Routilov se pencha, arracha une tige laineuse de jusquiame, la froissa avec les feuilles et les fleurs d’un blanc sale et, ayant trituré le tout avec ses doigts, le mit sous le nez de Peredonov. Lequel fit la grimace en raison de l’odeur, lourdement désagréable. Routilov dit :


     — La froisser et la jeter – là voilà, ta Varvara. Entre elle et mes sœurs il y a, mon ami, de grandes différences. Ce sont des jeunes filles pétulantes, pleines de vie, prends celle que tu veux, elle ne te laissera pas t’endormir. Et elles sont jeunes : la plus âgée est trois fois plus jeune que ta Varvara.


     À son habitude, Routilov avait dit tout cela rapidement et gaiement, en souriant, mais lui-même, grand, étroit de poitrine, paraissait fragile et souffreteux, et, de dessous son chapeau, neuf et à la mode, s’échappaient de façon pitoyable de rares cheveux blonds coupés court.


     — Allons, allons, pas trois fois… objecta mollement Peredonov, enlevant ses lunettes dorées pour les essuyer.


     — Mais c’est la vérité !s’écria Routilov. Attention, ne laisse pas échapper l’occasion, pendant que je suis en vie, elles ont leur orgueil, elles aussi : tu pourrais  le vouloir plus tard, mais trop tard. Tandis que maintenant, chacune des trois serait plus que ravie de t’épouser.


     — Oui, ici, elles s’éprennent toutes de moi, se vanta Peredonov, maussade.


     — Alors tu vois, profite de l’instant, dit Routilov, toujours pour le convaincre. 


     — Je ne voudrais surtout pas d’une maigre, dit Peredonov d’une voix anxieuse. Je la préférerais grassouillette.


     — Tu n’as aucune crainte à avoir de ce côté-là, dit avec ardeur Routilov. Ce sont pour le moment des demoiselles potelées, mais, si elles ne sont pas encore fortes, c’est provisoire ; qu’elles se marient et elles engraisseront à l’exemple de l’aînée – tu sais, notre Larissa, tu vois bien le koulibiac6 que c’est devenu. 


     — Je me marierais bien, dit Peredonov, mais je crains que Varia ne fasse un grand scandale.


     — Si tu as peur du scandale, fit Routilov avec un sourire matois, fais donc ainsi : marie-toi aujourd’hui même, ou alors demain ; tu te montreras chez toi avec ta jeune épouse, et voilà tout. Veux-tu que je m’en occupe pour demain soir ? Tu veux laquelle ?


     Peredonov éclata subitement d’un rire sonore et saccadé. 


     — Alors, ça marche ? C’est décidé ? demanda Routilov.


     Tout aussi soudainement, Peredonov cessa de rire et dit avec morosité à mi-voix, presque en chuchotant :


     — Elle me dénoncera, cette chienne.


     — Elle ne dénoncera rien, il n’y a rien à dénoncer, l’exhorta Routilov. 


     — Ou alors, elle m’empoisonnera, chuchota d’un air peureux Peredonov.


     — Repose donc entièrement sur moi, fit Routilov, voulant ardemment le convaincre. Je vais te fignoler ça tant et plus…


     — Sans dot, pas question que je me marie ! cria sévèrement Peredonov.


     Ce nouveau saut d’idées chez son interlocuteur n’étonna nullement Routilov. Il répliqua avec toujours autant d’enthousiasme :


     — Quel original tu fais ! Tu t’imagines que ce sont des filles sans dot ? Eh bien, alors, est-ce que ça marche ? Bon, je cours tout organiser. Seulement, tu n’en parles à personne, tu m’entends, motus et bouche cousue !


    Il secoua la main de Peredonov et le quitta en courant. Peredonov le suivit des yeux sans rien dire. Les demoiselles Routilov lui revinrent en mémoire, joyeuses, narquoises. Une pensée impudique amena sur ses lèvres un ignoble simulacre de sourire – apparaissant juste un instant et s’évanouissant aussitôt après. Une vague inquiétude montait en lui. 


     « Et pour la princesse ? se dit–il. Du côté des autres, il y a des sous, mais pas de protection, tandis qu’avec Varvara, je passerai inspecteur, et peut-être qu’ensuite on me nommera directeur. »


     Il suivit du regard Routilov qui courait, tout affairé, et se dit avec une joie mauvaise :


     « Laissons-le courir. »


     Cette pensée lui causa une satisfaction indolente, un plaisir sourd. Mais cela l’ennuya de se retrouver seul ; il enfonça son chapeau sur sa tête, fronça ses sourcils clairs et entreprit d’un pas rapide de regagner son domicile, passant dans des rues non pavées et désertes, envahies, au sol, par la sagine à fleurs blanches et le cresson, couvertes d’herbes piétinées et boueuses.


     Quelqu’un le héla précipitamment  à mi-voix :


     — Ardalion Borissytch, venez nous voir.


     Peredonov leva ses yeux sombres et regarda avec irritation au-delà de la haie. Dans le jardin, derrière le portillon, se tenait Natalia Afanassievna Verchina, petite femme maigre à la peau sombre, tout de noir vêtue, aux sourcils et aux yeux noirs. Elle fumait une cigarette au bout d’un fume-cigarettes en merisier noir et souriait légèrement, comme si elle savait quelque chose dont on ne parle pas, mais qui fait sourire. Elle invitait Peredonov à entrer dans son jardin moins par ses paroles que par ses gestes vifs et légers : elle ouvrit le portillon, s’écarta avec un sourire interrogateur et en même temps assuré, en lui indiquant le chemin de ses mains qui semblaient dire : « Eh bien, entre, qu’as-tu à rester dehors ? »


     Peredonov entra, se soumettant à ses gestes d’invitation, semblables aux gestes silencieux d’une diseuse de bonne aventure. Mais il s’arrêta aussitôt sur l’allée sableuse où des brindilles sèches s’offrirent à ses yeux, et il regarda sa montre.


     — Il est temps d’aller déjeuner7, maugréa-t-il.


     Bien que cette montre lui servît depuis longtemps, il regardait là encore, comme  toujours devant des gens, avec satisfaction son grand boîtier en or.  Il était midi moins vingt. Peredonov décida qu’il pouvait rester un peu. Il suivit Verchina le long des sentiers longeant les buissons dégarnis de cassis, de groseilliers à grappes, de framboisiers et de groseilliers à maquereaux. 


     Le jardin était jaune et bariolé de fruits et de fleurs tardives. Il y avait là une grande quantité d’arbres, fruitiers ou non, et d’arbustes : des pommiers nains aux larges branches, des poiriers aux feuilles rondes, des tilleuls, des cerisiers aux feuilles lisses et brillantes, des pruniers, du chèvrefeuille. Les baies rougissaient les buissons de sureau. Près de la palissade fleurissait en abondance le géranium de Sibérie : petites fleurs d’un rose pâle, veinées de pourpre. Le chardon-Marie sortait des buissons ses petites têtes purpurines et piquantes. À l’écart se tenait une maison en bois, petite et grisâtre, à un seul corps de bâtiment, avec un large perron formant terrasse et avançant dans le jardin. Le logis semblait charmant et douillet. Derrière, se voyait en partie un potager. Les capsules sèches des pavots s’y balançaient, ainsi que les hauts bonnets blancs et jaunes des marguerites et les têtes jaunes des tournesols s’inclinant, près de se flétrir ;  au milieu d’herbes médicinales s’élevaient les ombrelles blanches de la petite ciguë et celles, d’un pourpre pâle, de l’érodium, et fleurissaient les renoncules d’un jaune clair et les euphorbes naines.


     — Vous étiez à la messe ? demanda Verchina.


     — Oui, répondit, maussade, Peredonov.


     — Marta8 en revient à l’instant, expliqua Verchina : elle va souvent à notre église. Je me permets  parfois de lui demander : « Pour qui donc, Marta, allez-vous à notre église ? » Elle rougit et ne répond pas. Venez, allons nous asseoir au kiosque, dit-elle rapidement, sans aucune transition avec ce qu’elle était en train de raconter.


     Au beau milieu du jardin, à l’ombre d’érables branchus, se dressait un kiosque vieillot et grisâtre : trois marches pour y accéder, une estrade moussue, des murs bas, six piliers ventrus et ciselés, et une toiture à six pans.


     Marta y était assise, dans ses vêtements de messe. Elle portait une robe de couleur claire, avec des nœuds de rubans, qui ne lui allait pas. Ses manches courtes révélaient des coudes rouges et pointus, ainsi que de grandes et fortes mains. Du reste, Marta n’était pas mal. Ses taches de rousseur ne l’enlaidissaient pas. Elle passait même pour une jolie fille, en particulier chez les siens, des Polonais – ils étaient nombreux, par ici.


     Marta roulait des cigarettes pour Verchina. Elle désirait impatiemment que Peredonov la regarde et en soit enchanté. Une expression d’amabilité inquiète trahissait, sur son visage ingénu, ce souhait. Lequel, d’ailleurs, ne provenait pas d’un amour que Marta eût porté à Peredonov : Verchina voulait la caser, la famille de Marta était nombreuse — et Marta désirait complaire à Verchina, chez qui elle vivait depuis plusieurs mois, depuis l’enterrement du vieux mari de Verchina, lui complaire pour elle-même et pour son jeune frère, un lycéen également hébergé par Verchina. 


     Verchina et Peredonov entrèrent dans le kiosque. Peredonov, maussade, salua Marta et s’assit de manière à qu’un pilier abritât son dos du vent et qu’aucun courant d’air ne lui soufflât dans les oreilles. Il regarda les souliers jaunes à pompons roses de Marta, et se dit qu’il l’était le gibier d’une chasse au fiancé. Il avait toujours cette idée en tête en voyant des jeunes filles se montrer aimables avec lui. En Marta, il ne remarquait que les défauts : beaucoup de taches de rousseur, des mains grandes et à la peau rude. Il savait que son père, un gentilhomme polonais, louait un petit hameau à cinq ou six verstes9 de la ville. Maigres ressources, enfants nombreux : Marta avait achevé ses études au pensionnat, un fils était lycéen, les autres enfants étaient encore petits.


     — Je vous verse un peu de bière ? demanda vite Verchina.


     Sur la table se trouvaient des verres, deux bouteilles de bière, du sucre en poudre dans une boîte en fer-blanc et une cuiller en maillechort trempant dans la bière.


     — J’en boirai, dit brièvement Peredonov.


     Verchina regarda Marta. Celle-ci remplit un verre et l’approcha de Peredonov, un étrange sourire, soit de crainte, soit de contentement, jouant sur son visage. Verchina dit rapidement, comme si elle versait les mots :


     — Mettez du sucre dans la bière.


     Marta poussa vers Peredonov la boîte en fer-blanc contenant le sucre. Mais Peredonov déclara avec contrariété :


     — Non, avec du sucre, c’est une dégoûtation.


     — Qu’avez-vous, c’est bon, lâcha vite et sans expression Verchina.


     — Très bon, dit Marta.


     — Une dégoûtation, répéta Peredonov en regardant le sucre avec irritation.


     — Comme vous voulez, dit Verchina qui, de la même voix, sans pause ni transition, se mit à parler d’autre chose :


     — Tchérepnine m’importune, dit-elle en se mettant à rire.


     Marta rit aussi. Peredonov regardait d’un air indifférent : il ne prenait aucune part aux affaires d’autrui – il n’aimait pas les gens et n’y pensait que sous l’angle de ses propres intérêts et de ses propres plaisirs. Verchina sourit d’un air suffisant et déclara :


     — Il croit que je vais l’épouser.


     — Il est terriblement insolent, dit Marta sans le penser, mais pour complaire à Verchina et la flatter. 


     — Il a regardé hier par la fenêtre, raconta Verchina. Il s’est glissé dans le jardin pendant que nous soupions. Il y avait une cuve sous la fenêtre, nous l’avions placée là pour recueillir la pluie, qui l’avait remplie. L’eau n’était pas visible, la cuve était couverte d’une planche, il a grimpé dessus pour regarder par la fenêtre. Une lampe était allumée dans la pièce : il nous voyait, mais pas nous. Brusquement, un bruit. Nous avons pris peur et sommes sortis en courant. C’était lui qui avait glissé dans l’eau. Il s’est extrait avant notre arrivée, et s’est enfui tout mouillé, laissant une trace humide sur le sentier. Mais, de dos, nous l’avions reconnu.


     Marta riait d’un rire joyeux et flûté, comme rient les enfants sages. Verchina avait débité cette histoire rapidement et d’une voix monotone, comme versant les mots, ainsi qu’elle le faisait toujours ; elle se tut d’un coup, restant à sourire du bout des lèvres, ce qui fit se plisser tout son visage sec et bistré, et ses dents apparurent, jaunies par le tabac. Ayant réfléchi,, Peredonov éclata brusquement.  de rire. Il ne réagissait jamais dans l’instant à ce qui lui semblait drôle : ses perceptions étaient lentes et émoussées. 


     Verchina fumait cigarette sur cigarette. Elle ne pouvait vivre sans avoir de la fumée de tabac devant son nez. 


     — Nous serons bientôt voisins, annonça Peredonov.


     Verchina jeta vite un coup d’œil à Marta. Celle-ci rougit légèrement, regarda Peredonov avec une attente craintive, puis son regard revint aussitôt au jardin.


     — Vous déménagez ? demanda Verchina. Pourquoi donc ?


     — Je suis loin du lycée, expliqua Peredonov.


     Verchina eut un sourire incrédule. Il veut plutôt, songeait-elle, se rapprocher de Marta. 


     — C’est vrai que vous habitez là-bas depuis un bout de temps, cela fait des années, dit-elle.


     — Oui, et la propriétaire est une canaille.


     — Vraiment ? demanda Verchina avec suspicion, tordant ses lèvres en un sourire.


     Peredonov s’anima un peu.


     — Elle a fait poser de nouveaux papiers peints, mais ça ne va pas, raconta-t-il. Les morceaux ne correspondent pas. Au-dessus de la porte de la salle à manger,  apparaît brusquement une arabesque toute différente, la pièce est tapissée de ramages et de petites fleurs, et au-dessus de la porte, ce sont des rayures et des œillets. Et la couleur ne va pas du tout. Nous avons failli ne pas le remarquer, mais Falastov est venu et s’est mis à rire. Et tout le monde rit.


     — Il y a de quoi, c’est hideux, acquiesça Verchina.


     — Mais nous ne lui disons pas que nous allons partir, dit Peredonov en baissant la voix. Nous allons trouver un appartement et partir, mais sans lui dire. 


     — Bien entendu, fit Verchina.


     — Autrement, elle se mettrait peut-être à faire du scandale, dit Peredonov, et ses yeux reflétèrent une inquiétude peureuse. Et puis, lui payer un mois de plus, pour une telle abomination…


     Peredonov éclata de rire en pensant gaiement qu’il quitterait son appartement sans payer son loyer.


     — Elle l’exigera, observa Verchina.


     — Elle peut toujours l’exiger, je ne le lui paierai pas, s’emporta Peredonov. Quand nous sommes allés à Piter10, nous n’occupions pas l’appartement, pendant ce temps-là. 


     — Mais l’appartement vous attendait, dit Verchina.


     — Et alors ? Elle devait faire des réparations, alors pourquoi serions-nous obligés de payer pour le temps où nous ne sommes pas là ? Et surtout, elle est terriblement insolente.


     — Bon, la propriétaire est insolente du fait que votre… sœurette11 est une personne trop impétueuse, dit Verchina en marquant une petite hésitation en prononçant le mot “sœurette”.


     Peredonov se renfrogna et regarda devant lui, les yeux vides et à moitié endormis. Verchina se mit à parler d’autre chose. Peredonov sortit de sa poche un caramel, retira son emballage de papier et se mit à mâcher. Ses yeux étant par hasard tombés sur Marta, il songea qu’elle l’enviait, qu’elle avait aussi envie d’un caramel.


     « Lui en donner, ou pas ? se demandait Peredonov. Elle ne le mérite pas. Mais il vaut peut-être mieux lui en donner – histoire qu’elles ne pensent pas que ça m’ennuie. J’en ai beaucoup, plein mes poches. »


     Et il sortit de sa poche une poignée de caramels.


     — Tenez, dit-il en tendant les bonbons d’abord à Verchina, puis à Marta : d’excellents bonbons, ils coûtent cher, trente kopecks le fount12.


     Elles en prirent un chacune. Il dit :


     — Mais prenez-en davantage. J’en ai plein, et ce sont d’excellents bonbons – je n’en mange pas de piètre qualité.


     — Merci, je n’en veux pas d’autre, dit Verchina rapidement et d’un ton neutre.


     Marta répéta les mêmes  mots, mais avec une certaine indécision.  Peredonov  la regarda avec incrédulité et fit :


     — Allons, bien sûr que si ! Tenez.


     De la poignée de bonbons, il prit pour lui un caramel, et mit le reste devant Marta. Celle-ci sourit sans rien dire et inclina la tête.


     « C’est une malapprise, songea  Peredonov. Elle ne sait pas remercier correctement. »


     Il ne savait pas de quoi parler avec Marta. Elle était pour lui sans intérêt, comme tout ce qui ne présentait pour lui ni agrément ni désagrément.


     Le reste de la bière fut versé dans le verre de Peredonov. Verchina jeta un coup d’œil à Marta.


     — J’en amène, dit Marta.


     Elle devinait toujours, sans que des paroles fussent prononcées, les désirs de Verchina. 


     — Envoyez Vladia13, il est dans le jardin, dit Verchina.


     — Vladislav ! cria Marta.


     — Je suis là, répondit le garçon, si vite et de si près qu’on aurait pu croire qu’il les écoutait.


     — Amène de la bière, deux bouteilles, dit Marta. C’est dans le coffre de l’entrée.


     Vladislav revint au kiosque en courant, sans faire de bruit, tendit la bière à Marta par la fenêtre et salua Peredonov.


     — Bonjour, fit celui-ci, maussade. Vous avez descendu combien de bouteilles de bière, aujourd’hui ?


     Vladislav se força à sourire et dit :


     — Je ne bois pas de bière.


     C’était un garçon d’environ quatorze ans, avec sur le visage les mêmes taches de rousseur que Marta, ressemblant à sa sœur, gauche et lent dans ses mouvements. Il portait une blouse de grosse toile.


     Marta se mit à chuchoter avec son frère. Ils riaient tous les deux. Peredonov les regardait avec suspicion. Quand on riait devant sans qu’il en sût la raison, il supposait toujours que c’était de lui qu’on riait. Verchina s’inquiéta. Elle allait interpeller Marta, mais déjà Peredonov demandait d’une voix coléreuse :


     — Qu’est-ce qui vous fait rire ?


     Marta tressaillit et se tourna vers lui sans savoir quoi dire. Vladislav souriait en regardant Peredonov et en rougissant un peu.


     — Devant des invités, c’est impoli, les tança Peredonov. Vous riez de moi ? demanda-t-il.


     Marta rougit. Vladislav prit peur.


     — Excusez-nous, dit Marta. Nous n’étions pas du tout en train de rire de vous. C’était à propos de choses nous concernant.


     — Un secret, dit avec irritation Peredonov. Devant des invités, il est impoli de faire des messes basses. 


     — Mais ça n’a rien de secret, dit Marta. Nous riions parce que Vladislav est nu-pieds et ne peut pas entrer ici : ça le gêne.


     Peredonov se calma, se mit à plaisanter sur le compte de Vladia, puis lui offrit un caramel.


     — Marta, apportez-moi mon châle noir, dit Verchina, et profitez-en pour aller à la cuisine voir ce que devient le pâté en croûte.


     Marta obéit et sortit. Elle avait compris que Verchina souhaitait parler avec Peredonov, et, indolente, était contente de ne pas avoir à se presser.


     — Et toi, va faire un tour, dit Verchina à Vladia : tu n’as rien à faire ici. 


     Vladia partit en courant, le sable bruissant sous ses pieds. Verchina jeta de côté un regard rapide et prudent à Peredonov, à travers la fumée qu’elle ne cessait d’exhaler. Peredonov était assis, silencieux, regardant droit devant lui de ses yeux voilés et mâchant un caramel. Il lui était agréable que les deux autres fussent partis : ils auraient pu se remettre à rire. Bien qu’il sût que, vraisemblablement, ils ne riaient pas de lui, un mécontentement demeurait en lui – de même que la brûlure de l’ortie persiste et croît longtemps après qu’on se soit éloigné de son contact.


     — Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? demanda de façon précipitée Verchina. Qu’attendez-vous, Ardalion Borissytch ? Votre Varvara n’est pas une femme pour vous, pardonnez-moi de vous le dire carrément.


      Peredonov passa la main dans sa chevelure châtain un peu ébouriffée et déclara avec une fatuité maussade :


     — Il n’y a personne, ici, qui puisse être une femme pour moi.


     — Ne dites pas cela, répliqua Verchina avec un sourire tordu. Il y a ici bien des femmes meilleures qu’elle , et n’importe laquelle est prête à vous épouser.


     Elle secoua sa cendre d’un geste décidé, exactement comme pour confirmer ses dires. 

   

     — Il ne me faut pas n’importe laquelle, répondit Peredonov.


     — Nous ne parlons pas non plus de n’importe laquelle, dit rapidement Verchina.   Et vous ne courez pas après une dot, si la jeune fille est bien. Vous gagnez vous-même suffisamment, Dieu merci.


     — Non, répliqua Peredonov, il est pour moi plus avantageux d’épouser Varvara. La princesse lui a promis sa protection. Elle me fera obtenir un bon poste – Peredonov disait cela avec un entrain morose.


     Verchina eut un léger sourire. Tout son petit visage ridé et bistré, littéralement fumé par le tabac, exprimait une incrédulité indulgente.  Elle demanda :


     — C’est à vous qu’elle l’a dit, la princesse ?


     Elle avait appuyé sur le “vous”.


     — Pas à moi, mais à Varvara, reconnut Peredonov – mais c’est pareil. 


     — Vous vous fiez trop aux paroles de votre sœurette, dit avec méchanceté Verchina. Mais, dites-moi, elle est bien plus âgée que vous ? D’une quinzaine d’années ? Ou davantage ? Elle approche bien de cinquante ans ?


     — Où allez-vous pêcher ça ? fit Peredonov, irrité. Elle n’a pas encore trente ans.


     Verchina se mit à rire.


     — Vous m’en direz tant, dit-elle avec une ironie non dissimulée. En tout cas, elle fait beaucoup plus âgée que vous. Bien sûr, ça ne me regarde pas, mais, d’un autre côté, c’est dommage de voir un jeune homme aussi bien obligé de vivre autrement qu’il ne le mériterait vu sa beauté et ses qualités morales. 


     Peredonov s’examina d’un air fat. Mais son visage au teint coloré n’affichait pas le moindre sourire, il semblait offensé de ne pas être vu par tous de la même façon que Verchina. Celle-ci continua :


     — Vous n’avez pas besoin de protection pour aller loin. Est-il possible que vos supérieurs vous sous-estiment ? Ne vous accrochez donc pas à Varvara ! Et ne prenez pas non plus pour épouse l’une des demoiselles Routilov : elles sont frivoles, et il vous faut une femme posée. Vous devriez prendre ma Marta.


     Peredonov regarda sa montre.


     — Il est temps que je rentre, dit-il, se levant pour prendre congé.


     Verchina était persuadée que Peredonov s’en allait parce qu’elle l’avait piqué au vif, et que seule son indécision faisait qu’il ne voulait pas parler pour le moment de Marta.

 

   


Notes


  1. Diminutif de Varvara – Barbara, en français.
  2. Fille de Dmitri.
  3. Cousine issue de germains. Il faut préciser que « cousin » se dit, en russe, « frère au deuxième rang ».
  4. Pour Borissovitch, fils de Boris. Ardalion se prononce Ardalionne, on ne nasalise pas en russe.
  5. L’expression imagée russe ordinaire est : « Tu ne vas pas baptiser d’enfant avec elle ». Le texte, ici, dit : « Tu ne vas pas baptiser de chat avec elle » !
  6. Sorte de pâté en croûte au poisson, très savoureux.
  7. Petit déjeuner pris sur le tard – on a bu du thé avant de s’habiller pour la messe. Le repas principal (dîner au sens de l’Ancien régime) sera pris vers quinze heures, voire plus tard. Voir par exemple à ce sujet la première partie d’Oblomov, traduite sur ce blog.
  8. Je garde la forme russe, de même que pour Varvara…
  9. La verste faisait presque 1,1 km.
  10. Saint-Pétersbourg.
  11. Il s’agit de Varvara : voir la note 3.
  12. Livre russe, environ 450 grammes.
  13. Pour Vladislav, ici.






II



     Varvara Dmitrievna Malochina, la maîtresse de Peredonov, l’attendait, habillée sans trop de soin mais poudrée et fardée. 


     Des petits gâteaux à la confiture cuisaient pour le déjeuner1 : Peredonov les aimait. Varvara courait dans la cuisine, se dandinant en hauts talons et se dépêchant pour que tout soit prêt avant son arrivée.  Varvara craignait que la jeune bonne – la grosse Natalia au visage grêlé – ne dérobe un gâteau, voire plusieurs. C’est pourquoi Varvara ne sortait pas de la cuisine et, à son habitude, grondait la domestique. Une expression de cupidité grincheuse s’étalait constamment sur son viage ridé, qui conservait des traces d’une beauté passée.


     Comme toujours en rentrant chez lui, Peredonov fut envahi par un sentiment de déplaisir et d’angoisse. Il fit une entrée bruyante dans la salle à manger, lança son chapeau sur le rebord de la fenêtre, s’assit à table et cria :


     — Sers, Varia !


     Varvara apporta les plats de la cuisine, boitillant promptement dans les souliers étroits qu’elle portait par souci d’élégance, et servit elle-même Peredonov. Lorsqu’elle apporta le café, Peredonov se pencha au-dessus du verre fumant et le flaira. Varvara s’alarma et lui demanda timidement :


     — Qu’as-tu, Ardalion Borissytch ? Le café a une odeur ?


     Peredonov la regarda avec morosité et dit d’un ton fâché :


     — Je sens si l’on n’y a pas mis du poison. 


     — Mais enfin, qu’est-ce qui te prend, Ardalion Borissytch ?! s’effraya Varvara. Seigneur, que vas-tu imaginer ?


     — Elle y a versé de la ciguë ! grommela-t-il. 


     — Quel intérêt aurais-je à t’empoisonner ? l’exhorta Varvara. Arrête de faire le pitre !


     Peredonov renifla encore longuement, puis se calma et dit :


     — C’est que, s’il y a du poison, on sent immanquablement une odeur lourde, à condition de humer de près, dans la vapeur même.


     Il resta quelques instants silencieux, puis déclara brusquement, avec une ironie haineuse :


     — La princesse !


     Varvara s’émut.


     — Eh bien, quoi, la princesse ?


     — Oui, la princesse, dit Peredonov. Qu’elle me donne d’abord le poste, je me marierai ensuite. Écris-lui ça.


     — Tu sais bien, Ardalion Borissytch, dit Varvara d’une voix persuasive, que la princesse promet son appui seulement quand je t’aurai épousé. autrement, il lui est malaisé d’intervenir pour toi. 


     — Écris-lui que nous sommes déjà mariés, dit vite Peredonov, content de sa trouvaille.


     Varvara resta un temps bouche bée, puis se ressaisit et dit :


     — À quoi bon mentir ? la princesse peut s’informer. Non, tu ferais mieux de fixer le jour de notre mariage. Et il faut que je me couse une robe de noces.


     — Quelle robe ?


     — Tu t’imagines que je vais me marier dans cette robe de tous les jours ? cria Varvara. Donne-moi de l’argent pour la robe, Ardalion Borissytch.


     — Tu prépares ta tombe ? demanda haineusement Peredonov.


     — Tu es une brute, Ardalion Borissytch ! s’exclama Varvara d’un ton de reproche.


     Peredonov eut soudain envie de taquiner Varvara. Il demanda :


     — Varvara, sais-tu où je suis allé ?


     — Non, où donc ? demanda Varvara, inquiète.


     — Chez Verchina, dit-il en éclatant de rire.


     — Jolie compagnie, cria avec colère Varvara. Il n’y a rien de plus à dire !


     — J’ai vu Marta, poursuivit Peredonov.


     — Perdue dans ses taches de rousseur, et la bouche allant jusqu’aux oreilles, une vraie grenouille ! dit Varvara avec une rage accrue.


     — Mais plus jolie que toi, dit Peredonov. Tiens, je vais peut-être la prendre pour épouse.


     — Épouse-la seulement, cria Varvara, rouge et et tremblante de fureur, et je lui brûle les yeux en lui lançant du vitriol !


     — J’ai envie de te cracher dessus, dit tranquillement Peredonov.


     — Tu as le crachat trop court ! cria Varvara.


     — Je vais le faire, dit Peredonov.


     Il se leva et, l’air stupide et indifférent, lui cracha à la figure.


     — Porc ! dit Varvara assez calmement, comme si le crachat l’eût rafraîchie.


     Et elle se mit à s’essuyer avec une serviette. Peredonov se taisait. Ces derniers temps, il était devenu plus grossier que d’ordinaire avec elle. Déjà auparavant, il la traitait mal. Encouragée par son silence, elle dit plus fort :


     — Un vrai porc. Tu as fait mouche, en pleine gueule.


     Dans le vestibule se fit entendre une voix bêlant tout à fait comme un mouton.


     — Ne braille pas, dit Peredonov, nous avons de la visite.


     — Bah, c’est Pavlouchka2, répondit Varvara avec un sourire ironique.


     Accompagné d’un rire joyeux et sonore, Pavel Vassiliévitch Volodine entra ; c’était un jeune homme chez qui tout, le visage comme les manières, faisait penser de façon étonnante à un agneau : il avait les cheveux frisés comme la toison d’un agneau, les yeux saillants et stupides, ceux d’un agneau, toujours, et ce jeune homme était bête. Il était menuisier, avait fait ses études dans une école professionnelle, et maintenant il enseignait la menuiserie dans un établissement de la ville.


     — Ardalion Borissytch, mon ami ! s’écria-t-il joyeusement, tu es chez toi, tu bois ton café, et me voici justement.


     — Natachka3, apporte la troisième cuiller ! cria Varvara.


     On entendit dans la cuisine Natalia faire tinter la dernière cuiller à thé : les autres étaient cachées.


     — Mange, Pavlouchka, dit Peredonov — on voyait qu’il avait envie d’offrir à déjeuner à Volodine. Tu sais, mon vieux, je vais bientôt passer inspecteur : la princesse l’a promis à Varia.


     Volodine jubila et partit d’un grand rire.


     — Ah, le futur inspecteur prend son café ! cria-t-il en tapant sur l’épaule de Peredonov.


     — Tu crois que c’est facile, de devenir inspecteur ? Qu’on me dénonce, et c’est terminé.


     — Mais dénoncer quoi ? demanda Varvara, railleuse.


     — Ce n’est pas ça qui manque. Il suffit de dire que j’ai lu Pissarev4, et oho !


     — Mettez donc ce Pissarev sur l’étagère de derrière, Ardalion Borissytch, conseilla Volodine avec un petit rire. 


     Peredonov regarda avec crainte Volodine et dit :


     — Peut-être que je n’ai jamais eu quoi que ce soit de Pissarev chez moi. Tu veux boire, Pavlouchka ?


     Volodine avança la lèvre inférieure, se composa le visage d’un homme connaissant sa valeur et dit en inclinant la tête comme un mouton :


     — En compagnie, je suis toujours prêt à boire, autrement pas question.


     Mais Peredonov était, lui aussi, toujours disposé à boire. Ils burent de la vodka en mangeant des petits gâteaux sucrés.


     Peredonov balança brusquement le reste de son verre de café sur la tapisserie. Volodine écarquilla ses petits yeux de mouton et regarda autour de lui avec étonnement. La tapisserie était maculée et déchirée. Volodine demanda :


     — Ils ont quoi, vos papiers peints ?


     Peredonov et Varvara éclatèrent de rire.


     — C’est pour faire enrager la propriétaire, dit Varvara. Nous allons bientôt déménager. Mais ne le dites à personne.


     — Excellent ! cria Volodine en riant joyeusement.


     Peredonov s’approcha du mur et se mit à le frapper de ses semelles. Suivant son exemple, Volodine tapa aussi du pied sur le mur. Peredonov dit :


     — Lorsque nous mangeons, nous salissons toujours les murs. La proprio pourra se souvenir de nous.


     — En voilà des pâtés ! s’exclama Volodine avec enthousiasme.


     — Notre Irichka5 en sera estomaquée, dit Varvara avec un rire sec et rageur.


     Et tous les trois, se tenant devant le mur, crachaient dessus, déchiraient la tapisserie et lui envoyaient des coups de pied. Puis, fatigués et satisfaits, ils s’écartèrent.


     Peredonov se baissa et attrapa le chat. C’était un gros chat blanc et laid. Peredonov le tarabusta — lui tirant les oreilles, la queue, le secouant par le cou. Volodine riait de joie et suggérait à Peredonov d’autres trucs à faire :


     — Ardalion Borissytch, souffle-lui dans les yeux ! Caresse-le à rebrousse-poil !


     Le chat renâclait et essayait de s’échapper, sans oser sortir ses griffes : pour cela, il était cruellement battu. Cet amusement finit par lasser Peredonov, qui lâcha le chat.


     — Écoute un peu ce que je voulais te dire, Ardalion Borissytch, dit Volodine. En chemin, je n’ai pas arrêté d’y penser, pour ne pas oublier, et j’ai failli oublier.


     — Eh bien ? demanda Peredonov, maussade.


     — Voilà : tu aimes les plats sucrés, dit joyeusement Volodine. Et moi, je connais un plat, tu t’en lècheras les doigts.


     — Je connais tous les bons plats, dit Peredonov.


     Volodine afficha un air vexé.


     — Il se peut, Ardalion Borissytch, que vous connaissiez tous les bons plats de votre pays, mais comment pouvez-vous connaître tous les bons plats du mien, si vous n’y êtes jamais allé, dans mon pays ?


     Et, satisfait du caractère convaincant de son objection, Volodine se mit à rire, ou plutôt à bêler. 


     — Dans ton pays, on bouffe des chats crevés, dit avec irritation Peredonov.


     — Permettez, Ardalion Borissytch, dit Volodine, mi-glapissant mi-riant, peut-être qu’on mange du chat crevé dans votre patrie, nous ne nous occuperons pas de cela, mais vous n’avez jamais mangé de ierly.


     — Non, je n’en ai pas mangé, reconnut Peredonov.


     — Qu’est-ce que c’est que ce plat ? demanda Varvara. 


     — Voici ce que c’est, se mit à expliquer Volodine. Vous connaissez le koutia6 ?


     — Qui ne connaît pas le koutia ? répondit Varvara avec un sourire railleur.

     — Eh bien, du koutia au millet7, avec des raisins secs, du sucre et des amandes, voilà, c’est le ierly.


     Et Volodine raconta en détail comment, chez lui, on faisait cuire le ierly. Peredonov l’écoutait avec ennui. Du koutia – il veut m’enregistrer comme défunt, Pavlouchka, ou quoi ? 


     Volodine leur proposa :


     — Si vous voulez, pour que tout soit fait dans les règles, vous me fournissez le matériel, je m’occupe de la cuisson.


     — Oui, faisons entrer le loup dans la bergerie, dit Peredonov d’un air sombre.


     « Il va y verser quelque chose,, lui aussi », songea-t-il.


     Volodine se vexa de nouveau.


     — Si vous croyez, Ardalion Borissytch, que je vais vous barboter du sucre, vous faites erreur : je n’ai pas besoin de votre sucre.


     — Pourquoi dire des sornettes ? le coupa Varvara. Vous savez bien qu’il fait toujours des caprices. Venez préparer votre plat.


     — Tu le mangeras toi-même, dit Peredonov.


     — Et pourquoi donc ? demanda Volodine d’une voix que l’offense faisait trembler.


     — Parce que c’est une dégoûtation.


     — Comme vous voudrez, Ardalion Borissytch, dit Volodine en haussant les épaules, je voulais seulement vous faire plaisir, mais si vous ne voulez pas, tant pis.


     — Et si tu racontais comment le général t’a envoyé paître ? demanda Peredonov.


     — Quel général ? demanda à son tour Volodine, outragé, rougissant et avançant la lèvre inférieure.


     — Allez, allez, on l’a entendu dire, dit Peredonov.


     Varvara ricanait.


     — Permettez, Ardalion Borissytch, fit avec véhémence Volodine, vous l’avez entendu, soit, mais peut-être pas tout entendu. Je vais vous raconter toute l’histoire.


     — Eh bien, vas-y, raconte, dit Peredonov.


     — Cela remonte à avant-hier, à peu près à la même heure que maintenant, expliqua Volodine. Comme vous le savez, il y a en ce moment, dans notre établissement, des réparations à l’atelier. Et, voyez-vous, voilà Vériga qui arrive avec notre inspecteur pour examiner cela, alors que nous étions au travail dans une salle du fond. Bien. Je ne m’occupe pas du pourquoi de la visite de Vériga, cela ne me concerne pas. Certes, il est maréchal de la noblesse8, mais notre établissement ne le regarde pas — mais je passe là-dessus. Il arrive donc – soit, nous le gênons pas, nous travaillons pas mal de notre côté —, et les voilà soudain qui entrent chez nous, et Vériga, voyez-vous, a sa chapka sur la tête.


     — Il t’a manqué de respect, fit Peredonov d’un ton morose.


     — Daignez prendre en compte, répliqua, tout réjoui, Volodine, qu’il y a une icône au mur, chez nous, si bien que nous restons tête nue, et le voilà qui débarque comme un mamelouk. Je me suis permis de lui dire très dignement et sans élever la voix : « Votre Excellence, veuillez vous donner la peine d’enlever votre chapka, parce que nous avons une icône, ici. » N’était-ce pas juste ? demanda Volodine en écarquillant les yeux pour appuyer sa question.


     — Bien joué, Pavlouchka ! cria Peredonov. Il l’avait mérité.


     — Bien sûr, on ne peut pas tout leur passer, approuva aussi Varvara. Bravo, Pavel Vassiliévitch.


     Volodine poursuivit, de l’air d’un homme offensé sans raison :


     — Il m’a dit tout à coup : « Chacun doit rester à sa place9. » Et, me tournant le dos, il est sorti. Voilà comment cela s’est passé, il n’y a absolument rien d’autre.


     Volodine se sentait tout de même un héros. Pour le consoler, Peredonov lui donna un caramel. 


     Une autre visiteuse arriva, Sophia Iéfimovna Prepolovienskaïa, l’épouse du responsable d’un district forestier, femme forte, au visage d’une ruse bonasse et aux mouvements harmonieux. On la fit assoir pour déjeuner. Elle demanda malicieusement à Volodine :


     — Comment se fait-il, Pavel Vassiliévitch, que vous veniez voir si souvent Varvara Dmitrievna ?


     — Ce n’est pas Varvara Dmitrievna que je suis venu voir, répondit avec discrétion Volodine, mais Ardalion Borissytch.


     — Seriez-vous tombé amoureux de quelqu’un ? demanda en riant sous cape Prepolovienskaïa.


     Tout le monde savait que Volodine recherchait une fiancée bien dotée, et qu’il avait fait de nombreuses demandes en essuyant des refus. Il trouva la plaisanterie de Prepolovienskaïa déplacée. D’une voix tremblante, toute son attitude évoquant un petit mouton offensé, il déclara :


     — Si je suis amoureux, Sophia Iéfimovna, cela ne regarde que moi et l’autre personne, vous n’êtes pas concernée.


     Mais Prepolovienskaïa n’abandonnait pas.


     — Attention, si vous vous faites aimer de Varvara Dmitrievna, qui fera cuire des gâteaux sucrés pour Ardalion Borissytch ?


     Volodine avança les lèvres, leva les sourcils et ne sut quoi dire.


     — Vous ne devriez pas être timide, Pavel Vassiliévitch, continua Prepolovienskaïa. Vous avez tout pour faire un excellent fiancé — la jeunesse et la beauté.


     — Peut-être que Varvara Dmitrievna ne voudra pourtant pas de moi10, dit Volodine avec un petit rire.


     — Comment ne voudrait-elle pas ? vous êtes trop modeste, en l’occurrence, répondit Prepolovienskaïa.


     — Peut-être que c’est moi qui ne voudrai pas d’elle, dit Volodine en minaudant. Peut-être que je n’ai pas envie de me fiancer aux sœurettes11 des autres. J’ai peut-être, dans mon pays, une nièce en train de grandir. 


     Il commençait déjà à croire que Varvara était prête à l’épouser. Varvara s’énervait. Elle tenait Volodine pour un imbécile ; et il gagnait quatre fois moins que  Peredonov. Prepolovienskaïa avait d’ailleurs envie de marier sa sœur, une fille de pope assez replète, avec Peredonov. C’est pourquoi elle s’efforçait de faire se brouiller celui-ci avec Varvara. 


     — Qu’avez-vous à vouloir me marier ? dit Varvara, mécontente. Occupez-vous plutôt de faire épouser votre petite sœur à Pavel Vassiliévitch. 


     — Pourquoi vous le soufflerais-je ? répliqua Prepolovienskaïa sur le ton de la plaisanterie.


     Les blagues de Prepolovienskaïa firent prendre un nouveau cours aux lentes pensées de Peredonov ; le ierly, du reste, lui trottait toujours dans la tête. D’où sortait ce plat que Volodine avait imaginé ? Peredonov n’aimait pas réfléchir. Il croyait toujours aussitôt ce qu’on lui disait. Ainsi, il crut Volodine amoureux de Varvara. Il se disait que ces deux-là allaient l’entortiller, et, en route pour aller prendre le poste d’inspecteur, l’empoisonner avec le ierly, ensuite Volodine se substituerait à lui : on l’enterrerait, lui, sous le nom de Volodine, et ce dernier deviendrait inspecteur. Astucieux !


     On entendit soudain du bruit dans le vestibule. Peredonov et Varvara prirent peur : Peredonov, immobile, fixait la porte en clignant des yeux, Varvara se glissa à pas de loup à la porte du salon, qu’elle ouvrit légèrement pour jeter un coup d’œil, puis, toujours sans bruit, sur la pointe des pieds, balançant les bras et affichant un sourire déconcerté, revint vers la table. Des cris et du boucan provenaient du vestibule, comme si un combat s’y déroulait. Varvara chuchota : 


     — Ierchikha12 est complètement saoule. Natachka ne veut pas la laisser entrer, mais elle va se traîner au salon.


     — Que faire ? demanda Peredonov, très effrayé.


     — Il faut passer au salon, pour qu’elle ne vienne pas ici, décida Varvara.


     Ils allèrent au salon en fermant soigneusement la porte derrière eux. Varvara sortit dans le vestibule avec le faible espoir de retenir la propriétaire, ou de l’installer dans la cuisine. Mais l’impudente bonne femme fit tout de même irruption au salon. Les mains sur les hanches, elle s’arrêta sur le seuil et salua la compagnie de quelques jurons. Peredonov et Varvara s’affairaient auprès d’elle, tâchant de la faire asseoir sur une chaise, le près possible du vestibule, et le plus loin possible de la salle à manger. De la cuisine, Varvara lui apporta sur un plateau de la vodka, de la bière et des gâteaux. Mais la propriétaire ne s’asseyait pas, ne prenait rien et voulait à toute force aller dans la salle à manger, seulement, elle n’arrivait absolument pas à trouver la porte. Elle était rouge, toute décoiffée, sale et sentait de loin la vodka. Elle criait :


     — Non, fais-moi assoir à ta table. Qu’as-tu à me servir sur un plateau ?! Je veux manger sur une nappe. Je suis la propriétaire, alors tu dois me respecter. Ne t’occupe pas de ce que je suis saoule. Je suis tout de même honnête, et la femme de mon mari. 


     Varvara dit lâchement, avec un sourire impudemment railleur :


     — Mais nous le savons bien.


     Ierchova lui fit un clin d’œil, éclata d’un rire enroué et fit crânement claquer ses doigts. Elle devenait toujours plus insolente.


     — Une sœur ! cria-t-elle. Nous savons quelle espèce de sœur tu es. Et pourquoi la femme du directeur ne vient-elle pas te voir ? Hein ? Tu dis ?


     — Ne crie donc pas, dit Varvara.


     Mais Ierchova se mit à crier encore plus fort :


     — Comment peux-tu me donner des ordres ?! Je suis chez moi, je fais ce que je veux. Si je le désire, je vous fiche dehors, du balai,  et qu’on ne sente plus votre présence ici. Mais je suis clémente envers vous. Restez, ce n’est rien, seulement, pas de rouspétances.


     Pendant ce temps, Volodine et Prepolovienskaïa restaient discrètement assis près de la fenêtre et gardaient le silence. Prepolovienskaïa avait un petit sourire ironique, elle regardait du coin de l’œil celle qui faisait du tapage, tout en affectant de regarder dehors. Volodine avait une expression de gravité offensée sur le visage.


     Ierchova se calma pour un temps et dit amicalement à Varvara, avec un joyeux sourire d’ivrogne et en lui tapant sur l’épaule :


     — Non, écoute plutôt ce que je vais te dire : fais-moi assoir à ta table et cause-moi comme à une dame. Et sers-moi des petits pains d’épice à la menthe, honore ta propriétaire, voilà, ma gentille demoiselle.


     — Voilà des gâteaux pour toi, dit Varvara.


     — Je ne veux pas de gâteaux, je veux des pains d’épice de dame, cria Ierchova en agitant les mains et en souriant avec béatitude – les maîtres bâfrent de savoureux pains d’épice, eux !


     — Je n’ai pas tes pains d’épice, répondit Varvara, s’enhardissant en voyant la propriétaire devenir plus gaie : tiens, on te donne des gâteaux, bouffe-les.


     Ierchova découvrit soudain où était la porte de la salle à manger et se précipita de ce côté. Elle brailla avec fureur :


     — Laisse-moi passer, vipère !


     Elle repoussa Varrvara et se rua vers la porte. On ne put la retenir. Tête baissée, poings serrés, elle fit irruption dans la salle à manger, ouvrant la porte toute grande avec fracas. Elle s’arrêta près du seuil, vit les papiers peints tout salis et poussa un sifflement strident. Elle mit les mains sur ses hanches, écarta crânement une jambe et cria à pleins poumons :


     — Ainsi, vous voulez réellement déménager !


     — Qu’est-ce qui te prend, Irinia13 Stepanovna ? dit Varvara d’une voix tremblante. Nous n’y pensons même pas, arrête de faire du foin.


     — Nous ne partirons nulle part, confirma Peredonov : nous sommes bien, ici.


     La propriétaire, sans l’écouter, avança vers une Varvara stupéfaite et brandit ses poings devant la figure de celle-ci. Peredonov se tenait derrière Varvara. Il se serait bien enfui, mais la curiosité le retenait de voir se battre la propriétaire et Varvara.


     — Je me tiendrai sur une jambe, je te tirerai avec l’autre et je te déchirerai en deux ! criait d’un air féroce Ierchova.


     — Mais enfin, Irinia Stepanovna, arrête, essayait de la convaincre Varvara : nous avons de la visite.


     — Amène-les-moi, tes visiteurs ! cria Ierchova. J’ai besoin de les voir, justement !


     Ierchova se rua en titubant au salon et, changeant complètement de discours et de façons, dit tranquillement à Prepolovienskaïa, en s’inclinant devant elle pour la saluer, si bien qu’elle faillit tomber par terre :


     — Ma chère dame, Sophia Iéfimovna, pardonnez à la femme saoule que je suis. Mais écoutez un peu, écoutez seulement ce que je vais vous dire. Vous venez les voir, mais savez-vous ce qu’elle dit à propos de votre petite sœur ? Et à qui elle le dit ? À moi, une cordonnière ivre ! Pourquoi ? Pour que je le raconte à tout le monde, voilà pourquoi !


     Varvara s’empourpra et dit :


     — Je ne t’ai rien dit du tout.


     — Tu ne m’as rien dit, ordure ? cria Ierchova en marchant vers Varvara, les poings serrés.


     — Allons, tais-toi donc, bredouilla Varvara, embarrassée.


     — Non, je ne me tairai pas, cria Ierchova avec une joie mauvaise, et, s’adressant de nouveau à Prepolovienskaïa :


     — Qu’elle vit avec votre mari, votre sœur, voilà ce qu’elle m’a dit, cette ignoble femme !


     Dardant sur Varvara des yeux étincelants de colère et de ruse, Sophia se leva et dit en feignant de rire :


     — Mes plus humbles remerciements, je ne m’y attendais pas.


     — Tu mens ! glapit haineusement Varvara à l’adresse de Ierchova.


     Ierchova poussa un cri de colère, trépigna, renonça, d’un geste de la main, à la discussion et s’adressa encore une fois à Prepolovienskaïa :


     — Et le monsieur, ma brave dame, qu’est-ce qu’il dit de vous ! Qu’autrefois vous faisiez le trottoir, avant de vous marier ! Voilà comme ils sont, ces gens, absolument infâmes ! Crachez-leur à la gueule, ma bonne dame, ce sont des canailles infréquentables.


     Prepolovienskaïa rougit et s’en alla sans mot dire dans le vestibule. Peredonov courut après elle, tentant de se disculper :


     — Ne la croyez pas, elle ment. Il m’est arrivé une seule fois de dire devant elle que vous étiez bête, et c’était sous le coup de la colère, et je vous donne ma parole que je n’ai rien dit d’autre, elle l’a inventé.


     Prepolovienskaïa répondit calmement :


     — Mais qu’avez-vous, Ardalion Borissytch ? Je vois bien qu’elle est ivre, elle oublie ce qu’elle raconte au fur et à mesure. Mais pourquoi tolérez-vous tout cela chez vous ?


     — Allez donc savoir comment s’y prendre avec elle ! répondit Peredonov.


     Prepolovienskaïa, troublée et fâchée, mit sa jaquette. Peredonov ne pensa pas à l’aider. Il bredouilla encore quelque chose, mais elle ne l’écoutait plus. Peredonov revint alors au salon. Ierchova se mit à lui faire des reproches en criant. Varvara sortit en hâte sur le perron pour réconforter Prepolovienskaïa :


     — Vous savez bien que c’est un grand imbécile. Il ne sait même pas ce qu’il dit.


     — Allons, arrêtez de faire du souci, lui répondit Prepolovienskaïa. Dieu sait ce qu’une femme saoule peut sortir. 


     Près de la maison, dans la cour sur laquelle donnait le perron, poussaient d’épais et hauts buissons d’ortie. Prepolovienskaïa eut un léger sourire, et la dernière ombre de contrariété s’enfuit sur sa figure pâle et charnue. Elle redevint aimable et amicale envers Varvara. On se vengerait de l’offense sans querelle. Elles allèrent ensemble au jardin y attendre l’irruption de la propriétaire.


     Prepolovienskaïa ne cessait de regarder les orties qui, dans le jardin aussi, poussaient en abondance le long des clôtures. Elle finit par dire :


     — Vous en avez, des orties. Vous n’en avez pas besoin ?


     Varvara se mit à rire et répondit :


     — À quoi voulez-vous qu’elle me serve ?


     — Si ça ne vous dérange pas, il faut que j’en prenne chez vous, car nous n’en avons pas, dit Prepolovienskaïa.


     — Mais pourquoi en avez-vous besoin ? s’étonna Varvara.


     — Ah, voilà, dit Prepolovienskaïa avec un petit rire.


     — Ma chérie, dites-le moi ! supplia Varvara, curieuse.


     Prepolovienskaïa se pencha et lui chuchota à l’oreille :


     — Se frictionner à l’ortie empêche de maigrir. C’est grâce aux orties que ma Guénitchka reste à ce point  bien en chair.


     On savait la prédilection de Peredonov pour les femmes grasses, et son peu d’attirance pour les maigres. Varvara se désolait d’être mince et de maigrir sans arrêt. Comment engraisser ? C’était son principal souci. Elle demandait à tout le monde : « Vous ne connaîtriez pas un moyen ? » À présent, Prepolovienskaïa était sûre que Varvara suivrait son indication et se frictionnerait assidûment avec des orties, se punissant ainsi elle-même.




Notes


  1. Voir la note 7 du chapitre I.
  2. Diminutif un rien méprisant de Pavel (Paul).
  3. Ici diminutif de Natalia, bien sûr.
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Dmitri_Pissarev
  5. Dépréciatif pour Irina (Irinia, en fait) ; il s’agit de la propriétaire…
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Koutia
  7. Cette bouillie de millet aux raisins secs est plutôt un plat de Carême…
  8. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mar%C3%A9chal_de_la_noblesse#Bibliographie
  9. En russe : chaque grillon doit rester à son foyer (derrière le poêle).
  10. Dans le texte, le verbe est pris au pluriel de politesse, par affectation ironique.
  11. Voir le chapitre I, notes 3 et 11.
  12. Déformation ironique du nom réel de la propriétaire, Ierchova.
  13. Irinia (et non Irina), prénom ancien, d’origine slavo-tatare, semble-t-il.






III



     Peredonov et Ierchova sortirent dans la cour. Le premier balbutiait :


     — Très étrange…


     Elle criait à tue-tête, toute joyeuse. Ils se préparèrent à danser. Prepolovienskaïa. et Varvara traversèrent la cuisine pour aller dans les chambres, et s’assirent devant la fenêtre pour observer ce qui se passerait dans la cour.


     Peredonov et Ierchova s’enlacèrent et se mirent à danser dans l’herbe autour d’un poirier. Le visage de Peredonov n’exprimait rien et gardait son expression obtuse. Les lunettes d’or sautaient sur son nez mécaniquement, comme sur quelque chose d’inanimé, et ses cheveux courts en faisaient autant sur sa tête. Ierchova poussait des cris, glapissait, agitait les bras et titubait complètement.


     Elle cria par la fenêtre à Varvara :


     — Hé, mam’zelle de la Haute, viens danser ! C’est notre compagnie qui te dégoûte ?


     Varvara détourna la tête.


     — Sapristi, je suis fatiguée ! cria Ierchova en se laissant tomber dans l’herbe, entraînant avec elle Peredonov.


     Ils restèrent assis un moment, toujours enlacés, puis se remirent à danser. Le tout se reproduisit à plusieurs reprises : tantôt ils dansaient, tantôt ils se reposaient sous le poirier, sur un banc ou tout simplement dans l’herbe. 


     Volodine s’amusait sincèrement de voir les danseurs par la fenêtre.  Il éclatait de rire, faisait des grimaces comiques, lançait les genoux en l’air et criait :


     — Hop, ils remettent ça  ! Que c’est rigolo !


     — Maudite garce ! dit avec rage Varvara.


     — Une garce, acquiesça Volodiie en riant. Attends un peu, aimable propriétaire, je vais te jouer un tour. Allons maculer aussi le salon. On peut y aller, elle n’y reviendra pas aujourd’hui, quand elle se sera bien fatiguée sur l’herbe, elle ira dormir.


     Il rit aux éclats de son rire ressemblant à un bêlement, et se mit à sauter comme un mouton. Prepolovienskaïa l’excitait :


     — Bien sûr, Pavel Vassiliévitch, allez-y, salissez, pourquoi se gêner avec elle ? Si elle arrive, on pourra lui dire qu’elle a apporté elle-même ces décorations alors qu’elle était saoule. 


     Bondissant et rigolant, Volodine courut au salon et se mit à frotter ses semelles contre la tapisserie. 


     — Varvara Dmitrievna, donnez-moi une corde, cria-t-il.


     Se dandinant comme une cane, Varvara passa du salon dans la chambre à coucher et en ramena un bout de corde noueuse et en mauvais état. Volodine fit un nœud coulant, plaça une chaise au milieu du salon et accrocha le nœud coulant  au crochet de la suspension.


     — C’est pour la propriétaire ! cria-t-il. Pour qu’elle puisse se pendre de rage, après votre départ.


     Les deux dames glapissaient de rire.


     — Donnez-moi du papier et un crayon ! cria Volodine.


     Varvara alla de nouveau fouiller dans la chambre et en ramena un bout de papier et un crayon. Volodine écrivit : « Pour la propriétaire », et accrocha le papier au nœud coulant. Il faisait tout cela en minaudant de façon amusante. Puis il recommença à sauter avec frénésie contre les murs, en y frottant ses semelles et en tremblant de tout son corps. La maison entière était remplie de ses glapissements et de ses rires-bêlements. Le chat blanc, très effrayé, rabattant les oreilles, jetait des coups d’œil depuis la chambre à coucher, on voyait qu’il ne savait où s’enfuir.


     Peredonov se détacha enfin de Ierchova et revint seul dans la maison. Épuisée comme de juste, ierchova rentra toute seule chez elle pour dormir. Volodine accueillit Peredonov d’un rire joyeux et d’une exclamation :


     — On a aussi fait des saletés au salon ! Hourra !


     — Hourra ! cria Peredonov, qui partit d’un rire sonore et saccadé, riant comme s’il tirait une salve.


     Les dames crièrent également « Hourra ». La gaieté était maintenant générale. Peredonov cria :


     — Viens danser, Pavlouchka !


     — On y va, Ardaliocha1 ! répondit Volodine en riant bêtement.


     Ils dansaient sous le nœud coulant, en levant les jambes de façon ridicule. Le plancher tremblait sous les pieds lourds de Peredonov.


     — Le voilà qui danse pour de bon, Ardalion Borissytch, observa Prepolovienskaïa avec un léger sourire.


     — Ne m’en parlez pas, avec lui, on va de caprice en fantaisie, grogna Varvara, admirant néanmoins Peredonov.


     Elle le trouvait sincèrement bel homme et très gaillard. Ses actions les plus stupides lui apparaissaient convenables. Elle ne le trouvait ni ridicule ni répugnant.


     — Allons, l’office des morts pour la propriétaire ! cria Volodine. Apportez-moi un oreiller !


     — Qu’est-ce qu’ils ne vont pas inventer ! dit en riant Varvara.


     Elle balança depuis la chambre un oreiller dans sa taie d’indienne sale. L’oreiller fut mis par terre, figurant la propriétaire, et ils se mirent à chanter pour lui l’office des morts avec des voix sauvages et perçantes. Puis ils appelèrent Natalia et lui firent tourner l’orgue mécanique, tandis qu’ils dansaient tous les quatre le quadrille en faisant des grimaces grotesques et en lançant leurs jambes en l’air.


     Après la danse, Peredonov eut un accès de générosité. Son visage bouffi luisait d’une animation terne et morne. Une résolution s’empara de lui, presque mécaniquement, peut-être la conséquence d’une activité musculaire plus intense. Sortant son portefeuille, il compta quelques billets de banque qu’il lança, avec un orgueil de fanfaron, en direction de Varvara.


     — Tiens, Varvara ! cria-t-il, tu pourras te coudre une robe de mariée.


     Les billets s’éparpillèrent sur le plancher. Varvara les ramassa vivement. Elle n’était pas du tout vexée par le procédé du donateur. Prepolovienskaïa songeait méchamment : « Nous verrons bien qui l’emportera. », et souriait d’un air caustique. Volodine, bien sûr, ne songea pas à aider Varvara à ramasser l’argent.


     Prepolovienskaïa s’en alla peu après. Dans l’entrée, elle rencontra une nouvelle visiteuse, Grouchina.


     La jeune veuve Maria Ossipovna Grouchina avait étrangement l’air prématurément affaissée. Elle était mince, et sa peau sèche était couverte de rides fines et comme empoussiérées. Elle avait un visage non dépourvu de charme, mais des dents sales et noires. Ses mains étaient fines, ses doigts longs et préhensiles, avec de la crasse sous ses ongles. Au premier coup d’œil, ce n’était pas qu’elle parût fort sale, mais elle donnait l’impression de ne jamais se laver, mais de se faire juste battre en portant ses robes. On se disait qu’en la frappant avec une baguette de roseau, une colonne de poussière en sortirait qui monterait jusqu’au ciel. Sa robe pendait sur elle en plis froissés, comme si l’on venait de la retirer d’un ballot étroitement ficelé où elle était longtemps restée en boule. Groucha vivait d’une pension, de petites commissions et d’hypothèques. Elle avait une préférence pour les conversations indiscrètes et, désireuse de trouver un mari, ne lâchait pas les hommes. Il y avait toujours chez elle quelque fonctionnaire célibataire, qui lui louait une chambre. 


     Varvara accueillit avec plaisir Grouchina : elle avait une affaire à voir avec elle. Grouchina et Varvara se mirent aussitôt à discuter de la servante en chuchotant. Curieux, Volodine s’assit à côté d’elles pour les écouter. Solitaire et morose, Peredonov était assis à table, chiffonnant le bout de la nappe. 


     Varvara se plaignait de Natalia à Grouchina, qui lui indiqua une autre domestique, Klavdia, en faisant son éloge. Elles décidèrent d’aller la voir sur-le-champ, du côté de la Samorodina2, où elle habitait présentement chez un fonctionnaire des taxes qui venait d’être muté dans une autre ville. Seul le prénom arrêtait Varvara :


     — Klavdia ? Comment je vais l’appeler, moi ? Klavcha ?


     Groucha lui conseilla :


     — Appelez-la donc Klavdiouchka.


     Cela plut à Varvara. Elle répétait :


     — Klavdiouchka, diouchka. 


     Et elle riait d’un rire grinçant. 


     Il faut noter que, dans notre ville, on appelait3 « diouchka4 » les cochons. Volodine se mit à grogner comme un porc. Tout le monde s’esclaffa.


     — Diouchka, diouchenka, balbutiait Volodine entre deux accès de rire, se composant un visage d’idiot et avançant les lèvres.


     Il continua à grogner et à faire l’idiot jusqu’à ce qu’on lui eût dit qu’il devenait ennuyeux. Il s’écarta alors, l’air vexé, alla s’asseoir à côté de Peredonov et, inclinant comme un mouton son front raide, braqua son regard sur la nappe constellée de taches. 


     En chemin vers la Samorodina, Varvara décida d’en profiter pour acheter aussi le tissu pour sa robe de mariée. Grouchina l’accompagnait toujours dans les magasins, elle l’aidait à choisir et à marchander.


     En cachette de Peredonov, Varvara bourra les profondes poches de Grouchina de produits divers, des gâteaux et des friandises pour les enfants de Grouchina. Celle-ci devina que Varvara aurait bien besoin de ses services aujourd’hui.


     Ses souliers étroits et ses talons hauts gênaient Varvara pour marcher. Elle était vite à la traîne. Du coup, elle allait le plus souvent en fiacre, bien qu’il n’y eût guère de longues distances dans notre ville. Ces derniers temps, elle était souvent allée chez Grouchina. Les cochers l’avaient remarqué – ils n’étaient qu’une vingtaine. En aidant Varvara à s’asseoir, ils ne lui demandaient même plus où il fallait la conduire.


     Elles prirent place dans un drojki5 et partirent chez les patrons de Klavdia pour s’informer à son sujet. Les rues étaient encore sales à peu près partout, bien qu’il eût cessé de pleuvoir la veille au soir. La voiture cliquetait juste de temps à autre sur un revêtement pierreux, pour s’enfoncer de nouveau dans la boue collante des rues non empierrées. On entendait sans cesse la voix hachée et tremblante de Varvara, souvent accompagnée par le caquet compatissant de Grouchina. 


     — Mon jars est encore allé chez Marfouchka6, dit Varvara.


     Grouchina lui répondit avec une compassion malveillante :


     — Ce sont elles qui cherchent à l’attraper. Je vous crois ! Un fiancé comme celui-là, tout le monde en voudrait, en particulier la Marfouchka. Un comme lui, elle n’a même pas dû en rêver.


     — Ah, je ne sais vraiment plus quoi faire, se plaignait Varvara. Il se braque tellement que ça me fait peur. Vous ne le croirez pas, j’en perds le nord. Il doit se marier et m’envoie promener.


     — Voyons, ma chérie, Varvara Dmitrievna, la consolait Grouchina, il ne faut pas penser cela. Il n’épousera personne d’autre que vous. Il est habitué à vous.


     — Il sort parfois le soir, et alors je ne peux pas m’endormir, dit Varvara. Allez savoir, me dis-je, il est peut-être en train de se marier quelque part. Je me languis parfois toute la nuit ainsi. Il est convoité par tout le monde, aussi bien les trois juments Routilov – il est vrai qu’elles se pendent au cou de tous les hommes –, que  cette mafflue de Jenka7.


     Varvara se plaignit longuement, et tous ses propos indiquaient à Grouchina qu’il y avait encore autre chose, qu’elle avait une prière à lui adresser : Grouchina se réjouissait à l’avance du profit qu’elle allait en tirer. 


     Klavdia plut. La femme du fonctionnaire fit son éloge. On l’engagea, et comme son patron partait le jour même, on lui dit de venir dès le soir.


     Elles arrivèrent enfin chez Grouchina. Celle-ci habitait une petite maison dont elle était propriétaire, demeure assez malpropre où elle vivait avec ses trois mioches en guenilles, sales, stupides et méchants comme des chiens ébouillantés.   Alors seulement s’engagea la véritable conversation.


     — Mon dindon d’Ardaliochka, commença Varvara, exige que j’écrive une nouvelle fois à la princesse. Pourquoi le ferais-je, alors que ce serait en vain ? Elle ne répondra pas, ou répondra quelque chose de gênant. Notre amitié n’est pas si grande. 


     La princesse Voltchanskaïa, chez qui Varvara avait été autrefois couturière à domicile, chargée des besognes simples, aurait pu accorder sa protection à Peredonov : sa fille était mariée au Conseiller secret8 Chtchepkine, importante personnalité de l’Instruction publique. Elle avait répondu à la demande de Varvara l’année précédente en lui écrivant qu’elle n’interviendrait pas en faveur de son fiancé, mais de son mari – chose différente, auquel cas une aide était possible. Cette lettre n’avait pas satisfait Peredonov : elle ne donnait qu’un vague espoir, il n’y était pas expressément dit que la princesse obtiendrait à coup sûr, par ses démarches, un poste d’inspecteur au mari de Varvara. Pour lever ce doute, ils s’étaient récemment rendus à Pétersbourg ; Varvara était allée voir la princesse, puis y avait conduit Peredonov, mais en s’arrangeant pour différer cette visite, si bien qu’ils n’avaient pas trouvé la princesse chez elle : Varvara avait compris que la princesse, dans le meilleur des cas, se contenterait de leur conseiller de se marier au plus vite, en y ajoutant des promesses d’aide imprécises – promesses qui seraient absolument insuffisantes pour Peredonov. Et Varvara avait décidé de ne pas faire voir la princesse à Peredonov.


     — Je me repose entièrement sur vous, dit Varvara. aidez-moi, ma très chère Maria Ossipovna.


     — Comment puis-je donc vous aider, Varvara Dmitrievna, mon chou  ? demanda Grouchina. Vous savez bien que je suis prête à faire tout ce qui est possible. Voulez-vous que je vous lise l’avenir ?


     — Oh, ce que vous verrez, je le sais déjà, dit en riant Varvara. Non, vous devez me venir en aide autrement.


     — Et comment ? demanda Grouchina, attendant avec une joie mêlée d’appréhension. 


     — C’est très simple, fit Varvara avec un sourire malicieux : rédigez une lettre semblant venir de la princesse, en imitant son écriture, et je la montrerai à Ardalion Borissytch.


     — Oh, mon chou , que dites-vous là, comment cela serait-il possible ? dit Grouchina en feignant l’effroi : que deviendrai-je lorsque toute l’affaire sera découverte ?


     Cette réponse ne troubla nullement Varvara, qui sortit de sa poche une lettre chiffonnée et dit :


     — Je vous ai même apporté un modèle de la lettre de la princesse.


     Grouchina refusa un long moment. Varvara voyait clairement que Grouchina était d’accord, mais qu’elle voulait recevoir davantage en échange. Et Varvara souhaitait lui donner moins. Prudemment, elle promit davantage, offrant divers menus cadeaux, comme une vieille robe de soie ; à la fin, Grouchina vit que Varvara ne lui donnerait pas davantage. De la bouche de Varvara tombait une telle grêle de plaintes que Grouchina fit mine d’accepter seulement par pitié, et prit la lettre. 

     



Notes


  1. Pour Ardalion. On verra même Ardaliochka vers la fin du chapitre.
  2. Rivière imaginaire, semble-t-il.
  3. Le texte russe met le verbe au présent, mais je préfère laisser cette irruption de l’auteur au passé.
  4. Déformation du mot « khriouchka », qui signifie : porc.
  5. Voiture hippomobile à quatre roues, assez simple mais pourvue de ressorts.
  6. Diminutif un rien méprisant de Marfa (Marthe), ce qui renvoie en fait à la Marta du chapitre I, en dépit de la différence d’écriture.
  7. Diminutif du prénom Ievguénia (Eugénie).
  8. Haut rang (le troisième) de la Table des rangs, le Tchin de Pierre le Grand.



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(à suivre)