dimanche 5 mars 2023

Conte de Noël (Mikhaïl Zochtchenko)

     Né à Saint-Pétersbourg en 1894, Mikhaïl Zochtchenko est d’une famille d’artistes : son père, noble de Poltava, donc de souche ukrainienne, était peintre, et sa mère, également noble, était, avant son mariage, actrice et écrivaine. La famille compte huit enfants, et n’est pas riche. Le jeune Mikhaïl ne peut payer les frais de scolarité de la Faculté de droit et doit donc interrompre ses études pour entrer dans une école militaire, en février 1915, le voilà enseigne, il fait la guerre, collectionne les médailles et finit capitaine avant d’être démobilisé en 1917, il a été exposé aux gaz et en a gardé des séquelles au cœur. 


     Il fait pas mal de métiers, et s’engage, malgré ses problèmes de santé, dans l’Armée rouge au début de l’année 1919. En avril, après une crise cardiaque, il est déclaré inapte. Il exerce à nouveau les boulots les plus variés (de menuisier et de cordonnier à inspecteur de police criminelle en passant par secrétaire portuaire…). En 1922, il débute dans la littérature en rejoignant le groupe des frères Sérapion*. Il se spécialise dans de courts récits de veine satirique qui ont un grand succès, et rédige aussi des contes pour enfants. Il participe à des ouvrages collectifs bien dans la ligne, voire à la gloire du régime. En 1937, il ne passera pas au hachoir : fantaisie de Staline qui devait apprécier son humour.


     Vers la fin de la guerre – il a été refusé comme combattant, mais a participé à la lutte contre les incendies et a écrit des feuilletons antifascistes, certains lus à la radio –, il écrit pour le théâtre, et fait paraître en 1943 le début d’un roman autobiographique portant sur sa tendance à la mélancolie, Avant le lever du soleil, qui est vite interdit. Et Jdanov lui tombera dessus, et tout le Comité Central avec lui, en 1946 pour sa nouvelle Les aventures d’un singe** : c’était surtout la poétesse Anna Akhmatova qui était visée, elle fut traînée dans la boue sans retenue, mais il était dans la charrette… Exclu de l’Union des écrivains, il gagne sa vie en redevenant cordonnier. Il se remet à publier après la mort de Staline, mais n’a guère le temps de profiter du dégel khrouchtchévien, car il meurt d’insuffisance cardiaque en juillet 1958.


     Le court récit qui suit date de 1926. Il a été trouvé dans un recueil de nouvelles russes traduites en anglais et éditées par Gleb Struve.


** https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/100717/les-aventures-dun-singe-mikhail-zochtchenko




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Conte de Noël


(Mikhaïl Zochtchenko)





     De nos jours, personne n’écrit de contes de Noël. La principale raison en est que rien n’est resté, dans nos vies, de l’ordre de Noël.


     Toutes les diableries de Noël, les histoires de défunts et de miracles, sont tombées dans l’oubli, comme on dit.


     Les défunts, d’ailleurs, sont restés. Je peux vous parler, citoyens, de l’un d’entre eux.


     Cette histoire véridique s’est passée juste avant Noël. Au mois de septembre. 


     C’est un médecin, spécialisé en médecine interne et en pédiatrie, qui me l’a racontée.


     Un médecin assez âgé, aux cheveux tout gris. On ignore si c’est l’affaire en question qui lui a donné ces cheveux gris, ou s’ils ont grisonné d’eux-mêmes. Mais il avait effectivement les cheveux gris, et la voix cassée et sifflante.


     Pareil pour sa voix : on ignore dans quoi sa voix s’est noyée. Dans l’affaire, ou s’il l’a perdue comme ça.


     Bref, notre médecin est assis dans son cabinet, remuant ses tristes pensées :


     « De nos jours, les patients ne valent rien. C’est-à-dire que chacun d’eux s’efforce de se faire soigner sans rien débourser, grâce à son assurance-santé. Il n’y en a pas un pour aller voir un médecin privé. On peut aussi bien fermer boutique. »


     Et soudain, un coup de sonnette.


     Un citoyen d’âge moyen fit son entrée, disant qu’il ne se sentait pas bien. Que son cœur s’arrêtait à tout bout de champ, en gros, il se voyait mourir peu après cette visite.


     Le docteur l’examina : rien de tel. Un type fort comme un taureau, avec le teint rose et des moustaches frisant vers le haut. Tout en place. Aucun signe de mort dans l’organisme.


     Le médecin prescrivit au patient des gouttes au chlorure d’ammonium et à l’anis, prit soixante-dix kopecks , hocha la tête et, suivant les règles de ce métier, dit au patient de revenir demain. Et ils se séparèrent.


     Le lendemain, à la même heure, une petite vieille en noir entra chez le docteur. Pleurant et n’arrêtant pas de se moucher, elle lui dit :


     — Mon neveu bien-aimé, Vassili Ledentsov1, est venu tantôt chez vous. Voyez-vous, il est mort la nuit dernière. Pouvez-vous lui faire un certificat de décès ?


     Le médecin :


     — C’est très étonnant, qu’il soit mort. Les gouttes à l’anis font rarement mourir. Je ne puis néanmoins pas faire de certificat de décès : il faut que je vois le défunt.


     La vieille, petite fleur de Dieu2 :


     — Splendide. Suivez-moi. C’est pas loin.


     Le docteur prit ses instruments, chaussa – remarquez-le – ses caoutchoucs et sortit avec la vieille. 


     Les voilà qui grimpent au quatrième étage. Ils entrent dans l’appartement. Il y a en effet une odeur d’encens. Le défunt est étendu sur la table3. Des cierges brûlent autour. Et la vieille est quelque part, à grogner plaintivement.


     Le médecin ressentit un dégoût ennuyé. 


     « Vieux birbe, se dit-il, quelle erreur mortelle j’ai pu faire chez ce patient. En voilà des tracas, pour soixante-dix kopecks. »


     Il s’assoit à la table et rédige en vitesse le certificat.


     L’ayant écrit, il le tendit à la vieille et se dépêcha de sortir sans lui dire au revoir. Il sortit et atteignit la porte cochère. Et soudain : bonne mère, il a oublié ses caoutchoucs.


     « Tout ce tintouin5, se dit-il, pour soixante-dix kopecks. Il va falloir que je regrimpe. »


     Il remonte l’escalier. Entre dans l’appartement. La porte, bien sûr, est ouverte4. Et il voit soudain le défunt, Vassili Ledentsov, assis sur la table, en train de nouer ses bottines.


     Il noue ses bottines tout en se disputant avec la vieille à propos de quelque chose. Et la vieille, le pissenlit de Dieu6, fait le tour de la table en éteignant les cierges avec son doigt. Elle crache sur son doigt pour éteindre le cierge.


     Très surpris, le docteur allait crier d’effroi, mais il se retint et s’enfuit à toutes jambes comme il était, sans ses caoutchoucs.


     Il rentra chez lui en courant, se jeta sur sa couchette, claquant des dents. Ensuite, il avala quelques gouttes au chlorure d’ammonium et à l’anis, se calma et téléphona à la milice7. 


     Le lendemain, la milice éclaircit toute l’histoire.


     Il s’avéra que Vassili Mitrofanovitch Ledentsov, collecteur d’annonces8 de son état, s’était approprié trois mille roubles d’argent du fisc. Argent avec lequel il comptait s’éclipser pour mener la grande vie.


     Mais il n’y parvint pas.


     Les caoutchoucs furent retournés au médecin la veille même de Noël, après toutes sortes de longues procédures, de déclarations et de demandes, et de démarches un peu partout9. 

   



     




Notes


  1. Desglaçons.
  2. Se trouve dans le texte édité par G. Struve, pas sur Internet.
  3. Selon la coutume.
  4. Toujours la coutume.
  5. Le mot russe est introuvable. Gleb Struve suppose un dialectisme ou un terme d’argot spécial, et traduit par « nuisance ».
  6. De nouveau, trouvé seulement chez Gleb Struve, pas sur Internet. Le terme désigne une personne âgée, paisible et sans défense.
  7. Qui avait remplacé la police après 1917.
  8. Agent publicitaire. Nous sommes pendant la NEP.
  9. Sur Inernet, le texte s’arrête à « Noël », ce qui me laisse penser que Gleb Struve a retrouvé le texte original, la censure ayant à l’époque supprimé quelques passages…

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