vendredi 3 mars 2023

Le captif (Fiodor Sologoub)

     Déniché dans un recueil de nouvelles russes présentées et traduites en anglais par Gleb Struve, ce petit récit m’a – c’est le cas de le dire – littéralement enchanté…


     Quelques mots sur l’auteur, en m’appuyant sur ce que raconte à son sujet le Wikipedia russe, et sur la petite dizaine de pages que lui consacre (à l’intérieur du tome « L’Âge d’argent ») la grande Histoire de la littérature russe sous la direction des quatre savants Iéfime Etkind, Georges Nivat, Ilia Serman et Vittorio Strada aux éditions Fayard :


     Fiodor Téternikov naquit en février 1863 à Saint-Pétersbourg. Son père était un ancien paysan ukrainien devenu tailleur, sa mère une Pétersbourgeoise. Deux ans plus tard naquit sa sœur Olga. La famille n’était pas riche et sa situation s’aggrava quand sonn père mourut précocement en 1867. Ayant pu fréquenter un établissement pédagogique de renom, Fiodor devient enseignant à dix-neuf ans pour subvenir aux besoins de sa famille. Il est muté en province et ne reviendra à Pétersbourg qu’en 1892, alors qu’il est déjà actif sur le plan littéraire, il écrit des vers. Nikolaï Minski l’introduit dans le cercle de la revue Le Messager du Nord (https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Messager_du_Nord). Il fréquente les symbolistes D. Mérejkovski et Z. Hippius, cette dernière étant connue pour son journal peu amène de l’année 1917. 


     Sa mère meurt en 1894, il reste avec sa sœur et déploie une grande activité : au tournant du siècle, il est inspecteur scolaire, membre de plusieurs cercles littéraires et travaille à son œuvre la plus célèbre, le roman Un démon mesquin, qu’il mettra dix ans à rédiger, de 1892 à 1902, et continue à écrire de la poésie.


     En 1907, sa sœur meurt et lui est mis à la retraite. L’année suivante, il épouse la femme de lettres A. Tchébotarievskaïa et, en 1909, voyage en Europe. La même année, ses Œuvres complètes paraissent en douze volumes.


     Il reste à Petrograd après 1917, mais, très éprouvé par les années de famine et de guerre civile, il adresse des demandes, tantôt à Lénine, tantôt à Trotski, pour émigrer en Estonie, en compagnie d’Alexandre Blok, qu’il connaît depuis longtemps et qui est terriblement malade. Il reçoit finalement l’accord de Trotski, mais le voyage capote et sa femme perd la raison. En septembre 1921, elle se suicide en se jetant dans un affluent de la Néva. Son corps ne réapparaîtra qu’en mai 1922… Sologoub continue malgré tout à écrire de la poésie, il devient même président de l’Union des écrivains de Leningrad, mais vit retiré jusqu’à sa mort en décembre 1927.


     Il avait adopté dans les années quatre-vingt dix le pseudonyme de Sologoub en référence à l’écrivain Vladimir Sollogoub (1813-1882). Il a écrit des livres entiers de poésies, des pièces de théâtre et des romans. Ainsi que de nombreuses nouvelles, dont celle qu’on va lire et qui date de 1905. Connaissant encore mal cet auteur, je termine en citant les quelques lignes trouvées au début de l’étude qui lui est consacrée dans l’ouvrage cité au début : « Une grande diversité et un style d’une extrême rigueur et originalité caractérisent l’œuvre de l’un des premiers symbolistes, Fiodor Sologoub, l’un des phares du néo-romantisme russe. » 






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Le captif 


(Fiodor Sologoub)




I



     Paka1 était assis dans la gloriette surélevée, près de la palissade de sa datcha2, il regardait en direction des champs. Il se trouvait seul, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Paka avait une gouvernante, un étudiant lui servait de précepteur et lui enseignait quelques rudiments de savoir ; en outre, la maman de Paka, même si elle ne passait pas tout son temps dans la chambre d’enfant – car elle avait de nombreuses et pénibles obligations dues à ses relations mondaines –, se souciait tout de même grandement de Paka, veillant à ce qu’il soit gai, aimable, ne coure pas de dangers ni ne s’approche de mauvais garçons étrangers, et ne fréquente que des enfants de familles de leur milieu. Paka était donc presque tout le temps sous surveillance. Il y était déjà habitué, et ne faisait pas de tentative pour se libérer. Et puis, il était encore si petit : il n’avait que sept ans.


     Parfois, le matin ou dans l’après-midi, lorsque maman dormait encore ou était sortie, la gouvernante et l’étudiant trouvaient soudain matière urgente à conversation en tête-à-tête. C’était dans ces moments-là que Paka se retrouvait seul. C’était un enfant si tranquille et si obéissant que les deux autres ne craignaient pas de le laisser seul : il ne s’en irait nulle part, ni ne ferait quelque chose de défendu. Il s’assoirait et s’occuperait d’une façon ou d’une autre. Un garçon très commode.


     Non distrait par ses mentors, Paka se mit à méditer et à comparer. Bien que très petit, le démon3 de la comparaison est l’un des plus dangereux. Il sait qu’il n’a rien à attendre des forts, mais il aime séduire les petits. Et ses séductions sont, pour les petits et les faibles, irrésistibles.  


     Aujourd’hui, dans la fournaise de cette journée d’été, Paka éprouva un sentiment, nouveau pour lui, de dépit. De nouveaux désirs le tenaillaient. Il savait que ces désirs n’étaient pas réalisables. Il se sentait malheureux et blessé.


     Il avait envie de sortir de cette maison si convenable et d’aller librement dans les vastes champs, et d’y jouer avec d’autres enfants. D’aller au bord de la rivière, et d’entrer dans l’eau.


     Justement, en bas, à la rivière, des garçons pêchent et crient joyeusement. Vraiment, leur vie est plus plaisante que celle de Paka. Et pourquoi son sort à lui diffère-t-il tant de celui de ces enfants libres et joyeux ? Se peut-il que gentille maman veuille qu’il se morfonde ici et soit triste ? Ce n’est pas possible.


     Le soleil brûlant l’enveloppait de sa chaleur torride et embrumait ses pensées. D’étranges rêves se pressaient dans la tête de Paka… 


     Gentille maman est loin, loin, dans un autre pays. Paka est en captivité. C’est un prince privé de son héritage. Un magicien maléfique lui a confisqué sa couronne, et il est monté sur le trône du royaume de Paka, qu’il a emprisonné, mis sous la surveillance d’une sorcière. Et cette méchante fée a pris l’apparence de sa gentille maman. 


     Il est étrange que Paka ne l’ait pas deviné plus tôt, qu’il n’ait pas compris que ce n’était pas maman, mais une méchante fée. Gentille maman était-elle vraiment ainsi autrefois, au temps heureux où ils habitaient le château de leurs fiers ancêtres ?


     Loin, très loin d’ici !


     Les yeux tristes de Paka regardaient la route avec mélancolie.


     Des garçons passaient tout près. Ils étaient trois. Ceux-là mêmes qui étaient l’instant d’avant au bord de la rivière. L’un portait une blouse blanche, les deux autres des maillots rayés et des culottes courtes. Ils portaient maintenant sur leurs épaules, des arcs et des carquois avec des flèches.


     « Des veinards, ces garçons ! se dit Paka. Forts, hardis. Ils vont pieds nus, leurs jambes sont bronzées. Ce sont sans doute des garçons très ordinaires. Des veinards, tout de même. Il vaut mieux être un garçon ordinaire en liberté qu’un prince en captivité. »


     Mais Paka vit alors un insigne de lycéen sur la casquette4 du plus âgé des trois, et cela l’étonna.


     Les garçons s’approchèrent. Paka leur dit timidement :


     — Bonjour.


     Les garçons levèrent les yeux vers lui et se mirent à rire, quelque chose les amusait. Le plus âgé, celui qui avait une blouse blanche et portait un insigne scolaire, dit :


     — Salut, moustique, comment ça va ?


     Paka sourit légèrement et dit :


     — Je ne suis pas un moustique.


     — Et qui es-tu, alors ? demanda le lycéen.


     — Je suis un prince en captivité, avoua avec confiance Paka.


     Les garçons fixèrent Paka, surpris.


     — Pourquoi êtes-vous armés comme ça ? demanda Paka.


     — Nous sommes des chasseurs libres, dit fièrement le deuxième des garçons.


     — Des Peaux-rouges ? demanda Paka.


     — Comment le sais-tu ? demanda avec étonnement le plus petit des garçons aux pieds nus.


     Paka eut un sourire.


     Comme ça, dit-il. Et votre père, c’est aussi un Peau-rouge ?


     — Non, notre père est capitaine5, répondit l’aîné.


     — Alors, vous n’êtes pas de vrais Peaux-rouges. Et comment vous appelez-vous ?s’enquit encore Paka avec une affabilité de garçon bien élevé, ayant l’habitude de soutenir une conversation.


     — Je suis Liovka6, dit le lycéen, et voici mes frères Antochka et Liochka.


     — Et moi je suis Paka, dit le captif en tendant aux trois frères, en contrebas, sa petite main blanche.


     Ils lui serrèrent la main et  se remirent à rire.


     — Qu’avez-vous à rire tout le temps ? demanda Paka.


     — Il faudrait pleurer ? rétorqua Antochka.


     — Et cela veut dire quoi, Paka ? C’est quoi, ce prénom ? demanda le petit Liochka.


     — Je suis un prince, répéta Paka. Si j’étais un garçon ordinaire, je m’appellerais Pavel7.


     — C’est donc ça ! dit Liochka d’une voix traînante.


     Les garçons se turent, se regardant l’un l’autre. Paka les examinait avec une curiosité envieuse. 


     Liovka : un garçon d'environ douze ans, les cheveux roux et coupés très court, avec de bons yeux gais et des lèvres douces. Un visage émaillé de taches de rousseur. Le nez assez large et un peu retroussé. Un gentil gars. Antochka, qui avait dans les dix ans, et Liochka, dans les neuf ans, étaient des répliques assez fidèles de leur aîné, avec juste l’air encore plus tendre et gentil. Antochka souriant et clignant légèrement de l’œil, regardait avec beaucoup d’attention son interlocuteur. Liochka avait les yeux grands ouverts, avec une expression habituelle de surprise et de curiosité. Ils s’efforçaient tous les trois d’avoir l’air de vrais gaillards, et à cette fin allaient toujours les pieds nus l’été, et s’étaient aménagé une tanière dans les bois, repaire où ils se faisaient chauffer et cuire de la nourriture. 


     Paka poussa unn petit soupir et dit à mi-voix :


     — Vous avez de la chance. Vous allez et venez librement. Moi, je suis en captivité.


     — Comment as-tu été fait prisonnier ? demanda Liochka, regardant Paka de ses yeux grands ouverts remplis de curiosité.


     — Moi-même, je n’en sais rien, répondit Paka. Autrefois, nous vivions, maman et moi, dans un château. C’était très gai. Mais une méchante fée, notre parente éloignée, s’est fâchée contre maman parce que maman ne l’avait pas invitée à mon baptême – et voilà qu’une nuit elle m’a emporté sur un tapis volant pendant mon sommeil, et ensuite elle s’est transformée en maman. Mais ce n’est pas ma vraie maman. Et je suis en captivité.


     — Voyez un peu quelle méchante sorcière ! dit Antochka. Elle te bat ?


     Paka rougit.


     — Oh non, dit-il. Comment le pourrait-on ! Et ce n’est pas une sorcière, mais une fée maléfique. Mais c’est une fée très bien élevée, qui ne s’oublie jamais. Non, on ne me bat pas – comment le pourrait-on ! répéta Paka, ses épaules maigrichonnes ayant un frisson à l’idée qu’on pourrait le battre. Seulement, je suis sous la surveillance de mademoiselle8 et de l’étudiant. 


     — Des argus9 ? demanda Liovka.


     — Oui, des argus, répéta Paka. Deux argus, dit-il encore une fois, souriant parce que le mot lui plaisait, et que son usage lui permettait de lier entre eux mademoiselle et l’étudiant-précepteur.


     — Et ils ne laissent jamais aller dans les champs ? demanda Liochka en regardant Paka avec commisération.


     — Non, pas tout seul, dit Paka.


     — Tu devrais t’échapper, te tirer, lui conseilla Antochka.


     — Non, dit Paka. Je ne peux pas me tirer, les argus le verraient tout de suite et me ramèneraient.


     — Tu n’as pas de chance, proféra Liovka. Mais nous te libérerons.


     — Oh ! s’exclama Paka, avec un enthousiasme incrédule, croisant les mains en un geste de prière.


     — C’est juré, nous te libérerons, répéta Antochka.


     — Pour le moment, au revoir, nous n’avons pas le temps, dit Liovka.


     Et les garçons prirent congé de Paka et s’en allèrent – courant bien vite sur l’étroit sentier et disparaissant derrière des buissons. Paka les suivait du regard, remué par de vagues espoirs, et songeant aussi à la maman lointaine qui cherchait Paka sans pouvoir le trouver, et qui pleurait, inconsolable parce que son gentil Pakotchka10 n’était pas auprès d’elle. 


     



Notes


  1. Prénom caucasien, tcherkesse.
  2. Rappel : c’est une villa, souvent dans les bois.
  3. Comme je l’ai signalé dans le chapeau, Sologub est l’auteur d’un roman intitulé Un démon mesquin – que je n’ai pas encore lu.
  4. Insigne des établissements secondaires avant 1917 (note trouvée chez Gleb Struve).
  5. Dans la marine.
  6. Diminutif péjoratif de Lev. Idem pour les deux autres chenapans : Anton et Alexeï.
  7. Pavel (Paul), dont Paka, prénom du Caucase n’est nullement le diminutif.
  8. En français dans le texte.
  9. Au sens ancien de « surveillant ». Rappel : Argos-aux-cent-yeux est le surveillant qui voit tout : https://fr.wikipedia.org/wiki/Argos_(Panopt%C3%A8s)
    J’ai pensé à traduire par « argousins », mais l’origine du mot est différente.
  10. Bien sûr forme affectueuse de Paka.






II



     En s’en allant, les trois frères parlaient de Paka.


     — Il faudrait jeter un coup d’œil sur cette fée maléfique, dit Liochka. Voir à quoi elle ressemble.


     — Une fée ! C’est juste une sorcière ! corrigea Antochka.


     — Bien sûr que c’est une sorcière, confirma Liovka.


     — Comment faire pour le libérer ? demanda Liochka.


     Liochka, ce petit curieux, voyait le monde entier sous l’angle d’un questionnement. Liochka était curieux de tout, importunait tout le monde de ses questions et avait naïvement foi en toutes les réponses qu’on lui faisait. Antochka aimait donner libre cours à son imagination et concevoir des projets plus ou moins hardis. En tant qu’aîné, Liovka approuvait ou rejetait ces projets, et ses frères acceptaient ses décisions sans discussion.


     Antochka dit :


     — Contre une sorcière, il faut connaître le mot juste.


     — Et quel est-il ? demanda aussitôt Liochka. 


     Les garçons devinrent songeurs et marchèrent quelques minutes en gardant le silence. Soudain, Antochka cria :


     — Je sais !


     — Eh bien ? demanda Liovka en jetant un coup d’œil incrédule à Antochka.


     Un peu gêné par les regards braqués sur lui de ses deux frères, Antochka dit :


     — Je pense que les moujiks connaissent ce mot. Il y a beaucoup de sorciers dans les villages. Et les moujiks et les paysannes, dans les villages, se fâchent souvent les uns contre les autres, ils se jettent des sorts et, pour se protéger de ces sorts, ils disent très souvent de tels mots incompréhensibles – ils prononcent un mot à propos de leur mère1.


     Liovka réfléchit un peu et déclara :


     — C’est peut-être ça. Ils ont des mots ailés2.




Notes


  1. Le mot мать, mère est en effet très fréquent dans les jurons russes, ce qui peut rappeler des expressions analogues en français…
  2. Au sens de : formules magiques. Cette expression provient d’Homère.




III



     Le matin suivant, les trois garçons, en s’ébattant près de la petite rivière, gardaient un œil sur la palissade de la datcha de Paka. Lorsque la tête blonde de celui-ci se montra au-dessus de la clôture – le garçon siégeait de nouveau, visiblement, dans sa tour de guet –, les garçons reprirent leurs cannes à pêche et remontèrent en courant le long du sentier.


     — Bonjour au captif ! dit Liochka.


     — Prince captif, corrigea Antochka.


     — Prince Paka, petit badaud, dit Liovka.


     Souriant avec retenue, Paka leur serra la main.


     — Comment se fait-il que vous, chasseurs peaux-rouges, ne portiez pas de mocassins ? demanda-t-il.


     Les garçons se mirent à rire. Antochka dit :


     — Que reprocher à nos bottes de sept lieues ? Faites de notre propre peau. Chez nous, la règle veut que l’on ne salisse pas les canapés avec des bottes – c’est pourquoi nous n’en portons pas.


     — Moi, je ne pourrais pas aller pieds nus dans le sable, dit Paka.


     — Où pourrais-tu aller ? proféra Liovka. ta coquille est plus fine que du papier à cigarette. Mais nous sommes venus parler affaires. Nous voulons te libérer de la méchante fée. Rompre l’ensorcellement, tu comprends. Dis-nous quand ce serait le plus commode à faire.


     Paka eut un sourire incrédule. La veille, une fois passée la première allégresse de l’espoir, lorsque mademoiselle et l’étudiant étaient revenus vers lui, suivis de maman – la méchante fée – et que la routine domestique avait repris son cours immuable, le château de la fée maléfique parut si solide, tellement inébranlable au captif Paka qu’il eut le cœur serré de tristesse, et la douce joie de l’espérance pâlit et se dissipa sans bruit, comme la brume lorsque le jour s’est levé au-dessus de la vallée. Et il dit aux frères :


     — Vous n’en serez pas capables.


     — Si, nous en serons capables, répondit avec excitation Liochka.


     Et Liovka expliqua :


     — Nous avons appris certains mots. Nous sommes allés pour cela au village, nous y avons trouvé le plus vieux sorcier, nous l’avons payé pour qu’il nous apprenne sa science et nous avons bien retenu tous les mots qu’il faut dire.


     — Et quels sont ces mots ? demanda Paka.


     Liovka siffla. Antochka déclara :


     — Tu ne dois pas encore connaître de tels mots.


     — Tu es trop petit pour cela, dit Liochka.


     Liovka dit à Paka :


     — Indique-nous quand ta sorcière sera à la maison – tu sais, cette fée chez qui tu es en captivité –, corrigea-t-il en observant la grimace de mécontentement apparue sur le visage de Paka au mot de “sorcière”. Nous nous approcherons sous la fenêtre, poursuivit Liovka, et nous réciterons les mots ailés, et le charme s’évanouira aussitôt, tu seras libre.


     — Et maman reviendra ? demanda Paka. 


     — Eh bien, on pourra le voir à ce moment-là, répondit Liovka. Bien sûr, si tout son maléfice disparaît, cela veut dire que tu te retrouveras à l’endroit où elle s’est emparée de toi.


     Paka garda le silence un moment et dit :


     — Nous dînons à sept heures.


     Et il ressentit brusquement de l’effroi : il avait peur et il était aussi joyeux.


     — Nous venons donc à sept heures ? demanda Liochka.


     — Non, dit Paka avec un sourire timide et malicieux. Venez plutôt un peu plus tard, vers huit heures, de toute façon après le dessert, autrement le dîner, chez maman, risque d’être déjà terminé, et je resterai sans dessert.


     Les garçons aux pieds nus se mirent à rire.


     — Voyez-moi le prince Pachkouille-la-léchouille, dit Antochka, toi tu aimes les plats sucrés.


     — J’aime ça, avoua Paka.


     Les garçons lui dirent au revoir et s’en allèrent.





IV



     Chez eux – pas à leur datcha mais dans leur repaire forestier bien à eux, dans un ravin, sous les racines d’un arbre abattu par la tempête –, chez eux, donc, ils tinrent conseil sur la façon de mener à bien leur entreprise. Cela n’avait aucun sens de reporter les choses à plus tard : ils décidèrent de passer à l’action le jour même.


     Antochka s’était dit que, pour donner plus de force aux mots ailés, il ne fallait pas seulement les dire, mais les écrire sur des flèches qui seraient expédiées par les fenêtres de la datcha de la sorcière.


     Liovka répartit les rôles :


     — Nous nous glisserons à pas de loup sous les fenêtres et attendrons. Lorsqu’il  sera clair que Paka aura mangé son dessert, nous nous mettrons à crier.


     — Tous en même temps ? s’enquit Liochka.


     — Non, à quoi bon… Il faut que tous comprennent bien ce que nous disons. Au début, je parlerai au passé, parce que j’étais autrefois un mioche comme vous. Ensuite, toi, Antochka, tu crieras au présent – tu es un mioche à l’heure actuelle. Et puis, toi, Liochka, tu crieras ensuite au futur – tu deviendras un jour aussi grand que moi. Et ces mêmes mots ailés, chacun de nous va les écrire sur sa flèche.


     — Il faut que les flèches soient noires, dit Antochka.


     — Cela va de soi, acquiesça Liovka.


     — Il faut écrire dessus avec notre sang, continua Antochka.


     Liovka approuva également cela.


     — Naturellement, dit-il. Ce genre de mots ailés ne s’écrit pas avec de l’encre.




V



     Paka éprouvait une grande émotion. Tout son destin allait basculer dans la journée. Il allait retourner chez sa maman. Comment est maman ? La méchante fée a pris l’apparence de maman, donc maman lui ressemble. Mais elle, elle est bonne, bonne, elle jouera tout le temps avec son petit garçon, et quand le garçon aura envie d’aller à la rivière, elle le laissra rejoindre les autres garçons joyeux et bronzés.


      Paka devait tout de même reconnaître que la méchante fée, tout en étant méchante, s’était toujours montrée aimable avec lui. Elle le gardait prisonnier, mais, visiblement, se souvenait qu’il était prince. Il lui arrivait même de l’embrasser et de le câliner. Il fallait croire qu’elle s’était habituée à lui. Lorsque Paka serai libéré de son emprise, la méchante fée sera furieuse. Ou triste ? Elle s’ennuiera peut-être de Paka ? Pleurera ?


     Voilà Paka qui s’attriste. N’y a-t-il pas moyen d’arranger l’affaire pacifiquement ? – de faire en sorte que la méchante fée se réconcilie avec sa maman et renonce à son ensorcellement ? Et alors, elle pourrait même rester vivre avec eux. Il faut discuter avec la méchante fée : peut-être se repentira-t-elle d’elle-même.


     Et lorsque l’étudiant, qui avait achevé un calcul avec lui, l’invita à aller dans le jardin, Paka annonça qu’il devait aller voir sa maman. Et partit voir la méchante fée.


     La méchante fée était toute seule. Elle attendait des invités pour le dîner, elle était étendue sur une couche très belle et très molle, et lisait un petit livre à la couverture jaune. Elle était jeune et belle. Ses cheveux noirs, ses mouvements pleins de langueur. Le regard brûlant de ses yeux noirs. Ses mains potelées, à moitié ouvertes, très belles. Toujours habillée de façon très seyante.


     — Ah, le petit, dit-elle en délaissant à regret son livre. Que veux-tu ?


     Paka lui baisa la main, la regarda avec irrésolution et déclara :


     — Je dois discuter avec vous.


     La fée maléfique se mit à rire.


     — Parler avec nous ? Qui ça, nous ?


     Paka rougit.


     — Bon, avec toi. Je le dois vraiment.


     Riant, clignant de ses yeux brillants et couvrant sa bouche rieuse de son livre, la méchante fée dit :


     — Assieds-toi et parle, petit. Que faisais-tu, à l’instant ?


     — Lui et moi, nous avons fait un calcul, répondit Paka.


     — Ah, lui et toi !


     La méchante fée avait l’intention de dire que ce n’était pas poli, qu’il fallait appeler l’étudiant par son nom1 – mais cela la lassa, et elle dit :


     — Bon, Paka, dis ce qu’il te faut.


     Paka rougit fortement et, se tordant nerveusement les mains, déclara :


     — Je sais tout.


     La méchante fée se mit à rire, d’un rire gai, sonore et irrépressible.


     — Oh, pas possible ! s’écria-t-elle. Si tôt, tout savoir. Paka, si c’est vrai, tu es un phénomène. 


     — Non maman, répliqua Paka d’une voix douce. Je ne suis pas un phénomène, juste un prince que vous tenez en captivité.


     — Oh ! s’exclama la méchante fée en cessant de rire et en regardant Paka avec surprise. Nous avons de l’imagination ! dit-elle avec étonnement.


     Paka poursuivit tout aussi doucement :


     — Je sais aussi, chère fée, que vous n’êtes pas ma maman, mais une méchante fée. Vous êtes une personne très aimable, mais, s’il vous plaît, ne vous fâchez pas, je sais tout de même que vous êtes une méchante fée.


     — Mon Dieu ! s’écria la méchante fée, de qui tiens-tu de tels contes admirables ? Viens ici, petit, plus près.


     Paka s’approcha craintivement, et la méchante fée lui tâta la tête, les mains.


     — Tu n’es pas malade ? demanda-t-elle.


     — Non, chère fée, dit Paka d’une voix affectueuse en embrassant les petites mains blanches et tendres de la méchante fée – mais, s’il vous plaît, rendez-moi la liberté.


     — La liberté ? répéta la fée.


     — Oui, poursuivit Paka, je veux me tirer d’ici et aller à la rivière.


     — Oh ! Te tirer d’ici ! répéta la fée, horrifiée. Pour l’amour de Dieu, Paka, est-il possible d’utiliser de telles expressions ?!


     Mais Paka continua sans l’écouter :


     — Aller jouer avec les garçons.  Il y a de chouettes garçons, là-bas. Mais, s’il vous plaît, sans les argus.


     — Sans les argus ? demanda la méchante fée qui se remit à rire. Oh, petit rêveur ! On nous a fait lire trop de contes merveilleux, petit Paka, et tout s’est embrouillé dans notre tête. Mais je dois dire que les argus, ça me plaît vraiment. Envoie-moi tes argus, il faut calmer ce jeu-là d’une façon ou d’une autre.


     Paka s’en alla.


     « Elle est rusée ! songeait-il. Elle ne se met pas en colère, mais je vois bien qu’elle  ne me remettra pas en liberté. On m’a fait lire beaucoup de contes ! Alors qu’elle-même passe son temps à lire en français de telles longues histoires dans ces livres jaunes ! Apparemment, tout n’est pas fantaisie dans les contes, il s’y trouve également des choses vraies, si les adultes aussi aiment lire des contes. »




Notes


  1. C’est-à-dire en fait utiliser la formule de politesse courante : prénom et patronyme.





VI



     Et voilà, c’était le soir, il commençait à faire sombre. Les lampes étaient joyeusement allumées, le dîner touchait à sa fin, on arrivait au moment le plus intéressant – on servait le dessert : un soufflé à la crème et aux fraises des bois. Les invités étaient là, des dames et des messieurs, une dizaine, mais c’étaient tous ou des parents – l’oncle de Paka et ses filles, d’autres cousines encore –, ou des gens destinés à devenir bientôt des parents, des proches et bons amis, la table avait été dressée dans un style familial, et Paka siégeait à un bout, en face de la méchante fée, encadré par ses deux argus.


     La méchante fée racontait aux invités les fruits de l’imagination de Pakotchka1, on blaguait sur Paka et sur ses argus. Paka souriait : il savait qu’il avait raison, et il aimait ce soufflé. Les argus, eux, étaient très mal à l’aise et, quand bien même ils souriaient et blaguaient parfois à leur tour, mademoiselle avait les oreilles en feu et des notes de contrariété tintaient parfois dans la tête de l’étudiant. Avant le dîner, la méchante fée les avait entretenu très gentiment et gaiement de l’insuffisance de leur surveillance : les chimères de Paka, l’affreuse expression « se tirer », d’où cela provenait-il ? Elle avait été très aimable, mais les argus l’avaient quitté avec le sentiment d’avoir reçu un savon de première. 


     Et soudain, à peine Paka avait-il fini son dessert,  que, par la fenêtre ouverte de la salle à manger, annoncée par un léger bruissement et un sifflement, une flèche en bois noire, portant une inscription en rouge faiblement lisible, atterrissait sur la nappe blanche. Au même moment, de l’autre côté de la fenêtre, une voix enfantine cria des gros mots.


     « C’est parti ! » se dit Paka.


     Il bondit de sa chaise, tremblant de tout son corps et regardant la méchante fée avec une impatience mêlée d’appréhension. Et la méchante fée était, comme les autres dames et les jeunes filles, épouvantée par l’imprévu. Les convives poussèrent des exclamations, mais, avant que l’un d’entre eux ait eu l’idée d’aller à la fenêtre, une deuxième flèche vola dans la pièce, allant se ficher dans un bouquet de fleurs sur la table, et l’on entendit une autre voix enfantine crier des mots orduriers. Une troisième flèche percuta l’uniforme de l’étudiant, une troisième voix brailla des horreurs, puis on entendit des rires dans le jardin, un bruissement de pas s’éloignant, les cris des domestiquues – quelqu’un s’enfuyait, on lui donnait la chasse.


     Tout cela avait pris moins d’une minute. Lorsque les hommes se précipitèrent enfin aux fenêtres, dans la faible lumière du crépuscule, ils virent trois garçons déjà au-delà de la clôture du jardin et s’enfuyant lestement.


     — Vous ne les attraperez pas, dit l’oncle de Paka. Voilà, vous avez une illustration spectaculaire de l'expression « se tirer »


     Et tout le monde regarda Paka. Il se tenait debout, jetant des regards à la ronde, surpris. Tout était resté en place, les garçons stupides l’avaient trompé, ils n’avaient pas été capables de l’affranchir de sa captivité.


     — Je leur avais bien dit qu’ils ne pourraient pas ! s’écria douloureusement Paka, et il fondit en larmes.


     On l’interrogea. On s’émut. On rit. Ce fut un bruyant mélange de gaieté et de contrariété. La méchante fée s’exclama :


     — Comme cela tombe bien, que nous partions bientôt ! Quels garçons impossibles !


     — Mais ils seront punis ! la rassura l’oncle de Paka.


     — Oh, pour ce que j’en ai à faire !  dit la méchante fée, qui feignit de pleurer. Paka est si impressionnable. Mon Dieu, les deux argus ont manqué de vigilance. 


     Elle pleurait et riait. Les autres riaient et la consolaient. On fit sortir Paka. Paka pleurait. Les argus bougonnaient.


     Oui, dans la vie de Paka, il y avait de pénibles instants. Ce fut une soirée ennuyeuse et très déplaisante. Heureusement, la nuit survint, on put s’endormir.




Notes


  1. Déjà signalé : forme affectueuse de Paka.





VII



     Au matin, les garçons aux pieds nus eurent à s’expliquer avec leur père. Le capitaine regardait d’un air sombre ses fils. Ils se tenaient côte à côte, pleurant et se repentant. Liovka racontait l’histoire :


     — Nous l’avons cru, quand il disait être un prince captif, nous avons voulu le délivrer de la méchante fée. Nous pensions que, pour cela, il fallait dire des mots magiques.


     — Quels mots ? demanda, renfrogné, le capitaine.


     Il se forçait à froncer les sourcils pour ne pas éclater de rire.


     — Des mots ailés, dit Liovka, traînant et pleurnichant sur les dernières syllabes.


     — Quels mots ailés ? redemanda le capitaine. Vous les connaissez donc ?


     Liovka hocha affirmativement la tête. 


     — Eh bien, dites-moi donc ces mots ailés, ordonna le capitaine.


     Les garçons les répétèrent. Le capitaine rougit de colère.


     — J’ai élevé des imbéciles, grogna-t-il avec dépit. Je vous interdit de les dire à l’avenir ! Ce sont des saletés, cria-t-il à ses fils. Où les avez-vous appris ?


     Liovka lui expliqua en sanglotant :


     — Nous pensions que les moujiks connaissaient tous les mots ailés dont nous avions besoin. Nous nous sommes rendus au village. Nous sommes allés trouver le plus vieux. Il buvait de la vodka en disant certaines paroles. Nous lui avons donné quarante kopecks, c’est tout ce que nous avions. Il nous a appris ces mots. Nous en avons demandé d’autres. Mais il a dit : « Pour quarante kopecks, vous ne pouvez pas en savoir plus. Et puis, contre ces mots-là, aucune sorcière ne pourra tenir. »


     — Les sacrés gaillards, dit le capitaine. Et vous êtes allés, avec ces mots à la bouche, sous les fenêtres d’autrui. Ah, les bons à rien ! Qu’est-ce que je vais faire de vous ?





VIII



     Les garçons savaient qu’on emmènerait Paka ce matin-là. La méchante fée partait à l’étranger, emmenant avec elle Paka et ses argus. Les garçons allèrent sur la voie ferrée, à l’endroit où elle s’approchait de leur ravin, et attendirent. Et voici que le train, sorti de la gare, apparaissait, s’approchant rapidement. 


     Paka regardait par la fenêtre, les yeux pleins de brume. On l’emmenait, les argus étaient de nouveau avec lui, ainsi que la méchante fée – aimable, affectueuse, mais ce n’était toujours pas maman, mais une méchante fée, et c’était toujours la même captivité !


     Brusquement, Paka vit les trois garçons aux pieds nus. Un espoir insensé, désespéré, lui traversa l’esprit. Peut-être qu’ils avaient appris de nouveaux mots ? Les vrais mots ? Un joyeux miracle allait-il soudain s’accomplir ?


     Dans son enthousiasme, Paka passa la tête par la fenêtre et agita son mouchoir.


     Et les garçons coururent le long du talus bordant la voie, plus près du train. Le wagon de Paka s’approchait vite. Au-dessus du visage de Paka apparut celui de la méchante fée, un visage aimable et indifférent de belle dame que déforma soudain une expression de cruelle inquiétude.


     Dans une joyeuse attente, les garçons crièrent l’un après l’autre les nouveaux mots ailés qu’ils venaient d’apprendre, en agitant leurs chapkas.


     — Encore ces affreux garçons ! s’écria la méchante fée. Paka, ne regarde pas par la fenêtre pour le moment, petit.


     Mais cela importait peu, déjà, le train passa en trombe à côté des garçons, qui restèrent impuissants, désenchantés, déçus dans leur espoir passionné d’un événement joyeux.


     — Elle l’a emporté ! La maudite sorcière ! cria avec chagrin Antochka.


     Les garçons se laissèrent tomber dans l’herbe et pleurèrent amèrement.


     Et, dans son wagon disparaissant rapidement, Paka pleurait, la méchante fée riait, les argus s’efforçaient de distraire Paka.


     Pauvres mots ailés impuissants ! Liens indissolubles ! Larmes amères d’enfant !


     Les pauvres sots – ah, s’ils avaient su ! La fée enlevant les enfants endormis sur un tapis volant, comme sa domination est solide, et son empire indestructible ! Et personne ne peut lui enlever son masque. Et les argus ne voient rien, mais interdisent de quitter l’enceinte. Et il n’y a pas moyen de se libérer. Et les chasseurs libres cherchent en vain les sages et les savants.


     Tout est en place, les chaînes sont là, un maillon suit l’autre, l’enchantement est là pour l’éternité, on est prisonnier, captif…

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