lundi 20 février 2023

Le point d'exclamation (Anton Tchékhov)

     Ce petit texte parut à la fin décembre 1885 dans l’hebdomadaire de Saint-Pétersbourg Fragments, signé A. Tchékhontié. Il fit partie, l’année suivante du recueil Récits bariolés, puis se retrouva dans d’autres éditions, avec de menues corrections. Le pittoresque de ce petit récit fut apprécié par la critique. 



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Le point d’exclamation


(Conte de Noël)





     La nuit de Noël, Iéfime Fomitch1 Perekladine2, secrétaire de collège3, se coucha vexé, offensé, même.


     — Fiche-moi la paix, diablesse ! aboya-t-il hargneusement à l’adresse de sa femme lorsque celle-ci lui demanda pourquoi il était si sombre.


     Le fait est qu’il rentrait à l’instant d’une soirée où bien des choses désagréables et blessantes pour lui avaient été dites. On avait d’abord parlé de l’utilité de l’instruction en général, puis, insensiblement, on en était venu au degré d’instruction de la gent fonctionnaire, le bas niveau en question donnant lieu à une quantité de regrets, de reproches et même de railleries. Et là, comme il est de règle entre Russes, on était passé des généralités aux cas individuels. 


     — Tenez, vous, par exemple, Iéfime Fomitch4, avait dit à Perekladine un jeune homme, vous avez une place assez bonne… et quelle instruction avez-vous ? 


     — Aucune, monsieur5. On n’en exige pas de nous, avait répondu avec douceur Perekladine. Pourvu qu’on écrive correctement, cela suffit…


     — Et où donc avez-vous appris à écrire correctement ?


     — Je m’y suis habitué, monsieur… En quarante ans de service, on a le temps de se faire la main, monsieur… Au début, bien sûr, c’était difficile, je faisais des fautes, mais ensuite j’ai pris l’habitude, monsieur… et ça va, maintenant…


     — Et la ponctuation6 ? 


     — La ponctuation aussi, ça va… Je la mets correctement.


     — Hum !… avait dit, gêné, le jeune homme. Mais l’habitude, ce n’est pas du tout la même chose que l’instruction. C’est une chose de placer correctement les signes de ponctuation, mais cela ne suffit pas, monsieur ! encore faut-il les placer à bon escient ! Quand vous mettez une virgule, vous devez savoir pourquoi… oui, monsieur ! Tandis que votre orthographe réflexe… inconsciente, ne vaut pas un sou. C’est une production machinale, rien d’autre.


     Perekladine avait gardé le silence, souriant même avec douceur (le jeune homme était le fils d’un conseiller d’État7 et avait lui-même droit au rang de fonctionnaire de dixième classe), mais à présent, en se couchant, il n’était plus qu’indignation et rage.


     « J’ai servi quarante ans, se disait-il, sans que personne m’ait jamais traité d’imbécile, et là, voyez donc ces critiques ! “Inconsciente !… Réflexe ! Production machinale”… Ah, toi, que le diable t’emporte ! Et je m’y entends mieux que toi, même si je n'y suis pas allé, dans tes universités ! »


     Ayant déversé en esprit à l’adresse du critique toutes les injures connues de lui, et s’étant réchauffé sous la couverture, Perekladine commença à se calmer.


     « Je sais… je comprends… songeait-il en s’endormant. Je ne mets pas deux points là où une virgule s’impose, autant dire que je reconnais, je comprends. Oui… ainsi, jeune homme… Il faut commencer par vivre un peu et par servir, avant de juger les anciens… »


     Dans les yeux fermés d’un Perekladine en train de s’endormir, à travers une masse de nuages sombres et souriants, passa comme un météore une virgule de feu. Suivie d’une autre, d’une troisième, et bientôt, tout le fond sombre et sans limites s’étendant devant son imagination fut couvert de foules denses de virgules volantes…


     « Prenons par exemple ces virgules, songeait Perekladine en sentant ses membres s’engourdir de sommeil. Je les comprends parfaitement… je peux trouver un emplacement à chacune, si tu le désires… et… à bon escient, pas comme ça me chante… Joue les examinateurs, tu verras bien… On met des virgules là où il en faut, aussi là où il ne faudrait pas. Plus l’écrit est embrouillé, plus il faut de virgules. On en met devant “qui” et devant “quoi”. Si l’on énumère des fonctionnaires, il faut séparer chacun d’eux par une virgule… Je le sais ! »


     Les virgules d’or se mirent à tournoyer et furent emportées. A leur place arrivèrent des points enflammés…


     « Le point se met à la fin du texte… On met aussi un point là où une grande pause est nécessaire, le temps de regarder l’auditeur. Ainsi qu’après un long passage, pour éviter que le secrétaire ne bave en lisant. Ailleurs, on ne met jamais de point… »


     Revoilà les virgules… Elles se mêlent aux points, tourbillonnent – et Perekladine voit tune foule entière de points-virgules et de deux-points…


     « Je les connais aussi… songe-t-il. Un point-virgule s’impose là où une virgule ne suffit pas, mais où ce serait trop d’un point. Je mets toujours un point virgule avant “mais“ et avant “par conséquent“… Bon, monsieur, et les deux points ? On met deux points après “il est décrété”, “il est décidé”… »


     Les points-virgules et les deux-points s’éteignirent. Ce fut le tour des points d’interrogation. Ils sautèrent des nuages et se mirent à danser le cancan…


     « Un point d’interrogation ? la belle affaire ! Même un millier d’entre eux, je pourrais les placer. On les met toujours lorsqu’on doit s’informer au sujet de quelque chose ou, mettons, se renseigner à propos d’un document… “Sur quel compte le reliquat des sommes de telle année a-t-il été reporté ?“, ou bien “La direction de la Police pensera-t-elle possible de faire tenir ledit document à Ivanov et aux autres ?”… »


     Les points d’interrogation balancèrent leurs crosses en signe d’approbation et se redressèrent en un instant, comme obéissant à un ordre, devenant des points d’exclamation…


     « Hum !… Ce signe de ponctuation est fréquent dans les lettres. “Mon cher Monsieur !” ou bien “Votre Excellence, notre père et bienfaiteur !…” Mais dans les documents administratifs ? »


     Les points d’exclamation s’étirèrent davantage et attendirent, immobiles…


     « Dans les documents administratifs, on les met lorsque… eh bien… comment cela s’appelle-t-il ? Hum !… Effectivement, quand doit-on en mettre ? Attendez un peu… que je me souvienne… Hum ! »


     Perekladine ouvrit les yeux et se tourna de l’autre côté. Mais à peine eût-il refermé les yeux que, sur le fond sombre, réapparurent les points d’exclamation. 


     « La peste soit de ces points ! Quand faut-il les mettre, en fait ? se dit-il en s’efforçant de chasser de son esprit les hôtes indésirables. Se peut-il que j’aie oublié ? Ou bien je l’ai oublié, ou bien… je n’en ai jamais mis… »


     Perekladine entreprit de se rappeler le contenu de tous les documents qu’il avait rédigés au cours de ses quarante années de service ; mais il avait beau réfléchir et plisser le front, il ne découvrait dans son passé aucun point d’exclamation.


     « Ça alors ! Cela fait quarante ans que j’écris des textes, et je n’ai jamais mis de point d’exclamation… Hum ! Mais où doit-on le mettre, ce grand diable ? »


     Derrière la file de points d’exclamation enflammés se profila le mufle caustique du jeune censeur en train de rire. Les points eux-mêmes se mirent à sourire et se fondirent en une unique gros point d’exclamation. 


     Perekladine secoua la tête et ouvrit les yeux.


     « Tout ça est absurde… songea-t-il. Je dois demain me lever à l’aube pour aller à matines8, et voilà que cette diablerie ne me sort pas de la tête… Pouah ! Mais… tout de même, où doit-on le mettre ? Ah ça, tu t’es fait la main ! Pas un seul point d’exclamation en quarante ans, hein ! »


     Perekladine se signa et ferma les yeux, pour les ouvrir l’instant d’après ; sur le fond noir se dressait encore le gros point d’exclamation…


     « Pouah ! c’est un coup à ne pas fermer l’œil de la nuit. »


     — Marfoucha9 ! cria-t-il à l’adresse de son épouse, laquelle se vantait souvent d’avoir fait des études complètes en pension. Tu ne saurais pas, mon chou, où l’on doit mettre un point d’exclamation, dans un document ?


     — Il ne manquerait plus que je ne le sache pas ! Ce n’est pas pour rien que j’ai étudié sept ans au pensionnat. La grammaire, je l’ai retenue par cœur. Ce signe se place lors d’une apostrophe, d’une exclamation, et quand on exprime l’enthousiasme, l’indignation, la joie, la colère et autres sentiments.


     — Voilà, monsieur… se dit Perekladine : l’enthousiasme, l’indignation, la joie, la colère et autres sentiments.


     Le secrétaire de collège devint songeur… Pendant quarante ans, il avait rédigé des documents, il en avait écrit des milliers, des dizaines de milliers, mais ne se souvenait pas d’une seule ligne exprimant l’enthousiasme, l’indignation ou quelque chose de ce genre…


     « Et autres sentiments… » se disait-il. Mais a-t-on vraiment besoin de sentiments dans ces papiers ?


     La trogne du jeune censeur reparut derrière le signe de feu, souriant d’un air railleur. Perekladine se souleva et s’assit dans le lit. Il avait mal à la tête, son front se couvrit d’une sueur froide… Dans le coin10, la veilleuse brûlait, le mobilier propret avait un air de fête, tout exhalait tellement la tiédeur et la présence d’une main féminine, mais le malheureux rond-de-cuir avait froid, il se sentait mal, comme s’il avait attrapé le typhus. Le point d’exclamation ne se tenait plus à l’intérieur de ses yeux fermés, il était devant lui dans la pièce, près de la coiffeuse de sa femme, lui adressant des clins d’œil ironiques…


     — Machine à écrire ! Mécanique ! chuchotait l’apparition, soufflant un froid sec sur le fonctionnaire. Insensible bout de bois !


     Le fonctionnaire s’enfouit sous la couverture, mais même sous la couverture, il vit le spectre ; il colla son visage contre l’épaule de sa femme, mais la même vision surgit, dépassant de derrière cette épaule…  Le pauvre Perekladine resta toute la nuit dans ces affres, mais l’apparition ne le quitta pas ensuite dans la journée. Il la voyait partout : dans les bottes qu’il était en train de chausser, dans la soucoupe de son thé, dans sa médaille de Saint-Stanislas11 


     « Et autres sentiments… » se disait-il. C’est vrai qu’il n’y a jamais eu de sentiments… Je vais aller maintenant signer le livre des visiteurs chez le directeur… mais cela se fait-il en y mettant du sentiment ? On fait cela comme ça, pour rien… Comme une machine à félicitations… »


     Lorsque Perekladine sortit dans la rue et héla un cocher, il lui sembla voir le point d’exclamation roulait vers lui à la place du cocher.


     Arrivé dans le vestibule, chez le directeur, il vit, à la place du portier, le même point d’exclamation… Et tout cela lui parlait d’enthousiasme, d’indignation, de colère… Le porte-plume avait aussi l’air d’un point d’exclamation. Perekladine le saisit, trempa la plume dans l’encre et signa :


     « Iéfime Perekladine, secrétaire de collège !!! »


     Et, en mettant ces trois points d’exclamation, il s’enthousiasmait, s’indignait, se réjouissait, bouillait de colère.


     — Tiens ! Voilà pour toi ! marmonnait-il en pesant sur la plume.


     Satisfait, le signe enflammé s’évanouit.





Notes


  1. Fils de Foma, forme russe de Thomas. Iona (Jonas) donne Ionytch, tandis que Foma donne Fomitch : cette différence me laisse perplexe. 
  2. Ce nom signifie presque : traverse, linteau…
  3. Dixième rang sur quatorze de la Table des rangs (le Tchin de Pierre le Grand), en descendant.
  4. Prénom + patronyme : façon polie de s’adresser à quelqu’un.
  5. Seulement indiqué – de même que dans la suite – par l’enclitique sifflée « s », initiale de l’ancien terme russe soudar’, lui-même aphérèse de gossoudar’, monsieur. Déférent, neutre ou ironique selon les interlocuteurs et le type de conversation.
  6. En russe, une proposition subordonnée est obligatoirement précédée d’une virgule, alors qu’en français cela dépend de bien des choses, et relève aussi du style, il existe une certaine liberté.
  7. Cinquième rang – voir la note 3 ci-dessus.
  8. Office religieux célébré très tôt. 
  9. Diminutif de Marfa (Marthe).
  10. Celui des icônes, éclairées par la veilleuse.
  11. https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_de_Saint-Stanislas

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