jeudi 31 décembre 2015

Le baluchon ( Mikhaïl Zochtchenko, 1926)

Le baluchon






L’art de voler, mes chers amis, est une science à part entière, de très grande ampleur.
A notre époque, vous le savez vous-même, il faut être à son aise, pour ne pas chaparder.
Et notre époque exige une imagination sans limites.
La raison principale en est que le public est devenu prudent. Il veille jalousement à ses intérêts. Bref, il tient à ses biens comme à la prunelle de ses yeux !
- Les yeux, dit-on, on peut toujours les faire soigner, avec une carte d’assuré social. Mais les biens, quand on est dans la dèche, ils ne reviennent jamais.
Ce qui est fort exact.
Du coup, le voleur contemporain est devenu très savant, apte à la spéculation et d’une imagination débordante. Autrement, avec de telles gens, il ne peut pas s’en sortir.
Je prends un exemple. Cet automne, une vieille que je connais, la mère Anissia Petrova, s’est fait entortiller. Et ce n’est pas n’importe qui ! Cette bonne femme-là peut elle même très bien vous entortiller. Et - voyez un peu - on lui a barboté un baluchon, quasiment sous ses fesses.
Un larcin très élaboré, avec des trouvailles, bien sûr. Imaginez notre bonne vieille à la gare de Pskov, assise sur son baluchon, attendant le train de minuit.
Elle est là depuis le matin, elle a rappliqué tôt à la gare. Elle s’est assise sur son baluchon, et attend. Rien ne la fait s’éloigner, elle a trop peur que le baluchon ne disparaisse.
Elle reste assise et elle attend. Elle mange un peu et boit de l’eau, les passants, par charité, lui donnent de quoi. Pour le reste des petites affaires un peu sales, disons, se laver ou se raser, notre bonne vieille laisse tomber, ça attendra bien. Parce que le baluchon est énorme, impossible de franchir une porte avec. Et, je l’ai déjà dit, pas question de l’abandonner.
La voilà qui sommeille, toujours assise.
« En restant dessus,  - pense-t-elle, - pas moyen de me le faucher. Je ne suis pas une petite vieille qui se laisse voler. J’ai le sommeil léger, je me réveillerai »
Et elle sommeille, notre bonne vieille, que Dieu lui vienne en aide. A travers son demi-sommeil, il lui semble qu’on la bouscule, comme un coup de genou dans la gueule. Une fois, puis une deuxième et une troisième.
« En voilà une façon de me rentrer dedans ! - se dit-elle - Ces gens ne font attention à rien »
Et de pousser un grognement en se frottant les yeux, mais soudain, elle voit un homme  à côté d’elle sortir un mouchoir de sa poche et, ce faisant, faire tomber un billet vert, un billet de trois roubles.
Effarement - vous devinez - de la vieille, qui se laisse choir en direction du billet, allonge une jambe dessus pour se pencher ensuite ni vu ni connu, il n’y a plus qu’à prier le Seigneur de lui envoyer son train au plus vite. Elle, bien sûr, le billet dans la patte, revient vers son bien.
La suite n’est que tristesse : la vieille se retourne, plus de baluchon. Et le billet se révéla une grossière imitation. Ce n’était qu’un appât pour lui faire quitter son baluchon. 
Notre bonne vieille eut beaucoup de mal à revendre à moitié prix le billet.

Sommeil ( Anton Tchékhov )

Sommeil




Cette nouvelle sinistre date de 1888 : elle parut au début de l’année, sous pseudonyme, dans " Le journal de Petersbourg." Elle fit partie ultérieurement du recueil intitulé « Sombres gens », tout un programme. Auscultation de la misère sociale et de ses conséquences, affleurement du médecin tout court, dans la description du père malade, exploitation impitoyable d’une très jeune fille...Cette passion et compassion pour les couches les plus misérables de la société russe, qui lancera deux ans plus tard l’auteur sur les routes de Sibérie, vers Sakhaline. Tchékhov a transmué ici en violence littéraire ces sentiments devant ces vies mutilées et broyées, et peut-être aussi l’amertume secrète qu’il peut ressentir, lui qui n’a pas connu d’enfance : il faut aller à l’école mais aussi chanter à l’église et aider au magasin du père, brutal et peu doué pour le commerce, et bientôt, le magasin perdu, c’est la misère. Travailler sans relâche, le pli est pris, et Tchékhov travaillera comme un forçat jusqu’à sa mort. L’édition soviétique de 1977 de ses oeuvres complètes compte pas moins de trente volumes - certes agrémentés de notes et commentaires, mais bien épais... 
La nouvelle a déjà été traduite en français au moins deux fois : la première fois par E. Parayre pour l’édition de la Pléiade, en 1970. la deuxième fois pour le recueil « Nouvelles et récits russes classiques » des éditions Pocket en 2005, par K. Fache, I. Ghivasky et M. Julien, sous le titre             « l’envie de dormir ».



  
  

C’est la nuit. Varka*, petite bonne d’enfants d’à peine treize ans, balance le berceau du bébé, en chantonnant tout doucement : 
Dodo, fais dodo,
C’est la chanson du dodo...
Une veilleuse verte brûle devant l’icône; à une corde tendue en travers de la pièce pendent des couches et de grands pantalons noirs. La veilleuse projette au plafond une grande tache verte, les ombres des langes et des culottes s’allongent sur le poêle, sur le berceau, sur Varka...Quand la veilleuse se met à trembloter, ombres et tache s’éveillent, comme agitées par le vent. L’air est étouffant, empli d’un remugle de soupe aux choux et de cuir de chaussures. 
Il pleure, le bébé. A force de pleurer, il s’est enroué, malgré son épuisement, il continue de crier, et jusqu’à quand ? Et Varka voudrait dormir. Ses yeux se ferment d’eux-mêmes, sa tête tombe en avant, elle en a mal au cou. Elle ne peut plus remuer ni paupières ni lèvres, elle se sent le visage sec et figé comme une tête de bois, une tête qui rapetisse, devient comme une tête d’épingle.
- Fais dodo, petit, - chantonne-t-elle - je te ferai de la bouillie...
Dans le poêle, on entend un grillon. Derrière la porte, dans l’autre pièce, le ronflement du patron et de son apprenti, Afanassi...Le grincement plaintif du berceau, la chanson murmurée par Varka, voilà que tout se fond en une berceuse nocturne, si douce à l’oreille au moment du coucher. Mais maintenant, elle ne ressent qu’un accablement irrité, car la somnolence la gagne, or elle n’a pas le droit de dormir : si Varka s’endort - à Dieu ne plaise ! - elle sera battue.
La veilleuse vacille. La tache verte et les ombres se mettent à bouger, s’infiltrent sous les paupières mi-closes et immobiles de Varka, et distillent dans son cerveau à moitié endormi des rêves embrumés. De sombres nuages se font la chasse dans le ciel, ils crient comme le bébé. Mais le vent s’est levé, chassant les nuages, et Varka distingue une grande route boueuse; dans cette boue liquide s’étirent des convois, se traînent des gens, besace sur le dos, vont et viennent des ombres; de part et d’autre de la route, des forêts, à moitié cachées par un brouillard froid et hostile. Soudain, les porteurs de besaces et les ombres tombent par terre, dans le flot de boue. « Que voulez-vous ? » - demande Varka. « Dormir, dormir ! » - entend-elle. Et les voilà qui dorment à poings fermés, d’un doux sommeil, tandis que, perchées sur des fils télégraphiques, les pies et les corneilles crient comme le bébé, crient pour les réveiller.
- Dodo, fais dodo, c’est la chanson du dodo...- chantonne Varka, et voici qu’apparaît à présent une isba enténébrée, à l’air irrespirable.
Sur le sol de l’isba, se tourne et se retourne son défunt père, Efim Stepanov. Sans le distinguer, elle l’entend se rouler par terre en gémissant. Son hernie lui joue un sale tour, suivant son expression. Il a tellement mal qu’il ne plus parler, il ne fait qu’aspirer de l’air et claquer des dents, un vrai roulement de tambour.
- Bou-bou-bou-bou...
Pélagie, la mère de Varka, a couru dire aux maîtres que son homme se mourait. Un bout de temps, déjà, qu’elle est partie, elle ne rentre toujours pas. Couchée sur le poêle, Varka ne dort pas, elle écoute son père faire « bou-bou-bou ». Voici tout de même quelqu’un, cela s’entend. Les maîtres ont envoyé un jeune médecin, venu de la ville chez eux en visite. Dans l’obscurité, on en le voit pas entrer dans l’isba, on l’entend juste tousser et faire claquer la porte. 
- Eclairez-moi, demande-t-il.
- Bou-bou-bou...- répond Efim.
Pélagie court au poêle et farfouille à la recherche de la tasse ébréchée où sont les allumettes. En silence. une minute plus tard, le médecin , ayant cherché dans ses poches, allume lui-même une allumette.
- Voilà, mon petit père**, voilà - dit Pélagie, se ruant hors de l’isba pour revenir peu après, munie d’un bout de chandelle.
Efim a les joues roses, les yeux brillants et le regard étrangement perçant, comme s’il voyait à travers tout, le médecin comme l’isba. 
- Alors, c’est quoi, cette idée ? - dit le docteur, se penchant sur le malade - Dis donc ! Tu as ça depuis longtemps ?
- Hein ? Je meurs, Votre Noblesse, mon heure est venue...Je vais quitter ce monde...
- Arrête, avec tes bêtises; on va te soigner !
- Je vous remercie humblement, Votre Noblesse, faites comme il vous plaira, mais je crois bien...Si la mort est déjà là, que voulez-vous...
Le médecin s’affaire un quart d’heure autour de lui, puis se relève et déclare :
- Je ne peux rien faire...Il faut que tu ailles à l’hôpital, pour subir une opération. Tout de suite... Tu m’entends, tout de suite ! Il est tard, ils dorment tous, à l’hôpital, je vais te faire un mot. Tu as compris ?
- Comment va-t-il y aller, petit père ? - s’inquiète Pélagie - nous n’avons pas de cheval.
- Ce n’est rien, je vais demander à tes maîtres de te prêter un cheval.
Le docteur parti, la chandelle s’éteint, et de nouveau : « bou-bou-bou »...Une demi-heure plus tard, envoyée par les maîtres, une charrette s’approche de l’isba. Efim se prépare un peu, et s’en va.
Et c’est le matin, le clair et beau matin. Pélagie a quitté l’isba, elle est allée à l’hôpital prendre des nouvelles d’Efim. On entend un bébé pleurer, et la voix de Varka qui chantonne :
- Dodo, fais dodo, c’est la chanson du dodo...
Voilà Pélagie de retour. Elle se signe et dit dans un murmure :
- Cette nuit, ils l’ont arrangé, mais il a rendu l’âme ce matin...Qu’il repose en paix, à lui le Royaume des cieux...A ce qu’ils disent, c’était déjà trop tard, il aurait fallu venir les voir plus tôt...
Varka s’en va pleurer dans la forêt, mais soudain, elle reçoit un tel coup sur la nuque qu’elle se cogne le front contre le tronc d’un bouleau. Levant les yeux, elle voit devant elle son patron, le cordonnier.
- Dis donc, sale teigne, - entend-elle - le bébé pleure, et toi tu roupilles ?
Il lui tire l’oreille, elle a mal et secoue la tête, se remet à bercer le bébé en chantonnant. La  tache verte et les ombres des couches et des pantalons se balancent, lui font des clins d’oeil et bientôt s’emparent d’elle à nouveau. Voici que réapparaît la grande route boueuse, sur laquelle dorment, vautrés, les gens avec leur besace  sur le dos. En les voyant, Varka a terriblement sommeil, quelle volupté ce serait de s’allonger, mais Pélagie, sa mère, marche à ses côtés et la presse : il faut se dépêcher d’aller en ville, se placer.
- Une petite pièce, au nom du Christ ! - implore la mère - Soyez charitables, bonnes gens ! - dit-elle aux passants.
- Donne-moi le petit ! - lui répond une voix bien connue - Donne-moi le petit ! - répète la voix, brusque et courroucée. - Tu dors, vermine ?
Se relevant brusquement, Varka jette un coup d’oeil autour d’elle et comprend en un éclair de quoi il retourne : la route, Pélagie et les passants se sont évanouis, il ne reste, plantée au milieu de la pièce et voulant nourrir son marmot, que sa patronne. Tandis que celle-ci, forte, d’une belle carrure, allaite et apaise le bébé, Varka, restée debout, la regarde, attendant qu’elle ait fini. Du bleu apparaît derrière les vitres, la tache verte et les ombres au plafond se font plus pâles. C’est presque le matin.
- Reprends-le ! - dit la patronne, reboutonnant sa blouse - Il pleure encore. On lui a jeté un sort, à croire.
Varka prend le bébé dans ses bras, le replace dans son berceau et se remet à le bercer. La tache verte et les ombres s’effacent peu à peu, il n’y a plus personne pour se faufiler dans sa tête et l’embrumer. Mais cela ne change rien, elle a terriblement sommeil ! Elle pose la tête sur le rebord du berceau, qu’elle se met à bercer de tout son corps balancé : elle s’efforce de vaincre le sommeil, mais ses yeux se ferment, et sa tête se fait lourde.
- Varka, allume le poêle ! - crie le patron, derrière la porte.
Ce qui veut dire que c’est déjà ’heure de se lever et de se mettre au travail. Varka laisse le berceau, et court chercher du bois dans le bûcher. Ce qui lui plaît : en courant, en marchant, on a moins sommeil qu’en étant assis. Elle apporte le bois, allume le poêle et sent se visage se réveiller, le sang y circule à nouveau, elle a les idées plus claires.
- Varka, mets en route le samovar ! - c’est la patronne, cette fois.
Varka casse du petit bois, elle a juste le temps de l’enflammer et de le disposer dans le samovar que retentit un nouvel ordre :
- Varka, nettoie les caoutchoucs du patron !
Assise par terre, elle se met à nettoyer les caoutchoucs, et l’idée lui vient qu’il serait bien agréable de fourrer sa tête dans un bon gros et bien profond caoutchouc, et d’y sommeiller un petit peu...Et voilà que le caoutchouc grandit, grossit, il occupe toute la pièce à présent, Varka en laisse tomber la brosse, mais elle secoue la tête et concentre son regard pour que les objets devant elle cessent de grandir et de se promener à leur guise.
- Varka, lave l’escalier du dehors, ça fait honte pour les clients !
Elle lave l’escalier, range les chambres, ensuite elle allume l’autre poêle et file faire les courses. Le travail ne manque pas, on n’est pas tranquille une minute.
Mais le pire, c’est de se tenir debout sans bouger, devant la table de la cuisine, à éplucher les pommes de terre. Sa tête penche vers la table, elle voit trouble, le couteau lui échappe des mains, le tout juste à côté de sa patronne, forte, colérique, qui, les manches retroussées, parle d’une voix si forte que les oreilles de Varka en résonnent. C’est également une torture que de servir à table, laver le linge et le recoudre. A certains instants, on aurait envie de ne plus rien voir, et de tomber par terre pour dormir.
Ainsi passe le jour. Derrière les carreaux, il fait plus sombre, et Varka presse de ses mains ses tempes engourdies et se prend à sourire sans savoir pourquoi. La pénombre du soir caresse ses yeux collés de sommeil, lui promettant pour bientôt ce sommeil profond.
Le soir, les patrons ont des invités.
- Varka, mets en route le samovar ! 
Le samovar des patrons est trop petit, il faut le faire repartir plusieurs fois pour étancher la soif des invités. Après quoi, Varia reste debout une heure de rang au même endroit, à regarder les invités en attendant les ordres.
- Varka, va vite acheter trois bouteilles de bière ! 
Elle se précipite, courant le plus vite possible, pour chasser le sommeil.
- Varka, va vite chercher de la vodka ! Varka, où est le tire-bouchon ? Varka, prépare du hareng !
Les invités sont tout de même partis; on laisse les feux s’éteindre, les patrons vont se coucher.
Un dernier ordre :
- Varka, berce le petit !
Dans le poêle, on entend le grillon; la tache verte au plafond et les ombres des couches et des pantalons s’infiltrent à nouveau sous les paupières entr’ouvertes de Varka, lui adressent des clins d’oeil et c’est de nouveau le brouillard dans sa tête.
- Dodo, fais dodo, c’est la chanson du dodo...
Mais le bébé crie à s’époumoner. Varka se retrouve de nouveau sur la grande route boueuse, réapparaissent ces gens avec leurs besaces, et ses parents, Pélagie, Efim. C’est clair, elle les reconnaît tous, il n’y a qu’une chose que, dans son demi-sommeil, elle n’arrive pas à comprendre, quelle est cette force qui lui entrave bras et jambes, l’écrase et l’empêche de vivre ? Regardant tout autour d’elle, elle la cherche, cette force, pour s’en défaire, mais sans la trouver. Enfin, épuisée, elle concentre ce qui lui reste de force, de vue et d'ouïe pour regarder la tache verte qui vacille au plafond et prêter l’oreille au cri, et découvre l’ennemi, celui qui lui gâche la vie.
Le bébé, le voilà, l’ennemi.
Elle en rit. C’est étonnant. Comment n’a-t-elle pas compris plus tôt une chose aussi simple ? La tache verte, les ombres et le grillon se mettent aussi à rire et à s’étonner, lui semble-t-il.
Cette vision déformée s’empare de tout son être. Varka se lève de son tabouret et , un grand sourire aux lèvres, sans ciller le moins du monde, fait le tour de la chambre. C’est un chatouillement agréable, cette idée qu’elle va se défaire séance tenante du bébé, de celui à qui elle est enchaînée bras et jambes...Tuer le bébé, après quoi dormir, dormir, dormir...
Elle rit, fait des clins d’oeil à la tache verte qu’elle menace du doigt, s’approche du berceau et se penche sur le bébé. Une fois celui-ci étouffé, elle se couche vite par terre, en riant de plaisir à l’idée de pouvoir enfin dormir, et, une minute après, la voici qui dort d’un sommeil profond, comme morte...






 * Varka est la contraction populaire de l’un des diminutifs du prénom Varvara, c’est-à-dire, pour nous, Barbara..)
** Appellation affectueuse-respectueuse.

mercredi 30 décembre 2015

Deux beautés ( Anton Tchékhov, 1886 )

Deux beautés










I


  
Jeune lycéen, je me suis rendu, avec mon grand-père, du bourg de Bolchaïa Krepka à Rostov-sur-le-Don. C’était par une torride et affreusement ennuyeuse journée d’août. A  cause de la chaleur et du vent sec et brûlant qui nous envoyait des nuages de poussière, nous avions les yeux collés et le gorge desséchée; cela ôtait l’envie de regarder le paysage, de bavarder ou même de penser, et, quand il arrivait à notre somnolent cocher Karpo, voulant exciter le cheval, d’atteindre ma casquette avec son fouet, je n’émettais aucune protestation, mais, sortant de ma torpeur, je jetais un rapide et triste coup d’oeil d’oeil au loin : un village apparaîtrait-il ? Pour donner à manger à notre cheval, nous fîmes halte, dans le gros bourg arménien de Bakhtchi-Salakh, chez un riche Arménien que connaissait mon grand-père. De toute ma vie, je n’ai rien vu de plus caricatural que cet Arménien. Imaginez-vous un petite tête rasée, avec, plantés bas, de gros sourcils en broussaille, une longue moustache grise et une large bouche, d’où sortait une longue chibouque en bois de cerisier; la petite tête était plus ou moins bien rattachée à un corps maigre et bossu, habillé de façon extravagante : un court veston rouge et de larges pantalons d’un bleu éclatant ; cette silhouette se déplaçait en traînant les pieds, les jambes bien écartées, parlait en gardant la pipe au bec et accordait à ses hôtes le moins d’attention possible.
Chez cet Arménien, il n’y avait certes ni vent ni poussière, mais cela restait aussi désagréable, étouffant et ennuyeux que là-bas, dans la steppe, sur la route. Je me souviens de m’être assis, couvert de poussière et épuisé par la chaleur, dans un coin, sur un coffre vert. Les murs de bois brut, les meubles et le plancher passé à l’ocre exhalaient une odeur de bois desséché, à demi-calciné par le soleil. Et des mouches partout, absolument partout...mon grand-père discutait avec l’Arménien à propos de moutons et de pâturages. Je savais qu’on préparerait le samovar pendant une heure, que mon grand-père siroterait son thé encore une bonne heure, puis irait dormir deux ou trois heures, si bien que j’allais passer le quart de la journée à l’attendre, après quoi ce serait de nouveau la chaleur de plomb, la poussière et les cahots de la route. J’entendais le murmure de leurs deux voix, et il me semblait que je  voyais tout cela depuis une éternité, l’Arménien, le buffet avec sa vaisselle, les mouches et les fenêtres embrasées par le soleil, et que j’aurais encore longtemps sous les yeux ce spectacle, et je me prenais à haïr la steppe, le soleil et les mouches...
Une servante ukrainienne portant un foulard vint apporter la vaisselle, sur un plateau, puis le samovar. Sans se presser, l’Arménien s’en alla dans l’entrée crier :
- Machia ! Viens donc servir le thé ! Où es-tu donc ? Machia !
On entendit des pas précipités, et une jeune fille entra dans la pièce, une créature d’environ seize ans, en simple robe d’indienne, avec un petit foulard blanc sur la tête. Tandis qu’elle lavait la vaisselle et versait le thé, je ne voyais que son dos. Je pus seulement remarquer qu’elle avait la taille fine, qu’elle allait pieds nus et que ses talons menus étaient recouverts par des pantalons descendant très bas. 
Le maître de maison m’a proposé de boire du thé. En m’asseyant à la table, j’ai regardé en face la jeune fille, qui me servait un verre, et j’ai senti comme une brise me parcourir l’âme et en chasser les impressions de la journée, aussi bien la poussière que l’ennui. J’avais sous les yeux les traits charmants du visage le plus parfait que j’eusse jamais vu, que ce soit en rêve ou dans la réalité. Devant moi se tenait une beauté, je le compris au premier coup d’oeil, comme on reconnait aussitôt un éclair.
Je suis prêt à jurer que Macha, ou, comme disait son père, Machia, était une véritable beauté, mais je ne saurais le prouver. Il arrive que, dans le ciel, les nuages se massent en désordre à l’horizon, et que le soleil, masqué par eux, les teinte de couleurs variées : l’un est pourpre, le suivant orange, voici de l’or, du lilas, du rose tirant sur le gris; on croit voir ici un moine, là un poisson, plus loin c’est un Turc enturbanné. La lueur de cet incendie, qui occupe à présent le tiers du ciel, vient frapper aussi bien la croix des églises que les carreaux des maisons en ville,  illumine les rivières comme les mares, tombe en pluie d’or sur les feuilles des arbres. Au loin, se détachant sur ce fond  crépusculaire, un vol de canards sauvages, partis pour on en sait où...Et le bouvier ramenant ses vaches, et l’arpenteur traversant en calèche une levée de terre ou le simple promeneur, tous regardent ce coucher de soleil et admirent sa beauté, sans que nul ne puisse dire en quoi consiste cette beauté.
Je ne fus pas le seul à trouver belle cette Arménienne. Mon grand-père, vieillard de quatre-vingts ans, homme rude et insensible à la beauté des femmes comme à celles de la nature, observa une minute entière, d’un regard caressant, le visage de Macha, et demanda :
- C’est votre fille, Aviett Mazarytch ?
- Hé oui, c’est ma fille.
- Une bien belle jeune fille - le félicita mon grand-père.
Un peintre eût parlé, à propos de la jeune Arménienne, d’une beauté rigoureusement classique. C’était précisément le genre de beauté dont la contemplation, Dieu sait pourquoi, vous inspire la conviction, à la vue de ces traits réguliers, que les cheveux, les yeux, le nez, la bouche, le cou, la poitrine, jusqu’aux mouvements de ce jeune corps se fondent en une unité harmonieuse, un accord où la nature n’a commis aucune fausse note; il vous semble alors qu’une belle femme doit précisément avoir le nez de Macha, droit mais légèrement busqué, de même qu’elle doit avoir ses grands yeux sombres, ses longs cils, et son regard langoureux, que ses boucles et ses sourcils de jais doivent faire ressortir de la même façon que chez Macha la pâleur de son front et de ses joues, comme la verdeur d’un roseau détonne dans l’eau d’un calme ruisseau; que pour arriver à sculpter son cou blanc et sa poitrine menue, il faut posséder un singulier talent artistique. A la regarder, il vous vient peu à peu le désir de lui dire une gentillesse sortant de la banalité, quelque chose de sincère et de beau, de beau comme elle.
Au début, me fit honte et me mortifia de voir que, ses yeux passant au-dessus de ma tête, elle ne m’accordait aucune attention; comme si un halo de fierté heureuse la séparait de moi et la dérobait jalousement à mes regards.
« Cela vient de ce que me voilà tout bruni de soleil et de poussière, et aussi de ce que je suis encore trop jeune » - me suis-je dit.
Et puis, petit à petit, je me suis laissé envahir par le sentiment de sa beauté, jusqu’à ne plus penser à moi. J’en oubliais l’ennui de la steppe et la poussière, je n’entendais plus le bourdonnement des mouches, je ne savais plus quel goût avait le thé, je ressentais seulement la beauté de la jeune fille en face de moi, de l’autre côté de la table.
Sensation étrange, en vérité. Ce n’était pas du désir, de l’enthousiasme ou de la jouissance qu’éveillait en moi Macha, mais un sentiment, à la fois pesant et doux, de tristesse. Tristesse trouble, indéfinissable, comme dans un rêve. Pour quelque raison inconnue, j’avais pitié aussi bien de moi que de mon grand-père, de l’Arménien et de sa fille, comme si, tous les quatre, nous étions en train de perdre un je ne sais quoi d’important et de vital, que nous ne retrouverions plus jamais. La tristesse avait aussi gagné mon grand-père, qui, délaissant moutons et pâturages, se taisait, pensif, en regardant Macha.
Ayant fini son thé, mon grand-père est allé s’allonger, et et je suis sorti pour m’asseoir sur le petit perron devant la maison. Comme toutes celles de Bakhtchi-Salakh, la maison était en plein soleil; ni arbre, ni auvent, rien pour faire de l’ombre. En dépit de la chaleur torride,  une joyeuse animation régnait dans la grande cour recouverte de mauve et d’arroche. Derrière l’une des haies basses partageant cette cour, avait lieu le battage. Autour d’un poteau fiché au milieu de l’aire, couraient une douzaine de chevaux, attelés en un rang formant un grand rayon. A leur côté marchait un valet ukrainien portant un long gilet et des pantalons larges, faisant claquer son fouet et criant à leur adresse, semblant à la fois  se moquer d’eux et faire étalage de son pouvoir sur ces bêtes.
- A-a-a...Les maudits...A-a-a...Attendez un peu, tas de choléras ! Vous avez peur, hein ?
Les chevaux blancs, bai ou pie, ne comprenant pas pourquoi on les forçait à tourner sur place en écrasant la paille de blé, allaient sans entrain, contraints et forcés, en agitant leur queue de mécontentement. Sous leurs sabots, le vent faisait se lever des nuages de balle dorée, qui allaient heurter la haie. Des femmes s’affairaient avec des râteaux à côté de hautes meules fraîchement dressées, vers lesquelles convergeaient les charrettes à deux roues, et, derrière ces meules, dans une autre cour, se produisait le même manège d’une douzaine de chevaux, entraînés par un Ukrainien semblable au premier, lui aussi  jouant du fouet et se moquant des bêtes.
Je m’étais assis sur les marches brûlantes; à cause de la chaleur, la colle de bois suintait des balustrades et de l’encadrement des fenêtres; des moucherons rouges se pressaient les uns contre les autres dans les étroites bandes d’ombre formées par les marches et les volets. Le soleil me brûlait la tête, la poitrine et le dos, mais je ne sentais rien, attentif seulement au bruit de pieds nus, derrière moi, sur le plancher de l’entrée.  Portant la vaisselle du thé, Macha descendit vivement les marches, m’apportant comme un courant d’air, et, telle un oiseau, vola vers une petite dépendance de la maison, sans doute une cuisine, d’où s’échappaient une odeur de mouton grillé, ainsi que l’irritation d’une voix arménienne. Elle disparut derrière une porte sombre, remplacée sur le seuil par une vieille Arménienne voûtée, aux larges pantalons verts, et belle de visage. La vieille était en colère, et pestait contre quelqu’un. Réapparut bientôt Macha, le visage empourpré de la chaleur de cette cuisine, et portant sur le dos un gros pain noir; joliment penchée sous le poids du pain, elle traversa la cour en direction de l’aire de battage, se faufila à travers la haie et, disparaissant dans un nuage de balle dorée, me fut cachée par les charrettes. L’Ukrainien, cessant de faire courir les chevaux, abaissa son fouet, se tut et regarda un moment du côté des charrettes, puis, lorsque l’Arménienne repassa rapidement à côté des chevaux et franchit la haie, la suivit du regard et, s’adressant à ses chevaux sur un ton de grande affliction, s’écria :
- Que la terre t'engloutisse, démon !
Et, tout le reste du temps, je ne fis qu’entendre le bruit de ses pieds nus et la voir courir dans la cour, le visage grave et soucieux. Tantôt elle gravissait en courant les marches, m’enveloppant à nouveau d’un air frais, tantôt elle courait à la cuisine où à l’aire de battage, ou derrière le portail et, tournant la tête, j’avais du mal à la suivre.
Et, plus sa beauté passait et repassait devant mes yeux, plus s’alourdissait ma tristesse. J’avais pitié de moi, d’elle et de l’Ukrainien dont le regard ne la quittait pas, à chaque fois qu’elle traversait le nuage de balle en direction des charrettes. Lui enviais-je sa beauté, ou  était-ce le fait que cette fille n’était et ne serait jamais mienne, qu’elle me voyait comme un simple étranger, ou le sentiment vague que cette beauté rare n’était que hasard sans nécessité, de plus éphémère comme tout sur terre, ou cette tristesse relevait-elle de cette sensation particulière qu’éveille en nous la contemplation de la beauté authentique, Dieu seul le sait !
Trois heures d’attente s’écoulèrent ainsi, sans que je m’en aperçoive. Apparemment, je ne m’étais pas rassasié de la contemplation de Macha, que déjà Karpo menait le cheval à la rivière pour le laver, et voilà qu’il l’attelait. Le cheval, tout mouillé, s’ébrouait de contentement et ruait dans les brancards. « En arrr--rière ! » lui cria Karpo, réveillant mon grand-père. Macha alla nous ouvrir le portail grinçant, nous avons pris place dans notre petite calèche, et sommes sortis de la cour. Nous allions, silencieux, comme fâchés l’un contre l’autre. Lorsque, deux ou trois heures plus tard, apparurent au loin Rostov et Nakhitchevan, Karpo se retourna brusquement vers nous, pour déclarer :
- Y a une sacrée belle fille, chez l’Arménien !
Et donna un bon coup de fouet au cheval.




II



Une autre fois, déjà étudiant, je voyageais en train vers le sud. Nous étions en mai. Lors d’un arrêt, quelque part entre Belgorod et Kharkov, je crois bien, je suis sorti sur le quai, histoire de me dégourdir les  jambes.
L’ombre du soir s’étendait déjà sur le quai, sur le petit jardin de la gare et sur le champ qu’on apercevait de côté; la gare masquait un peu le crépuscule, mais le coloris rose tendre que prenaient les volutes de fumée s’échappant de la locomotive montrait que le soleil hésitait encore à se coucher.
Déambulant sur le quai, j’ai fini par remarquer que la majorité des passagers se promenant comme moi, allaient et venaient, s’arrêtant même, auprès d’un wagon de deuxième classe, avec une expression du visage qui semblait indiquer la présence, dans ce wagon, de quelque célébrité. Au beau milieu de la foule de curieux que je croisai à côté de ce wagon, j’ai retrouvé jusqu’à mon compagnon de voyage, un officier d’artillerie, un petit gars vif, chaleureux et sympathique comme le sont tous ceux avec qui le hasard d’un voyage nous met brièvement en relation.
- Que regardez-vous donc ? - lui ai-je demandé.
En guise de réponse, il m’a juste désigné, d’un mouvement des yeux, une silhouette féminine. C’était une presque jeune fille de quelque dix-sept ou dix-huit ans, habillée à la russe, tête nue, une mantille négligemment jetée sur l’épaule, non une passagère, mais plutôt la fille ou la soeur du chef de gare. Se tenant près d’une fenêtre du wagon, elle bavardait avec un passager d’un certain âge. Avant même que j’ai pu me rendre compte de ce que j’avais exactement sous les yeux, m’envahit de nouveau le sentiment éprouvé dans le bourg arménien. 
Cette jeune fille était remarquablement belle, ceux qui, avec moi, la dévisageaient, ne semblaient avoir aucun doute à ce sujet.
Si l’on devait, comme c’est l’usage, la décrire en détail, de vraiment beau, il n’y avait chez elle que les ondulations de son abondante chevelure blonde, indisciplinée quoique enserrée, au sommet de sa tête, d’un petit ruban noir, le reste étant au mieux très ordinaire. Elle clignait fortement des yeux, que ce fût sa façon de jouer les coquettes, ou la conséquence d’une réelle myopie, elle avait le nez légèrement retroussé, la bouche petite, le profil un peu mou, les épaules trop étroites pour son âge, et cependant, cette jeune créature faisait l’effet d’une véritable beauté, et, la contemplant, je pus acquérir la conviction qu’un visage de femme russe n’a pas besoin, pour se voir qualifier de beau, d’une extrême régularité des traits, bien plus, si l’on avait substitué à ce nez retroussé un autre, droit et d’une plastique irréprochable, comme celui de la jeune Arménienne, son visage eût alors perdu tout son charme.
Se tenant devant la fenêtre et bavardant, la jeune fille, un peu recroquevillée à cause de l’humidité du soir, nous jetait de fréquents coups d’oeil en retour, les mains tantôt sur les hanches, tantôt portées sur sa tête et réajustant sa coiffure, et continuait à parler et à rire, son visage exprimant tour à tour l’étonnement et l’effroi, et je ne me souviens pas de l’avoir vue un instant sans gesticuler ni changer d’expression. C’était précisément le secret de la magie de cette beauté, que ces petits mouvements gracieux et incessants., ce sourire, ce jeu du visage, ces rapides coups d’oeil qu’elle nous jetait, ces mouvements accomplis avec la grâce de la jeunesse et de la fraîcheur, avec une pureté d’âme qui résonnait dans son rire et dans sa voix, avec cette faiblesse qui nous émeut tant chez les enfants, les petits oiseaux, les jeunes faons ou les tout jeunes arbres.
Elle avait la beauté du papillon, c’était le tourbillon d’une valse, la voltige acrobatique dans un jardin, le rire et la gaité de l'insouciance, ignorant le chagrin comme le repos; il aurait suffi d’un coup de vent sur le quai, d’une averse, pour voir se faner ce corps fragile, et cette beauté capricieuse s’égrener comme les pétales d’une fleur, tombant vite en poussière.
- Hé oui...- murmura dans un soupir l’officier lorsque, après la deuxième sonnerie, nous nous sommes dirigés vers notre wagon.
Je ne saurais dire ce que signifiait ce « Hé oui ».
Peut-être la tristesse, le regret de devoir quitter cette beauté et la douceur de cette soirée printanière pour ce wagon à l’air étouffant, ou alors avions-nous, lui comme moi, à notre insu, pitié de le jeune beauté comme de nous-mêmes, ainsi que des autres passagers regagnant aussi lentement leurs places. 
En longeant la vitre derrière laquelle, dans la gare, était assis devant son appareil un télégraphiste pâlot aux cheveux roux et aux pommettes grisâtres, l’officier soupira encore, et me dit :
- Je veux bien parier que ce petit télégraphiste est amoureux de notre mignonne. Vivre sous le même toit que cette ensorcelante créature, et ne pas en tomber amoureux, est au-dessus des forces d’un homme. Et quel malheur, mon cher, quelle chose ridicule, que d’être voûté, mal peigné, grisonnant, honnête et point sot, et de s’amouracher d’une jolie écervelée qui ne fera aucunement attention à vous ! Ou même, encore pire : imaginez notre télégraphiste amoureux, et déjà marié, marié à une femme tout aussi voûtée, mal peignée et honnête que lui-même...Quelle torture !
A côté de notre wagon, accoudé à la barrière du quai, se tenait un chef de train, qui regardait dans la direction de la jeune beauté, et son visage flasque par endroits et creusé à d’autres, désagréablement blasé, portant la fatigue des nuits sans sommeil, secouées par les cahots du train, exprimait un attendrissement et une tristesse sans fond, comme s’il revoyait dans la jeune fille sa propre jeunesse, son bonheur, sa sobriété, sa pureté, sa femme, ses enfants, comme s’il éprouvait des regrets, comme s’il ressentait de tout son être la distance qui le séparait de cette jeune fille, et combien sa gaucherie d’homme vieilli avant l’heure et sa figure empâtée creusaient, entre lui et le simple et humain bonheur d’un passager, un abîme comme il y a de la terre au ciel.
La troisième sonnerie a retenti, suivie de coups de sifflet, et le train s’est ébranlé paresseusement. Devant nos fenêtres ont défilé, l’un après l’autre, le chef de train, le chef de gare, puis le jardin, la jeune beauté avec son drôle de sourire malicieux comme celui d'un enfant...
Me penchant au dehors pour regarder en arrière, je l’ai vue, suivant des yeux le train, s’approcher, en longeant le quai, de la vitre derrière laquelle était assis le télégraphiste, puis, réajustant sa coiffure, entrer en courant dans le jardin. La gare ne masquait plus le couchant, le champ était à découvert, mais le soleil avait déjà disparu, et la fumée noirâtre tourbillonnait au-dessus du velours vert des blés d’hiver. La tristesse régnait dans notre wagon comme dans l’air printanier et dans le ciel déjà obscurci.
 Notre chef de train est entré dans le wagon pour allumer les bougies.

lundi 28 décembre 2015

Tchoudik ( Vassili Choukchine )


Voici une autre des « Nouvelles sibériennes »  de Vassili Choukchine - ces nouvelles ont été traduites il y a un bout de temps déjà, et le livre n'est plus guère en circulation -  Toujours le même style, d’une tendresse ironique, très émouvante, et encore une foule de détails sur la vie quotidienne en URSS, pendant les années végétariennes.
Le titre est fondé sur un jeu de mots, car le nom donné au héros de l’histoire par sa femme est construit comme un diminutif, mais il est proche du mot tchoudak, qui signifie : un drôle de bonhomme, un original.
  





Tchoudik



Sa femme l’appelait « Tchoudik «. Parfois, c’était une caresse.
Tchoudik avait ceci de particulier qu’il lui arrivait tout le temps quelque chose. Non qu’il le recherchât : il en souffrait, plutôt. N’empêche, il se fourrait sans cesse dans des histoires fâcheuses - pas bien graves, du reste.
Voici quelques épisodes d’un voyage qu’il entreprit.

Il avait droit à un congé, et résolut d’aller voir son frère dans l’Oural : quelque chose comme douze ans, déjà, qu’ils ne s'étaient pas vus.
—  Et où est donc cet appât...comme une perche ?!  brailla-t-il depuis la remise.
—  Qu’est-ce que j’en sais, moi ?
— Mais ils étaient tous là !  Tchoudik s’efforçait de bien inspecter le réduit de ses yeux ronds bleu pâle.  « Tous présents, sauf celui-là, bien sûr. » 
— Comme une perche ?
-—  Ouais, un brochet. 
— J’ai dû le faire cuire par erreur. Tchoudik resta un moment interdit. 
—  Et c’était comment ? 
—  Quoi donc ? 
— C’était bon ? Ha-ha-ha ! A son grand désespoir, il ne savait pas du tout être spirituel.  « Tu as encore toutes tes dents ? C’est du métal, hein !...»

Il en eut jusqu’à minuit, à tout préparer. Et tôt le matin, le voilà qui déambule à travers le bourg, avec sa valise. 
—  Dans l’Oural ! Dans l’Oural !  répondait-il à chaque fois qu’on lui demandait où il s’en allait comme ça. D'ailleurs, son visage charnu et rond,, aussi rond que ses yeux, visage rond comme yeux ronds n’exprimaient aucune inquiétude, juste de l’indifférence, devant la longue route qui l’attendait.  « Dans l’Oural » . Faire un tour, quoi.
  Oui mais voilà, c’était loin, l'Oural.
  Tout alla bien jusqu’au chef-lieu de région, où il devait s'acheter un billet et monter dans le train.
   Il avait pas mal de temps devant lui. Tchoudik décida donc d’acheter des cadeaux pour ses neveux - des bonbons, du pain d’épice...Il entra dans une alimentation et se mit à faire la queue. Devant lui, un homme en chapeau, et, devant le chapeau, une femme rondouillarde aux lèvres maquillées. La femme parlait à mi-voix au chapeau, avec un débit rapide et une intonation indignée :
— Vous vous rendez compte, ce qu’il faut être grossier, dépourvu de tact ! Il a de l’artériosclérose, et, depuis sept ans que ça dure, personne ne lui proposé de prendre sa retraite. Et l’autre, à peine nommé chef du personnel : « Dites, Alexandre Semionytch, vous ne seriez pas mieux à la retraite ? » Quel toupet !
Et le chapeau d’opiner : 
— Eh oui, les gens sont comme ça, maintenant. Imaginez un peu ! De l’artériosclérose. Et, tenez, Soumbatytch ? Lui non plus n’allait pas très bien. Et celle-là, comment  s’appelle-t-elle, déjà ?...
  Tchoudik éprouvait du respect pour les gens de la ville. Pas tous, à vrai dire : pas pour les voyous et les vendeurs. Ceux-là, il en avait un peu peur. 
Quand vint son tour, il acheta des bonbons, du pain d’épice et trois plaques de chocolat. Et se mit de côté, pour tout ranger. Il posa sa valise par terre, l’ouvrit et se mit à y placer ses achats....En jetant un coup d’oeil par-dessus la valise, il aperçut, en bas du comptoir, aux pieds des gens faisant la queue, un billet de cinquante roubles. Voilà que ce petit vaurien vert se prélasse, et personne ne le voit. Tchoudik eut un frisson de plaisir, les yeux lui brûlaient. En toute hâte, avant que quelqu’un, dans la file, ne le devance, il se mit fiévreusement à réfléchir au moyen de parler de ce billet, avec le plus de gaieté et d’esprit possible, aux gens qui attendaient. 
—  Eh bien citoyens, vous vivez sur un grand pied !  s’exclama-t-il d’une voix forte et joyeuse.
On le regarda. 
— Chez nous, voyez-vous, on ne balance pas ce genre de billets.
Là, les gens s’émurent un peu. Tout de même, ce n’était pas un billet de trois roubles, ni même de cinq. Cinquante roubles, un demi-mois de salaire. Et il n’est à personne.
« Sans doute au gars au chapeau » se dit Tchoudik.
Il fut décidé de placer le billet bien en évidence sur le comptoir. 
— Quelqu’un va se dépêcher de revenir le chercher, dit la vendeuse.
Tchoudik sortit du magasin de très bonne humeur. Comme cela avait été facile : « Chez nous, voyez-vous, on ne balance pas ce genre de billets ! » Une sorte de fièvre s’empara soudain de lui : il venait de se souvenir qu’il devait avoir en poche précisément ce genre de billet, avec la monnaie d’un autre, de vingt-cinq roubles. Il eut beau fouiller et refouiller - pas de billet. Encore et encore - rien. 
— C’était mon billet ! dit-il à voix haute. Mon billet, nom de dieu !
Il eut un pincement au coeur, de chagrin. Son premier élan fut de retourner là-bas et de leur dire : « Citoyens, c’était mon billet. J’en avais retiré deux à la caisse d’épargne : un de vingt-cinq, et l’autre de cinquante. Le premier, je l’ai cassé en faisant mes achats, et je ne retrouve pas le deuxième. » Mais il comprit que cette déclaration ébahirait tout le monde, que beaucoup penseraient : « Ouais, comme personne ne réclame le billet, celui-là veut se le mettre dans la poche ». Non, il fallait se maîtriser, ne pas mendier ce foutu billet. Est-ce qu’ils le lui donneraient, seulement ? 
— Pourquoi donc je suis comme ça ?   pensa-t-il amèrement, à haute voix. Et maintenant, que faire?...
Il fallait rentrer à la maison.
Il repassa devant le magasin, histoire de jeter un coup d’oeil sur le billet, de loin, resta un moment devant la porte... et ne put se décider à entrer. C’était trop douloureux, de quoi avoir une crise cardiaque. 
Dans l’autobus qui le ramenait chez lui, il proférait des jurons à mi-voix, en rassemblant tout son courage : à présent, il lui fallait s’expliquer avec sa femme. 
Il retirèrent à nouveau cinquante roubles à la caisse d’épargne.

Tchoudik, effondré de sa propre nullité, que lui avait une fois de plus détaillée sa femme (elle lui avait même flanqué deux coups d’écumoire sur la tête), se remit en route. Et, peu à peu, son chagrin s’estompa. Par la fenêtre du wagon, défilaient forêts, bois, villages...Des gens de toutes sortes entraient ou sortaient, racontant des histoires...Tchoudik se mit lui aussi à en raconter une à un camarade du genre intellectuel, alors qu’ils se tenaient sur la plate-forme, pour fumer.
—  Dans un village voisin du nôtre, cet imbécile...Voilà qu’il attrape un tison, et qu’il fonce sur sa mère, complètement saoul. Elle s’écarte, en lui criant : « Tu vas te brûler les mains, fiston ! » Elle s’inquiète pour lui, pas pour elle. Et l’autre, cette gueule d’ivrogne, continue à avancer - vers sa mère. Vous vous rendez compte, ce qu’il faut être grossier, dépourvu de tact... 
— Vous venez de l’inventer, ça ?  demanda sur un ton sévère le camarade du genre intellectuel, en regardant Tchoudik par-dessus ses lunettes. 
— Comment ça ? s’étonna-t-il.  Chez nous, au-delà de la rivière, le village de Ramienskoie...
Le camarade du genre intellectuel se détourna et, regardant par la fenêtre, se tut.

Après le train, il y avait encore une heure et demie de vol, sur une ligne régionale. Il avait déjà  pris l’avion, mais cela faisait longtemps. Il s’assit avec un petit sentiment d’appréhension. « En une heure et demie, un boulon a le temps de se détacher, non ? » pensait-il. Puis il se calma. Il tenta même de lier conversation avec son voisin, mais celui-ci, plongé dans la lecture de son journal, ne daigna pas faire attention à lui. Or, une question turlupinait Tchoudik : il avait entendu dire qu’à bord des avions, on vous servait un repas. Mais il ne voyait rien venir. Il avait très envie de déjeuner dans l’avion - toute une aventure...
« Ils font des économies » se dit-il.
Il se mit à regarder en bas. Des nuages en quantité. Joli, ou pas ? Il n’arrivait pas à se décider. Alors que tous s’extasiaient, autour de lui : « Ah, comme c’est beau ! » Il ressentit seulement le désir, aussi subit que stupide, de tomber dans ces nuages, comme dans du coton. Il se demanda encore : « Pourquoi ne suis-pas plus étonné que ça ? Je suis tout de même presque à cinq mille mètres de hauteur » . Il imagina ces cinq kilomètres sur terre, devant lui, voulut s’étonner, mais n’y parvint pas. 
-— Voyez un peu ce que c’est que l’homme ? Il a quand même inventé ça,  dit-il à son voisin. L’autre lui jeta un coup d’oeil sans rien dire, et se remit à faire du bruit avec son journal. 
— Attachez vos ceintures !   dit la jolie hôtesse.  Nous allons atterrir.
Tchoudik boucla docilement sa ceinture, tandis que son voisin n’en avait cure. Tchoudik le poussa doucement du coude : 
—  Ils ont dit d’attacher la ceinture. 
— Aucune importance, dit le voisin. Il repoussa son journal, se renversa sur son siège et déclara, comme se rappelant quelque chose : « Les enfants sont les fleurs de la vie, il faut planter leurs bulbes la tête en bas ».
—  Comment ça ?  s’étonna Tchoudik.
Le lecteur de journaux se mit à rire bruyamment, puis se tut.
Ils perdaient rapidement de l’altitude. La terre était déjà là, on la touchait presque, puis l’avion remonta brusquement., sans la secousse de l'atterrissage. Les gens informés expliquèrent ensuite que le pilote avait raté son coup. Ensuite tout de même, il y eut un choc qui secoua tout le monde, on entendit les dents claquer et grincer. Le lecteur de journaux jaillit de son siège, donna à Tchoudik un grand coup de sa tête chauve, puis se colla au hublot, se retrouva enfin par terre. Le tout sans émettre un seul son. Et tous restaient silencieux, cela frappa Tchoudik, lequel se taisait tout autant. Ils se levèrent. Les premiers ayant repris leurs esprits regardèrent par les hublots et découvrirent que l’avion gisait au milieu d’un champ de pommes de terre. Le pilote, renfrogné, sortit de la cabine et se dirigea vers la porte de sortie. Quelqu’un lui demanda doucement : 
— On dirait que nous sommes dans un champ de pommes de terre ? 
— Vous avez des yeux, non ? répondit le pilote.
La peur s’était dissipée, tout le monde essayait à présent de blaguer à qui mieux mieux.
Le lecteur de journaux chauve était à la recherche de son dentier. Tchoudik desserra sa ceinture et se mit lui aussi à le chercher. 
— Le voilà ?!  s’exclama-t-il joyeusement en le lui présentant.
Le lecteur de journaux s’empourpra jusqu’au sommet de son crâne chauve. 
-— Vous aviez besoin de le prendre dans vos mains ?! s’écria-t-il en zézayant.
Tchoudik était désarçonné. 
— Et comment vouliez-vous...? 
—  Je vais le faire bouillir où ? Où donc ?!
Ça, Tchoudik n’en savait rien, lui non plus. 
— Venez avec moi, proposa-t-il.  Mon frère habite par ici, on le fera bouillir chez lui...Vous avez peur que j’y ai déposé des microbes ? Mais je n’ai pas de microbes, moi.
Le lecteur de journaux le regarda avec étonnement, et cessa de crier.

De l’aéroport, Tchoudik voulut envoyer un télégramme à sa femme :
« Nous nous sommes posés. Une branche de lilas m’est tombée sur le coeur, Groucha chérie, ne m’oublie pas. Point. Vassia » . 
—  Rédigez ça autrement. Vous êtes un adulte, pas un bambin. 
— Comment ça ?  demanda Tchoudik. Je lui écris toujours comme cela. C’est ma femme ! Vous avez dû vous imaginer...
— Une lettre, vous pouvez la rédiger comme vous voulez, mais un télégramme, c’est une communication, un texte public.
Tchoudik récrivit :
« Nous nous sommes posés. Tout va bien. Vassia ». 
La télégraphiste corrigea elle-même deux mots : « Nous nous sommes posés » et « Vassia » devinrent : « Bien arrivés. Vassili » .
—  « Nous nous sommes posés »...Vous vous prenez pour un cosmonaute ? 
—  Bon, bon, d’accord, dit-il  faisons comme ça.

... Tchoudik se souvenait très bien que son frère Dmitri avait trois enfants...Mais il n’avait guère pensé à leur mère. Elle devait bien exister, mais il ne l’avait jamais vue. Or, ce fut précisément elle qui lui gâcha tout le séjour. Va savoir pourquoi, elle le prit d’emblée en grippe.
Le soir, son frère et lui vidèrent quelques verres, et Tchoudik se mit à chanter d’une voix tremblante :

« Les peupliééé, les peupliééé... »

Sophia Ivanovna, la femme en question, le regarda depuis la pièce voisine et demanda sans aménité : 
— Vous pouvez ne pas crier ? Ce n’est pas une gare, ici, non ?  Et de claquer la porte.
Son frère, Dmitri, était tout gêné. 
— Vois-tu, les gosses dorment à côté. Ce n’est pas une mauvaise femme, dans l’ensemble.
Ils burent encore un coup. Ils évoquaient des souvenirs de jeunesse, la mère, le père...
— Tu te rappelles ?... demandait joyeusement Dmitri. C’est vrai que tu ne peux pas vraiment te souvenir ! Tu n’étais qu’un nourrisson. Ils me laissaient avec toi, et moi, je te faisais des bisous, des bisous...Même qu’une fois, tu es devenu tout bleu. Il m’en a cuit. Après, ils ne nous laissaient plus ensemble. Ça ne changeait rien : dès qu’ils avaient le dos tourné, je recommençais à te faire des bisous. Du diable si je sais d’où ça venait, cette manie. Je n’étais moi-même qu’un morveux, et voilà... toujours des bisous...
-— Et tu te souviens, dit à son tour Tchoudik,  quand tu m’avais...
— Vous pouvez arrêter de hurler ? demanda une fois de plus Sophia Ivanovna, avec hargne, cette fois, comme hors d’elle.  Vous vous imaginez que ça intéresse quelqu’un, vos histoires de morve et de bisous ? Et ils dégoisent... Et ils dégoisent...
— Allons dehors, dit son frère.
Ils sortirent et s’assirent sur les marches du petit perron. 
— Tu te souviens ?... reprit Tchoudik.
Mais autre chose survint : voilà que son frère se met à pleurer et à se donner des coups de poing sur le genou. 
— Tu vois ce que c’est, ma vie ? Tant de méchanceté dans un être humain !...Tant de méchanceté !
Tchoudik s’efforça de le calmer : 
— Laisse tomber, ne te mets pas martel en tête. Pas la peine. Elles ne sont pas méchantes, seulement un peu folles. La mienne est comme ça aussi. 
— Mais pourquoi elle ne t’aime pas ? Pourquoi ? Elle t’a détesté tout de suite...Et pourquoi donc ? 
Alors seulement, Tchoudik se rendit compte qu’en effet, sa belle-soeur le détestait. Et pourquoi, au juste ? 
— Tu veux savoir pourquoi ? Parce que tu n’es pas un gros bonnet, un chef. Oh, je la connais, la bourrique. Il n’y en a que pour ses chefs. Et elle est quoi, elle ? Elle tient le buffet dans une administration : un ver de terre qui se prend pour une princesse. Et elle se pâme, elle...Moi aussi, elle me déteste, parce que je suis un gars simple, de la campagne. 
— Et dans quelle administration ? 
— Dans les mines, je crois...Je ne sais plus trop. Et pourquoi m’épouser ? Elle ne le savait pas, d’où je sortais ?
Tchoudik se sentit soudain piqué au vif. 
— Et alors ?  demanda-t-il à haute voix, s’adressant plus à quelqu’un d’autre qu’à son frère.  Si vous voulez tout savoir, presque tous les gens célèbres viennent de la campagne. Regardez un peu les nécrologies - originaire de tel village. Faut lire les journaux, hein !... N’importe quel type connu, c’est pareil - sorti de la campagne, a commencé à travailler tôt. 
— Je le lui ai démontré cent fois : à la campagne, les gens sont meilleurs, ils ne se donnent pas de grands airs.
— Et Stépan Vorobiev, tu t’en souviens ? Tu le connaissais bien...
— Et comment donc ! 
— Il sortait d’un bled perdu !...Héros de l’Union Soviétique, rien que ça ! Neuf tanks, qu’il a détruit. A l’éperonnage, qu’il y allait. Sa mère recevra une pension à vie de soixante roubles. On le sait depuis peu - il avait été porté disparu...
— Et Ilia Maksimov !...J’étais parti avec lui. Chevalier dans l’ordre de la Gloire, du troisième degré, s’il vous plaît ! Mais Stepan, il ne faut pas lui en parler...
— Compris. Et celui-là, encore !...
Tout excités, les deux frères firent encore du bruit un bon bout de temps. Tchoudik allait et venait devant le perron, gesticulant. 
— La campagne, eh oui ! Rien que l’air qu’on y respire, qu’est-ce que c’est bon ! Le matin, tu ouvres la fenêtre - te voilà comme lavé de la tête aux pieds. Avale une goulée de cet air pur et odorant, et voilà des senteurs d’herbes et de fleurs...

Ils se sentirent fatigués. 
— Tu as refait la toiture, chez toi ?  demanda son frère à mi-voix.
— Oui. Et Tchoudik soupira légèrement. J’ai fabriqué une espèce de véranda qui fait plaisir à voir. Le soir, en y allant, je me mets à imaginer :  le père et la mère sont encore en vie, tu es venu nous voir avec les gosses - et nous prenons le  thé, avec des framboises - Il y en a maintenant tant que tu veux. Dis donc, Dmitri, ne te fâche pas contre elle, sinon, elle m’en voudra encore plus. Tu vas voir, je vais l’amadouer, elle se calmera. 
— Elle aussi, elle vient de la campagne ! dit doucement Dmitri, à la fois triste et étonné. Et voilà...Elle martyrise les enfants, cette idiote : elle en a inscrit un à des cours de piano, et la fille au patinage artistique. Une vraie pitié, mais elle m’injurie si j’essaye de dire quoi que ce soit. 
— Mmmh !  une idée lui venant encore à l’esprit, Tchoudik s’indigna . Je ne peux pas comprendre ces journaux : unetelle, qu’ils racontent, travaille dans un magasin - et se montre grossière. Dites donc, vous !... Puis elle rentre chez elle - même tabac. Voilà qui est triste ! Et je ne comprends pas ! Tchoudik à son tour se frappa le genou du poing. Je ne comprends pas : qu’est-ce qui les rend méchantes ?

Lorsque, le matin, il se réveilla, l’appartement était vide : Dmitri était parti travailler, sa femme aussi, et quant aux enfants, les deux aînés jouaient dans la cour, et le bébé avait été déposé à la crèche.
Tchoudik fit son lit, se lava et se mit à réfléchir à la façon d’être agréable à sa belle-soeur. La poussette lui tomba sous les yeux. « Tiens, je vais la couvrir de dessins ». Chez lui, il avait tellement décoré le poêle que tout le monde s’extasiait. Il dénicha une boîte de peinture pour enfants et un pinceau, et se mit à l’ouvrage. Une heure plus tard, tout était terminé, et la poussette méconnaissable. En haut de celle-ci s’élançait en V un vol de grues, et le bas se couvrait de petites fleurs, de renouée des oiseaux, avec deux petits coqs et un poussin...Il inspecta la poussette de tous les côtés : superbe. Ce n’était plus une poussette, mais un jouet. Il se représenta l’agréable surprise que ce serait pour sa belle-soeur, et eut un sourire malicieux. 
— De la part de la campagne, pour te faire réfléchir.  Il voulait se réconcilier avec sa belle-soeur. - Le loupiot sera là-dedans comme dans une petite corbeille.
Il parcourut la ville toute la journée, allant d’une vitrine à l’autre. Pour son neveu, il acheta un mignon petit bateau tout blanc, avec une veilleuse. « Je le peindrai aussi » - se dit-il.
Vers six heures, Tchoudik revint chez son frère. Arrivé sur le perron, il entendit que Dmitri et sa femme se querellaient. Ou plutôt, elle l’engueulait, lui ne faisait qu’acquiescer : 
— Pas de problème ! ... D’accord...Sonia*... Mais oui...
— Que cet abruti dégage d’ici demain ! criait Sophia Ivanovna. Demain sans faute. 
— Bon, bon, d’accord !...Sonia...Voyons...
—  Il n’y a pas de « d’accord » qui tienne ! Le plus tôt sera le mieux. Je vais lui mettre dehors sa valise, et au diable !
Tchoudik redescendit vite les marches... Il ne savait plus quoi faire. De nouveau, il se sentait mal. Lorsqu’il était en butte à la haine de quelqu’un, ça lui faisait mal et il avait peur. Il lui semblait que tout s’arrêtait, à quoi bon vivre ? Et il n’avait qu’une envie : fuir ces gens qui le haïssaient, ou qui se moquaient de lui. 
— Vraiment, pourquoi est-ce que je suis comme ça ? se lamentait-il amèrement sans faire de bruit, assis dans la réserve. J’aurais dû m’en douter, que ça ne lui plairait pas, l’art populaire.
Il resta caché dans la remise jusqu'à la tombée de la nuit, le coeur oppressé.  

 Arriva Dmitri, nullement surpris de le trouver là - comme s’il savait son frère Vassili depuis longtemps dans la remise, l’attendant. 
— Eh bien, voilà... dit-il. Elle...elle a refait du boucan. La poussette...Pas une bonne idée. 
— Je croyais que ça lui plairait. Je vais y aller, frérot.
Dmitri soupira...et ne répondit rien.

Tchoudik arriva chez lui sous une une bonne pluie fraîche. Il sortit de l’autocar, enleva ses bottines neuves et courut sur la terre chaude et humide - la valise dans une main, les bottines dans l’autre. Il faisait de petits bonds, et chantait à tue-tête :

« Les peupliééé, les peupliééé... »

Un coin de ciel bleu s’était déjà dégagé, le soleil commençait à se montrer. La pluie diminuait, de grosses gouttes faisaient : floc !  dans les flaques d’eau, où des bulles se formaient, puis crevaient.
Il glissa et faillit s’étaler.
  

...Il s’appelait Vassili Iegorytch Kniaziev. Il avait trente-neuf ans et il était opérateur de cinéma dans une bourgade. Il adorait les chiens et les histoires de détective. Gamin, il rêvait de devenir espion.



* Sonia est le diminutif de Sophia