jeudi 31 décembre 2015

Le baluchon ( Mikhaïl Zochtchenko, 1926)

Le baluchon






L’art de voler, mes chers amis, est une science à part entière, de très grande ampleur.
A notre époque, vous le savez vous-même, il faut être à son aise, pour ne pas chaparder.
Et notre époque exige une imagination sans limites.
La raison principale en est que le public est devenu prudent. Il veille jalousement à ses intérêts. Bref, il tient à ses biens comme à la prunelle de ses yeux !
- Les yeux, dit-on, on peut toujours les faire soigner, avec une carte d’assuré social. Mais les biens, quand on est dans la dèche, ils ne reviennent jamais.
Ce qui est fort exact.
Du coup, le voleur contemporain est devenu très savant, apte à la spéculation et d’une imagination débordante. Autrement, avec de telles gens, il ne peut pas s’en sortir.
Je prends un exemple. Cet automne, une vieille que je connais, la mère Anissia Petrova, s’est fait entortiller. Et ce n’est pas n’importe qui ! Cette bonne femme-là peut elle même très bien vous entortiller. Et - voyez un peu - on lui a barboté un baluchon, quasiment sous ses fesses.
Un larcin très élaboré, avec des trouvailles, bien sûr. Imaginez notre bonne vieille à la gare de Pskov, assise sur son baluchon, attendant le train de minuit.
Elle est là depuis le matin, elle a rappliqué tôt à la gare. Elle s’est assise sur son baluchon, et attend. Rien ne la fait s’éloigner, elle a trop peur que le baluchon ne disparaisse.
Elle reste assise et elle attend. Elle mange un peu et boit de l’eau, les passants, par charité, lui donnent de quoi. Pour le reste des petites affaires un peu sales, disons, se laver ou se raser, notre bonne vieille laisse tomber, ça attendra bien. Parce que le baluchon est énorme, impossible de franchir une porte avec. Et, je l’ai déjà dit, pas question de l’abandonner.
La voilà qui sommeille, toujours assise.
« En restant dessus,  - pense-t-elle, - pas moyen de me le faucher. Je ne suis pas une petite vieille qui se laisse voler. J’ai le sommeil léger, je me réveillerai »
Et elle sommeille, notre bonne vieille, que Dieu lui vienne en aide. A travers son demi-sommeil, il lui semble qu’on la bouscule, comme un coup de genou dans la gueule. Une fois, puis une deuxième et une troisième.
« En voilà une façon de me rentrer dedans ! - se dit-elle - Ces gens ne font attention à rien »
Et de pousser un grognement en se frottant les yeux, mais soudain, elle voit un homme  à côté d’elle sortir un mouchoir de sa poche et, ce faisant, faire tomber un billet vert, un billet de trois roubles.
Effarement - vous devinez - de la vieille, qui se laisse choir en direction du billet, allonge une jambe dessus pour se pencher ensuite ni vu ni connu, il n’y a plus qu’à prier le Seigneur de lui envoyer son train au plus vite. Elle, bien sûr, le billet dans la patte, revient vers son bien.
La suite n’est que tristesse : la vieille se retourne, plus de baluchon. Et le billet se révéla une grossière imitation. Ce n’était qu’un appât pour lui faire quitter son baluchon. 
Notre bonne vieille eut beaucoup de mal à revendre à moitié prix le billet.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire