lundi 21 décembre 2015

Pluie matinale ( Vassili Choukchine )






  Pluie matinale


(V. Choukchine)




Voici un autre récit de V. Choukchine. Ce texte n’est pas des plus folichons. Mais les allusions aux «années cannibales » - la période stalinienne - ont leur intérêt. C’est un petit drame à six personnages : deux comparses - le médecin et la fille, apparaissant ou s’éclipsant - deux personnages principaux qui, presque jusqu'à la fin, se déchirent sans pitié. Et deux autres encore, comme des fantômes errant au-dessus du texte, et des acteurs. Choukchine n’était pas scénariste pour rien...L’auteur semble avoir hésité sur le dernier mot de son texte, ce que montrent des versions différentes rencontrées sur la Toile (à moins que des petits malins aient arrangé la fin...). J’ai tâché de rendre cette hésitation.




Efim Bédariev se mourait, et il en avait conscience.
On était fin avril. Des corniches des toits se détachaient de grosses gouttes que le vent emportait et qui venaient s’étaler sur les carreaux des fenêtres, glissant lentement vers le bas.
Efim gisait sur une couchette en fer, dans une petite chambre de l’hôpital du district.
La maladie avait assombri son teint. 
Le docteur, un jeune gars, passait tout le temps le voir.
— Alors, comment ça va ?
— Pas fameux, articulait péniblement Efim, dans ses yeux sombres dansait une lueur de gaieté qui s’éteignait tout de suite. Je fais le compte de ma vie.
— Qu'est-ce que vous racontez là !?...
— Je plaisante, le calma Efim. Le médecin lui plaisait : trop drôle, ce jeune gars timide...
— Vous avez pris votre médicament ?
— Et comment ! Et je me sens mieux.
Le médecin scruta le malade, qui soutint son regard.
— On ne me croit pas ? Ah, toubib!...Ce que tu es jeune. Ça crève les yeux.
Le jeune médecin s’empourpra.
— Comment ça, je ne vous crois pas, pourquoi me dites-vous cela ?
Efim lui tapota la main.
— Ça va, fiston, je comprends tout. Je ne me plains pas. Sauf pour ma fille, peut-être...
— On lui télégraphié ce matin.
— Voilà qui est bien.  Efim avait très envie de voir sa fille unique, Nina.


Vers midi, alors qu’il n’y avait plus personne dans la chambre que le malade, par la fenêtre ouverte, un quidam en demi-pelisse blanche passa la tête pour jeter un coup d’oeil. Ayant examiné la chambre et enlevé de sa tête énorme son bonnet d'astrakan, il posa sa poitrine sur le rebord de la fenêtre. Dans la chambre se répandit une odeur de terre dégelée et de peau de mouton.
« Salut, Efim. »
Le malade tourna la tête et ses yeux s’arrondirent d’étonnement. Il s’agita, voulut se relever, mais l'individu à la demi-pelisse lui fit signe avec les mains de n’en rien faire :
« Reste couché ! »
Efim regarda attentivement son visiteur.
« Je suis venu te voir, dit celui-ci, ses yeux bridés tantôt fixant le malade, tantôt l’évitant. Comment vont les affaires ? »
Efim ricana.
« Tout baigne, Cyrille. »
Le visiteur hocha la tête d’un air compréhensif.
Il quitta l’appui de la fenêtre, se moucha par terre et reprit position.
Ils se regardèrent en silence un petit moment.
— Donc, si je comprends bien, tout va mal,  dit Cyrille, en hochant de nouveau la tête.
— Pourquoi es-tu venu ?
— Mon gendre m'avait invité, déclara Cyrille avec entrain, une fois sur place, j’ai appris que tu étais, heu, souffrant. Tu vois ? J’étais assis tranquillement sur le perron, et me voilà triste. Je me dis : voilà le printemps, il fait bon, le soleil brille...Ouais. Et pourtant, il faut mourir.  Il farfouilla dans une poche de la pelisse, à la recherche de sa blague à tabac.  Et je me dis encore : « voilà, nous vivons, nous vivons – il le faut bien. La mort, on n’y pense pas. Et elle – boum !  la voilà. Bon-jour, qu’elle dit, alors, on m’avait oubliée ?  La grosse tête de Cyrille était braquée sur Efim.- C’est toi qu’elle réclame, Efim.  » Il humecta longuement le bord de la cigarette qu’il venait de se rouler dans du papier journal.
— Et alors ?
— Et alors, je me dis, voilà un homme qui a vécu...Il a joué les activistes, là-bas, pourchassé les koulaks... ce genre de truc.  L’homme à grosse tête se mit à fumer, prenant soin d’envoyer par la fenêtre un nuage de fumée blanc.- Tu te souviens, quand tu avais fait dégringoler la croix de l’église ?
— Un peu, que je m’en souviens.
— Bie...een. Voilà : qu’il y ait un dieu ou pas, peu importe, je ne parle pas de ça. Je voudrais savoir : comment tu vois tout ça ?
— Quoi donc ? Arrête de tourner autour du pot !
— Tu t’en veux ?
— C’est donc ça que tu voudrais savoir : est-ce que ma conscience me tourmente, parce que, autrefois, vous les koulaks, je vous ai combattus ?
— Exactement.
— Non, Cyrille, voilà bien quelque chose qui ne me tourmente pas. Et tu nous ramènes Dieu bien inutilement. Toi-même, tu n’es pas croyant. Au moins, dis la vérité, ici.
Cyrille ricana brièvement.
— D’accord, je ne crois pas en Dieu. D'ailleurs, à mon avis, personne n’y croit. Les gens font semblant, voilà tout.
— Bravo. Te voilà plus intelligent, sur le tard.
— Ne te réjouis pas trop vite - L’homme à grosse tête devenait grave, comme pour édifier le malade. - Je ne veux pas t’effrayer, Efim, mais je veux te dire ceci : la mort n’est pas facile, pour celui qui a offensé autrui.
— Fichtre, tu m’as fait peur, j’en tremble ! Tu es un imbécile, Cyri, tu l’as toujours été. Voici l’idiot du village en visite...
— Tu plaisantes devant moi, je comprends ça, répartit doucement Cyri. Mais tu as peur, c’est clair.
— Mais je ne vais pas mourir. D’où tu le tiens, que je vais mourir ?
— Bon, bon, d’accord, dit Cyri  sur un ton significatif, et il tira bruyamment une bouffée de sa cigarette.
Le médecin entra.
— Qu’est-ce que c’est encore ?  se renfrogna-t-il à la vue de Cyrille.
— C’est... un voisin, dit Efim. Il peut rester.
— Jetez votre cigarette ! Il vaudrait mieux partir.
— Non - protesta Efim. Qu’il reste.
Cyri redescendit de l’appui, écrasa soigneusement son mégot.
Le médecin, insistant, fit prendre son médicament à Efim, resta un moment à son chevet, puis s’en alla.
Cyri appuyait de nouveau sa poitrine sur le rebord de la fenêtre.
« Tu es bien soigné, ici. »
« Tu es bien soigné, ici » le singea Efim, l’air soudain irrité.  Et vous, à l’époque, qu’est-ce que vous fabriquiez ? Vous en faisiez de belles, misérables impudents ! Je vous mépriserai jusqu’à la fin de mes jours.
— Du calme. C’est un hôpital, ici, pas le soviet local.
— Réfléchis donc, encore une fois : que se serait-il passé, à l’époque, si vous l’aviez emporté ? C’est là que vous auriez serré la vis !
— Ce n’aurait pas été pire qu’avec vous.
— Ah là là...Ce qu’il ne faut pas entendre...
— J’ai un fils ingénieur, annonça fièrement Cyri.
— Ça ne concerne que toi, non ?
Cyri  resta silencieux.
— Il m’est même arrivé d’avoir presque pitié de vous. Ce que vous pouvez être ignorants...
— Je te regarde, Efim,  dit pensivement Cyri  à mi-voix,  et je n'arrive pas à comprendre : ce que tu as pu me faire de mal ! Tu m’as pris mon bien, tu m’as déporté dans la taîga, renvoyé comme un ours, n’importe où, au diable...Pas vrai ? Eh bien, je ne t’en veux pas tant que ça. Ma parole. Je ne dis pas : pas du tout. Bien sûr, si l’on s’était trouvé nez à nez dans la taïga, je t’aurais flanqué mon poing sur le museau. Mais de là à te tuer, non. Je me souviens, une fois, j’avais monté la garde précisément à côté de ton isba, jusqu’à l’aube ou peu s’en faut... Tu étais assis devant la fenêtre, à t’occuper de paperasses. Dix fois je t’ai mis en joue, sans pouvoir tirer. Bien sûr, tu ne vas pas me croire. Dans la taïga, bon, peut-être, mais chez toi, non. J’avais beau me traiter de tous les noms, rien à faire. 
Efim, la tête tournée vers Cyri, l’écoutait avec curiosité.
— Tout de même, tu n’es pas normal, Efim. Ne te fâche pas, je ne dis pas cela méchamment. Je ne suis pas venu t’aboyer dessus. Je voudrais comprendre : pourquoi tu nous serrais la vis comme ça ? Tu n’étais qu’un rouage. Bon, j’avais laissé moisir mon pain, mettons. Qu’est-ce que ça pouvait bien te faire ? C’était mon pain, non ?
— Imbécile, commenta simplement Efim.
— Et voilà ! Imbécile, encore une fois, s’emporta Cyri. Essaye donc de comprendre : je te parle sérieusement. Qu’est-ce qui nous distingue, aujourd’hui ? Les temps ne nous rien appris ?
— Tu voudrais comprendre quoi, au juste ?
— Ceci : qu’as-tu donc obtenu, dans ta vie ?  reprit Cyri, reprenant patiemment sa besogne de bourreau. Chacun obtient quelque chose, durant sa vie. Moi, par exemple, je voulais devenir très riche. Mais toi ? Qu’est-ce que tu as obtenu ?
— Qu’il y ait moins d’imbéciles, voilà ce que j’ai obtenu.
— Pfff !... Cyri partit une fois de plus à la recherche de sa blague à tabac. On lui parle, d’un truc, il répond à côté.
— Il voulait être riche... Au nom de qui ? Imbécile, mais rusé...
— C’est toi, l’imbécile. Blagueur, va ! La vie nouvelle ! La vie nouvelle ! Tu n’as pas su vivre, et tu as voulu empêcher les autres de vivre. Tu t’es trompé, dans ta vie, Efim.
Efim eut une quinte de toux. Son corps tressaillait et se convulsait, le malade suffoquant. Il adressait des regards brûlants à Cyri, s’efforçant de dire quelque chose.
— Uuune...mi...nuuute.
— Remets-toi - Avec une grimace de compassion, Cyri regardait se tordre Efim, si faible. - Vous autres, diables perdus, c’est clair, seule la tombe peut vous corriger. Vous avez fait se cabrer la Russie entière.
Entra le médecin, qui se précipita vers le malade.
Cyri se laissa glisser de la fenêtre, et quitta l’enceinte de l’hôpital.

... Vers le soir, alors que les rayons du soleil couchant incendiaient les fenêtres de l’hôpital, l’état d’Efim Bédariev empira.
Il était mi-allongé mi-assis sur un tas d’oreillers, les mains derrière le dossier de la couchette. De temps à autre, il gémissait doucement, étreignant de ses doigts qui lui obéissaient mal les minces tiges métalliques, s’efforçant de se redresser. Mais la maladie, dans son étreinte tenace, ne lâchait pas prise : un souffle brûlant lui balayait le visage, il étouffait sous la couverture, dans sa fièvre les murs et le plafond oscillaient...
A son chevet se tenaient le médecin ainsi que Nina, la fille d’Efim, femme d’une trentaine d’années, que l’on avait fait venir de la grande ville. 
— C’est la nuit, là ?... demanda Efim, revenant à lui.
— Le soir, le soleil se couche.
— Je fumerais bien une cigarette...
— Vous n’y pensez pas !
— Deux bouffées, ça doit pouvoir se faire ?
— Mais non, voyons ! Papa, voyons !
Efim se tut, vexé... et perdit à nouveau connaissance, essayant encore de se lever, obstinément, désespérément. Il réussit même, en plein délire, à s’asseoir sur le lit. Sa fille et le médecin s’efforçaient de le recoucher, mais il s’appuyait d’une main sur un oreiller, tandis que, de l’autre, il déchirait frénétiquement le haut de sa blouse. D’une petite voix brûlante, avec un sifflement dans la gorge, il chuchotait : " Hein, de quoi s’agit-il ?... de quoi ? Je le sais, moi ! Je sais tout !..." Dans ses yeux secs et enflammés vacillait la lueur inquiète et tremblante d’une pensée mystérieuse, inconnue.
On le fit se recoucher, tant bien que mal...Sa fille, éclatant en sanglots, se serra contre sa poitrine.
« Papa ! Mon petit papa chéri... Papa !  »
Le médecin la fit sortir de la chambre, pour rester seul avec le malade. Celui-ci, épuisé, s’apaisa.
Assis au pied du lit, le médecin regardait son patient.
— Cyri !  appela Ephim, les yeux clos.
— Oui ?  répondit une voix.
Le médecin eut un tressaillement et se retourna : derrière la fenêtre se tenait Cyrille, le regard  dirigé sur Efim. Il était là depuis un moment, observant la lutte inégale d’un homme avec la mort.
— Que voulez-vous ?
— Regarder...
— C’est toi, Cyri ?  demanda Efim.
— C’est moi, Efim.
— Tu es venu ?
— Ben oui.
— Ce n’est rien du tout, Cyri...  Efim s’efforçait avidement de respirer.  Absolument rien,  je te dis... Evidemment, c’est un peu dommage...
— Allez, reste allongé, Efim.
Le médecin ne comprit rien à cet étrange échange. Pour lui, Efim délirait de nouveau, il fit signe à Cyri de s’en aller : le malade redevenait agité.
Cyrille disparut.

... La nuit s’achevait. A l’est, le ciel s’était couvert de nuées. Des marécages montait un remugle chaud – de la pluie en perspective.
Déchirant le silence de l’aube, quelque part vrombit un moteur, faisant hurler d’une voix enrouée les chiens secouant leurs chaînes.
De nouveau, sa fille et le médecin se penchèrent sur Efim.
« C’est la fin ? » demanda-t-il sans remuer les lèvres.
Le menton de la femme se mit à trembler. Mais le médecin s’écria :
— Qu’est-ce que vous racontez encore, Efim Nazarytch ! En voilà des bêtises...
— Ouvre la fenêtre.
— Elle est ouverte.
— C’est pénible... Nina, fillette... les petits... Efim jeta de côté un regard voilé, s’étira sous la couverture. Son visage devint d’une pâleur de craie. Il eut une quinte de toux... Dans un dernier effort, il s’arracha à la couchette et s’assit. Sa fille et le médecin l’attrapèrent. 
La gorge d’Efim était en fusion. Il voulait dire quelque chose, mais n’émettait que des sons inarticulés. Sa tête s’abandonnait... il macula d’un sang chaud la robe blanche de sa fille et beugla de nouveau – il voulait dire quelque chose.
« Qu’est-ce qu’il y a, Efim, ça ne va pas ? » demanda soudain une voix de côté, avec une compassion sincère. C’était encore Cyrille, derrière la fenêtre. Personne ne lui répondit, on ne l’avait sans doute pas entendu.
Efim se fit soudain plus lourd dans les bras de sa fille, devint comme flasque... Ils le replacèrent avec précaution sur la couchette... Le silence se fit.
Les premières grosses gouttes de pluie s’écrasèrent sur les carreaux des fenêtres, les arbres, dans le jardin de l’hôpital, s’animèrent, bruissant et balançant leurs branches. Un coup de vent envoya promener un bout de papier qui voleta silencieusement, se traîna par terre et aboutit aux pieds de la fille d’Efim. Tout engourdie, celle-ci frissonna et se laissa tomber à genoux devant son père...


Cyrille quitta lentement l’hôpital, son bonnet à la main, oubliant de le remettre sur sa tête.
La pluie chaude et forte lui arrosait la tête, coulait sur son visage et dans son cou, s’infiltrant derrière le col, tambourinait sur sa pelisse. Une pluie espérée depuis longtemps – la première, cette année.
... Il marchait, la tête baissée, triste. Il plaignait Efim Bédariev. Pourquoi il le plaignait, il n’avait pas envie de le savoir. Il le plaignait, il était triste et voilà tout.

La pluie tombait bruyamment, comme une danse de mille petits poignards sur le chemin. Cela faisait un vrai bouillonnement dans les rigoles et les flaques, comme des suçons de ventouses, ou bien des sanglots.

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