mercredi 30 décembre 2015

Deux beautés ( Anton Tchékhov, 1886 )

Deux beautés










I


  
Jeune lycéen, je me suis rendu, avec mon grand-père, du bourg de Bolchaïa Krepka à Rostov-sur-le-Don. C’était par une torride et affreusement ennuyeuse journée d’août. A  cause de la chaleur et du vent sec et brûlant qui nous envoyait des nuages de poussière, nous avions les yeux collés et le gorge desséchée; cela ôtait l’envie de regarder le paysage, de bavarder ou même de penser, et, quand il arrivait à notre somnolent cocher Karpo, voulant exciter le cheval, d’atteindre ma casquette avec son fouet, je n’émettais aucune protestation, mais, sortant de ma torpeur, je jetais un rapide et triste coup d’oeil d’oeil au loin : un village apparaîtrait-il ? Pour donner à manger à notre cheval, nous fîmes halte, dans le gros bourg arménien de Bakhtchi-Salakh, chez un riche Arménien que connaissait mon grand-père. De toute ma vie, je n’ai rien vu de plus caricatural que cet Arménien. Imaginez-vous un petite tête rasée, avec, plantés bas, de gros sourcils en broussaille, une longue moustache grise et une large bouche, d’où sortait une longue chibouque en bois de cerisier; la petite tête était plus ou moins bien rattachée à un corps maigre et bossu, habillé de façon extravagante : un court veston rouge et de larges pantalons d’un bleu éclatant ; cette silhouette se déplaçait en traînant les pieds, les jambes bien écartées, parlait en gardant la pipe au bec et accordait à ses hôtes le moins d’attention possible.
Chez cet Arménien, il n’y avait certes ni vent ni poussière, mais cela restait aussi désagréable, étouffant et ennuyeux que là-bas, dans la steppe, sur la route. Je me souviens de m’être assis, couvert de poussière et épuisé par la chaleur, dans un coin, sur un coffre vert. Les murs de bois brut, les meubles et le plancher passé à l’ocre exhalaient une odeur de bois desséché, à demi-calciné par le soleil. Et des mouches partout, absolument partout...mon grand-père discutait avec l’Arménien à propos de moutons et de pâturages. Je savais qu’on préparerait le samovar pendant une heure, que mon grand-père siroterait son thé encore une bonne heure, puis irait dormir deux ou trois heures, si bien que j’allais passer le quart de la journée à l’attendre, après quoi ce serait de nouveau la chaleur de plomb, la poussière et les cahots de la route. J’entendais le murmure de leurs deux voix, et il me semblait que je  voyais tout cela depuis une éternité, l’Arménien, le buffet avec sa vaisselle, les mouches et les fenêtres embrasées par le soleil, et que j’aurais encore longtemps sous les yeux ce spectacle, et je me prenais à haïr la steppe, le soleil et les mouches...
Une servante ukrainienne portant un foulard vint apporter la vaisselle, sur un plateau, puis le samovar. Sans se presser, l’Arménien s’en alla dans l’entrée crier :
- Machia ! Viens donc servir le thé ! Où es-tu donc ? Machia !
On entendit des pas précipités, et une jeune fille entra dans la pièce, une créature d’environ seize ans, en simple robe d’indienne, avec un petit foulard blanc sur la tête. Tandis qu’elle lavait la vaisselle et versait le thé, je ne voyais que son dos. Je pus seulement remarquer qu’elle avait la taille fine, qu’elle allait pieds nus et que ses talons menus étaient recouverts par des pantalons descendant très bas. 
Le maître de maison m’a proposé de boire du thé. En m’asseyant à la table, j’ai regardé en face la jeune fille, qui me servait un verre, et j’ai senti comme une brise me parcourir l’âme et en chasser les impressions de la journée, aussi bien la poussière que l’ennui. J’avais sous les yeux les traits charmants du visage le plus parfait que j’eusse jamais vu, que ce soit en rêve ou dans la réalité. Devant moi se tenait une beauté, je le compris au premier coup d’oeil, comme on reconnait aussitôt un éclair.
Je suis prêt à jurer que Macha, ou, comme disait son père, Machia, était une véritable beauté, mais je ne saurais le prouver. Il arrive que, dans le ciel, les nuages se massent en désordre à l’horizon, et que le soleil, masqué par eux, les teinte de couleurs variées : l’un est pourpre, le suivant orange, voici de l’or, du lilas, du rose tirant sur le gris; on croit voir ici un moine, là un poisson, plus loin c’est un Turc enturbanné. La lueur de cet incendie, qui occupe à présent le tiers du ciel, vient frapper aussi bien la croix des églises que les carreaux des maisons en ville,  illumine les rivières comme les mares, tombe en pluie d’or sur les feuilles des arbres. Au loin, se détachant sur ce fond  crépusculaire, un vol de canards sauvages, partis pour on en sait où...Et le bouvier ramenant ses vaches, et l’arpenteur traversant en calèche une levée de terre ou le simple promeneur, tous regardent ce coucher de soleil et admirent sa beauté, sans que nul ne puisse dire en quoi consiste cette beauté.
Je ne fus pas le seul à trouver belle cette Arménienne. Mon grand-père, vieillard de quatre-vingts ans, homme rude et insensible à la beauté des femmes comme à celles de la nature, observa une minute entière, d’un regard caressant, le visage de Macha, et demanda :
- C’est votre fille, Aviett Mazarytch ?
- Hé oui, c’est ma fille.
- Une bien belle jeune fille - le félicita mon grand-père.
Un peintre eût parlé, à propos de la jeune Arménienne, d’une beauté rigoureusement classique. C’était précisément le genre de beauté dont la contemplation, Dieu sait pourquoi, vous inspire la conviction, à la vue de ces traits réguliers, que les cheveux, les yeux, le nez, la bouche, le cou, la poitrine, jusqu’aux mouvements de ce jeune corps se fondent en une unité harmonieuse, un accord où la nature n’a commis aucune fausse note; il vous semble alors qu’une belle femme doit précisément avoir le nez de Macha, droit mais légèrement busqué, de même qu’elle doit avoir ses grands yeux sombres, ses longs cils, et son regard langoureux, que ses boucles et ses sourcils de jais doivent faire ressortir de la même façon que chez Macha la pâleur de son front et de ses joues, comme la verdeur d’un roseau détonne dans l’eau d’un calme ruisseau; que pour arriver à sculpter son cou blanc et sa poitrine menue, il faut posséder un singulier talent artistique. A la regarder, il vous vient peu à peu le désir de lui dire une gentillesse sortant de la banalité, quelque chose de sincère et de beau, de beau comme elle.
Au début, me fit honte et me mortifia de voir que, ses yeux passant au-dessus de ma tête, elle ne m’accordait aucune attention; comme si un halo de fierté heureuse la séparait de moi et la dérobait jalousement à mes regards.
« Cela vient de ce que me voilà tout bruni de soleil et de poussière, et aussi de ce que je suis encore trop jeune » - me suis-je dit.
Et puis, petit à petit, je me suis laissé envahir par le sentiment de sa beauté, jusqu’à ne plus penser à moi. J’en oubliais l’ennui de la steppe et la poussière, je n’entendais plus le bourdonnement des mouches, je ne savais plus quel goût avait le thé, je ressentais seulement la beauté de la jeune fille en face de moi, de l’autre côté de la table.
Sensation étrange, en vérité. Ce n’était pas du désir, de l’enthousiasme ou de la jouissance qu’éveillait en moi Macha, mais un sentiment, à la fois pesant et doux, de tristesse. Tristesse trouble, indéfinissable, comme dans un rêve. Pour quelque raison inconnue, j’avais pitié aussi bien de moi que de mon grand-père, de l’Arménien et de sa fille, comme si, tous les quatre, nous étions en train de perdre un je ne sais quoi d’important et de vital, que nous ne retrouverions plus jamais. La tristesse avait aussi gagné mon grand-père, qui, délaissant moutons et pâturages, se taisait, pensif, en regardant Macha.
Ayant fini son thé, mon grand-père est allé s’allonger, et et je suis sorti pour m’asseoir sur le petit perron devant la maison. Comme toutes celles de Bakhtchi-Salakh, la maison était en plein soleil; ni arbre, ni auvent, rien pour faire de l’ombre. En dépit de la chaleur torride,  une joyeuse animation régnait dans la grande cour recouverte de mauve et d’arroche. Derrière l’une des haies basses partageant cette cour, avait lieu le battage. Autour d’un poteau fiché au milieu de l’aire, couraient une douzaine de chevaux, attelés en un rang formant un grand rayon. A leur côté marchait un valet ukrainien portant un long gilet et des pantalons larges, faisant claquer son fouet et criant à leur adresse, semblant à la fois  se moquer d’eux et faire étalage de son pouvoir sur ces bêtes.
- A-a-a...Les maudits...A-a-a...Attendez un peu, tas de choléras ! Vous avez peur, hein ?
Les chevaux blancs, bai ou pie, ne comprenant pas pourquoi on les forçait à tourner sur place en écrasant la paille de blé, allaient sans entrain, contraints et forcés, en agitant leur queue de mécontentement. Sous leurs sabots, le vent faisait se lever des nuages de balle dorée, qui allaient heurter la haie. Des femmes s’affairaient avec des râteaux à côté de hautes meules fraîchement dressées, vers lesquelles convergeaient les charrettes à deux roues, et, derrière ces meules, dans une autre cour, se produisait le même manège d’une douzaine de chevaux, entraînés par un Ukrainien semblable au premier, lui aussi  jouant du fouet et se moquant des bêtes.
Je m’étais assis sur les marches brûlantes; à cause de la chaleur, la colle de bois suintait des balustrades et de l’encadrement des fenêtres; des moucherons rouges se pressaient les uns contre les autres dans les étroites bandes d’ombre formées par les marches et les volets. Le soleil me brûlait la tête, la poitrine et le dos, mais je ne sentais rien, attentif seulement au bruit de pieds nus, derrière moi, sur le plancher de l’entrée.  Portant la vaisselle du thé, Macha descendit vivement les marches, m’apportant comme un courant d’air, et, telle un oiseau, vola vers une petite dépendance de la maison, sans doute une cuisine, d’où s’échappaient une odeur de mouton grillé, ainsi que l’irritation d’une voix arménienne. Elle disparut derrière une porte sombre, remplacée sur le seuil par une vieille Arménienne voûtée, aux larges pantalons verts, et belle de visage. La vieille était en colère, et pestait contre quelqu’un. Réapparut bientôt Macha, le visage empourpré de la chaleur de cette cuisine, et portant sur le dos un gros pain noir; joliment penchée sous le poids du pain, elle traversa la cour en direction de l’aire de battage, se faufila à travers la haie et, disparaissant dans un nuage de balle dorée, me fut cachée par les charrettes. L’Ukrainien, cessant de faire courir les chevaux, abaissa son fouet, se tut et regarda un moment du côté des charrettes, puis, lorsque l’Arménienne repassa rapidement à côté des chevaux et franchit la haie, la suivit du regard et, s’adressant à ses chevaux sur un ton de grande affliction, s’écria :
- Que la terre t'engloutisse, démon !
Et, tout le reste du temps, je ne fis qu’entendre le bruit de ses pieds nus et la voir courir dans la cour, le visage grave et soucieux. Tantôt elle gravissait en courant les marches, m’enveloppant à nouveau d’un air frais, tantôt elle courait à la cuisine où à l’aire de battage, ou derrière le portail et, tournant la tête, j’avais du mal à la suivre.
Et, plus sa beauté passait et repassait devant mes yeux, plus s’alourdissait ma tristesse. J’avais pitié de moi, d’elle et de l’Ukrainien dont le regard ne la quittait pas, à chaque fois qu’elle traversait le nuage de balle en direction des charrettes. Lui enviais-je sa beauté, ou  était-ce le fait que cette fille n’était et ne serait jamais mienne, qu’elle me voyait comme un simple étranger, ou le sentiment vague que cette beauté rare n’était que hasard sans nécessité, de plus éphémère comme tout sur terre, ou cette tristesse relevait-elle de cette sensation particulière qu’éveille en nous la contemplation de la beauté authentique, Dieu seul le sait !
Trois heures d’attente s’écoulèrent ainsi, sans que je m’en aperçoive. Apparemment, je ne m’étais pas rassasié de la contemplation de Macha, que déjà Karpo menait le cheval à la rivière pour le laver, et voilà qu’il l’attelait. Le cheval, tout mouillé, s’ébrouait de contentement et ruait dans les brancards. « En arrr--rière ! » lui cria Karpo, réveillant mon grand-père. Macha alla nous ouvrir le portail grinçant, nous avons pris place dans notre petite calèche, et sommes sortis de la cour. Nous allions, silencieux, comme fâchés l’un contre l’autre. Lorsque, deux ou trois heures plus tard, apparurent au loin Rostov et Nakhitchevan, Karpo se retourna brusquement vers nous, pour déclarer :
- Y a une sacrée belle fille, chez l’Arménien !
Et donna un bon coup de fouet au cheval.




II



Une autre fois, déjà étudiant, je voyageais en train vers le sud. Nous étions en mai. Lors d’un arrêt, quelque part entre Belgorod et Kharkov, je crois bien, je suis sorti sur le quai, histoire de me dégourdir les  jambes.
L’ombre du soir s’étendait déjà sur le quai, sur le petit jardin de la gare et sur le champ qu’on apercevait de côté; la gare masquait un peu le crépuscule, mais le coloris rose tendre que prenaient les volutes de fumée s’échappant de la locomotive montrait que le soleil hésitait encore à se coucher.
Déambulant sur le quai, j’ai fini par remarquer que la majorité des passagers se promenant comme moi, allaient et venaient, s’arrêtant même, auprès d’un wagon de deuxième classe, avec une expression du visage qui semblait indiquer la présence, dans ce wagon, de quelque célébrité. Au beau milieu de la foule de curieux que je croisai à côté de ce wagon, j’ai retrouvé jusqu’à mon compagnon de voyage, un officier d’artillerie, un petit gars vif, chaleureux et sympathique comme le sont tous ceux avec qui le hasard d’un voyage nous met brièvement en relation.
- Que regardez-vous donc ? - lui ai-je demandé.
En guise de réponse, il m’a juste désigné, d’un mouvement des yeux, une silhouette féminine. C’était une presque jeune fille de quelque dix-sept ou dix-huit ans, habillée à la russe, tête nue, une mantille négligemment jetée sur l’épaule, non une passagère, mais plutôt la fille ou la soeur du chef de gare. Se tenant près d’une fenêtre du wagon, elle bavardait avec un passager d’un certain âge. Avant même que j’ai pu me rendre compte de ce que j’avais exactement sous les yeux, m’envahit de nouveau le sentiment éprouvé dans le bourg arménien. 
Cette jeune fille était remarquablement belle, ceux qui, avec moi, la dévisageaient, ne semblaient avoir aucun doute à ce sujet.
Si l’on devait, comme c’est l’usage, la décrire en détail, de vraiment beau, il n’y avait chez elle que les ondulations de son abondante chevelure blonde, indisciplinée quoique enserrée, au sommet de sa tête, d’un petit ruban noir, le reste étant au mieux très ordinaire. Elle clignait fortement des yeux, que ce fût sa façon de jouer les coquettes, ou la conséquence d’une réelle myopie, elle avait le nez légèrement retroussé, la bouche petite, le profil un peu mou, les épaules trop étroites pour son âge, et cependant, cette jeune créature faisait l’effet d’une véritable beauté, et, la contemplant, je pus acquérir la conviction qu’un visage de femme russe n’a pas besoin, pour se voir qualifier de beau, d’une extrême régularité des traits, bien plus, si l’on avait substitué à ce nez retroussé un autre, droit et d’une plastique irréprochable, comme celui de la jeune Arménienne, son visage eût alors perdu tout son charme.
Se tenant devant la fenêtre et bavardant, la jeune fille, un peu recroquevillée à cause de l’humidité du soir, nous jetait de fréquents coups d’oeil en retour, les mains tantôt sur les hanches, tantôt portées sur sa tête et réajustant sa coiffure, et continuait à parler et à rire, son visage exprimant tour à tour l’étonnement et l’effroi, et je ne me souviens pas de l’avoir vue un instant sans gesticuler ni changer d’expression. C’était précisément le secret de la magie de cette beauté, que ces petits mouvements gracieux et incessants., ce sourire, ce jeu du visage, ces rapides coups d’oeil qu’elle nous jetait, ces mouvements accomplis avec la grâce de la jeunesse et de la fraîcheur, avec une pureté d’âme qui résonnait dans son rire et dans sa voix, avec cette faiblesse qui nous émeut tant chez les enfants, les petits oiseaux, les jeunes faons ou les tout jeunes arbres.
Elle avait la beauté du papillon, c’était le tourbillon d’une valse, la voltige acrobatique dans un jardin, le rire et la gaité de l'insouciance, ignorant le chagrin comme le repos; il aurait suffi d’un coup de vent sur le quai, d’une averse, pour voir se faner ce corps fragile, et cette beauté capricieuse s’égrener comme les pétales d’une fleur, tombant vite en poussière.
- Hé oui...- murmura dans un soupir l’officier lorsque, après la deuxième sonnerie, nous nous sommes dirigés vers notre wagon.
Je ne saurais dire ce que signifiait ce « Hé oui ».
Peut-être la tristesse, le regret de devoir quitter cette beauté et la douceur de cette soirée printanière pour ce wagon à l’air étouffant, ou alors avions-nous, lui comme moi, à notre insu, pitié de le jeune beauté comme de nous-mêmes, ainsi que des autres passagers regagnant aussi lentement leurs places. 
En longeant la vitre derrière laquelle, dans la gare, était assis devant son appareil un télégraphiste pâlot aux cheveux roux et aux pommettes grisâtres, l’officier soupira encore, et me dit :
- Je veux bien parier que ce petit télégraphiste est amoureux de notre mignonne. Vivre sous le même toit que cette ensorcelante créature, et ne pas en tomber amoureux, est au-dessus des forces d’un homme. Et quel malheur, mon cher, quelle chose ridicule, que d’être voûté, mal peigné, grisonnant, honnête et point sot, et de s’amouracher d’une jolie écervelée qui ne fera aucunement attention à vous ! Ou même, encore pire : imaginez notre télégraphiste amoureux, et déjà marié, marié à une femme tout aussi voûtée, mal peignée et honnête que lui-même...Quelle torture !
A côté de notre wagon, accoudé à la barrière du quai, se tenait un chef de train, qui regardait dans la direction de la jeune beauté, et son visage flasque par endroits et creusé à d’autres, désagréablement blasé, portant la fatigue des nuits sans sommeil, secouées par les cahots du train, exprimait un attendrissement et une tristesse sans fond, comme s’il revoyait dans la jeune fille sa propre jeunesse, son bonheur, sa sobriété, sa pureté, sa femme, ses enfants, comme s’il éprouvait des regrets, comme s’il ressentait de tout son être la distance qui le séparait de cette jeune fille, et combien sa gaucherie d’homme vieilli avant l’heure et sa figure empâtée creusaient, entre lui et le simple et humain bonheur d’un passager, un abîme comme il y a de la terre au ciel.
La troisième sonnerie a retenti, suivie de coups de sifflet, et le train s’est ébranlé paresseusement. Devant nos fenêtres ont défilé, l’un après l’autre, le chef de train, le chef de gare, puis le jardin, la jeune beauté avec son drôle de sourire malicieux comme celui d'un enfant...
Me penchant au dehors pour regarder en arrière, je l’ai vue, suivant des yeux le train, s’approcher, en longeant le quai, de la vitre derrière laquelle était assis le télégraphiste, puis, réajustant sa coiffure, entrer en courant dans le jardin. La gare ne masquait plus le couchant, le champ était à découvert, mais le soleil avait déjà disparu, et la fumée noirâtre tourbillonnait au-dessus du velours vert des blés d’hiver. La tristesse régnait dans notre wagon comme dans l’air printanier et dans le ciel déjà obscurci.
 Notre chef de train est entré dans le wagon pour allumer les bougies.

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