vendredi 25 décembre 2015

Dans le noir ( Anton Tchekhov )

Dans le noir


( A. Tchekhov, 1886)




Une mouche de taille moyenne s’était faufilée dans le nez de Gaguine, substitut du procureur et conseiller de cour*. Etait-ce la curiosité qui l’avait menée là, ou bien quelque imprudence, ou encore était-ce simplement dû à l’obscurité, toujours est-il que ce nez ne toléra pas la présence d’un corps étranger et déclencha le réflexe d’éternuement. Gaguine éternua donc, frénétiquement, avec un sifflement aigu, et si fortement que le lit en trembla,  faisant entendre un son de ressort mis à l’épreuve. Maria Mikhaïlovna, l’épouse de Gaguine, blonde solide et plantureuse,  tressaillit à son tour et se réveilla. Elle ouvrit les yeux dans les ténèbres, eut un soupir et se retourna sur le côté. Quelques minutes plus tard, elle changea de côté, ferma bien les yeux, mais le sommeil l’avait quittée. Soupirant et roulant d’un côté à l’autre, elle se souleva, escalada son mari et, chaussant ses pantoufles, s’approcha de la fenêtre. 
Au dehors, il faisait sombre. On ne distinguait que la silhouette des arbres et le toit des granges. L’orient pâlissait à peine, se remplissant de nuages. Tout dormait, enveloppé de silence et d’obscurité. On n’entendait même pas le gardien des datchas, payé pour rompre le silence de sa présence, et le râle - l’unique oiseau sauvage ne fuyant pas le voisinage des citadins en villégiature - se taisait lui aussi.
Ce fut Maria Mikhaïlovna qui brisa ce silence. Se tenant près de la fenêtre, occupée à regarder dehors, elle poussa soudain un cri. Il lui avait semblé voir une forme sombre sortir du parterre gardé par un peuplier taillé et efflanqué, et se glisser vers la maison. Elle pensa d’abord à quelque vache, ou à un cheval, mais, s’étant frotté les yeux, reconnut ensuite nettement une silhouette humaine.
Après quoi, elle crut voir la silhouette sombre s’approcher de la fenêtre de la cuisine et, après quelques instants d’indécision, poser une jambe sur la corniche et...disparaître dans l’obscurité de la fenêtre.
«Un voleur !» - la pensée lui traversa l’esprit, et une pâleur mortelle se répandit sur son visage. 
En un instant, son imagination lui avait dépeint le tableau si redouté par les propriétaires de datchas : un voleur se glisse dans la cuisine, passe dans la salle à manger...l’argenterie du buffet...le voilà dans la chambre...une hache...une trogne de brigand...les bijoux en or...Elle en avait les genoux qui fléchissaient, et des fourmillements dans le dos.
- Vassia ! - se mit-elle à tarabuster son mari. - Basile ! Vassili Prokofitch ! Ah, mon Dieu, il est comme mort ! Réveille-toi, Basile, je t’en supplie !
- Hein ? - mugit le substitut du procureur, inspirant et faisant entendre des bâillements.
- Réveille-toi, au nom du Ciel ! Il y a un voleur dans la cuisine ! J’étais à la fenêtre, j’ai vu quelqu’un se glisser par la fenêtre. De la cuisine, il va passer dans la salle à manger...les cuillères du buffet ! Basile ! C’est comme cela que Mavra Egorovna s’est fait dévaliser, l’année dernière.
- Tu...tu veux quoi ?
- Mon Dieu, il n’entend rien ! Mais comprends donc, espèce de statue, que j’ai vu quelqu’un s’introduire chez nous ! Pélagie va prendre peur et...pense à l’argenterie dans le buffet !
- Balivernes !
- Basile, tu es insupportable ! On lui parle d’un risque, et lui dort et mugit ! Tu veux quoi ? Qu’on nous dévalise et qu’on nous égorge, c’est ça que tu veux ?
Le substitut du procureur se souleva lentement et s’assit dans le lit, remplissant l’air de ses bâillements.
- Le diable seul vous apprécie à votre juste valeur ! - marmonna-t-il. - Il n’y a pas moyen d’avoir la paix, même la nuit ? C’est indispensable, de me réveiller pour des balivernes ?
- Mais je te le jure, Basile, j’ai vu quelqu’un se faufiler par la fenêtre !
Et alors ? Laisse-le se faufiler...Selon toute vraisemblance, c’est son pompier qui est venu rendre visite à Pélagie.
- Quoi ??? Que dis-tu ?
- Je dis que c’est le pompier qui est venu voir Pélagie.
- C’est encore pire ! - S’écria Maria Mikhaïlovna. - C’est pire qu’un voleur ! Je ne veux pas de cynisme chez moi !
- Voyez-moi cette vertu ! Pas de cynisme chez moi...Qu’est-ce que c’est que cette histoire de cynisme ? Dans quel but proférer ces mots étrangers à tire-larigot ? Ma petite mère, c’est comme ça depuis la nuit des temps, la tradition veut ça. Que le pompier vienne rendre visite à la cuisinière.
- Non, Basile ! Ou alors, c’est que tu ne me connais pas ! Je ne puis supporter l’idée que chez moi...une telle...Aie la bonté d’aller immédiatement à la cuisine et de lui signifier de s’en aller sur le champ. Immédiatement ! Et je dirai demain demain à Pélagie de ne pas avoir l’audace de se permettre des choses pareilles ! Après ma mort, vous aurez tout loisir d’autoriser chez vous le cynisme, mais pas maintenant. Veuillez aller à la cuisine !
- Foutre ! - grommela Gaguine de mécontentement. - Réfléchis donc, avec ta cervelle microscopique de femme, qu’irai-je faire à la cuisine ?
- Basile, je vais m’évanouir !
Gaguine cracha, mit ses pantoufles, cracha derechef et partit à la cuisine. Il faisait noir comme à l’intérieur d’un tonneau, si bien que le substitut du procureur dut se déplacer à tâtons. Il trouva sur son chemin la porte de la chambre d’enfants et réveilla la bonne.
- Vassilissa, - dit-il, tu as pris hier soir ma robe de chambre pour la nettoyer, où est-elle ?
- Je l’ai donnée à Pélagie pour qu’elle la nettoie, Monsieur.
- Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? On prend les affaires et on ne les remet pas en place ? Et moi, à présent, je dois me balader sans robe de chambre !
Une fois entré dans la cuisine, il alla à l’endroit où, sur un coffre et sous la planche aux casseroles, dormait la cuisinière.
- Pélagie ! - commença-t-il en lui remuant l’épaule. Dis ! Pélagie ! Ne fais pas semblant de dormir ! Qui s’est glissé chez toi par la fenêtre, à l’instant ?
- Hmm !...‘jour ! Par la fenêtre ? Qui donc ?
- Pas d’embrouille ! Dis à ton coquin de filer sans demander son reste ! Tu m’entends ? Il n’a rien à faire ici !
- Vous vous sentez bien, Monsieur ? B’jour...Vous pensez que je suis idiote...On se crève toute la sainte journée, on cavale partout sans une minute de repos, et la nuit, voilà qu’on vous tombe dessus avec de telles paroles. En gagnant quatre roubles par mois...et il faut fournir son thé et son sucre, et, à part de telles paroles, aucune marque de respect...J’ai servi chez des marchands, c’était moins honteux.
- Allez, allez...pas de fausses lamentations ! Que ton soudard fiche le camp à l’instant ! Tu m’entends ?
- Ce n’est pas bien, Monsieur ! - dit Pélagie avec des sanglots dans la voix. - Des gens instruits...nobles, et qui ne comprennent pas que, peut-être, dans notre malheur...dans notre vie malheureuse... - Elle se mit à pleurer. - C’est facile de nous offenser, il n’y a personne pour prendre notre parti.
- Allez, allez...tout ça m’est bien égal ! C’est la patronne qui m’envoie. En ce qui me concerne, tu peux faire rentrer le génie de la maison, ça m’est bien égal.
Le substitut du procureur n’avait plus qu’à reconnaître l’injustice de son interrogatoire, et s’en retourner vers son épouse.
- Dis donc, Pélagie, - fit-il, - tu as pris ma robe de chambre pour lui passer un coup de brosse, où est-elle ?
- Ah, Monsieur, pardon, j’ai oublié de la remettre sur la chaise. Je l’ai suspendue à un clou, près du poêle...
Gaguine trouva à tâtons la robe de chambre à côté du poêle, la revêtit et s’en retourna lentement dans la chambre.
Maria Mikhaïlovna s’était recouché et l’attendait. Au bout de trois minutes, le calme la quitta, l’inquiétude se mit à la ravager. «Il en met, un temps, sapristi ! - pensaiit-elle. - Tout ira bien si c’est l’autre...cynique, mais si c’est un voleur ?»
Et son imagination se remit à travailler : son mari entre dans la cuisine sombre...se prend un grand coup sur la tête...meurt en silence, dans une mare de sang...
Cinq minutes s’écoulèrent, puis cinq minutes et demie, six minutes...Une sueur froide lui coulait sur le front.
- Basile ! - glapit-elle. - Basile !
- Eh bien, qu’as-tu à crier ? Je suis là... - C’était la voix de son mari, elle entendait ses pas.  - On t’égorge, ou quoi ?
Le substitut du procureur s’approcha du lit et s’assit tout au bord.
- Il n’y a personne, - dit-il. - Ton imagination te joue des tours, étrange femme...Rassure-toi : ta sotte de Pélagie est aussi vertueuse que sa maîtresse. Pour une froussarde, on peut dire que tu es une froussarde...
Et le substitut du procureur de taquiner sa femme. Il n’avait plus sommeil.
- En voilà une froussarde ! - riait-il. - Demain, cours voir le médecin, faire soigner ces hallucinations. Une vraie folle !
- Ça sent le goudron...- dit sa femme. - Le goudron ou...on dirait de l’oignon...du chou.
- Mmoui...Il y a une odeur...Je n’ai pas sommeil ! Bon, je vais allumer une bougie...Où sont les allumettes ? Tiens, je vais te montrer la photo du procureur. Hier, il nous a fait ses adieux et nous a remis à chacun une photo dédicacée.
Gaguine frotta une allumette contre le mur et alluma une bougie.S’étant éloigné du lit d’un pas pour chercher la photo, un cri aigu retentit derrière lui, un cri à fendre l’âme. Jetant un coup d’oeil en arrière, il vit les yeux exorbités de sa femme braqués sur lui, remplis d’étonnement, d’effroi et de colère...
- Tu as enlevé ta robe de chambre à la cuisine ? - demanda-t-elle, blême.
- Et puis ?
- Regarde-toi donc !
Le collègue du procureur regarda sa tenue et poussa un cri. Il avait sur les épaules, en guise de robe de chambre, une capote de pompier. Comment diable s’y trouvait-elle ? Le temps pour lui de résoudre cette énigme, l’imagination de sa femme lui brossa un nouveau tableau, effrayant, insupportable : l’obscurité, le silence, les chuchotements...










* Voir la table des rangs (Tchin) sur Wikipedia, comme d’habitude.

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