lundi 28 décembre 2015

Tchoudik ( Vassili Choukchine )


Voici une autre des « Nouvelles sibériennes »  de Vassili Choukchine - ces nouvelles ont été traduites il y a un bout de temps déjà, et le livre n'est plus guère en circulation -  Toujours le même style, d’une tendresse ironique, très émouvante, et encore une foule de détails sur la vie quotidienne en URSS, pendant les années végétariennes.
Le titre est fondé sur un jeu de mots, car le nom donné au héros de l’histoire par sa femme est construit comme un diminutif, mais il est proche du mot tchoudak, qui signifie : un drôle de bonhomme, un original.
  





Tchoudik



Sa femme l’appelait « Tchoudik «. Parfois, c’était une caresse.
Tchoudik avait ceci de particulier qu’il lui arrivait tout le temps quelque chose. Non qu’il le recherchât : il en souffrait, plutôt. N’empêche, il se fourrait sans cesse dans des histoires fâcheuses - pas bien graves, du reste.
Voici quelques épisodes d’un voyage qu’il entreprit.

Il avait droit à un congé, et résolut d’aller voir son frère dans l’Oural : quelque chose comme douze ans, déjà, qu’ils ne s'étaient pas vus.
—  Et où est donc cet appât...comme une perche ?!  brailla-t-il depuis la remise.
—  Qu’est-ce que j’en sais, moi ?
— Mais ils étaient tous là !  Tchoudik s’efforçait de bien inspecter le réduit de ses yeux ronds bleu pâle.  « Tous présents, sauf celui-là, bien sûr. » 
— Comme une perche ?
-—  Ouais, un brochet. 
— J’ai dû le faire cuire par erreur. Tchoudik resta un moment interdit. 
—  Et c’était comment ? 
—  Quoi donc ? 
— C’était bon ? Ha-ha-ha ! A son grand désespoir, il ne savait pas du tout être spirituel.  « Tu as encore toutes tes dents ? C’est du métal, hein !...»

Il en eut jusqu’à minuit, à tout préparer. Et tôt le matin, le voilà qui déambule à travers le bourg, avec sa valise. 
—  Dans l’Oural ! Dans l’Oural !  répondait-il à chaque fois qu’on lui demandait où il s’en allait comme ça. D'ailleurs, son visage charnu et rond,, aussi rond que ses yeux, visage rond comme yeux ronds n’exprimaient aucune inquiétude, juste de l’indifférence, devant la longue route qui l’attendait.  « Dans l’Oural » . Faire un tour, quoi.
  Oui mais voilà, c’était loin, l'Oural.
  Tout alla bien jusqu’au chef-lieu de région, où il devait s'acheter un billet et monter dans le train.
   Il avait pas mal de temps devant lui. Tchoudik décida donc d’acheter des cadeaux pour ses neveux - des bonbons, du pain d’épice...Il entra dans une alimentation et se mit à faire la queue. Devant lui, un homme en chapeau, et, devant le chapeau, une femme rondouillarde aux lèvres maquillées. La femme parlait à mi-voix au chapeau, avec un débit rapide et une intonation indignée :
— Vous vous rendez compte, ce qu’il faut être grossier, dépourvu de tact ! Il a de l’artériosclérose, et, depuis sept ans que ça dure, personne ne lui proposé de prendre sa retraite. Et l’autre, à peine nommé chef du personnel : « Dites, Alexandre Semionytch, vous ne seriez pas mieux à la retraite ? » Quel toupet !
Et le chapeau d’opiner : 
— Eh oui, les gens sont comme ça, maintenant. Imaginez un peu ! De l’artériosclérose. Et, tenez, Soumbatytch ? Lui non plus n’allait pas très bien. Et celle-là, comment  s’appelle-t-elle, déjà ?...
  Tchoudik éprouvait du respect pour les gens de la ville. Pas tous, à vrai dire : pas pour les voyous et les vendeurs. Ceux-là, il en avait un peu peur. 
Quand vint son tour, il acheta des bonbons, du pain d’épice et trois plaques de chocolat. Et se mit de côté, pour tout ranger. Il posa sa valise par terre, l’ouvrit et se mit à y placer ses achats....En jetant un coup d’oeil par-dessus la valise, il aperçut, en bas du comptoir, aux pieds des gens faisant la queue, un billet de cinquante roubles. Voilà que ce petit vaurien vert se prélasse, et personne ne le voit. Tchoudik eut un frisson de plaisir, les yeux lui brûlaient. En toute hâte, avant que quelqu’un, dans la file, ne le devance, il se mit fiévreusement à réfléchir au moyen de parler de ce billet, avec le plus de gaieté et d’esprit possible, aux gens qui attendaient. 
—  Eh bien citoyens, vous vivez sur un grand pied !  s’exclama-t-il d’une voix forte et joyeuse.
On le regarda. 
— Chez nous, voyez-vous, on ne balance pas ce genre de billets.
Là, les gens s’émurent un peu. Tout de même, ce n’était pas un billet de trois roubles, ni même de cinq. Cinquante roubles, un demi-mois de salaire. Et il n’est à personne.
« Sans doute au gars au chapeau » se dit Tchoudik.
Il fut décidé de placer le billet bien en évidence sur le comptoir. 
— Quelqu’un va se dépêcher de revenir le chercher, dit la vendeuse.
Tchoudik sortit du magasin de très bonne humeur. Comme cela avait été facile : « Chez nous, voyez-vous, on ne balance pas ce genre de billets ! » Une sorte de fièvre s’empara soudain de lui : il venait de se souvenir qu’il devait avoir en poche précisément ce genre de billet, avec la monnaie d’un autre, de vingt-cinq roubles. Il eut beau fouiller et refouiller - pas de billet. Encore et encore - rien. 
— C’était mon billet ! dit-il à voix haute. Mon billet, nom de dieu !
Il eut un pincement au coeur, de chagrin. Son premier élan fut de retourner là-bas et de leur dire : « Citoyens, c’était mon billet. J’en avais retiré deux à la caisse d’épargne : un de vingt-cinq, et l’autre de cinquante. Le premier, je l’ai cassé en faisant mes achats, et je ne retrouve pas le deuxième. » Mais il comprit que cette déclaration ébahirait tout le monde, que beaucoup penseraient : « Ouais, comme personne ne réclame le billet, celui-là veut se le mettre dans la poche ». Non, il fallait se maîtriser, ne pas mendier ce foutu billet. Est-ce qu’ils le lui donneraient, seulement ? 
— Pourquoi donc je suis comme ça ?   pensa-t-il amèrement, à haute voix. Et maintenant, que faire?...
Il fallait rentrer à la maison.
Il repassa devant le magasin, histoire de jeter un coup d’oeil sur le billet, de loin, resta un moment devant la porte... et ne put se décider à entrer. C’était trop douloureux, de quoi avoir une crise cardiaque. 
Dans l’autobus qui le ramenait chez lui, il proférait des jurons à mi-voix, en rassemblant tout son courage : à présent, il lui fallait s’expliquer avec sa femme. 
Il retirèrent à nouveau cinquante roubles à la caisse d’épargne.

Tchoudik, effondré de sa propre nullité, que lui avait une fois de plus détaillée sa femme (elle lui avait même flanqué deux coups d’écumoire sur la tête), se remit en route. Et, peu à peu, son chagrin s’estompa. Par la fenêtre du wagon, défilaient forêts, bois, villages...Des gens de toutes sortes entraient ou sortaient, racontant des histoires...Tchoudik se mit lui aussi à en raconter une à un camarade du genre intellectuel, alors qu’ils se tenaient sur la plate-forme, pour fumer.
—  Dans un village voisin du nôtre, cet imbécile...Voilà qu’il attrape un tison, et qu’il fonce sur sa mère, complètement saoul. Elle s’écarte, en lui criant : « Tu vas te brûler les mains, fiston ! » Elle s’inquiète pour lui, pas pour elle. Et l’autre, cette gueule d’ivrogne, continue à avancer - vers sa mère. Vous vous rendez compte, ce qu’il faut être grossier, dépourvu de tact... 
— Vous venez de l’inventer, ça ?  demanda sur un ton sévère le camarade du genre intellectuel, en regardant Tchoudik par-dessus ses lunettes. 
— Comment ça ? s’étonna-t-il.  Chez nous, au-delà de la rivière, le village de Ramienskoie...
Le camarade du genre intellectuel se détourna et, regardant par la fenêtre, se tut.

Après le train, il y avait encore une heure et demie de vol, sur une ligne régionale. Il avait déjà  pris l’avion, mais cela faisait longtemps. Il s’assit avec un petit sentiment d’appréhension. « En une heure et demie, un boulon a le temps de se détacher, non ? » pensait-il. Puis il se calma. Il tenta même de lier conversation avec son voisin, mais celui-ci, plongé dans la lecture de son journal, ne daigna pas faire attention à lui. Or, une question turlupinait Tchoudik : il avait entendu dire qu’à bord des avions, on vous servait un repas. Mais il ne voyait rien venir. Il avait très envie de déjeuner dans l’avion - toute une aventure...
« Ils font des économies » se dit-il.
Il se mit à regarder en bas. Des nuages en quantité. Joli, ou pas ? Il n’arrivait pas à se décider. Alors que tous s’extasiaient, autour de lui : « Ah, comme c’est beau ! » Il ressentit seulement le désir, aussi subit que stupide, de tomber dans ces nuages, comme dans du coton. Il se demanda encore : « Pourquoi ne suis-pas plus étonné que ça ? Je suis tout de même presque à cinq mille mètres de hauteur » . Il imagina ces cinq kilomètres sur terre, devant lui, voulut s’étonner, mais n’y parvint pas. 
-— Voyez un peu ce que c’est que l’homme ? Il a quand même inventé ça,  dit-il à son voisin. L’autre lui jeta un coup d’oeil sans rien dire, et se remit à faire du bruit avec son journal. 
— Attachez vos ceintures !   dit la jolie hôtesse.  Nous allons atterrir.
Tchoudik boucla docilement sa ceinture, tandis que son voisin n’en avait cure. Tchoudik le poussa doucement du coude : 
—  Ils ont dit d’attacher la ceinture. 
— Aucune importance, dit le voisin. Il repoussa son journal, se renversa sur son siège et déclara, comme se rappelant quelque chose : « Les enfants sont les fleurs de la vie, il faut planter leurs bulbes la tête en bas ».
—  Comment ça ?  s’étonna Tchoudik.
Le lecteur de journaux se mit à rire bruyamment, puis se tut.
Ils perdaient rapidement de l’altitude. La terre était déjà là, on la touchait presque, puis l’avion remonta brusquement., sans la secousse de l'atterrissage. Les gens informés expliquèrent ensuite que le pilote avait raté son coup. Ensuite tout de même, il y eut un choc qui secoua tout le monde, on entendit les dents claquer et grincer. Le lecteur de journaux jaillit de son siège, donna à Tchoudik un grand coup de sa tête chauve, puis se colla au hublot, se retrouva enfin par terre. Le tout sans émettre un seul son. Et tous restaient silencieux, cela frappa Tchoudik, lequel se taisait tout autant. Ils se levèrent. Les premiers ayant repris leurs esprits regardèrent par les hublots et découvrirent que l’avion gisait au milieu d’un champ de pommes de terre. Le pilote, renfrogné, sortit de la cabine et se dirigea vers la porte de sortie. Quelqu’un lui demanda doucement : 
— On dirait que nous sommes dans un champ de pommes de terre ? 
— Vous avez des yeux, non ? répondit le pilote.
La peur s’était dissipée, tout le monde essayait à présent de blaguer à qui mieux mieux.
Le lecteur de journaux chauve était à la recherche de son dentier. Tchoudik desserra sa ceinture et se mit lui aussi à le chercher. 
— Le voilà ?!  s’exclama-t-il joyeusement en le lui présentant.
Le lecteur de journaux s’empourpra jusqu’au sommet de son crâne chauve. 
-— Vous aviez besoin de le prendre dans vos mains ?! s’écria-t-il en zézayant.
Tchoudik était désarçonné. 
— Et comment vouliez-vous...? 
—  Je vais le faire bouillir où ? Où donc ?!
Ça, Tchoudik n’en savait rien, lui non plus. 
— Venez avec moi, proposa-t-il.  Mon frère habite par ici, on le fera bouillir chez lui...Vous avez peur que j’y ai déposé des microbes ? Mais je n’ai pas de microbes, moi.
Le lecteur de journaux le regarda avec étonnement, et cessa de crier.

De l’aéroport, Tchoudik voulut envoyer un télégramme à sa femme :
« Nous nous sommes posés. Une branche de lilas m’est tombée sur le coeur, Groucha chérie, ne m’oublie pas. Point. Vassia » . 
—  Rédigez ça autrement. Vous êtes un adulte, pas un bambin. 
— Comment ça ?  demanda Tchoudik. Je lui écris toujours comme cela. C’est ma femme ! Vous avez dû vous imaginer...
— Une lettre, vous pouvez la rédiger comme vous voulez, mais un télégramme, c’est une communication, un texte public.
Tchoudik récrivit :
« Nous nous sommes posés. Tout va bien. Vassia ». 
La télégraphiste corrigea elle-même deux mots : « Nous nous sommes posés » et « Vassia » devinrent : « Bien arrivés. Vassili » .
—  « Nous nous sommes posés »...Vous vous prenez pour un cosmonaute ? 
—  Bon, bon, d’accord, dit-il  faisons comme ça.

... Tchoudik se souvenait très bien que son frère Dmitri avait trois enfants...Mais il n’avait guère pensé à leur mère. Elle devait bien exister, mais il ne l’avait jamais vue. Or, ce fut précisément elle qui lui gâcha tout le séjour. Va savoir pourquoi, elle le prit d’emblée en grippe.
Le soir, son frère et lui vidèrent quelques verres, et Tchoudik se mit à chanter d’une voix tremblante :

« Les peupliééé, les peupliééé... »

Sophia Ivanovna, la femme en question, le regarda depuis la pièce voisine et demanda sans aménité : 
— Vous pouvez ne pas crier ? Ce n’est pas une gare, ici, non ?  Et de claquer la porte.
Son frère, Dmitri, était tout gêné. 
— Vois-tu, les gosses dorment à côté. Ce n’est pas une mauvaise femme, dans l’ensemble.
Ils burent encore un coup. Ils évoquaient des souvenirs de jeunesse, la mère, le père...
— Tu te rappelles ?... demandait joyeusement Dmitri. C’est vrai que tu ne peux pas vraiment te souvenir ! Tu n’étais qu’un nourrisson. Ils me laissaient avec toi, et moi, je te faisais des bisous, des bisous...Même qu’une fois, tu es devenu tout bleu. Il m’en a cuit. Après, ils ne nous laissaient plus ensemble. Ça ne changeait rien : dès qu’ils avaient le dos tourné, je recommençais à te faire des bisous. Du diable si je sais d’où ça venait, cette manie. Je n’étais moi-même qu’un morveux, et voilà... toujours des bisous...
-— Et tu te souviens, dit à son tour Tchoudik,  quand tu m’avais...
— Vous pouvez arrêter de hurler ? demanda une fois de plus Sophia Ivanovna, avec hargne, cette fois, comme hors d’elle.  Vous vous imaginez que ça intéresse quelqu’un, vos histoires de morve et de bisous ? Et ils dégoisent... Et ils dégoisent...
— Allons dehors, dit son frère.
Ils sortirent et s’assirent sur les marches du petit perron. 
— Tu te souviens ?... reprit Tchoudik.
Mais autre chose survint : voilà que son frère se met à pleurer et à se donner des coups de poing sur le genou. 
— Tu vois ce que c’est, ma vie ? Tant de méchanceté dans un être humain !...Tant de méchanceté !
Tchoudik s’efforça de le calmer : 
— Laisse tomber, ne te mets pas martel en tête. Pas la peine. Elles ne sont pas méchantes, seulement un peu folles. La mienne est comme ça aussi. 
— Mais pourquoi elle ne t’aime pas ? Pourquoi ? Elle t’a détesté tout de suite...Et pourquoi donc ? 
Alors seulement, Tchoudik se rendit compte qu’en effet, sa belle-soeur le détestait. Et pourquoi, au juste ? 
— Tu veux savoir pourquoi ? Parce que tu n’es pas un gros bonnet, un chef. Oh, je la connais, la bourrique. Il n’y en a que pour ses chefs. Et elle est quoi, elle ? Elle tient le buffet dans une administration : un ver de terre qui se prend pour une princesse. Et elle se pâme, elle...Moi aussi, elle me déteste, parce que je suis un gars simple, de la campagne. 
— Et dans quelle administration ? 
— Dans les mines, je crois...Je ne sais plus trop. Et pourquoi m’épouser ? Elle ne le savait pas, d’où je sortais ?
Tchoudik se sentit soudain piqué au vif. 
— Et alors ?  demanda-t-il à haute voix, s’adressant plus à quelqu’un d’autre qu’à son frère.  Si vous voulez tout savoir, presque tous les gens célèbres viennent de la campagne. Regardez un peu les nécrologies - originaire de tel village. Faut lire les journaux, hein !... N’importe quel type connu, c’est pareil - sorti de la campagne, a commencé à travailler tôt. 
— Je le lui ai démontré cent fois : à la campagne, les gens sont meilleurs, ils ne se donnent pas de grands airs.
— Et Stépan Vorobiev, tu t’en souviens ? Tu le connaissais bien...
— Et comment donc ! 
— Il sortait d’un bled perdu !...Héros de l’Union Soviétique, rien que ça ! Neuf tanks, qu’il a détruit. A l’éperonnage, qu’il y allait. Sa mère recevra une pension à vie de soixante roubles. On le sait depuis peu - il avait été porté disparu...
— Et Ilia Maksimov !...J’étais parti avec lui. Chevalier dans l’ordre de la Gloire, du troisième degré, s’il vous plaît ! Mais Stepan, il ne faut pas lui en parler...
— Compris. Et celui-là, encore !...
Tout excités, les deux frères firent encore du bruit un bon bout de temps. Tchoudik allait et venait devant le perron, gesticulant. 
— La campagne, eh oui ! Rien que l’air qu’on y respire, qu’est-ce que c’est bon ! Le matin, tu ouvres la fenêtre - te voilà comme lavé de la tête aux pieds. Avale une goulée de cet air pur et odorant, et voilà des senteurs d’herbes et de fleurs...

Ils se sentirent fatigués. 
— Tu as refait la toiture, chez toi ?  demanda son frère à mi-voix.
— Oui. Et Tchoudik soupira légèrement. J’ai fabriqué une espèce de véranda qui fait plaisir à voir. Le soir, en y allant, je me mets à imaginer :  le père et la mère sont encore en vie, tu es venu nous voir avec les gosses - et nous prenons le  thé, avec des framboises - Il y en a maintenant tant que tu veux. Dis donc, Dmitri, ne te fâche pas contre elle, sinon, elle m’en voudra encore plus. Tu vas voir, je vais l’amadouer, elle se calmera. 
— Elle aussi, elle vient de la campagne ! dit doucement Dmitri, à la fois triste et étonné. Et voilà...Elle martyrise les enfants, cette idiote : elle en a inscrit un à des cours de piano, et la fille au patinage artistique. Une vraie pitié, mais elle m’injurie si j’essaye de dire quoi que ce soit. 
— Mmmh !  une idée lui venant encore à l’esprit, Tchoudik s’indigna . Je ne peux pas comprendre ces journaux : unetelle, qu’ils racontent, travaille dans un magasin - et se montre grossière. Dites donc, vous !... Puis elle rentre chez elle - même tabac. Voilà qui est triste ! Et je ne comprends pas ! Tchoudik à son tour se frappa le genou du poing. Je ne comprends pas : qu’est-ce qui les rend méchantes ?

Lorsque, le matin, il se réveilla, l’appartement était vide : Dmitri était parti travailler, sa femme aussi, et quant aux enfants, les deux aînés jouaient dans la cour, et le bébé avait été déposé à la crèche.
Tchoudik fit son lit, se lava et se mit à réfléchir à la façon d’être agréable à sa belle-soeur. La poussette lui tomba sous les yeux. « Tiens, je vais la couvrir de dessins ». Chez lui, il avait tellement décoré le poêle que tout le monde s’extasiait. Il dénicha une boîte de peinture pour enfants et un pinceau, et se mit à l’ouvrage. Une heure plus tard, tout était terminé, et la poussette méconnaissable. En haut de celle-ci s’élançait en V un vol de grues, et le bas se couvrait de petites fleurs, de renouée des oiseaux, avec deux petits coqs et un poussin...Il inspecta la poussette de tous les côtés : superbe. Ce n’était plus une poussette, mais un jouet. Il se représenta l’agréable surprise que ce serait pour sa belle-soeur, et eut un sourire malicieux. 
— De la part de la campagne, pour te faire réfléchir.  Il voulait se réconcilier avec sa belle-soeur. - Le loupiot sera là-dedans comme dans une petite corbeille.
Il parcourut la ville toute la journée, allant d’une vitrine à l’autre. Pour son neveu, il acheta un mignon petit bateau tout blanc, avec une veilleuse. « Je le peindrai aussi » - se dit-il.
Vers six heures, Tchoudik revint chez son frère. Arrivé sur le perron, il entendit que Dmitri et sa femme se querellaient. Ou plutôt, elle l’engueulait, lui ne faisait qu’acquiescer : 
— Pas de problème ! ... D’accord...Sonia*... Mais oui...
— Que cet abruti dégage d’ici demain ! criait Sophia Ivanovna. Demain sans faute. 
— Bon, bon, d’accord !...Sonia...Voyons...
—  Il n’y a pas de « d’accord » qui tienne ! Le plus tôt sera le mieux. Je vais lui mettre dehors sa valise, et au diable !
Tchoudik redescendit vite les marches... Il ne savait plus quoi faire. De nouveau, il se sentait mal. Lorsqu’il était en butte à la haine de quelqu’un, ça lui faisait mal et il avait peur. Il lui semblait que tout s’arrêtait, à quoi bon vivre ? Et il n’avait qu’une envie : fuir ces gens qui le haïssaient, ou qui se moquaient de lui. 
— Vraiment, pourquoi est-ce que je suis comme ça ? se lamentait-il amèrement sans faire de bruit, assis dans la réserve. J’aurais dû m’en douter, que ça ne lui plairait pas, l’art populaire.
Il resta caché dans la remise jusqu'à la tombée de la nuit, le coeur oppressé.  

 Arriva Dmitri, nullement surpris de le trouver là - comme s’il savait son frère Vassili depuis longtemps dans la remise, l’attendant. 
— Eh bien, voilà... dit-il. Elle...elle a refait du boucan. La poussette...Pas une bonne idée. 
— Je croyais que ça lui plairait. Je vais y aller, frérot.
Dmitri soupira...et ne répondit rien.

Tchoudik arriva chez lui sous une une bonne pluie fraîche. Il sortit de l’autocar, enleva ses bottines neuves et courut sur la terre chaude et humide - la valise dans une main, les bottines dans l’autre. Il faisait de petits bonds, et chantait à tue-tête :

« Les peupliééé, les peupliééé... »

Un coin de ciel bleu s’était déjà dégagé, le soleil commençait à se montrer. La pluie diminuait, de grosses gouttes faisaient : floc !  dans les flaques d’eau, où des bulles se formaient, puis crevaient.
Il glissa et faillit s’étaler.
  

...Il s’appelait Vassili Iegorytch Kniaziev. Il avait trente-neuf ans et il était opérateur de cinéma dans une bourgade. Il adorait les chiens et les histoires de détective. Gamin, il rêvait de devenir espion.



* Sonia est le diminutif de Sophia 

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