jeudi 24 décembre 2015

Coup de soleil ( Ivan Bounine, 1925 )

Coup de soleil


( Ivan Bounine 1925 )






Cette nouvelle fut écrite en 1925 par un Bounine exilé en France depuis quelques années, et qui sera, en 1933, le premier lauréat russe du prix Nobel de littérature.
Pour une critique de la récente adaptation cinématographique de cette nouvelle, on peut se reporter par exemple au billet du 25 septembre de Raoul Olivier, sur le site de Mediapart.








Après le repas, de la salle à manger à l’éclairage fort et brûlant ils sortirent sur le pont et s’arrêtèrent auprès des mains courantes. Les yeux fermés, elle appuya le dos de sa main sur sa joue, en riant d’un rire simple et plein de charme – tout, dans cette femme menue, était charmant – et dit :
"Je crois bien que suis ivre...D’où sortez-vous donc ? Il y a de cela trois heures, je ne soupçonnais même pas votre existence. Je ne sais même pas où vous avez embarqué. A Samara ? Mais peu importe...C’est ma tête qui tourne, ou c’est le bateau ?"
Devant, c’étaient les ténèbres, trouées de lueurs. L’obscurité leur envoyait au visage une forte brise, tandis que les lueurs tournaient rapidement : le vapeur décrivait à grande vitesse un arc de cercle, avec l’élégance convenant à la Volga, et s’approchait d’un petit embarcadère.
Le lieutenant lui prit la main pour la porter à ses lèvres. Cette main, petite mais robuste, avait une odeur de peau bronzée. Son coeur défaillait de bonheur et de crainte à la pensée que, sous sa robe de toile légère, elle avait sûrement le corps tout entier ferme et bruni, ayant passé tout le mois étalée sous le soleil de juin, sur le sable brûlant du bord de mer (elle revenait d’Anapa, selon ses dires). Le lieutenant balbutia :
— Sortons...
— Pour aller où ? - demanda-t-elle, étonnée.
— Sur l’embarcadère.
— Pour quoi faire ?
Il se tut. Elle appuya de nouveau le dos de main sur sa joue.
— C’est une folie...
— Sortons, - répéta-t-il, le regard vide.
— Ah, oui, faites comme vous voulez, - fit-elle en se détournant.
Dans son élan, le bateau heurta légèrement l’embarcadère faiblement éclairé, ils en tombèrent presque l’un sur l’autre. L’extrémité d’un câble vola au-dessus de leurs têtes, puis on partit en arrière, l’eau bouillonnant avec bruit, la passerelle grinça...Le lieutenant ramassa leurs affaires.
Un instant plus tard, ils passèrent devant un bureau endormi, sortirent dans le sable où l’on enfonçait à mi-jambe et s’assirent en silence dans une calèche poussiéreuse. Ils gravirent la montée en pente douce, cette ascension sur la route de montagne couverte de poussière, éclairée de rares réverbères recourbés, leur paraissant interminable. Mais voilà qu’ils étaient arrivés, le fiacre tressautait sur des pavés, apparaissait une grande place, avec sa tour de guet, l’air était tiède, exhalant l’odeur estivale d’une ville de province, la nuit...Le cocher arrêta le fiacre devant une entrée éclairée, dont les portes ouvertes laissaient voir un escalier de bois abrupt et ancien, un vieux laquais mal rasé en chemise russe de couleur rose et en redingote prit leurs affaires sans enthousiasme et passa devant eux, marchant lourdement. Ils entrèrent dans une chambre, certes grande, mais sentant étrangement le renfermé, surchauffée par le soleil du jour, des rideaux blancs abaissés devant les fenêtres et, sur une console, deux bougies n’ayant pas entièrement brûlé - et dès que le valet eut refermé la porte, le lieutenant se jeta sur elle avec impétuosité, ils s’étreignirent en un baiser frénétique qui leur coupa le souffle, au point de s’en souvenir bien des années plus tard : ni ni l’autre n’avait jamais rien connu de tel jusque là.

A dix heures, par une matinée heureuse et ensoleillée, déjà brûlante, avec le carillon venant de l’église, le bruit du marché provenant de la grande place devant l’hôtel, avec l’odeur de foin, de goudron et encore toutes les senteurs d’une petite ville russe, cette petite femme au nom caché - elle ne l’avait toujours pas dit, se nommant en manière de plaisanterie « la belle inconnue » - s’en alla. Ils avaient peu dormi, mais au matin, s’étant réfugiée derrière un paravent disposé le long du lit, elle se lava et s’habilla en cinq minutes et  reparut, fraîche comme à dix-sept ans. Sans trace de gêne. Elle était, comme avant, simple, gaie et raisonnable.
"Non, mon ami, - dit-elle en réponse à sa prière de poursuivre ensemble leur voyage,  non, il vous faut attendre le bateau suivant. Repartir ensemble gâcherait tout. Cela me serait très désagréable. Je vous donne ma parole que je ne suis pas du tout celle que vous pourriez imaginer. Ce qui est arrivé, c’est pour moi la première et la dernière fois. J’ai eu comme une éclipse...Ou plus exactement, nous avons tous les deux attrapé comme un coup de soleil... "
Et le lieutenant en convint assez facilement. D’humeur primesautière, il l’accompagna à l’embarcadère, juste au moment du départ du vapeur rose «L’avion» ,  l’embrassa devant tout le monde sur le pont du bateau, et eut à peine le temps de sauter sur la passerelle avant que celle-ci ne soit retirée.
Il rentra à l’hôtel dans le même état d’esprit de joyeuse insouciance. Mais un changement l’attendait. Sans elle, la chambre prenait un tout autre aspect. C’était effrayant, à quel point elle était à la fois encore pleine d’elle - et vide. L’odeur de son eau de Cologne anglaise imprégnait encore la pièce, la tasse qu’elle n’avait qu’à moitié bue était toujours sur le plateau, elle seule manquait...Un élan de tendresse étreignit le coeur du lieutenant, qui se dépêcha d’allumer une cigarette et se mit à aller et venir dans la chambre.
"Etrange aventure !  dit-il à haute voix, à la fois riant et sentant les larmes lui monter aux yeux.  « Je vous donne ma parole que je ne suis pas du tout celle que vous pourriez imaginer.. .» Et la voilà partie...
On avait mis de côté le paravent, mais le lit était toujours défait. Il se sentait sans force devant ce lit. Il déplaça le paravent pour cacher le lit, ferma la fenêtre pour ne plus entendre le bruit des voix en provenance du marché et le grincement des roues, abaissa les rideaux blancs et poussiéreux, s’assit sur un divan... Eh oui, elle avait pris fin, cette «aventure en chemin !» Elle était partie - elle était déjà loin, maintenant, elle était sans doute au salon blanc vitré, ou sur le pont, à regarder la rivière sans fin étinceler sous le soleil, les trains de bois venant à la rencontre, les bancs de sable jaunes, les lointains où brillaient l’eau et le ciel, toute cette immensité de la Volga... Déjà loin, et, pardon, partie pour toujours, toujours...En effet, où pourraient-ils bien se rencontrer, à présent ?  « Impossible,  se dit-t-il,  impossible de débarquer sans crier gare dans cette ville, où elle a son mari, sa petite de trois ans, bref, toute sa famille et sa vie ordinaire ! »  Et cette ville lui semblait tout spécialement interdite, et l’idée qu’elle vivrait dans cette ville de sa vie sans lui, en repensant peut-être souvent à lui, à leur brève rencontre, mais que lui ne la reverrait jamais plus, cette idée le frappait de stupeur et l'affectait. Non, ce n’était pas possible ! C’était trop dur, artificiel, invraisemblable !  Et il ressentit une telle douleur devant l’inutilité de sa vie loin d’elle que le désespoir s’empara de lui.
« Diablerie !  pensa-t-il en se levant pour déambuler à nouveau dans la chambre, en s’efforçant d’ignorer le lit, derrière le paravent.  Que m’arrive-t-il donc ? Qu’a-t-elle de particulier, et qu’est-il arrivé, en somme ? C’est effectivement comme un coup de soleil ! Maintenant, plus important, comment passer sans elle une journée entière dans ce trou perdu ? »
Il se souvint d’elle toute entière, de ses particularités dans les moindres détails, de l’odeur de son hâle et de sa robe de toile, de son corps ferme, du son simple et enjoué de sa voix..Le sentiment des délices suscités juste un peu plus tôt par tout son charme de femme était encore en lui extraordinairement vif, mais à présent, la chose importante, c’était ce second sentiment, tout à fait nouveau pour lui - ce sentiment étrange, incompréhensible qu’il n’avait nullement ressenti en sa présence, dont il ne soupçonnait même pas la possibilité en lui, en manigançant la veille ce qu’il imaginait n’être qu’une relation amusante, et dont il ne pouvait plus, maintenant, lui faire part ! « Voilà ce qui compte, se dit-il, plus moyen de jamais le lui dire ! Et que faire, comment passer cette journée interminable avec de tels souvenirs, torturé sans remède, dans cette petite ville oubliée de Dieu, au bord de cette même Volga scintillante sur laquelle ce vapeur rose l’emporte loin de moi ! »
Il fallait se sauver de soi-même, se mettre à quelque chose, penser à autre chose, aller quelque part. Il mit résolument sa casquette, prit sa badine, sortit rapidement, ses éperons résonnant dans le couloir désert, descendit l’escalier raide et se retrouva sur le perron...Oui, et pour aller où ? Devant lui se tenait un cocher, jeune, dans un bon pardessus plissé, fumant paisiblement une cigarette roulée. Le lieutenant le regarda avec étonnement et désarroi : comment pouvait-on être assis aussi tranquillement en haut d’une calèche, à fumer, tout bonnement insouciant et indifférent ? « On dirait que je suis le seul à être malheureux, dans toute cette ville. »  pensa-t-il, prenant la direction du marché.
Le marché se terminait. Sans trop savoir pourquoi, il déambula au milieu du fumier frais, entre les charrettes avec leurs chargements de cornichons, parmi les jarres et les pots nouvellement fabriqués, et les femmes attrapaient les pots dans leurs mains, les frappant avec sonorité de leurs doigts pour en prouver la solidité, les hommes lui criaient dessus, à l’assourdir : « Des cornichons de première qualité, votre noblesse ! » Tout ceci était tellement bête et absurde qu’il s’enfuit du marché. Il entra à l’église, où les gens chantaient déjà fort, d’une voix joyeuse et décidée, avec le sentiment du devoir accompli, puis marcha longuement, fit des cercles dans le petit jardin désert et brûlé par le soleil, au bord même de la falaise, au-dessus du miroitement métallique sans fin du fleuve...Les pattes d’épaule et les boutons de sa tunique brûlaient tant qu’il n’était pas question de les effleurer. Le bandeau de sa casquette était trempé de sueur et son visage, en feu... Revenu à l’hôtel, ce fut un délice de pénétrer dans la fraîcheur de la vaste salle à manger déserte, au rez-de-chaussée, un délice d’ôter sa casquette et de s’asseoir à une petite table à côté d’une fenêtre ouverte, par laquelle rentrait la chaleur, mais aussi un peu d’air, de commander une soupe glacée à la betterave...Tout allait bien, tout n’était que bonheur infinie et joie démesurée; même dans cette canicule  et dans toutes ces odeurs de marché, dans toute cette bourgade inconnue et dans ce vieil hôtel de province, elle était présente, cette joie, et, en même temps, il avait le coeur déchiré. Il but quelques petits verres de vodka, en grignotant des cornichons aigres-doux à l’aneth et en se disant qu’il accepterait sans hésitation de mourir le lendemain, si cela pouvait, miraculeusement, la faire revenir, s’il pouvait passer encore avec elle une journée, la dernière, - juste pour lui dire, juste pour lui montrer ses souffrances et la convaincre de son amour pour elle...Pourquoi montrer ? Dans quel but convaincre ? Il ne le savait pas, mais c’était une nécessité plus impérieuse que de vivre.
« Je suis complètement perdu ! »  dit-il en se versant un cinquième verre.
Il repoussa l’assiette de soupe, demanda du café noir et se mit à fumer en réfléchissant avec intensité : que pouvait-il faire, à présent, comment vivre sans cet amour aussi subit qu’imprévu ? Mais se passer de cet amour, il le sentait trop cruellement, était impossible. Encore une fois, il se leva brusquement, saisit badine et casquette et, après s’être fait expliquer où était la poste, s’y dirigea d’un pas rapide, ayant déjà en tête le contenu de son télégramme : «Toute ma vie, dorénavant et jusqu’à ma mort, vous appartient». Mais, en arrivant à la vieille et lourde bâtisse abritant la poste et le télégraphe, il fit halte avec effroi : il savait le nom de la ville où elle vivait, qu’elle y avait un mari et une fille de trois ans, mais il ignorait et son nom et son prénom ! La veille, pendant le repas comme à l’hôtel, il le lui avait demandé à plusieurs reprises, à chaque fois, elle s’était contentée de rire en disant :
« A quoi peut bien vous servir de savoir qui je suis et comment je m’appelle ? »
A l’angle de la poste était visible la vitrine d’un photographe. Il examina longuement la photo en pied d’un militaire à fortes épaulettes, aux yeux à fleur de tête et au front étroit, avec de magnifiques favoris et une poitrine très large, constellée de médailles...Comme le train-train prosaïque de la vie peut être cruel, lorsque vous avez le coeur frappé - oui, frappé, c’était bien le mot, il le voyait à présent - de cet étrange «coup de soleil», de cet amour trop fort, de ce bonheur trop grand ! Il jeta un coup d’oeil sur un couple de jeunes mariés - le jeune homme en longue redingote et cravate blanche, coiffé en brosse, se tenant comme au garde à vous avec, à son bras, la jeune fille en robe de gaze, - reporta les yeux sur la photo d’une demoiselle jolie et provocante, portant la casquette sur l’oreille...Puis, se sentant affreusement jaloux de tous ces inconnus ignorant la souffrance, il concentra ses regards sur la rue.
« Que faire ? Où aller ? »
La rue était complètement déserte. les maisons se ressemblaient toutes, des maisons de marchand, blanches, à un étage, avec de grands jardins, semblant inhabitées; les pavés se couvraient d’une épaisse poussière blanche; tout ceci était aveuglant, inondé de soleil, d’un soleil éclatant, à la flamme chaude et joyeuse, mais comme inutile, ici. Dans le lointain, la rue montait, se voûtait et venait buter en se reflétant contre un horizon grisâtre et sans nuages. Tout ceci rappelait le midi, Sebastopol, Kertch... Anapa. C’était juste intolérable. Et le lieutenant, baissant la tête, clignant des yeux à cause du soleil, concentrant son regard sur sa marche, vacillant, trébuchant, ses éperons s’accrochant l’un à l’autre, revint en arrière.
Il retourna à l’hôtel aussi épuisé qu’après une énorme expédition quelque part , au Turkestan ou au Sahara. Rassemblant ses dernières forces, il entra dans la grande chambre vide. La chambre avait été faite, débarrassée des derniers vestiges de sa présence, - il restait seulement une épingle à cheveux, qu'elle avait oubliée sur la table de nuit ! Il enleva sa tunique et se regarda dans le miroir : sur son visage - un visage classique d’ officier, d’un hâle foncé, avec une moustache blanchie et comme délavée par le soleil et des yeux bleu très clair, que son hâle rendait encore plus clairs, - se lisait à présent une folle excitation, et dans sa mince chemise blanche au col raide et empesé, il y avait quelque chose comme un malheur jeune et profond. Il s’étendit sur le dos, appuyant ses bottes empoussiérées sur le cadre du lit. Les fenêtres étaient ouvertes, les rideaux baissés, un léger vent les gonflant par moment, apportant dans la chambre l’ardeur des toits métalliques surchauffés et de tout ce monde lumineux et désormais entièrement vide et silencieux de la Volga. Il gisait, les mains derrière la nuque, regardant fixement devant lui. Puis, les dents serrées, les paupières closes, il sentit les larmes rouler sur ses joues, - et s’endormit enfin, et quand il ouvrit les yeux de nouveau, derrière les rideaux rougeoyait le soleil couchant. Le vent s’était calmé, dans la chambre l’air était sec et étouffant, comme dans un four...Et la journée de la veille et le matin lui semblèrent vieux de dix ans.
Il se leva sans hâte, se rasa de même, leva les rideaux, appela pour demander du thé et sa note, but longuement son thé avec du citron. Il ordonna ensuite de faire venir un fiacre et d’y porter ses affaires et, en s’asseyant sur le siège, d’un roux passé, de la calèche, donna au laquais cinq roubles.
« Il me semble, votre noblesse, que c’est moi qui vous ai conduit la nuit dernière !  » déclara joyeusement le cocher, prenant en main les rênes.
Quand ils redescendirent vers l’embarcadère, le ciel bleuissait déjà au-dessus de la Volga, de ce bleu des nuits d’été, et déjà se montraient, disséminées le long du fleuve, de petites lueurs  de couleurs diverses, et des feux apparaissaient aux mâts du vapeur approchant. 
« Vous voilà pile à l’heure !  » dit le cocher espérant son pourboire.
Le lieutenant lui donna également cinq roubles, prit son billet, avança sur l’embarcadère...Comme la veille, il y eut un léger heurt avec le quai, un petit vertige dû à l’instabilité, l’extrémité d’un câble volant en l’air, le bouillonnement de l’eau s’enfuyant sous les roues à aubes du bateau donnant en arrière...Et ce vapeur entièrement éclairé, aux odeurs de cuisine, rempli de gens, formait un spectacle singulièrement accueillant.
Un instant plus tard, ils repartaient plus loin, en amont, à l’endroit où ce matin elle avait disparu.
La chaude lumière de crépuscule d’été s’éteignait en avant, au loin, cédant indolemment la place à l’obscurité et allumant dans la rivière des reflets multicolores, éclairant les rides tremblant à la surface de l’eau, sous ce ciel de crépuscule, et les lueurs voguaient en arrière, dispersées aux alentours.

Le lieutenant s’assit sous un auvent sur le pont, se sentant plus vieux de dix ans.

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