lundi 21 décembre 2015

La jeune femme à la datcha ( Anton Tchékhov )


La jeune femme à la datcha


( A. Tchékhov, 1884 )





Anton Tchékhov (1860-1904) est universellement connu pour ses pièces de théâtre. Mais il a aussi écrit des centaines de nouvelles et de récits, de longueur fort variable, allant d'une page et demie à plus de cent pages. Voici une courte nouvelle, à l'acidité tendre et à l'ironie discrètement révoltée, de 1884.







     Lelia N..., jolie blonde de vingt ans, se tient auprès de la palissade d’une datcha et, le menton posé sur une traverse, regarde au loin. La lune qui se lève au-dessus du tertre inonde d’une lumière roussâtre le champ s’étendant à perte de vue, les nuages s’effilochant dans le ciel, la petite gare que, là-bas, on ne distingue presque plus et la rivière toute proche, qu’un vent léger s’amuse à faire frissonner, comme il se distrait à faire bruire les herbes...Tout est calme...Lelia médite...Son visage mignon reflète tant de tristesse, il y a tant de chagrin dans ses yeux qu’il serait grossièrement cruel de ne pas partager sa peine.

     Elle compare le passé et le présent. L’année dernière, en ce même mois de mai, rempli de poésie et de senteurs, elle passait l’examen de sortie, dans son institution de jeunes filles. Elle se souvient comment la surveillante, mamzelle Moreau, créature stupide, maladive et terriblement bornée, le visage en proie à une épouvante perpétuelle et le nez fort et emperlé de sueur, conduisait les nouvelles diplômées chez le photographe, pour la photo de la promotion.

     «  Je vous en supplie,  demandait-elle au maître de cérémonie, ne leur montrez pas de photos masculines ! »

     Elle en avait les larmes aux yeux. Une terreur sacrée s’emparait de ce pauvre lézard, n’ayant jamais approché d’homme, à la vue d’une physionomie masculine.Elle lisait fort bien, dans les moustaches et la barbe du premier démon venu, une félicité conduisant inévitablement à un abîme aussi redoutable que mystérieux, sans espoir de retour. Elle faisait rire les élèves de l’institution, mais celles-ci, toutes imbibées d’idéaux, ne pouvaient s’empêcher de partager cette terreur sacrée. Elles s'imaginaient que, au-dehors, en mettant de côté le paternel souffreteux et les petits frères engagés volontaires, cela grouillait de poètes hirsutes, de chanteurs blêmes et de satiristes jaunâtres, de hardis patriotes et de millionnaires riches comme Crésus ou d’avocats captivants, dont l’éloquence vous tirait des larmes...Il n’y avait plus qu’à jeter un coup d’oeil là-dedans et faire son choix. Lelia elle-même était persuadée qu’à la sortie de l’institution, elle ne ferait que rencontrer des gens semblables aux héros de Tourguéniev, défendant la cause de la vérité et du progrès,  personnages campés à qui mieux mieux par les romans, voire les manuels d’histoire, aussi bien antique que médiévale ou contemporaine...

      En ce mois de mai-ci, Lelia est mariée. Son mari est bel homme, riche, jeune, il a de l’éducation, il jouit du respect de tous, et pourtant - la poésie du mois de mai pousse à la sincérité - il est grossier, mal embouché et bête comme trois cents bonshommes idiots.

     Le matin, il se réveille à neuf heures pile et, en robe de chambre, s'assied pour se raser. Il se rase de façon méticuleuse, l’air soucieux et le visage pensif, comme s’il venait d’inventer le téléphone. Après quoi, il boit avec componction de l’eau minérale. Puis, ayant revêtu les habits les plus propres et les mieux repassés qui soient, il baise la main de sa femme et se rend, dans sa propre calèche, à son bureau de la  compagnie d’assurance. Ce qu’il y fait, au juste, Lelia n’en sait rien. Passe-t-il son temps à recopier des papiers, échafaude-t-il de savants projets ou bien préside-t-il aux destinées de la compagnie - mystère et boule de gomme. A trois heures passées, il rentre du travail en se plaignant de sa fatigue et d’une transpiration excessive qui l’oblige à se changer et à mettre du linge propre. Il prend ensuite son repas, mangeant beaucoup, discourant au moins autant, avec une inspiration élevée.  Tout y passe, de la question féminine aux problèmes de la finance.  Il invective quelque peu l’Angleterre, et tresse une couronne à Bismarck. Il juge les journaux, la médecine, les acteurs comme les étudiants. La jeunesse actuelle est complètement dégénérée !  En un seul repas, sont traités une bonne centaine de problèmes. Chose plus effrayante, ce lourdaud obtient l’approbation des convives. Empilant les absurdités sur les vilenies, il semble plus intelligent que ses invités, auprès desquels il jouit d’un certain prestige.

     « Nous n’avons plus de bons écrivains ! »  soupire-t-il à table. Cette conviction ne lui vient pas des livres : il n’en lit pas, pas plus que de journaux, du reste. Il mélange Tourguéniev et Dostoïevski, ne comprend ni les caricatures ni les mots d’esprit, et, ayant mis un jour son nez, sur le conseil de Lelia, dans Chtchedrine*, il a jugé que celui-ci écrivait de façon nébuleuse.

     « Pouchkine, ma chère**, c’est quand même mieux...C’est bien plus drôle. Voyons, je me rappelle... »

     Après déjeuner, il va sur la terrasse, et, enfoncé dans un fauteuil confortable, médite. Il réfléchit un long moment, concentré, le front plissé et les sourcils froncés....Il n’informe pas Lelia du fruit de ses réflexions. Elle sait juste que ces deux heures de méditation ne l’ont pas rendu plus intelligent, le voilà qui profère de nouvelles sottises. Le soir, il joue aux cartes avec assiduité. Il réfléchit longuement avant chaque levée, et, si son partenaire commet une bourde, il rappelle, d’une voix posée, en articulant soigneusement, les règles du jeu. Le jeu terminé et les invités partis, il boit derechef de l’eau minérale et, le visage toujours soucieux, va se coucher. Il dort comme une bûche. A peine parle-t-il parfois dans son sommeil, encore des absurdités. 

     « Cocher ! Cocher ! » lui a-t-elle entendu dire, la deuxième nuit de leur mariage.

     Il émet des gargouillis toute la nuit, du nez, de la poitrine comme du ventre...
     Il n’y a guère de quoi dire plus à son sujet, pense Lelia. Elle se tient à côté de la palissade, songeant à lui et le comparant aux autres hommes de sa connaissance : c’est encore lui le meilleur, ce qui ne la soulage guère. La sainte frousse de mamzelle Moreau promettait davantage, trouve-t-elle.






 * M. Saltykov-Chtchedrine, satiriste du XIXème siècle

**  En français dans le texte

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