lundi 21 décembre 2015

Les Bottes ( Vassili Choukchine )






Les bottes


(V. Choukchine)



Vassili Choukchine est un acteur, metteur en scène et auteur soviétique, disparu en 1974 à l’âge de quarante-cinq ans. Comme écrivain, il est l’auteur de nouvelles et de contes.Voici l’une des nouvelles dites sibériennes (il était originaire de l’Altaï) des années soixante, à la fois savoureuse et tendre. En lisant attentivement, on remarque de nombreux détails sur la vie soviétique.






   Ils étaient partis en ville chercher des pièces détachées...Et Serge Doukhanine 
aperçut dans un magasin des bottes pour femme. Des bottes de ville, élégantes, quoi. 
Il s’en émut : il avait envie de les offrir à sa femme. Il faudrait, pour une fois, lui faire un vrai cadeau,  se disait-il.
Cela compte, un beau cadeau...De telles bottes, dans la neige, elle n’en portait pas.
Serge reluqua longuement les bottines, puis, de l’ongle, donna une pichenette à la
vitrine et demanda avec entrain :
— C’est combien, ces pipettes-là ?
— Quelles pipettes ? La vendeuse ne comprenait pas.
— Ces bottes, quoi...
— Il appelle ça des pipettes...Soixante cinq roubles.
Serge faillit pousser un «whaouh !» et dit d’une voix traînante :
— Mouais...La peau des fesses, quoi .
La vendeuse le toisa avec mépris. Elles sont bizarres, ces vendeuses : elles vous servent
un kilo de millet, on dirait qu’elles vous remboursent une vieille dette.
Bon, qu’elles aillent toutes au diable ! Soixante-cinq roubles, Serge les avait. Soixante-dix,
même. Seulement...
Il ressortit dans la rue, alluma une cigarette et se mit à réfléchir. A vrai dire, des bottes
comme celles-là, dans la boue  à la campagne, pas terrible. Bien sûr, elle y fera attention...
Elle les mettra une fois par mois, pour aller quelque part. Et pas dans la boue, sur un sol sec. Et quel plaisir ! Imaginez le moment où il sortira ces bottines de  la valise et lui dira :
«Voilà, c’est pour toi ».
  A côté du magasin, il y avait un petit comptoir où l’on servait de la bière. Serge se mit dans la queue.

Il imagina comme les yeux de sa femme se mettraient à briller, à la vue des bottes. La joie lui tire parfois des larmes, comme à une petite fille. C’est une bonne personne. Pour nous supporter, il en faut, de la patience, pensa Serge. Rien que les muflées, c’est quelque chose. Et les moutards, et la baraque...Pas à dire, elles sont increvables, pour supporter tout ça. Nous, on peut se changer les idées, boire un coup, ça va déjà mieux, mais  elles, elles triment du matin au soir, comme des pendules.
La queue avançait lentement, les buveurs remettaient ça. Serge réfléchissait.
Bon, elle ne va pas pieds nus, inutile de se faire plus pauvre que l’on est. Elle se chausse comme tout le monde à la campagne...Elles sont jolies, ces bottes, pas à dire, seulement c’est pas donné. Je les ramène, elle sera la première à gueuler. «A quoi ça peut me servir, des trucs aussi chers ?» , qu’elle me dira.  Tu aurais mieux fait de prendre quelque chose pour les petites, des petits manteaux, l’hiver n’est pas loin.»
Serge put enfin prendre deux chopes de bière et se mit de côté pour les siroter, plongé dans ses pensées.
Bon, c’est ça, la vie, tu as déjà quarante-cinq ans et tu te dis : pas grave, un de ces jours, je serai à l’aise, je vivrai bien. Mais voilà, le temps passe, c’est ton tour d’aller dans le trou, et toute ta vie, tu as attendu quelque chose. La question, c’est : que diable attendais-tu, au lieu de semer autant de bonheur que tu pouvais ? Le fait est là : tu as de l’argent, voilà des bottes pas ordinaires, vas-y, achète-les, fais plaisir à quelqu’un ! Peut-être bien que l’occasion ne se représentera pas. Les filles ne sont pas encore fiancées, on y arrive, les fringues s’usent. Mais là, pour une fois...
Serge entra dans le magasin.
— Bon, fais-moi voir ça,  demanda-t-il.
— Quoi donc ?
— Les bottes.
— A quoi bon les regarder ?  Il vous faut quelle pointure ?
— Je vais voir ça à l’oeil. Je ne connais pas la pointure.
— Il vient acheter sans savoir la pointure. Il faut les essayer, ce ne sont pas des mules.
— Je le vois, que ce n’est pas des mules. Rien que le prix, hé hé...
— Eh bien, ça ne sert à rien de les regarder.
— Et si je veux les acheter ?
— Comment ça, les acheter, sans savoir la pointure ?
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Je veux les regarder.
— Cela ne sert à rien. Si tout le monde se mettait à les regarder...
— Ecoutez, mignonne,  s’emporta Serge, je ne demande pas à voir vos culottes, je n’y tiens pas, je veux juste voir les bottes qui sont en vitrine.
— Pas de grossièretés, hein ! Ils se rincent l’oeil, et ensuite ils s’y mettent...
— Se mettent à quoi ? Qui a commencé ? Vous me servez à boire, pour dégoiser tant ?
   La vendeuse lui lança une botte. Serge l'attrapa,la retourna, en fit craquer le cuir, donna une chiquenaude sur la semelle brillante et vernie...Il glissa précautionneusement une main à l’intérieur...
« Sa jambe se reposera, là-dedans» , pensa-t-il joyeusement.
— Soixante-cinq tout rond ? demanda-t-il.
La vendeuse, silencieuse, le regardait avec méchanceté.
« Seigneur ! s’étonna Serge, elle me hait carrément, pourquoi donc ? »
— Je les prends, — dit-il précipitamment pour essayer, qui sait, de l’adoucir : il ne l’aurait pas
dérangée pour rien, il les prenait, ces bottines. — Je vous paye, ou il faut aller à la caisse ?
La vendeuse, le fixant toujours des yeux, dit à mi-voix :
— A la caisse.
— Soixante-cinq tout rond, ou soixante-cinq et quelque ?
Toujours le même regard, dans lequel, en l’examinant avec attention, Serge lut vraiment une sorte de haine froide. Il prit peur...En silence, il posa la botte et se dirigea vers la caisse. « Qu’est-ce qu’elle a ? Elle est folle, pour se mettre en rage comme ça ? Elle ne fera pas de vieux os, elle va sécher sur pied ».
C’était bien soixante-cinq roubles. Tout rond. Serge tendit un chèque à la vendeuse. Il ne se décidait pas à la regarder dans les yeux, il fixait un point au-dessus de sa poitrine maigrichonne. « Elle doit être malade », pensa-t-il dans un mouvement de pitié.
Mais la vendeuse ne prenait pas le chèque. Serge leva les yeux...A présent, dans ceux de la vendeuse un plaisir étrange se mêlait à la haine.
— Donnez-moi les bottes.
— Au contrôle, dit-elle à mi-voix.
— Où donc ?  demanda de même Serge, qui à son tour se prenait à haïr la vendeuse décharnée.
Celle-ci le regardait en silence.
— Où est-il, ce contrôle ?  Serge lui fit un grand sourire.  Tu sais quoi, ma mignonne, pas la peine de me regarder comme ça, je suis un homme marié. Je sais bien qu’on peut tomber amoureux de moi au premier coup d’oeil, mais...Permets-moi de te dire, ça donnera quoi ? Alors, tu le dis, où il est, ce contrôle ? 
La bouche de la vendeuse s’arrondissait de stupéfaction...Elle ne s’y attendait pas, à ça. Serge se mit en quête du contrôle.
« Ouahh ! s’étonnait-il lui-même  Je le sors d’où, ça ? La voilà cassée, la bonne femme. Là, elle a de quoi piquer une crise. Hein, elle reste clouée, folle de rage».

Au contrôle, on lui remit les bottes, et il alla rejoindre les autres au dépôt, pour rentrer chez lui. (Ils étaient venus dans leur voiture,le mécanicien, lui et deux autres chauffeurs.)
Serge entra dans la salle du personnel, se disant qu’ils allaient tous montrer la boîte — Y a quoi, là-dedans ? Mais personne ne fit attention à lui. Comme d'habitude, ils discutaillaient. Ils avaient aperçu un jeune pope dans la rue, et maintenant, la question, c’était : combien gagne-t-il ? Celui qui criait le plus fort était Vitia Kibiakov, individu au visage pâlichon et grêlé, avec de grands yeux tristes. Même lorsqu’il s’évertuait à blesser tout le monde, ses yeux demeuraient vifs et tristes, comme s’il se regardait lui-même, avec une tristesse infinie.
— Tu es au courant, il a sa «Volga» personnelle ?! criait «la Lime» (c’était le surnom de Vitia). Ils ont une bourse, quand ils étudient. Cent-cinquante roubles ! Tu piges ? U-ne bour-se !
— Qu’ils aient des voitures personnelles, je veux bien, mais pas les jeunes. On parle de  quoi, là ? Des voitures personnelles, ils auraient ça, comment ça ? Les apôtres, non, pas les apôtres, comment on dit, déjà ?
— Qu’est-ce que tu racontes ? Des voitures personnelles, pour les apôtres ? Abruti, va ! C’est toi l’apôtre !
— Une bourse de cent-cinquante roubles ! Mais alors, il touche combien, après ?
— Et alors, tu crois qu’il va supporter les persécutions pour tes beaux yeux ? Abruti !
— Cinq cents roubles, ça te va ?
— Il en faut, de la foi.
Serge ne voulait pas prendre part à la discussion, mais il n’en pensait pas moins : cinq cents roubles pour un jeune pope, ça faisait beaucoup. Mais il n’avait pas la tête à ça.
Il voulait faire voir les bottines. Il les sortit, en les dévisageant. Ils en avaient fini, avec le pope. Ils vont se taire, ou pas ? Ils se contentaient de regarder. L’un tendit juste une main — montre un peu. Serge lui passa une botte. Le chauffeur - qu’il ne connaissait pas - fit craquer le cuir, donna, d’un ongle d'acier, une pichenette à la semelle...et introduisit sa patte sale à l’intérieur, blanc comme neige tendre, de la botte, que Serge lui enleva des mains.
— Où est-ce que tu fourres ton outil ?
Le chauffeur ricana.
— C’est pour qui ?
— Ma femme.
Là, pour le coup, silence.  
— Pour qui ?  demanda la Lime.
— Claudia.
— Vraiment ?
La botte passa de mains en mains ; et tous d’écraser la tige, de claquer de l’ongle sur la semelle...Ils n’osaient pas farfouiller à l’intérieur de la tige. Ils en écartaient juste les bords, pour regarder le petit univers de duvet blanc. L’un d’eux souffla même à l’intérieur, va savoir pourquoi. Serge éprouvait une fierté inhabituelle.
— Et ça coûte ?
— Soixante-cinq.
Ils le regardèrent tous avec incrédulité. Serge perdit un peu contenance.
— Ça va, la tête ?
Serge prit la botte des mains de la Lime.
— Hé ben ! cria celui-ci.  Une petite bielle en cadeau ! Pourquoi lui offrir ça ?
— Pour les porter.
Serge aurait bien voulu rester serein et confiant, mais en son for intérieur, il s’agitait.
Il retournait dans sa tête une pensée idiote  : « C’est la moitié d’un scooter. La moitié d’un scooter».
Il avait beau savoir que soixante-cinq roubles, ce n’est quand même pas la moitié d’un
scooter, il n’en continuait pas moins à penser obstinément : « la moitié d’un scooter ».
— Elle t’avait demandé d’acheter des bottes comme ça ?
— Demandé, pourquoi faire ? Je les achetées, voilà tout.
— Et elle les portera où ?  Ils  torturaient Serge à plaisir.  On a de la boue jusqu’aux genoux, et lui, il achète des bottes à soixante-cinq roubles.
 — C’est pour l’hiver !
— Et pour aller où, l’hiver ?
— Et puis, c’est pour une jambe de citadine, ça. Cela n’ira pas à Claudia, ce genre-là...
— Elle fait quelle pointure, déjà ? Elle pourra juste se les mettre sous le nez.
— Quelle pointure, hein ?
— Allez vous faire voir !  Finit par se fâcher Serge.  Qu’est-ce que vous avez à me courir
après ?
Et eux de s’esclaffer :
— C’est vraiment dommage, Serge ! Tu ne les aurais pas vues, tu aurais encore tes soixante-cinq roubles.
— J’ai gagné ce fric, j’en fais ce que je veux. De quoi je me mêle ?
— Elle t’avait sans doute demandé des bottes en caoutchouc ?
En caoutchouc...Serge se sentait devenir furieux pour de bon.
— Vous feriez mieux de dégoiser à propos du pope - Combien il gagne, déjà ?
— Plus que toi, en tout cas.
— Les voilà, bordel, qui restent là à compter le fric des autres. Serge se leva.  Vous n’avez
rien de mieux à faire ?
— Et pourquoi tu t’excites ? Tu as fait une bêtise, qu’on te dit. Pas la peine de t’énerver...
 — Je ne m’énerve pas. Et pourquoi est-ce que  tu me cherches ? En voilà un critique ! On dirait que c’est ton argent que j’ai emprunté...
— Je souffre, parce que la vue d’une andouille me fait mal au coeur. Je vois une andouille, et me voilà désolé...
— Désolé mon cul ! Il est désolé !
Ils se chamaillèrent encore un moment, puis prirent le chemin du retour, tous dans la même voiture.
En chemin, le mécanicien porta à Serge le coup de grâce :
— Elle t’avait donné l’argent pour lui prendre quelque chose ? C’était dit sans méchanceté, avec compassion.  Quelque chose d’autre, je veux dire ?
Serge avait du respect pour le mécanicien, il lui répondit sans l’invectiver.
— Non, rien du tout. Et on en reste là, hein.

Ils arrivèrent au village vers le soir.
Serge les quittant sans même les saluer, s’en fut de son côté. Chez lui.
Claudia et les filles dînaient.
— Pourquoi rentres-tu si tard ?  demanda-t-elle.  Je pensais que vous alliez y rester cette
nuit.
— Le temps de récupérer ce qu’il nous fallait, de le transporter au dépôt... le temps de répartir tout ça dans les différents secteurs...
— Tu ne nous rapportes  rien, papa ? Demanda son aînée, Groucha.
— Comment ?  En rentrant chez lui, Serge avait réfléchi : si jamais Claudia faisait la moue en disant « C’est cher, à la place, tu aurais mieux fait de... » , aussitôt il répondrait : « Très bien, je vais les jeter dans le puits ».
— Si, je ramène quelque chose.
Elles se tournèrent toutes les trois vers lui. Le regardèrent. Ce qu’il ramenait, son ton disait clairement que ce n’était pas un mouchoir à quatre sous, ni un hachoir. Tournées vers lui, elles attendaient.
— C’est dans la valise.  Serge s’assit à la table et se fouilla, à la recherche d’une cigarette. Il sentit ses doigts trembler d’émotion.
Claudia sortit la boîte de la valise, puis les bottes de la boîte...La lumière électrique les faisait paraître encore plus belles. Comme un éclat de rire dans la boîte. les filles s’arrachèrent de la table...Poussèrent de grands cris.
— J’ai mal au coeur ! Mon Dieu !.. c’est pour qui ?
— Pour toi, voyons.
 — J'ai mal au coeur !  Claudia s'assit sur le lit, qui se mit à craquer...Elle glissa hardiment sa 
solide jambe de paysanne dans la botte de ville. Et resta coincée. Serge se sentit mal. Les
bottes ne lui allaient pas... La tige était trop étroite.
—  C’est quelle pointure ?
— Du trente-huit...
Elles ne lui allaient pas. Serge se leva, voulut l’aider en tirant. Rien à faire.
— Et ma pointure...
— C’est là que ça ne va pas. La tige.
— Maudite jambe !
— Attends ! Enfile un bas très fin.
— A quoi bon ? Tu vois ?...
— Ouais...
— Zut ! Fichue jambe !
L’excitation était retombée.
— Zut ! S’affligeait Claudia.  Qu’est-ce qui m’a fichu cette jambe ! Elles coûtent combien ?
— Soixante-cinq.  Serge alluma sa cigarette. Peut-être que Claudia n’avait pas bien entendu
le prix - Soixante-cinq balles, on peut dire que c’est une somme.
Claudia regardait la botte, en caressant machinalement de la paume la tige lisse. Des larmes brillaient à travers ses cils... Elle l’avait bien entendu , le prix.
— Que le diable emporte cette fichue jambe ! Pour une fois que ça m’arrivait...ah là là !
Une douleur peu souhaitée étreignait de nouveau le coeur de Serge...De la pitié. De l’amour aussi, un peu oublié. Il toucha sa main qui caressait la botte. Serra cette main. Claudia regarda de son côté...Leurs regards se rencontrèrent. Elle eut un sourire à la fois confus et malicieux, elle hocha la tête comme elle le faisait du temps de sa jeunesse - à la paysanne, avec espièglerie et simplicité, mais aussi avec dignité, fièrement.
— Eh bien, Groucha, tu es vernie.  Elle tendit la botte à sa fille. Allez, essaye-la.
Groucha était désemparée.
— Eh bien !  Dit Serge. Lui aussi hocha la tête.—Tu vas finir ta Première en beauté : elles sont à toi.
Claudia se mit à rire.

...Avant d’aller se coucher, Serge s’asseyait toujours un petit moment sur un tabouret à côté de la porte de la cuisine - pour fumer la dernière cigarette de la journée. Il s’assit donc ce jour-là aussi...Tout en fumant, il réfléchissait, il repensait aux bottes, la grande signification de cet achat inopiné lui devenait claire à présent. Son âme était sereine. Ce serait dommage de faire fuir cette sensation bienfaisante, cette rare minute de félicité.
Claudia préparait le lit, dans la chambre.
— Alors, tu viens... Appela-t-elle. Il ne répondit pas, à dessein : que dire encore ?
— Mon petit Serge ! Appela Claudia d’une voix caressante.
Serge se leva, écrasa son mégot et s’en fut dans la chambre. Il eut un sourire adressé à lui-même, hocha la tête, sans penser pour autant : « Je lui ai acheté des bottes, et la voilà tendre».
Non, c’était pas les bottes, c’était...

Il se sentait bien. 

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