lundi 21 décembre 2015

Caucase ( Ivan Bounine - Nouvelle du recueil "Les allées sombres" )

Caucase

( I. Bounine )



Ivan Bounine est un célèbre écrivain russe de la fin du dix-neuvième siècle et - en tant qu'émigré - de la première moitié du vingtième siècle. De famille noble mais plutôt ruinée (ce qu'il raconte dans son autobiographie romancée La vie d'Arséniev), il émigra en France après la révolution, n'aimant guère d'amour tendre les bolchéviks. C'est un écrivain à la prose fort poétique, évoquant très souvent avec art la nature, dans la grande tradition des romanciers russes - Dostoievski étant davantage un dramaturge qu'un romancier, comme l'a remarqué Nabokov. La nouvelle qui suit est extraite du recueil Les allées sombres, dont on trouve une édition traduite en Folio. Cette nouvelle magnifique a fait l'objet de nombreuses traductions, dont certaines disponibles sur le réseau. Voici la mienne, faite il y a quelques années dans le cadre d'un club de russe.






   Arrivé à Moscou, je séjournai furtivement dans une chambrette d’une ruelle proche de l’Arbat, y vivant péniblement comme un ermite, entre deux de ses visites. Elle vint trois fois en tout et pour tout, toujours pressée : 
—  Je ne reste qu’un instant...
  Elle était pâle, de cette beauté pâle qu’ont les femmes amoureuses, sa voix se brisait, et la façon qu’elle avait, jetant n’importe où son parapluie, de relever sa voilette pour m’étreindre aussitôt me faisait frémir, de ravissement et de pitié.
—  J’ai l’impression qu’il se doute de quelque chose, disait-elle, il aura su ouvrir mon bureau et lire une de vos lettres...Avec son caractère orgueilleux et violent, je le crois capable de tout. Il m’a déclaré un jour tout bonnement : « S’agissant de mon honneur de mari et d’officier, je ne reculerai devant rien !» Et à présent, il est sans cesse sur mes talons, et, pour la réussite de notre plan, je dois être affreusement prudente. Il a déjà accepté de me laisser partir, l’ayant convaincu que je mourrai si je ne vois pas le Midi, la mer, mais... pour l’amour de dieu, soyez patient ! 
  Hardi était notre plan : partir au Caucase, sur le littoral, par le même train tous les deux, et  y vivre trois-quatre semaines dans un coin sauvage et reculé. Je connaissais déjà ce bord de mer, j’avais passé jadis - jeune, esseulé - quelque temps du côté de Sotchi, le souvenir m’était toujours resté de ces soirées d'automne entre les cyprès noirs et les vagues grises et froides...Et je la voyais pâlir quand je lui disais : «Voilà, je serai avec toi, dans la jungle des montagnes bordées par la mer tropicale...» Nous doutâmes jusqu’au dernier moment de l’accomplissement de notre plan : c’était trop de bonheur, nous semblait-il.

   A Moscou tombait une pluie froide, on avait l’impression d’un été déjà fini sans retour, tout était sale et sombre, dans les rues noires et humides luisaient les parapluies et les auvents relevés et secoués des fiacres en pleine course.Et par un soir atrocement sombre, je m’en fus à la gare, transi de froid et d’inquiétude. En courant je traversai la gare et suivis le quai, le chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, le visage caché dans le col du manteau. La pluie tombait bruyamment sur le toit du petit compartiment de première que j’avais réservé. Je baissai aussitôt le rideau de la fenêtre et, sitôt parti avec son pourboire le porteur qui essuyait à son tablier blanc une main humide, je verrouillai la porte du compartiment. Puis j’entr’ouvris à peine le rideau et me gelai sur place, sans quitter de l’oeil la foule disparate allant et venant avec ses affaires le long du wagon, dans la sourde lueur des réverbères de la gare. Nous étions convenus que j'arriverais tôt, et elle aussi tard que possible, pour éviter mon éventuelle rencontre avec elle - et avec lui - sur le quai.
C’était leur tour, à présent. Je regardais avec toujours plus d’intensité : rien. la deuxième sonnerie retentit, et la peur me glaça : était-elle en retard ? Ou alors, au dernier moment, il ne l’avait pas laissé partir ! Et me frappèrent brusquement sa haute silhouette, sa casquette d’officier, son manteau serré et la main gantée de chevreau avec laquelle il la tenait par le bras, avançant à grandes enjambées. Je me rejetai vivement en arrière, dans un coin de la banquette. Le wagon de deuxième classe était juste derrière le mien : je l’imaginai y pénétrant avec elle avec précaution, jetant un coup d’oeil à la ronde, surveillant le travail du porteur - et le voici qui enlevait son gant, ôtait sa casquette, l’embrassait, lui donnait sa bénédiction...La troisième sonnerie m’abasourdit, en s’ébranlant le train m’engourdit...Ballotant, se balançant, il prit de la vitesse pour filer ensuite à toute vapeur, sans à-coups...Au chef de train qui la conduisait jusqu’à moi je glissai, d’une main glacée, un billet de dix roubles...
  
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   Une fois entrée, sans m’embrasser elle m’adressa un sourire misérable, s’assit sur la banquette et ôta son chapeau, d’où ruisselait sa chevelure.
—  Je n’ai rien pu manger, me dit-elle, j’ai cru que je ne pourrais pas tenir ce rôle effrayant jusqu’au bout. Et j’ai horriblement soif. Donne-moi de l’eau minérale — Elle me disait « tu » pour le première fois. — Je suis sûre qu’il va me suivre. Je lui ai donné deux adresses, Guelendjik et Gagri. Mais voilà, il ne lui faudra que trois ou quatre jours pour se trouver à Guelendjik. Que Dieu lui vienne en aide, plutôt mourir que de souffrir ainsi...    

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   Au matin, lorsque je sortis dans le couloir, un soleil étouffant y régnait déjà, des toilettes provenait une odeur de savon et d’eau de Cologne - toutes les odeurs d’un wagon plein, le matin. Derrière les vitres chauffées par le soleil et empoussiérées s’étirait une steppe brûlée où l’on voyait, sur de grands chemins poussiéreux, des charrettes tirées par des boeufs, défilaient les maisons de garde-barrière avec leurs jardinets décorés de mauves écarlates et de tournesols en ronds jaune canari...Plus loin, ce fut la plaine immense et nue, avec ses tumulus et ses sépultures, et l’aridité insupportable du soleil, et le ciel tel un gros nuage poussiéreux, ensuite naquirent à l’horizon, comme des spectres,les premières montagnes...

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  Depuis Guelendjik et Gagri, elle lui envoya une carte postale, prétendant ignorer encore où elle séjournerait. 
Et, suivant le rivage, nous descendîmes vers le sud.
  
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  Nous découvrîmes un endroit primitif, recouvert de forêts de platanes, de buissons en fleurs au bois rouge, de magnolias, de grenadiers, au milieu desquels s'élançaient les palmiers éventails et se détachaient les noirs cyprès...  Je me levais tôt et, la laissant dormir jusqu’au thé que nous prenions vers sept heures, allais par les collines, m’enfonçant dans les taillis. Le soleil déjà brûlant éclatait de force et de joie pure. Dans la lumière azurée illuminant les bois, le brouillard odorant s’effilochait, s’évanouissait; au loin, par-delà les forêts des crêtes, miroitaient les neiges éternelles...A mon retour, je traversais la moiteur étouffante -  emplie de l’odeur de fumier séché en train de brûler,qui s’échappait des cheminées - du marché local : bouillonnant de marchandages, noir de monde, d’aucuns montés sur des chevaux, d’ autres sur de petits ânes (une quantité de montagnards de différentes tribus venaient à ce marché le matin). Déambulaient avec grâce des femmes tcherkesses, habillées de noir jusqu’à leurs pieds chaussés de mules rouges, leurs têtes également enveloppées de noir, de vifs regards d’oiseaux jaillissant furtivement de ces voiles funèbres. Ensuite, nous allions sur le rivage, toujours désert, nous nous baignions et nous allongions au soleil jusqu’au déjeuner. Après celui-ci - poisson grillé et vin blanc, noix et fruits - dans l’obscurité torride de notre cabane, sous son toit de tuiles, filtraient à travers les volets de gais rubans de lumière.
  Quand la chaleur tombait et que nous ouvrions la fenêtre, la mer, dont nous apercevions un bout à travers les cyprès plantés sur le versant en dessous de nous, apparaissait violette, et si étale, si paisible que ce calme, cette beauté devaient durer toujours, semblait-il.
  Souvent, au coucher du soleil, s’amoncelaient au-delà de la mer d’étonnants nuages. Ils flamboyaient avec tant de splendeur qu’il lui arrivait de se coucher sur le divan, elle se recouvrait le visage d’un foulard de mousseline et se mettait à pleurer : encore deux ou trois semaines, et ce serait de nouveau Moscou !
  Les nuits étaient ténébreuses et chaudes, dans l’obscurité volaient les mouches, luisant telles des topazes vacillantes, les rainettes tintaient comme des clochettes de verre. Une fois l’oeil accoutumé à l’obscurité, naissaient les étoiles, se découpait la crête des montagnes et se dessinaient, surplombant le village, des arbres que nous ne remarquions pas pendant le jour. Et toute la nuit, de la taverne en contrebas, nous parvenait le battement étouffé du tambour accompagnant un cri mélancolique, ravi et désespéré, comme une chanson qui ne finirait jamais.
  Non loin de nous, dans le ravin sortant de la forêt pour plonger vers la mer, cascadait vivement sur son lit de pierres un ruisseau cristallin. Quel émerveillement, en cette heure secrète où flottait, immobile comme une créature de rêve au-dessus des monts et des forêts,  une lune tardive dont l’éclat bouillonnait en fragments d’écume !
  La nuit, parfois, s’avançaient depuis les montagnes d’effrayantes nuées, s’abattait une mauvaise tempête, dans l’obscurité tumultueuse et sépulcrale des forêts comme par magie s’ouvraient sans cesse des gouffres verts, dans les hauteurs du ciel le tonnerre roulait pour un nouveau Déluge. Alors, dans les bois, réveillés et apeurés, les aigles miaulaient, la panthère gémissait, les chacals glapissaient...Une nuit, une troupe entière de chacals accourut, attirés par la lueur de notre fenêtre - ils s’approchent des habitations, par de pareilles nuits. Nous ouvrîmes  la fenêtre pour les observer en contrebas, ils se tenaient sous l’averse irisée, nous implorant par leurs jappements...Elle les regardait, et pleurait de joie.


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Il la chercha partout à Guelendjik, à Gagri et à Sotchi. Le lendemain de son arrivée à Sotchi, le matin, il se baigna dans la mer, puis il se rasa, mit du linge propre et revêtit une tunique à la blancheur immaculée, déjeuna dans son hôtel à la terrasse, vida une bouteille de champagne, accompagna son café d’un verre de chartreuse et alluma sans hâte un cigare. Rentré dans sa chambre, il s’allongea sur le canapé, un revolver dans chaque main - un pour chaque tempe - et tira.                                           

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