dimanche 12 juillet 2020

La maison à la mezzanine (Anton Tchékhov)

     Parue dans la revue « La Pensée russe » en avril 1896, cette nouvelle relève formellement de l’art tchékhovien consistant à entrelacer plusieurs thèmes en un contrepoint résonnant au long du récit, mais il s’en dégage une mélancolie toute singulière, qui lui donne une place à part dans l’œuvre de l’auteur.

     Dans une lettre de décembre 1895, Tchékhov dit travailler à un petit texte intitulé « Ma fiancée », faisant allusion au fait qu’il aurait eu un jour une fiancée appelée Missiouss. Il faut prendre au sérieux cette histoire, car Tchékhov, dans ses écrits, restitue sous forme littéraire ce qu’il a vu, ressenti, noté au quotidien. 

     À la même époque, le récit s’étoffe, en même temps qu’il change de destinataire – le recueil auquel il était, dans un premier temps, destiné, voit sa parution différée : sur la nostalgie d’un amour inabouti vient se greffer un débat de société au thème déjà évoqué dans la nouvelle Ma femme, parue quelques années plus tôt : quelle aide l’intelligentsia aisée peut-elle apporter aux moujiks en proie à diverses calamités : mauvaises récoltes, incendies, épidémies.

     Tolstoï s’était avancé très loin sur la question : il réclamait un investissement massif de la part de ladite intelligentsia, afin d’abolir la distance la séparant du peuple. Sans tomber dans ce qu’il voyait sans doute comme des illusions, Tchékhov a grandement payé de sa personne en la matière : responsable sanitaire de son district, il a également soutenu financièrement la construction d’écoles et de cantines pour les enfants. 

     Tchékhov présente en les opposant sans concession deux discours dans l’air de l’époque : celui du pragmatisme et celui du chamboule-tout dédaignant les petites aides. Le premier est tenu par Lida, dont le caractère un peu pédant et autoritaire fera râler une partie de la critique. Quant au discours se voulant radical, c’est ici celui du narrateur, un peintre en mal d’inspiration cherchant à retrouver le flux de la vie et tombant amoureux de la petite sœur de Lida, ce qui réalise l’entrelacement à l’intérieur de la nouvelle.

     Il y a, dans les propos du narrateur-peintre, une grandiloquence rappelant par moments celle du héros de la nouvelle Le moine noir, paru deux-trois ans plus tôt : exagérations quasi-mystiques d’un progressisme prométhéen, exaspération d’un créateur en mal d’inspiration…

     De nombreux témoignages indiquent que Tchékhov s’est inspiré de séjours estivaux qu’il avait fait quelques années plus tôt dans des propriétés où se trouvaient aussi bien l’équivalent de l’ennuyeux propriétaire Biélokourov que celui des sœurs Voltchaninov, le peintre Isaac Lévitan, vieil ami de l’auteur, tournant d’ailleurs autour de l’une d’elles…

     La nouvelle reçut un accueil très varié : enthousiasmes de lectrices sans doute sensibles à la mélancolie du texte et à la nostalgie affective qu’on y trouve, jugements plus sévères de critiques : si l’on concède à l’auteur un art indéniable, en le rangeant parfois dans la lignée de Tourguéniev, on s’offusque de ce que l’activisme social de Lida soit le fait d’une personnalité froide, ainsi que de l’inaction du peintre-narrateur, campant sur des positions faussement radicales.

     À mon grand regret, je n’ai pu trouver la réaction de Tolstoï à la nouvelle. La notice de l'édition intégrale soviétique se contente de renvoyer aux souvenirs de Tatiana Soukhotina-Tolstaïa, la fille aînée de Léon, mais la lecture en diagonale de ce texte m’a laissé bredouille.

     


     Ceci est une traduction « à la française », rendant aussi fidèlement que possible le sens du texte mais prenant à l’occasion quelques libertés de formulation.





La maison à la mezzanine

Récit d’un peintre

(Anton Tchékhov)





I

     Cela remonte à six ou sept ans, à l’époque où je vivais, dans l’un des districts de la province de T…, au domaine du propriétaire Biélokourov, jeune homme qui se levait très tôt, portait un pardessus plissé à la taille, buvait de la bière et ne cessait de se plaindre à moi, disant ne rencontrer de sympathie nulle part. Il habitait un pavillon séparé dans le jardin, et moi la vieille maison de maître avec son immense salle à colonnes complètement dépourvue de mobilier en dehors d’un grand canapé sur lequel je dormais et d’une table sur laquelle je faisais des réussites. Même par temps calme, quelque chose bourdonnait en permanence dans les vieux poêles Amossov1, et, par temps d’orage, toute la maison tremblait, semblait prête à se fendre et se disloquer, et c’était un peu effrayant, en particulier la nuit lorsque les dix grandes fenêtres s’illuminaient soudain d’éclairs.
     Le destin m’ayant condamné à une perpétuelle oisiveté, je ne faisais rigoureusement rien. Je contemplais des heures entières, par les fenêtres, le ciel, les oiseaux et les allées, je lisais tout ce qui m’arrivait par la poste, je dormais. Il m’arrivait de sortir et d’errer à droite et à gauche jusque tard le soir.
     Un jour, revenant chez moi, j’entrai par mégarde dans une propriété inconnue. Le soleil se dérobait déjà, et sur le seigle en fleur s’allongeaient les ombres du soir. Deux rangées de vieux sapins serrés les uns contre les autres et d’une grande hauteur formaient deux murailles compactes dessinant une belle allée pleine d’obscurité. Je me faufilai sans peine à travers une haie et suivis cette allée en glissant sur les aiguilles de pins qui tapissaient le sol sur une épaisseur d’un verchok2. L’endroit était sombre et silencieux, il n’y avait qu’en hauteur, vers les cimes, qu’une vive lumière dorée tremblait en faisant naître des arc-en-ciel dans les toiles d’araignées. L’odeur des aiguilles était forte, presque suffocante. Ensuite, je tournai pour remonter une longue allée bordée de tilleuls. C’était vieux et abandonné, là encore ; les feuilles de l’année passée bruissaient mélancoliquement sous mes pieds et, au crépuscule, les ombres se cachaient entre les arbres. Sur la droite, dans un ancien verger, un loriot, sans doute vieux lui aussi, chantait faiblement et sans entrain. Voici que je parvins au bout de l’allée des tilleuls ; je passai devant une maison blanche avec une terrasse et une mezzanine et s’ouvrirent devant moi de façon inattendue une grande cour de maison de maître et un vaste étang avec sa baignade, une quantité de saules verts et, sur l’autre rive, un village avec un clocher haut et étroit où brillait une croix sur laquelle se reflétait le soleil couchant. En un instant, je ressentis le charme de quelque chose de très proche, de très familier, comme si j’avais déjà vu ce paysage dans mon enfance.
     Près de la solide et vieille porte aux montants de pierre blanche ornés de lions qui séparait  la cour des champs, se tenaient deux jeunes filles. La plus âgée des deux, mince, le teint pâle, très belle, avec toute une crinière de cheveux châtains et une petite bouche têtue, avait une expression sévère et faisait à peine attention à moi ; l’autre, encore très jeune – dix-sept ou dix-huit ans tout au plus –, également mince et pâle, ayant une grande bouche et de grands yeux, me regarda avec étonnement alors que je passais près d’elle, dit quelques mots en anglais et se troubla, et j’eus l’impression de connaître depuis longtemps ces deux jolis minois. Je revins chez moi avec le sentiment d’avoir fait un beau rêve.
     Peu de temps après, un jour vers midi, tandis que nous faisions quelques pas non loin de la maison, Biélokourov et moi , une calèche à ressorts entra brusquement dans la cour en froissant l’herbe ; l’une des jeunes filles était assise dans la voiture. C’était l’aînée, venue avec une souscription en faveur des victimes des incendies. Avec gravité et sans nous regarder, elle expliqua en détail combien de maisons avaient brûlé au bourg de Sianovo, combien d’hommes, de femmes et d’enfants restaient sans toit, et ce qu’avait l’intention d’entreprendre, dans un premier temps, le comité d’aide aux sinistrés dont elle était membre. Nous ayant fait signer, elle fit disparaître la feuille de papier et prit congé.
     — Vous nous avez complètement oubliées, Piotr Piétrovitch, dit-elle à Biélokourov en lui serrant la main. Venez nous voir, et si monsieur3 N. (elle prononça mon nom) veut observer la façon dont vivent des admiratrices de son talent et souhaite venir lui aussi, maman et moi en serions très heureuses.
     Je m’inclinai.
     Quand elle partit,  Piotr Piétrovitch se mit à me parler d’elle. Cette jeune fille était selon lui d’une excellente famille, s’appelait Lidia Voltchaninov, et la propriété où elle vivait avec sa mère et sa sœur portait le nom de Chelkovka, ainsi que le village de l’autre côté de l’étang. Son père avait occupé autrefois un poste important à Moscou, et il était mort avec le rang de conseiller secret4. En dépit de très bonnes ressources financières, les Voltchaninov demeuraient toute l’année à la campagne, été comme hiver, et Lidia était maîtresse d’école à Chelkovka, employée par le zemstvo5 avec vingt-cinq roubles d’appointements mensuels. Elle ne dépensait pour elle que cet argent et était fière de subvenir elle-même à ses besoins.
     — Une famille intéressante, déclara Biélokourov. Si vous voulez, nous pourrions y aller un de ces jours. Elles seront très contentes.
     Un jour de fête, après le dîner, nous nous souvînmes des Voltchaninov et nous rendîmes à Chelkovka. La mère et ses deux filles se trouvaient à la maison. Il était visible que la mère, Iékatiérina Pavlovna, avait jadis été belle, à présent, prématurément grossie, souffrant d’asthme, triste et l’esprit ailleurs, elle s’efforçait de m’entretenir de peinture. Sa fille lui ayant appris que je viendrais peut-être à Chelkovka, elle s’était empressée de se remettre en mémoire deux ou trois paysages de moi qu’elle avait vus dans des expositions à Moscou, et me demandait maintenant ce que j’avais voulu y exprimer. Lidia, ou encore Lida, comme on l’appelait ici, discutait davantage avec Biélokourov qu’avec moi. Sérieuse, s’abstenant de sourire, elle lui demandait pourquoi il ne travaillait pas pour le zemstvo, ni n’avait jusqu’alors pris part à aucune assemblée.
     — Ce n’est pas bien, Piotr Piétrovitch, lui reprochait-elle. Pas bien. C’est honteux.
     — C’est vrai, Lida, acquiesçait sa mère. Ce n’est pas bien.
     — Notre district tout entier est aux mains de Balaguine, reprit Lida en s’adressant à moi. Il préside le conseil du zemstvo, il a distribué tous les postes à ses neveux et à ses gendres et il fait ce qu’il veut. Il faut se battre. La jeunesse doit former un parti solide, mais vous voyez quelle jeunesse nous avons. C’est honteux, Piotr Piétrovitch !
     Sa sœur cadette, Génia, resta silencieuse tant qu’on parla du zemstvo. Elle ne participait pas aux conversations sérieuses ; dans sa famille, on ne la tenait pas encore pour une adulte et, comme une petite fille, on l’appelait Missiouss parce que, dans son enfance, elle appelait ainsi miss6, sa gouvernante. Elle me regardait avec curiosité et m’expliqua, tandis que j’examinais les photographies d’un album : « C’est mon oncle… Voici mon parrain », le tout en promenant son doigt mince sur les photos et  en m’effleurant de son épaule d’une manière enfantine ; je voyais de près sa poitrine chétive, non développée, ses épaules fluettes, sa tresse et son corps maigre étroitement serré par une ceinture.
     Nous jouâmes au croquet et au lawn-tennis, nous promenâmes dans le jardin, bûmes du thé, avant de souper longuement. Après l’immense salle vide à colonnes, je me sentais étrangement chez moi dans cette petite maison douillette où les murs ne s’ornaient pas d’oléographies, où l’on disait « vous » aux domestiques, où tout, grâce à la présence de Lida et de Missiouss, me semblait jeune et pur, où tout respirait l’honnêteté. Lors du souper, Lida parla encore avec Biélokourov du zemstvo, de Balaguine et de bibliothèques d’écoles. C’était une jeune fille vive, sincère et convaincue, et c’était intéressant de l’écouter, bien qu’elle parlât beaucoup et d’une voix forte – c’était peut-être l’habitude de faire la classe. Mais Piotr Piétrovitch, qui avait gardé de l’université une certaine manière de transformer en controverse la moindre conversation, parlait longuement, de façon ennuyeuse et alanguie, avec le désir évident d’avoir l’air d’un homme intelligent, aux idées avancées. En gesticulant, il renversa une saucière et une large flaque s’étala sur la nappe, mais personne ne sembla le voir en dehors de moi.
     Il faisait sombre et tout était silencieux quand nous rentrâmes.    
     — La bonne éducation ne consiste pas à ne pas répandre de sauce sur la nappe, mais  à ne pas y faire attention lorsque cela arrive à quelqu’un, dit Biélokourov en soupirant. Oui, voilà une excellente famille, des gens cultivés. Ah, que j’ai perdu l’habitude des gens valables ! Les affaires, les affaires, toujours les affaires !
     Il disait à quel point il fallait travailler pour devenir un agriculteur modèle. Et moi, je pensais : « Ce qu’il peut être pénible, ce gros paresseux ! » Quand il parlait sérieusement, il étirait avec effort des « euh » à n’en plus finir, et il travaillait comme il parlait, lentement, toujours en retard et ne respectant pas les délais. Je croyais peu à ses capacités d’initiative, car il gardait des semaines entières dans sa poche les lettres que je le chargeais de mettre à la poste. 
     — Le plus dur, bredouillait-il en marchant à mes côtés, c’est de ne rencontrer de sympathie nulle part. Pas la moindre sympathie !



  1. Calorifère à propagation de vapeur. On a rencontré ce système de chauffage dans Cœur de chien.
  2. Presque 4,5 cm.
  3. En français dans le texte. 
  4. Haut rang.  https://fr.wikipedia.org/wiki/Table_des_Rangs
  5. Administration régionale. Son assemblée est élue au suffrage censitaire, et dominée par la noblesse. Son bureau embauche des fonctionnaires locaux, des médecins, des juges de paix, etc.
  6. En anglais dans le texte, de même que lawn-tennis un peu plus bas.





II

     Je me mis à fréquenter les Voltchaninov. J’étais régulièrement assis sur la marche inférieure de leur terrasse ; je souffrais, j’étais mécontent de moi, je regrettais de voir ma vie passer si vite, et présenter si peu d’intérêt, je me disais sans cesse que ce serait vraiment bien d’arracher de ma poitrine ce cœur qui me pesait tant. Sur la terrasse, pendant ce temps-là, on causait, les robes froufroutaient, on feuilletait des livres. Je m’habituai rapidement à voir dans la journée Lida s’occuper de malades, distribuer des livres et s’en aller souvent au village, tête nue sous une ombrelle, et le soir elle parlait d’une voix forte du zemstvo et des écoles. De sa petite bouche gracieuse, cette jeune personne mince et belle, éternellement sévère, me disait sèchement, toutes les fois que s’engageait une discussion sérieuse :
     — Cela ne peut pas vous intéresser.
     Je ne lui étais pas sympathique. Elle ne m’aimait pas parce que j’étais paysagiste, que je ne représentais pas, dans mes tableaux, la misère du peuple et que j’étais indifférent, lui semblait-il, à ce en quoi elle croyait fermement. Un jour que je suivais la rive du lac Baîkal, je me souviens d’une rencontre avec une jeune Bouriate à cheval, portant une chemise et une culotte de cotonnade chinoise bleue, à qui j’avais demandé de me vendre sa pipe ; tandis que nous discutions, elle examinait avec mépris mon visage européen et mon chapeau et, brusquement fatiguée de parler avec moi, elle avait excité son cheval et était partie au galop. Lida méprisait exactement de la même façon l’étranger en moi. Extérieurement, elle n’exprimait nullement son antipathie à mon égard, mais je la sentais et, assis sur la marche du bas de la terrasse, je ressentais de l’irritation et disais que c’était duper les moujiks que de les soigner sans être médecin, et qu’il était facile de jouer les bienfaiteurs lorsqu’on possédait deux mille diéssiatines1 de terre.
     Quant à sa sœur Missiouss, elle ne se souciait de rien et vivait sans rien faire, tout comme moi. Le matin, une fois levée, elle prenait un livre et se mettait à lire, assise dans un profond fauteuil sur la terrasse, ses pieds touchant à peine le sol, ou alors elle disparaissait avec un livre dans l’allée des tilleuls, ou encore franchissait la porte aux lions et s’en allait dans les champs. Elle lisait toute la journée, avec avidité, et l’on pouvait deviner, à la seule vue de son regard las, abasourdi, et de sa figure devenue très pâle, à quel point cette lecture fatiguait son cerveau. En me voyant arriver, elle rougissait légèrement, laissait son livre et, me regardant de ses grands yeux, me racontait avec animation les derniers événements : par exemple, que la suie avait pris feu, à l’office, ou qu’un ouvrier avait pêché un gros poisson dans l’étang. En semaine, elle portait habituellement un chemisier clair et une jupe bleu foncé. Nous nous promenions ensemble, cueillions des cerises pour les confitures ou faisions de la barque, et lorsqu’elle sautait pour attraper les cerises ou ramait, on voyait à travers ses larges manches ses bras minces et faibles. Elle pouvait aussi, émerveillée, rester à mes côtés pour me regarder peindre une étude. 
     Un dimanche, fin juillet, j’arrivai chez les Voltchaninov le matin, vers neuf heures. Je restai dans le parc à une certaine distance de la maison, cherchant des cèpes, très abondants cette année-là ; je posais des repères à côté des champignons, pour les ramasser plus tard avec Missiouss. Il soufflait un vent tiède. Je vis Génia et sa mère revenir de l’église, toutes deux en robes claires des dimanches, Génia retenant son chapeau de la main. Puis j’entendis qu’on prenait le thé sur la terrasse.
     Pour moi, homme insouciant qui cherchais des excuses à ma perpétuelle oisiveté, ces matinées d’été dans nos propriétés, le dimanche et les jours de fête, avaient un attrait extraordinaire. Lorsque la lumière du soleil vient illuminer le jardin vert et encore humide de rosée, lui donnant l’air heureux, quand cela sent le réséda et le laurier-rose à côté de la maison, quand les jeunes gens, de retour de l’église, boivent du thé dans le jardin, quand tout le monde est aussi joliment vêtu et bien joyeux, quand on sait que tous ces gens en bonne santé, de belle apparence et bien nourris, ne feront rien tout au long de la journée, on voudrait que cela dure toute la vie.  C’est ce que je me disais en marchant dans le jardin, prêt à déambuler, oisif et sans but, tout le jour et tout l’été.
     Génia arriva avec un panier ; son expression indiquait qu’elle s’attendait à me trouver dans le jardin. Nous cueillîmes les champignons tout en bavardant et, quand elle me posait une question, elle se mettait devant pour voir mon visage. 
     — Il y a eu hier un miracle au village, dit-elle. Piélaguéïa la boiteuse était malade depuis un an, rien n’y pouvait, ni docteur ni médicament, et hier une vieille a chuchoté quelque chose et c’est passé.
     — Cela est secondaire, dis-je. Il ne faut pas chercher les miracles seulement du côté des malades et des vieilles. La santé n’est-elle pas un miracle ? Et la vie elle-même ? Le miracle, c’est ce qui est incompréhensible.
     — Et cela ne vous effraie pas, ce qui est incompréhensible ?
     — Non. J’aborde hardiment les phénomènes que je ne comprends pas, et je ne me soumets point à eux. Je suis au-dessus d’eux. L’homme doit se mettre au-dessus des lions, des tigres et des étoiles, au-dessus de tout ce qui existe dans la nature, même de ce qui est incompréhensible et semble miraculeux, autrement, ce n’est pas un homme, mais une souris qui a peur de tout.
     Génia pensait qu’étant peintre, je savais énormément de choses et pouvais sûrement deviner ce que j’ignorais. Son souhait était que je la mène à la sphère de la beauté éternelle, que je la fasse accéder à ce monde supérieur où elle me voyait comme chez moi, et elle parlait avec moi de Dieu, de la vie éternelle et du miracle. Et moi qui n’ai jamais accepté que nous périssions définitivement, mon imagination et moi, après la mort, je répondais : « Oui, les hommes sont immortels », « Oui, la vie éternelle nous attend ». Elle m’écoutait et me faisait confiance sans exiger de preuve.
     Alors que nous revenions à la maison, elle s’arrêta brusquement et me dit :
     — Notre Lida est quelqu’un d’admirable. N’est-ce pas vrai ? Je l’aime énormément et suis prête à tout instant à donner ma vie pour elle. Dites-moi donc – Génia effleura d’un doigt ma manche : pourquoi vous opposez-vous tout le temps à elle ? Pourquoi vous fâchez-vous ?
     — Parce qu’elle a tort.
     Génia désapprouva de la tête et des larmes apparurent dans ses yeux.
     — Que c’est incompréhensible ! dit-elle.
     À ce moment, Lida, qui venait de rentrer, se tenait près du perron, une cravache à la main ; belle, élancée, éclairée par le soleil, elle donnait un ordre à un ouvrier. Se hâtant et parlant d’une voix forte, elle reçut deux ou trois malades, ensuite, la mine affairée et soucieuse, elle fit le tour des pièces, ouvrant des armoires ici et là, et s’en alla à la mezzanine ; on la chercha et on l’appela un bon moment pour le dîner, elle arriva quand nous avions déjà mangé le potage. Je me souviens étrangement bien de ces menus détails, je chéris les csouvenirs vivaces que je garde de cette journée, même s’il ne s’y passa rien de particulier. Après le dîner, Génia lut, étendue dans un profond fauteuil, et moi j’étais assis sur la première marche de la terrasse. Nous gardions le silence. Le ciel se couvrit entièrement de nuages et un petit crachin clairsemé se mit à tomber. Il faisait très chaud, le vent s'était calmé depuis longtemps et cette journée semblait ne jamais devoir finir. Iékatiérina Pavlovna vint nous rejoindre sur la terrasse, ensommeillée, un éventail à la main.
     — Oh, maman, dit Génia en lui baisant la main, ce n’est pas bon pour toi de dormir dans la journée.
     Elles s’adoraient, toutes les deux. Quand l’une sortait dans le jardin, l’autre se mettait aussitôt à la terrasse et, scrutant les arbres, appelait : « Hou hou, Génia ! » ou bien « Où es-tu, petite maman ? » Elles priaient toujours ensemble et partageaient la même foi, se comprenant très bien l’une l’autre sans même avoir besoin de parler. Iékatiérina Pavlovna s’était elle aussi vite habituée et attachée à moi, et lorsque je ne paraissais pas pendant deux ou trois jours, elle envoyait prendre des nouvelles de ma santé. Elle aussi admirait mes études et me racontait avec la même sincérité bavarde que Missiouss tout ce qui arrivait à la maison, me confiant souvent ses secrets domestiques.
     Elle vénérait sa fille aînée. Lida n’était jamais caressante et ne parlait que de choses sérieuses ; elle vivait de sa façon très personnelle et était aussi sacrée et un peu énigmatique pour sa mère et sa sœur que l’est pour les matelots l’amiral enfermé dans sa cabine2.
     — Notre Lida est quelqu’un d’admirable, disait souvent la mère. N’est-ce pas ?
     Et maintenant, alors qu’il commençait à pleuvoir, voilà que nous parlions de Lida.
     — C’est quelqu’un d’admirable, dit la mère.
     Et d’ajouter à mi-voix, sur un ton de conspiratrice et en regardant avec frayeur à la ronde : 
     — On n’en fait plus, des comme elle, bien que, vous savez, je commence à me faire un peu de souci. L’école, les pharmacies, les livres, c’est très bien, mais à quoi bon les excès ? Elle a tout de même déjà vingt-trois ans, à cet âge-là, il temps de penser à soi un peu sérieusement. À force de s’occuper de livres et de pharmacies, on ne voit pas la vie défiler… Il faut se marier.
     Pâle d’avoir tant lu, sa coiffure défaite, Génia leva la tête et dit, comme en se faisant une réflexion à elle-même mais en regardant sa mère :
     — Ma petite maman, tout dépend de la volonté de Dieu !
     Et elle se replongea dans sa lecture.
     Biélokourov arriva, portant une chemise brodée et un pardessus plissé à la taille. Nous jouâmes au croquet et au lawn-tennis puis, quand il se mit à faire sombre, nous  soupâmes longuement et Lida parla de nouveau des écoles et de Balaguine, lequel avait fait main basse sur tout le district. En rentrant ce soir-là de chez les Voltchaninov, j’emportais avec moi l’impression d’une très longue journée pleine d’oisiveté, ainsi que la conscience mélancolique que tout a une fin en ce bas monde, même les choses qui durent le plus longtemps. Génia nous raccompagna jusqu’à la porte aux lions et, peut-être pour avoir passé la journée entière avec elle, je sentis que sans elle j’allais m’ennuyer, et que cette douce famille m’était chère ; et pour la première fois de tout l’été, je ressentis l’envie de peindre.
     — Expliquez-moi pourquoi vous menez une vie si ennuyeuse, si dépourvue d’attraits, demandé-je à Biélokourov en rentrant avec lui. Ma propre vie est monotone, pesante, ennuyeuse parce que je suis un artiste, un original aux nerfs détraqués depuis l’enfance par l’envie, le manque d’estime de soi et de confiance en soi, j’ai toujours été pauvre, je suis un errant perpétuel, mais vous, vous qui êtes un homme sain et normal, un propriétaire, un monsieur, comment se fait-il que vous meniez une vie à ce point dépourvue d’intérêt, que vous retiriez si peu de choses de la vie ? Ainsi, comment se fait-il que vous ne soyez pas amoureux de Lida ou de Génia ?
     — Vous oubliez que j’aime une autre femme, répondit Biélokourov.
     Il parlait ici de son amie Lioubov Ivanovna, qui habitait le pavillon avec lui. Je voyais chaque jour cette dame plantureuse, très forte, imposante et ayant l’air d’une oie gavée faire sa promenade dans le jardin, portant un costume russe et un collier en verroterie, toujours abritée d’une ombrelle et se voyant proposer à tout instant par un domestique de venir manger ou prendre le thé. Elle avait, quelque trois ans plus tôt, loué le pavillon près de la datcha et y était restée, vivant chez Biélokourov pour toujours, apparemment. Elle avait une dizaine d’années de plus que lui et lui tenait la bride serrée, si bien qu’il devait lui demander la permission de s’absenter. Il lui arrivait souvent de sangloter en mugissant d’une voix d’homme, et j’envoyais alors quelqu’un lui dire que je m’en irais si elle continuait ; et elle cessait.
     En arrivant à la maison, Biélokourov s’assit sur le canapé et s’absorba dans un rêverie renfrognée, tandis que je me mettais à faire les cent pas dans la salle, éprouvant à bas bruit une émotion me faisant penser que j’étais amoureux. J’avais envie de parler au sujet des Voltchaninov.
     — Lida ne pourra aimer qu’une personne attachée comme elle au zemstvo, se passionnant tout comme elle pour les écoles et les hôpitaux, dis-je. Oh, pour l’amour d’une pareille jeune fille, on peut non seulement travailler pour le zemstvo, mais encore user des souliers en fer, comme dans le conte. Et Missiouss ! Qu’elle est adorable, cette Missiouss !
     Étirant des « heu » à n’en plus finir, Biélokourov se mit à disserter longuement sur le mal du siècle : le pessimisme.  Il parlait avec assurance et sur un ton laissant supposer une controverse entre lui et moi. Des centaines de verstes à travers la steppe désertique, monotone et brûlée ne peuvent produire le même accablement qu’un seul homme en train de pérorer sans qu’on sache quand il partira.
     — Il ne s’agit ni de pessimisme ni d’optimisme, dis-je avec irritation ; il y a seulement que quatre-vingt dix-neuf pour cent des gens n’ont pas d’esprit.
     Biélokourov prit cela pour lui, se vexa et s’en alla.


  1. Le diéssiatine faisait un peu plus d’un hectare.
  2. L’image du mystérieux capitaine invisible sera reprise par I. Bounine dans Le monsieur de San-Francisco, dont la traduction se trouve sur ce blog.





III

     — Le prince est en visite à Maloziomovo, il te salue, dit Lida à sa mère en rentrant et en retirant ses gants. Il a raconté des tas de choses intéressantes… Il a promis de soulever encore, à l’assemblée provinciale, la question d’un dispensaire à Maloziomovo, mais il dit qu’il y a peu d’espoirs.
     Et, s’adressant à moi, elle déclara :
     — Je vous demande pardon, j’oublie toujours que cela ne peut vous intéresser.
     J’en ressentis de l’irritation.
     — Pourquoi donc cela ne m’intéresserait-il pas ? demandai-je en haussant les épaules. Vous n’avez que faire de mon opinion, mais je vous assure que cette question m’intéresse beaucoup.
     — Vraiment ?
     — Oui. À mon avis, il n’est nul besoin d’un dispensaire à Maloziomovo.
     Mon irritation la gagna ; elle me regarda en plissant les paupières et demanda :
     — Et de quoi a-t-on besoin là-bas ? De paysages ?
     — Pas davantage de paysages. On n’a besoin de rien, là-bas.
     Elle acheva de retirer ses gants et ouvrit le journal qui venait d’arriver par la poste ; quelques instants plus tard, elle dit doucement, faisant de visibles efforts pour se contenir :
     — Anna est morte en couches la semaine dernière, et elle serait encore en vie s’il y avait eu un dispensaire à proximité. Messieurs les paysagistes eux-mêmes, me semble-t-il, doivent avoir quelque opinion à ce sujet.
     — Je peux vous assurer que j’ai une opinion très établie à ce sujet, répondis-je, tandis qu’elle interposait le journal entre elle et moi, comme si elle ne désirait pas m’écouter. Selon moi, les dispensaires, les écoles, les bibliothèques et les pharmacies, tout cela ne sert, dans les conditions actuelles qu’à asservir les gens. Le peuple est entravé par une énorme chaîne que vous ne brisez en rien, vous ne faites qu’y ajouter de nouveaux maillons, voilà ce que je pense.
     Elle leva les yeux sur moi avec un sourire railleur, et je poursuivis en m’efforçant de saisir le fond de ma pensée :
     — Ce qui est important, ce n’est pas qu’Anna soit morte en couches, mais le fait que toutes ces Anna, Mavra et Piélaguiéia courbent l’échine de l’aube à la nuit, souffrent d’un travail dépassant leurs forces, passent leur vie à trembler pour leurs enfants malades et affamés, à redouter les maladies et la mort et à se soigner, se fanent et vieillissent tôt, et meurent dans la saleté et la puanteur ; en grandissant, leurs enfants entonnent la même chanson, et des centaines d’années s’écoulent ainsi, et des milliards d’humains vivent pis que des bêtes – dans une angoisse perpétuelle, et tout cela juste pour un morceau de pain. Ce qu’il y a d’effroyable dans leur situation, c’est qu’ils n’ont jamais le temps de songer à leur âme, jamais le temps de penser qu’ils ont été faits à l’image de Dieu ; la faim, le froid, la terreur animale et une avalanche de tâches leur barrent tous les accès à l’activité spirituelle, c’est-à-dire à ce qui, justement, distingue l’homme de l’animal et constitue la seule chose vaillant la peine de vivre. Vous venez les secourir avec vos écoles et vos hôpitaux, mais ce faisant vous ne les libérez pas de leurs chaînes, vous les asservissez encore davantage dans la mesure où, introduisant en eux de nouveaux préjugés, vous augmentez le nombre de leurs besoins, sans compter que, pour les emplâtres et les livres, il leur faudra payer le zemstvo et donc courber l’échine davantage. 
     — Je ne vais pas discuter avec vous, dit Lida en abaissant son journal. J’ai déjà entendu cela. Je vous dirai seulement une chose : on ne peut pas rester les bras croisés. C’est vrai, nous ne sauvons pas toute l’humanité, et peut-être faisons-nous bien des erreurs, mais nous faisons ce que nous pouvons, et nous avons raison. La tâche la plus haute et la plus sainte d’un homme instruit est de servir son prochain, ce que nous nous efforçons de faire dans la mesure de nos moyens. Cela vous déplaît, mais on ne peut pas contenter tout le monde.
     — C’est vrai, Lida, c’est vrai, dit sa mère.
     La présence de Lida l’intimidait toujours et, en bavardant, elle regardait sa fille avec inquiétude, redoutant d’avoir dit quelque chose de superflu ou de déplacé ; et elle ne la contredisait jamais, elle acquiesçait toujours : c’est vrai, Lida, c’est vrai.
     — L’alphabétisation des moujiks, les petits livres pleins de préceptes et de bons mots pitoyables ainsi que les dispensaires ne peuvent faire baisser l’ignorance pas plus que la mortalité, exactement comme la lumière venant de vos fenêtres ne peut éclairer cet immense jardin, dis-je. Vous ne donnez rien, votre intrusion dans la vie de ces gens leur crée seulement de nouveaux besoins, ce qui leur fournit encore une belle raison de travailler.
     — Ah, mon Dieu, il faut bien faire quelque chose, tout de même ! dit Lida avec dépit, et le ton de sa voix montrait son mépris pour mes raisonnements, qu’elle tenait pour nuls.
     — Il faut affranchir les gens du dur labeur physique, dis-je. Il faut rendre leur joug plus léger, leur permettre de souffler afin qu’ils ne passent pas leur vie entière à allumer les fours, remplir les auges et travailler dans les champs, mais qu’ils aient aussi du temps pour penser à leur âme, à Dieu, pour avoir la  possibilité de manifester leurs aptitudes spirituelles. L’activité spirituelle est la vocation de chacun, dans une quête permanente de la vérité et du sens de la vie. Débarrassez-les du grossier labeur animal, laissez-les se sentir libres, et vous verrez alors à quel point vos petits livres et vos petites pharmacies sont ridicules. Dès que l’être humain prend conscience de sa véritable vocation, il n’y a que la religion, les sciences et les arts qui puissent la satisfaire, et non ces bagatelles.
     — Les affranchir du labeur ! fit Lida en souriant malicieusement. Vous croyez que c’est possible ?
     — Oui. Prenez vous-même en charge une partie de leur labeur. Si nous tous, habitants des villes et des campagnes, nous tous sans exception, nous mettions d’accord pour nous partager la dépense de travail globale qu’exige la satisfaction des besoins physiques de l’humanité, alors il incomberait à chacun de nous de travailler peut-être deux ou trois heures par jour, pas davantage. Imaginez nous tous, riches et pauvres, travaillant seulement trois heures par jour et disposant librement du temps restant. imaginez aussi que, pour dépendre encore moins de notre corps et travailler encore moins, nous inventions des machines se substituant au travail humain et que nous tâchions de réduire le plus possible le nombre de nos besoins. Nous voilà en train de nous endurcir, et d’endurcir nos enfants pour qu’ils ne craignent ni la faim ni le froid, et nous ne passerions pas notre à trembler pour leur santé comme le font Anna, Mavra et Piélaguiéia. Imaginez, en cessant de nous soigner, de taire fonctionner des pharmacies, des manufactures de tabac et des distilleries, combien nous aurons de temps libre, à la fin des fins ! Nous voilà tous ensemble en train de consacrer ce temps libre aux sciences et aux arts. De même qu’il arrive aux moujiks de réparer une route tous ensemble, nous chercherions tous ensemble la vérité et le sens de la vie et – j’en suis convaincu – la vérité serait bien vite découverte, l’homme s’épargnerait cette perpétuelle torture, l’accablement qu’est la peur de la mort, et se délivrerait même de la mort elle-même.
     — Cependant, vous vous contredisez, dit Lida. Vous brandissez la science, mais vous rejetez l’instruction élémentaire.
     — Cette instruction élémentaire qui permet juste à l’homme de lire les enseignes des cabarets, et aussi, de temps en temps, des livres qu’il ne comprend pas, cette instruction-là  remonte, chez nous, à l’époque de Riourik1 et il y a belle lurette que le Piétrouchka2 de Gogol sait lire, en attendant, la campagne est restée jusqu’à aujourd’hui telle qu’elle était du temps de Riourik. Ce n’est pas de savoir lire qu’on a besoin, mais de pouvoir librement manifester ses facultés spirituelles. On a besoin non d’écoles, mais d’universités.
     — Vous récusez aussi la médecine.
     — Oui. On aurait seulement besoin d’elle pour étudier les maladies en tant que phénomènes naturels, et non pour les soigner. Quitte à soigner, ce ne sont pas les maladies qu’il faut traiter, mais leurs causes. Éliminez la principale cause, à savoir le labeur physique, et il n’y aura plus de maladies. Je ne crois pas à la science qui soigne, poursuivis-je avec animation. Les sciences et les arts, lorsqu’ils sont authentiques, font tout leur possible non pour traiter le temporaire et le particulier, mais le général et l’éternel – en cherchant la vérité et le sens de la vie, en recherchant Dieu et l’âme ; et quand on les attelle aux besoins immédiats, aux questions quotidiennes, aux petites pharmacies et aux petites bibliothèques, ils ne font que rendre la vie plus compliquée, que l’encombrer.. Nous avons des médecins, des pharmaciens et des juristes en quantité, 
bien des gens savent à présent lire et écrire, mais nous manquons complètement de biologistes, de mathématiciens, de philosophes et de poètes. Tout l’esprit, toute l’énergie spirituelle sont allés à la satisfaction de besoins temporaires, passagers… Le travail bat son plein chez les savants, les écrivains et les peintres, les commodités de la vie s’accroissent de jour en jour grâce à eux, les exigences du corps augmentent, nous sommes néanmoins bien loin de la vérité encore, et l’homme reste la plus sale bête rapace qui soit, et tout tend à ce que l’humanité, dans sa plus grande part, dégénère et perde à jamais sa capacité à vivre. Dans de telles circonstances, la vie de l’artiste n’a pas de sens et plus il a de talent, plus son rôle devient étrange et incompréhensible dans la mesure où il apparaît, après vérification, qu’il travaille pour distraire une sale bête rapace, en soutenant l’ordre existant. Et je ne veux pas travailler ainsi, je ne le ferai pas… Rien n’est nécessaire, et le Tartare peut bien engloutir la Terre !
     — Va-t-en, Missiousska, dit Lida à sa sœur, estimant visiblement que mes paroles étaient nocives pour un être aussi jeune.
     Génia regarda tristement sa sœur et sa mère, et sortit.
     — On tient habituellement ce gentil genre de discours pour justifier son indifférence, déclara Lida. Il est plus facile de récuser les hôpitaux et les écoles que de soigner et d’enseigner.
     — C’est vrai, Lida, c’est vrai, acquiesça sa mère.
     — Vous ne travaillerez pas, menacez-vous, continua Lida. Il est clair que vous estimez hautement votre travail. Restons-en là, nous ne tomberons jamais d’accord puisque je place la plus imparfaite des bibliothèques ou des pharmacies dont vous parlez avec tant de mépris au-dessus de tous les paysages du monde. 
     Et tout de suite, s’adressant à sa mère, elle dit sur un autre nom :
     — Le prince a beaucoup maigri et il a beaucoup changé depuis qu’il était venu chez nous. On l’envoie à Vichy.
     Elle parlait du prince à sa mère por ne plus discuter avec moi. Elle avait le visage en feu et, pour cacher son émotion, elle se pencha très bas au-dessus de la table, affectant de lire le journal comme si elle était myope. Ma présence lui était désagréable. Je pris congé et repartis chez moi.


  1. Fondateur de la dynastie ayant régné sur la première Russie, celle de Kiev.
  2. Le valet de Tchitchikov dans Les Âmes mortes. 





IV

     Le silence régnait au-dehors ; de l’autre côté de l’étang, le village était déjà assoupi et l’on n’y voyait briller aucune lumière, à peine le pâle reflet des étoiles luisait-il sur l’étang. Auprès de la porte aux lions se tenait Génia, immobile, m’attendant pour me raccompagner.
     — Tout le monde dort, au village, lui dis-je.
      Et, m’efforçant de distinguer son visage dans l’obscurité, je vis la tristesse de ses yeux sombres fixés sur moi.
     — Le cabaretier et les voleurs de chevaux eux-mêmes dorment tandis que nous autres, gens honnêtes, discutons avec agacement entre nous, repris-je.
     C’était une nuit mélancolique d’août – mélancolique car elle avait déjà un parfum d’automne ; cachée par un nuage rougeâtre, la lune montait dans le ciel, éclairant bien chichement la route et les champs de blé d’automne de part et d’autre. Les étoiles filantes étaient nombreuses. Génia marchait à côté de moi en se retenant de regarder le ciel, pour ne pas voir ces météores qui semblaient lui causer une frayeur étrange.
     — Il me semble que vous avez raison, dit-elle avec un frisson dû à l’humidité nocturne.  Si les gens étaient capables de se consacrer tous ensemble à l’activité spirituelle, ils auraient tôt fait de tout découvrir.
     — Bien sûr. Nous sommes des créatures supérieures, et si nous prenions vraiment conscience de toute la force du génie humain pour ne vivre qu’en vue de fins élevées, nous deviendrions comme des dieux, en définitive. Mais cela ne se produire jamais – l’humanité va dégénérer, et il ne restera pas trace de son génie.
     Lorsque la porte aux lions ne fut plus visible, Génia s’arrêta et me serra précipitamment la main.
     — Bonne nuit, venez demain, dit-elle en tremblant ; elle n’avait qu’un petit chemisier sur les épaules et se recroquevillait de froid. 
     Je me sentis angoissé à l’idée de me retrouver seul, agacé, mécontent de moi comme des autres ; c’était mon tour d’éviter de regarder les étoiles filantes.
     — Restez encore une minute avec moi, dis-je. Je vous en prie.
     J’aimais Génia. Je l’aimais sans doute parce qu’elle venait à ma rencontre et me raccompagnait, et parce qu’elle me regardait avec tendresse et admiration. Quelle était d’une beauté touchante, avec son pâle visage, son cou mince et ses mains fines, sa fragilité, son oisiveté et ses livres ! Et, quant à son esprit, je pressentais en elle un esprit extraordinaire, l’ampleur de ses vues m’enchantait, peut-être parce qu’elle pensait d’une autre façon que la belle, la sévère Lida qui ne m’aimait pas. Je plaisais à Génia en tant que peintre, j’avais conquis son cœur par mon talent et j’avais une envie folle de ne peindre que pour elle, je songeais à elle comme à ma petite reine qui règnerait avec moi sur ces arbres, ces champs, sur le brouillard, et l’aurore, sur cette nature merveilleuse et enchanteresse au sein de laquelle je m’étais jusqu’alors senti désespérément seul et inutile.
     — Restez encore une minute, demandai-je. Je vous en supplie.
     J’enlevai mon manteau et en couvris ses épaules toutes froides ; craignant d’être laide et ridicule dans un pardessus d’homme, elle se mit à rire et le retira, et au même moment je l’enlaçai et commençai à couvrir de baisers son visage, ses épaules et ses mains.
     — À demain ! chuchota-t-elle.
     Et elle m’embrassa avec circonspection, comme si elle redoutait de troubler la quiétude de la nuit.
     — Nous n’avons pas de secrets les unes pour les autres, je dois tout de suite tout raconter à maman et à ma sœur… Cela me fait peur ! Maman, ce ne sera rien, elle vous aime, mais Lida !
     Elle courut vers la porte. 
     — Adieu ! cria-t-elle.
     Ensuite, je l’entendis courir pendant deux minutes. Je n’avais pas envie de rentrer, et je n’avais aucune raison de le faire. Je restai sur place un petit moment à méditer, puis revins lentement sur mes pas pour voir encore la maison où elle vivait, cette chère, ancienne et naïve maison qui semblait me regarder par les fenêtres de sa mezzanine, semblables à des yeux, en ayant l’air de tout comprendre. Je passai devant la terrasse, m’assis sur un banc près du terrain de lawn-tennis, dans l’obscurité régnant sous un vieil orme, et me mis, de là, à regarder la maison. Aux fenêtres de la mezzanine où logeait Missiouss apparut une vive lumière  laquelle succéda une lueur verte et adoucie : on avait mis un abat-jour à la lampe. Des ombres commencèrent à se mouvoir… J’étais rempli de tendresse, de paix, j’étais très content de moi, content d’avoir su tomber amoureux, et en même temps, je ressentais un certain inconfort à l’idée qu’à quelques pas de moi, dans une des chambres de la maison, se trouvait Lida qui ne m’aimait pas, qui me détestait, peut-être. Je restais assis, attendant - Génia n’allait-elle pas ressortir ? –, tendant l’oreille, il me semblait qu’on parlait, dans la mezzanine.
     Près d’une heure s’écoula. La lueur verte s’éteignit et les ombres disparurent. Haute dans le ciel, la lune se tenait au-dessus de la maison et éclairait le jardin endormi et les allées ; les roses et les dahlias du parterre se détachaient, devant la maison, paraissant tous de la même couleur. Il commençait à faire froid. Je sortis du jardin, ramassai en chemin mon pardessus et revins chez moi sans hâte.
     Le lendemain, après le dîner, lorsque j’arrivai chez les Voltchaninov, la porte vitrée donnant sur le jardin était grande ouverte. Je m’assis un moment à la terrasse, m'attendant à voir apparaître Génia derrière le parterre, sur le terrain de tennis ou sur l’une des allées, ou bien à entendre sa voix provenant d’une pièce de la maison ; puis j’allai au salon, dans la salle  manger : personne. De la salle à manger, je suivis un long couloir qui m’amena au vestibule, ensuite je revins sur mes pas. Derrière l’une des portes donnant sur le couloir résonnait la voix de Lida.
     — À la corneille, quelque part… Dieu… disait-elle d’une voix forte et traînante, sans doute occupée à dicter… Dieu avait envoyé un petit morceau de fromage…  À la corneille… quelque part1… Qui est là ? s’écria-t-elle soudain, ayant entendu mes pas.
     — C’est moi.
     — Ah ! Excusez-moi, je ne peux pas vous rejoindre tout de suite, je fais travailler Dacha.
     — Iékatiérina Pavlovna est dans le jardin ?
     — Non, elle est partie ce matin avec ma sœur voir notre tante, dans la province de Penza. Et cet hiver elles iront vraisemblablement à l’étranger… ajouta-t-elle après un silence…. À la corneille, quelque part… Dieu avait envoyé un pe-tit mor-ceau de fro-mage… Tu l’as écrit ?
     Je revins dans le vestibule et, sans penser à rien, restai planté à regarder du côté de l’étang et du village, et les paroles me parvenaient :
     — Un petit morceau de fromage… À la corneille, quelque part, Dieu avait envoyé un petit morceau de fromage…
     Et je quittai la propriété par le même chemin qui m’y avait mené la première fois, en le suivant dans l’ordre inverse : de la cour dans le jardin, à proximité de la maison, puis en descendant l’allée de tilleuls… C’est alors que je fus rejoint par un garçonnet qui me remit un billet où je lus :
     « J’ai tout raconté à ma sœur, qui exige que je vous quitte. Il serait au-dessus de mes forces de lui faire de la peine en désobéissant. Que Dieu vous accorde le bonheur, pardonnez-moi. Si vous saviez comme nous pleurons, maman et moi ! »
     Et ce fut la sombre allée des sapins, la haie tombant en ruine… Dans le champ où fleurissait naguère le seigle et où carcaillaient les cailles erraient maintenant des vaches et des chevaux entravés. Ça et là sur les collines verdoyaient les blés d’hiver. Dégrisé et ramené à la vie de tous les jours, j’eus honte de tout ce que j’avais dit chez les Voltchaninov, et mon vieil ennui de vivre me revint. Arrivé chez moi, je fis mes bagages et, le soir même, partis pour Pétersbourg.


     Je n’ai jamais revu les Voltchaninov. Lors d’un récent voyage en Crimée, il m’est arrivé de me retrouver dans le même wagon que Biélokourov. Il portait comme autrefois un manteau plissé à la taille et une chemise brodée et, comme je lui demandais s’il allait bien, il m’a répondu : « Très bien, grâce à vos prières ». Nous avons bavardé. Il a vendu sa propriété et en a racheté un plus petite, qu’il a mise au nom de Lioubov Ivanovna. Il m’a dit peu de choses à propos des Voltchaninov. Comme auparavant, Lida habitait Chelkova et faisait la classe aux enfants ; elle avait peu à peu réussi à réunir autour d’elle un cercle de sympathisants qui avait formé un parti solide, et aux dernières élections au zemstvo, ils avaient « blackboulé » Balaguine, celui qui tenait jusque là tout le district entre ses mains. Quant à Génia, Biélokourov a seulement pu me dire qu’elle vivait ailleurs qu’à Chelkova, mais il ignorait où.
     Je commence à oublier la maison à la mezzanine, et c’est seulement de temps en temps, len lisant ou en peignant, que je repense brusquement tantôt à la lueur verte à la fenêtre , tantôt au bruit de mes pas résonnant dans la campagne nocturne quand je rentrais chez moi, épris et me frottant les mains pour lutter contre le froid. Plus rarement encore, dans les moments où la solitude me pèse et où je me sens triste, j’ai des souvenirs confus et petit à petit, sans raison, je commence à avoir l’impression qu’on se souvient aussi de moi, qu’on m’attend, que nous nous reverrons…
    Missiouss, où es-tu ?     




(1) C’est le début de la fable d’Ivan Krylov La corneille et le renard, inspirée de celle de La Fontaine, Le corbeau et le renard.