samedi 23 mars 2019

Chez Matriona (Alexandre Soljénitsyne)


Introduction – version courte :

     Ayant fait à Rostov des études de maths-physique, mais également étudié par correspondance à l’Institut des Lettres de Moscou, Alexandre Soljénitsyne, marié depuis un an à Natalia Réchétovskaïa et ayant commencé à enseigner, se trouve à Moscou le 22 juin 41, premier jour de l’attaque allemande. Il ne réussit pas, pour des raisons médicales à se faire incorporer et devra attendre l’automne. Il voudrait devenir artilleur comme le père qu’il n’a jamais connu le fut du temps de la Première guerre mondiale, il n’y parviendra qu’après de nombreuses péripéties. Sur le front, en 1943, il retrouve un ami d’enfance, Koka Vitkiévitch, avec lequel il échange ensuite une dangereuse correspondance critique envers le génial Staline, désigné comme « le caïd ». Arrêté par le contre-espionnage en janvier 45, il se retrouve condamné à huit ans de camp. Une partie de ce temps s’écoulera dans un relatif confort, celui d’une « charachka », institut de recherche secret. Mais il finira de purger sa peine au camp spécial d’Ekibastouz, au Kazakhstan, y devenant maçon, participant à une révolte et se faisant opérer par un chirurgien zek d’une tumeur à l’aine. Il est ensuite, en mars 53, envoyé en relégation dans un bled d’Asie centrale où il devient professeur de maths-physique tout en commençant à coucher sur le papier tous les textes qu’il a, depuis des années, emmagasinés dans son extraordinaire mémoire. La maladie se montre à nouveau, il part se faire soigner à Tachkent et en réchappe de façon un peu miraculeuse – voir La main droite. 
     Après la mort de Staline, il demande le réexamen de son affaire. En 1956, sa condamnation est cassée et sa relégation annulée. Il revient alors en Russie centrale, il est seul car Natacha l’a progressivement laissé tomber, elle a divorcé et s’est mise en ménage avec un collègue veuf et père de deux garçons – elle est maîtresse de conférences dans un institut de chimie à Riazan. Soljénitsyne s’est installé à côté de Torfoprodoukt, il travaille dans une école de Mézinovski et a trouvé à se loger pas trop loin, chez une vieille femme, Matriona Vassilievna Zakharova… Il racontera trois ans plus tard son histoire, chez Natacha, avec qui il s’est entre-temps remarié, peu après avoir écrit le texte qui va le rendre célèbre du jour au lendemain, Une journée d’Ivan Denissovitch. Texte qui subjuguera à la fin 61 le rédacteur en chef de la revue Novy mir, Alexandre Tvardovski. Ce dernier fera des pieds et des mains pour éditer le récit, qui sera lu à Khrouchtchiov et, avec son aval, édité en novembre 62. Accueil triomphal. Du coup, Tvardovski, qui avait lu au début de la même année (sous un autre titre) la nouvelle La cour de Matriona et l’avait jugée impubliable, décide de la faire paraître. Ce récit plaira encore davantage qu’Une journée à la poétesse Anna Akhmatova…


     Soljénitsyne est un auteur difficile à traduire. Il a un vocabulaire très riche, et parfois sa propre langue. Et ici, il reproduit le parler local des habitants. Je me suis appuyé sur l’ancienne traduction de Léon et Andrée Robel. 



Version longue :


     Avant de devenir écrivain, ce qu’iil entreprit très tôt, Alexandre Soljénitsyne commença par être un lecteur boulimique. Dès l’enfance, il lit tout ce qui lui tombe sous la main : des classiques russes et français ou américains en traduction… À dix ans, ayant déjà décidé d’être écrivain, il dévore Guerre et Paix – et ambitionne d’écrire quelque chose dans ce genre. 
     Sa mère, Taïssia, fille d’un fermier très enrichi, a fait des études supérieures, elle connaît plusieurs langues et se destine à devenir l’agronome de son père, projet qui tourne court du fait des événements de 1917. Cette même année, elle a rencontré Isaak Soljénitsyne (le patronyme de l’écrivain aurait dû être Isaakiévitch, un fonctionnaire ayant confondu le patriarche avec le prophète Isaïe, le voilà pourvu du patronyme Issaïevitch), dernier fils d’un paysan moyen qui lui aussi a fait des études, mais s’est engagé comme artilleur en 1914 et trouve moyen, en juin 1918, après la paix de Brest-Litovsk, de se blesser dans un accident de chasse. Son fils Alexandre (diminutif : Sania) naître six mois plus tard. Sa mère, veuve à vingt-quatre ans, ne se remariera jamais. Elle emmène au bout de quelques années son fils vivre avec elle (difficilement : elle gagne sa vie comme sténo-dactylo, elle était aussi pianiste…) à Rostov.
     Sania est un excellent élève. Il tient le journal de sa classe. Alexandre et ses deux copains Nikolaï Vitkiévitch (Koka) et Kirill Simonian forment un trio d’inséparables, les « Trois mousquetaires » (Alexandre Dumas a toujours été populaire en Russie). Deux filles viendront ensuite compléter le trio à l’université de Rostov : Lydia Éjéretz et Natalia Réchétovskaïa. Les cinq se baptisent modestement « l’Invincible armada ». En matière de Lettres, Rostov ne vaut pas tripette. Alors, Alexandre s’inscrit en maths-physique, et les cinq en chimie. Ils y feront d’excellentes études. Bien que Soljénitsyne ait à un certain moment considéré ces études comme une perte de temps – sa vraie passion, c’était la littérature – les mathématiques vont à plusieurs reprises lui sauver la vie.
     Ayant toujours (peut-être un souvenir émotionnel du grand-père avec qui il lisait le journal, le vieux se demandant quelle catastrophe allait encore lui tomber dessus – d’ailleurs il finira dans les geôles du NKVD) ressenti un grand manque d’enthousiasme à l’égard de Staline, Alexandre, qui rêve toujours de devenir écrivain, a une illumination à l’automne1936 en se promenant boulevard Pouchkine, à Rostov : il va écrire la véritable histoire de la révolution ! Il n’a pas encore dix-huit ans, mais entretemps, il est devenu marxiste-léniniste. Sans doute un effet de la propagande permanente, envahisasnte et écrasante qu’entretient le régime. Un peu comme, au seizième siècle, il était difficile, dans la sphère de la Chrétienté, de ne pas être chrétien… Il se méfie toujours de Staline, mais n’a pas remarqué que les gens ont commencé à disparaître en quantité appréciable. Les procès de Moscou le laissent dubitatif, mais il ne comprend pas pourquoi les inculpés avouent. En tout cas, son histoire de la révolution, il finira (en y mêlant des éléments concernant sa propre famille représentée par des personnages revenant dans le récit, son père devenant par exemple Sania Lajénitsyne…) par l’écrire, bien plus tard, mais entretemps sa perspective aura changé du tout au tout, et il aura écrit dans l’intervalle ce monument aux victimes des bolcheviks, puis du stalinisme, L’Archipel du Goulag.
     Tout en poursuivant leurs études scientifiques, les trois mousquetaires se sont inscrits par correspondance au MIFLI, le grand institut de philosophie, littérature et histoire de Moscou. Natacha (Natalia Réchétovskaïa) étudie quant à elle au Conservatoire, c’est une pianiste de première force. Les trois garçons lui tournent autour. Alexandre étudie l’anglais et l’allemand, il se mettra au latin en 1940. C’est un boulimique et il « travaille comme cinq » selon ses propres dires plus tard. 
     En 1941, ils ont fini leurs études à Rostov. Alexandre avait déjà une bourse, ses excellents résultats lui permettent d’en décrocher une plus conséquente pour aller étudier à Moscou, au MIFLI, en deuxième cycle. Entretemps, Natacha et lui sont devenus enseignants au nord de Rostov, dans la même école, d’ailleurs ils se sont mariés en avril 1940 – on peut penser que les deux rivaux n’étaient pas trop contents.
     Sania débarque donc à Moscou le… 22 juin 1941, premier jour de l’attaque allemande. Il a le même réflexe que le père qu’il n’a jamais connu, mais dont sa mère lui a beaucoup parlé, il veut s’engager et devenir artilleur. Mais il est refusé par la commission médicale, le docteur lui signalant qu’il a une grosseur anormale à l’aine, et que cela peut devenir dangereux. Il va ronger son frein quelques mois, il retourne enseigner. En octobre, la situation est si grave qu’on ne fait plus la fine bouche, on incorpore tout le monde. Mais il se retrouve à l’arrière, à s’occuper de chevaux, besogne très nouvelle pour lui. Il continue à rêver d’artillerie et à le faire savoir. Pendant ce temps-là, Koka Vitkiévitch est au front depuis le début, mais pas Kirill Simonian, il a été barré parce que son père, une quinzaine d’années plus tôt avait abandonné tout le monde pour filer en Perse, il ne devait pas adorer le nouveau régime.
     Sania n’aura pas totalement perdu son temps avec ses chevaux car il a avec lui un Sibérien placide qui lui montrera ce qu’il ne sait pas faire et qu’il observera – à chacun son Platon Karataïev. Le tout en gardant dans la serviette de prof qu’il a emmené avec lui un bouquin qu’il n’ose pas montrer, car il est rédigé… en allemand. C’est un livre d’Engels, mais quand même.
      Un commissaire politique et un gradé soupçonnent qu’il n’est pas à sa place et l’envoient au début de 1942 du côté de Stalingrad. De là, on l’expédie dans une première école d’artillerie, où il n’est pas admis car il n’est pas officier. Finalement, il atterrit dans un institut de Leningrad transféré à Kostroma, et il y reste. Il rattrappe le temps perdu et se distingue vite, il se retrouve parfois à faire cours. Compte tenu de l’urgence, la formation ne dure que quelques mois, et il en sort lieutenant. En fait, il pourrait partir dans une académie militaire compléter ses études d’artillerie, mais il tient absolument à aller au front. En attendant, il s’inquiète pour sa mère dont il est sans nouvelles et dévore toute la bibliothèque de l’institut.
     À l’automne 42, il est nommé dans une division d’artillerie, il prend la tête d’une batterie de repérage acoustique. Mais il reste à l’écart du front quelques mois encore. Il lit tout ce qui lui tombe sous la main. En février 43, sa division sort de la réserve et monte au front. À Stalingrad, Paulus a capitulé. 
     En mai 43, il retrouve Koka Vitkiévitch qui, lieutenant-chef d’une compagnie de chimistes, guerroyait tout près de lui. Ils discutent longuement de la guerre et de l’après-guerre sur le plan politique. Ils entreprennent une correspondance imprudente (les allusions à Staline sont assez transparentes) que la censure interceptera et à laquelle le contre-espionnage commencera à s’intéresser, d’autant qu’il y est question de leur action politique future, chacun a sur lui un exemplaire d’une « résolution » rédigée en commun… L’activité littéraire de l’un doit s’appuyer sur la science historique de l’autre – le chimiste Koka s’intéresse aussi à l’histoire.
     Pendant ce temps-là, Alexandre a commencé à rédiger des carnets de guerre. Il accompagne l’Armée rouge dans sa progression vers l’Ouest. En août 44, il apprend que sa mère est morte de maladie (tuberculose) et d’épuisement. Il s’en voudra longuement, d’autant qu’il faisait partir à Natacha, et non à Taïssia une grande partie de sa solde d’officier.     
     Il est décoré, passe capitaine. Il pense sans cesse à son futur d’écrivain politique. Il prévient Natacha que leur vie risque d’être rude. Il ne croit pas si bien dire. Le 9 février 45, le capitaine Soljénitsyne est arrêté en Prusse orientale par le SMERCH chez son chef. Il est envoyé sous escorte à Moscou. Direction la Loubianka. Il y sera interrogé pendant plusieurs semaines par un instructeur du NKVD. Vitkiévitch sera arrêté de son côté. Il sera condamné par la cour spéciale du NKVD à huit ans de camp. 
     Il se retrouvera dans différents camps pas très loin de Moscou, survivra, puis se fera embaucher en tant que savant dans des charachkas - des instituts fermés de recherche, Béria fait feu de tout bois pour donner à Staline la bombe atomique. Il restera plus longtemps dans la dernière, à Marfino, un quartier en périphérie de Moscou. il y rencontre des gens avec qui se noueront des liens plus ou moins solides, Panine et Kopelev, notamment.
     En mai 50, comme il n’a pas fait des pieds et des mains pour rester dans la charachka de Marfino – travailler pour le tyran ne lui dit rien, il relatera le travail en question dans Le premier cercle – il est renvoyé avec Panine en prison. Ils partent ensuite pour un camp spécial au Kazakhstan, à Ekibastouz. À la différence de ses premiers camps de travail, celui-ci regroupe exclusivement des politiques. Alexandre y deviendra maçon, expérience qu’il retranscrira dans Une journée  d’Ivan Denissovitch. Il participera à une révolte des zeks (les gens privés de liberté), puis se fera opérer par un chirurgien détenu, la tumeur à l’aine ayant fort grossi.
     Peu à peu, les relations avec Natacha se sont distendues, même si une tante de celle-ci lui envera de précieux colis jusqu’au bout. en fait, elle a divorcé unilatéralement et surtout s’est mise en ménage avec un collègue de l’institut de chimie où elle maîtresse de conférences, sa thèse passée. 
     Et, depuis la charachka, il a écrit, sur de minuscules bouts de papier qu’il brûle ensuite après avoir versifié le texte qu’il apprend par cœur, en s’aidant d’un chapelet dont les grains sont en mie de pain durcie, cadeau de prisonniers catholiques baltes. Il retient dans sa tête des milliers de lignes. Il les couchera sur le papier quand il sera en relégation. Car au début 53, il a fait son temps, il est libéré – les agents prennent tout leur temps, et on lui apprend qu’il est condamné à la relégation à vie, une trouvaille du NKVD ou du Ministère de l’intérieur qui va en fait lui servir. On les emmène de prison en prison, en train, en camion, pour les lâcher à Kok-Terek – Le peuplier vert, en kazakh. Il y a bien une allée de peupliers, mais c’est la steppe désertique, dans le coin. Interdiction de sortir de sa zone de relégation, sous peine de repasser par la case départ : vingt ans de camp. Merci bien.
     Il débarque à Kok-Terek au tout début mars 53. Staline meurt deux ou trois jours après… Celui qu’il appelait le Caïd dans ses lettres à Vitkiévitch, celui qu’il n’appellait plus que le tyran a cassé sa pipe. Intense joie – qu’il doit cacher, tout le monde se lamente, dans le bled, en tout cas, affecte de se lamenter. Il s’est trouvé une maisonnette et jouit du silence, des étoiles qui la nuit remplacent l’électricité qui ne s’éteignait jamais dans les baraques, à Ekibastouz… En avril, l’Inspection académique du coin le recrute comme prof de maths-physique. Il a comme élèves des enfants du cru et aussi, dans une autre classe, des fils de relégués et de déportés : Coréens, Allemands, Ukrainiens, Grecs. Il retrouve cette activité d’enseignant avec un immense bonheur et se donne à fonf. Et le soir, il écrit. 
     Mais la maladie revient, sous forme de douleurs au ventre qui deviennent intolérables. Il se rend à l’hôpital et y fait la connaissance d’un autre relégué, le docteur Zoubov, obstétricien, ancien zek lui aussi. Les deux hommes vont sympathiser, le couple Zoubov – Nikolaï et Éléna –, plus âgé qu’Alexandre d’une vingtaine d’années, vont devenir pour lui des amis sûrs, chez qui il cachera quantité de textes, en même temps que des parents. Très habile de ses mains, Zoubov lui confectionnera une série de caisses à double fond qu’il utilisera pendant des années pour cacher ses écrits. En attendant, il souffre le martyre. Fin novembre, il est autorisé à se rendre à l’hôpital régional, à Djamboul. Les médecins consultés sont plus que pessimistes. Mais un autre médecin, un Grec nommé Antaki, lui recommande d’aller se faire soigner, non pas à Alma-Ata (capitale du Kazakhstan, à l’époque) mais à Tachkent. Il lui parle aussi d’une racine spéciale. Un autre petit vieux lui a donné une autre décoction. Il a aussi entendu parler d’un champignon… 
     Il revient à Kok-Terek, reprend ses cours tant bien que mal. Il essaye ses décoctions. Cela lui réussit un peu. En décembre, il a trente-cinq ans. Autorisé à s’y rendre, il arrive à Tachkent et débarque au service d’oncologie début janvier 54. Le traitement sera lourd et pénible – radiothérapie et chimiothérapie, auquelles s’ajoutent les décoctions qu’il continue à boire en cachette. Mais ça marche. Quand le printemps arrive, il se sent quasiment guéri – il y aura des rechutes, il lui faudra refaire une chimiothérapie à plusieurs reprises. Il a raconté dans La main droite – nouvelle traduite sur ce blog et qui introduit l’univers du Pavillon des cancéreux – la sensation de renaissance qu’il a éprouvé à ce moment.
     Retour à Kok-Terek. À l’été il reçoit une lettre de Natacha, qui prend de ses nouvelles et lui propose de correspondre. Comme la solitude lui pèse et qu’il redoute les indiscrétions, il lui demande de venir illico – il est prêt à effacer le passé –, ou de lui préciser ses intentions. Tout entière dans sa liaison avec Somov, son compagnon, et dans son rôle de mère de substitution (Somov, veuf, avait deux garçons), elle ne trouve pas les mots pour lui répondre. L’affaire rebondira trois ans plus tard.
     Le climat politique évolue peu à peu en URSS. En 1955, Adenauer obtient de Khrouchtchiov l’amnistie pour les Allemands emprisonnés après la guerre. La situation devient curieuse : les zeks anciens combattants du front (côté Armée rouge) attendent la leur, d’amnistie. Sur le conseil de Panine et de Kopelev, Soljénitsyne adresse à l’automne une demande de réhabilitation. il lui faudra attendre plussieurs mois : le vingtième Congrès du PCUS intervient en février 56, c’est le Congrès du « rapport secret ». Alexandre renouvelle sa demande. En avril, il reçoit du bureau du MVD (Ministère de l’Intérieur) de Djamboul une attestation selon laquelle sa condamnation est abrogée et sa relégation annulée.
     En juin 56, l’année scolaire terminée, il quitte Kok-Terek. Il a déjà vendu la bicoque qu’il avait acheté avec sa paye d’enseignant. Il quitte avec soulagement l’Asie centrale – quarante degrés et vent de sable –, mais il regrettera par la suite l’ardeur à l’étude de ses élèves de là-bas. Ses amis les Zoubov sont pour le moment obligés de rester.
     Il se rend à Moscou où l’attendent Panine et Kopelev. Puis va voir Lydia Éjéretz — laquelle a divorcé après la guerre de Kirill Simonian, qu’elle avait épousé –, où l’attend Natacha. Il ui remet un texte ancien, des vers qui lui étaient consacrés du temps de la charachka, et qu’il n’avait pas pu lui envoyer. Ambiguïté ? Malentendu ? Il prétendra que c’était un cadeau d’adieu – d’ailleurs, en quittant Moscou, il va dans l’Oural faire la cour à une jeune parente des Zoubov, sans succès –, mais elle est bouleversée en lisant ces vers et retombe amoureuse de lui. 
     Il s’est fait engager comme professeur de maths-physique par l’Inspection académique de Vladimir. On lui a proposé vingt-deux places. Des gens ayant fait des études supérieures et ne demandant pas une grande ville, ça ne court pas les rues. Examinant les dossiers, il en retient deux : Le champ -Vladimir (qui deviendra Le haut champ dans Matriona) et Torfoprodoukt. Il va voir le premier village : trop compliqué d'y vivre. Reste Torfoprodoukt... Il va sur place – cette fois c'est possible, il y a l'électricité et le chemin de fer de Moscou passe non loin. Avec près de trente heures de cours (mais lui n'est pas feignant), ce qui va lui faire un salaire appréciable. 
     Il est donc nommé à l’école de Mézinovski – à côté de Torfoprodoukt – à compter du 24 août 1956. L’affaire de sa réhabilitation complète traîne en longueur. C’est un enseignant toujours très investi dans son activité, mais il évite ses collègues. Il n’évoque pas son passé de zek, lorsque le censeur lui transmettra l’annonce (enfin !) de sa réhabilitation complète, il garde pour lui la nouvelle. Il ne parle même pas de sa maladie, on le voit dans les bois chercher des racines et des champignons… Il a trouvé à se loger à deux kilomètres de son école, chez une vieille femme, Matriona Vassilievna Zakharova. Il se liera peu à peu à elle et ne l’oubliera jamais. Deux-trois ans après la catastrophe qui survient au début de 1957, il racontera cette histoire…
     Il a communiqué sa nouvelle adresse à Natacha, au cas où elle voudrait lui écrire. Avec un post-scriptum évoquant gentiment leur rencontre de Moscou. Natacha interprète cela comme un feu vert et se met à lui envoyer une rafale de lettres. En retour, il lui balance ce qu’il a sur le cœur : bien la peine de jouer au piano les grands Romantiques pour se défaire de lui en silence. Il se montre assez dissuasif, évoquant sa maladie, les deux enfants dont s’occupe Natacha. Mais elle lui répond que, pour elle, c’est déjà de l’histoire ancienne. Sania lui écrit qu’il leur faut tirer ça au clair et lui propose de venir – il est célibataire depuis de longues années…
     Elle débarque à Torfoprodoukt le 21 octobre – l’insurrection de Budapest débutera deux jours plus tard. Elle restera quelques jours avec lui chez Matriona – laquelle s’est discrètement éclipsée. Bien sûr, ils redeviennent des époux. Il va lui montrer les textes sur lesquels il travaille. En février 57, ils font enregistrer à Mézinovo leur remariage.
     À la mort de Matriona, Alexandre a été habiter chez l’une des belles-sœurs de celle-ci. Au printemps, il expédie à Riazan, chez Natacha, une partie de ses affaires; L’année scolaire finie, ils se retrouvent à Moscou, font ensuite une croisière sur la Volga et l’Oka et débarquent à Riazan. C’est dans cet appartement (deux pièces partagées avec Natacha et sa mère, mais il y a en bas une petite cour ombragée où il va travailler) qu’il rédigera le récit qui va le mettre sur orbite, Une journée d’Ivan Denissovitch, dont le premier titre est d’ailleurs Щ-854, numéro matricule que les zeks des camps spéciaux portaient accrochés à leurs habits.
     Il se fait nommer dans une école de Riazan, celle-là même où étudia un certain Ivan Pavlov, au siècle précédent. Même système qu’à Kok-Terek ou Mézinovski : activité d’enseignant assidue et intense, animation de clubs d’élèves, mais pour le reste, motus et bouche cousue. Son temps libre est consacré, à de rares sorties près, à ses travaux d’écriture. Pour l’instant, il s’agit de littérature clandestine, dans la vieille tradition russe. Cela va durer des années : en 1959, il a écrit en moins deux mois Une journée, il retravaille sans cesse la grosse nouvelle commencée en relégation, Le premier cercle, met en chantier L’archipel, pour se rendre compte qu’il manque de matériel, il lui faudra recueillir des témoignages pendant dix ans. Il jette aussi des ébauches de sa grande histoire de la révolution, la future Roue rouge… Il rédige aussi le scénario d’un film qui ne verra jamais le jour à propos des révoltes dans les camps, Les tanks connaissent la vérité. 
     Été 59 : le couple est allé rendre visite aux Zoubov, qui avaient pu quitter Kok-Terek et s’étaient installés en Crimée – dans une région qui va bientôt devenir zone militaire, à cause de la présence de la flotte de la mer Noire. C’est là qu’il va commencer, en s’abritant de la chaleur, à rédiger le récit consacré à Matriona dont Tvardovski modifiera le titre – comme d’ailleurs il remplacera Щ-854 par Une journée… Le texte sera terminé à Riazan.
     La littérature clandestine (en russe : du sous-sol), c’est bien joli, mais n’avoir que quelques lecteurs n’a rien de satisfaisant. Mais il observe le fameux « dégel » khrouchtchévien avec méfiance et il a le plus profond mépris pour la littérature officielle d’alors : ces gens-là n’ont rien à dire, ou ne disent pas la vérité. J’ignore s’il a eu vent de la mésaventure de Vassili Grossman avec Vie et Destin, mais il n’a aucune envie de se voir barboter ses manuscrits – dont certains sont déjà retapés à la machine, Natacha participe. Mais la situation va changer radicalement en 1961 : d’une part, il « craque » et Natacha le convainc de la laisser montrer Щ-854 à des amis à elle, un mathématicien de Moscou, Tiéouch, et son ancien directeur de thèse. Tiéouch est tellement enthousiasmé par le texte  qu’il va le passer (sans autorisation) à des collègues à lui… Le cercle des lecteurs s’aggrandit, sort du monde des zeks. Du coup, Soljénitsyne se dit que ses écrits pourraient aussi intéresser les malades : il rédige rapidement La main droite, prélude au Pavillon des cancéreux
     D’autre part, il se passe des choses sur le plan politique : le vingt-et-unième Congrès du PCUS, au printemps 59, a été plus régressif qu’autre chose, et rempli de rodomontades proclamant la victoire du socialisme et prévoyant le communisme en 1980 – avec le dépassement des USA, le tout sur la base de statistiques mensongères. Mais à l’automne 1961, au vingt-deuxième Congrès, Krouchtchev, pouvant et voulant écarter ceux qui le gênent encore, relance ses attaques contre Staline – ce qu’on appellera la déstalinisation, notamment marquée par la sortie du sarcophage de Staline du mausolée de la Place rouge. Il faut dire toute la vérité au peuple, etc. Dans la foulée, le rédacteur en chef de la revue Novy mir, Alexandre Tvardovski (personnage complexe, khrouchtchévien convaincu, ce dernier ne veut pas rompre avec le régime et Soljénitsyne le poussera dans ses derniers retranchements. Leurs relations seront tumultueuses, mais Tvardovski va jouer un très grand rôle dans les débuts tonitruants de Soljénitsyne, et ce dernier, à sa mort à la fin de l’année 1971, en fera un hommage vibrant) adresse une volée de bois vert, pour qui a des yeux et des oreilles, aux écrivains soviétiques de l’époque : la littérature a pris du retard sur le Parti, elle traîne la jambe, les chers confrères sont hypocrites et pusillanimes. En lisant cela, Alexandre est remué : le moment est venu. Il décide de faire parvenir, par l’intermédiare de Kopelev, qui a entretemps intégré l’Union des écrivains, le manuscrit de Щ-854 à Tvardovski. Ce qui a bien lieu, grâce à l’entremise d’Anna Berzer, secrétaire de la rédaction. Tvardovski n’en dort pas de la nuit. Au matin, il fait venir son adjoint et Kopelev, il tempête : à éditer, à publier à tout prix, cela vaut les Souvenirs de la maison des morts, il va remuer ciel et terre, aller jusqu’à Nikita… Nous somems en novembre 61. Cela va prendre un an, et Nikita se sera fait lire le texte. Feu vert. Le récit paraît dans le numéro 11 de la revue, en novembre 1962, et le succès est incroyable : cent mille exemplaires sont écoulés en vingt-quatre heures. 
     Au début de l’année, la revue avait demandé à l’auteur s’il avait d’autres textes à présenter. Méfiant celui-ci s’était contenté (gardant par devers lui le Cercle et le Pavillon) de montrer de courts récits – regroupés dans les Miettes, ou Miniatures – et une nouvelle plus longue, au titre un peu long : Il n’est de village qui tienne… C’était l’histoire, rédigée en 1959 elle aussi, de Matriona. Tvardovski avait de toute façon haussé les épaules : impubliable, ce truc. Il faut dire que la campagne soviétique aux débuts de la période khrouchtchévienne y est un brin malmenée. Mais, à la suite du succès colossal d’Une journée, Tvardovski, qui saute de joie tout en conseillant à Alexandre de garder son sens froid, décide de publier cette nouvelle. En changeant son titre, qui va devenir, mot à mot : La cour de Matriona. Les premiers traducteurs adopteront : La maison de Matriona.
     La poètesse Anna Akhmatova, qui rencontrera Soljénitsyne en décembre 62 et lui conseillera elle aussi de garder la tête froide (elle lui dédicacera un recueil de ses œuvres de façon prémonitoire : « À Soljénitsyne, aux jours de sa gloire, Akhmatova » Elle a vu juste, des jours plus difficiles viendront…) a lu ce texte, qu’elle aime encore plus qu’Une journée d’Ivan Denissovitch. Qu’elle voulait déjà faire étudier à tous les écoliers soviétiques !
     Des jours plus difficiles surviendront aussi pour le couple Alexandre-Natacha, rabiboché de façon peut-être artificielle en 1956. Retrouvailles que Soljénitsyne qualifiera plus tard de pas de clerc funeste. Entretemps, il aura quitté Natacha pour une autre Natalia. Mais cela est une autre histoire…




     J’ai pioché de nombreux éléments biographiques dans le livre de Lioudmila Saraskina (en russe) et quelques compléments chez Georges Nivat, ainsi que dans les propres textes de Soljénitsyne, comme L’Archipel du Goulag, Le chêne et le veau ou Les invisibles, dans des traductions françaises.

     Pour la traduction de la nouvelle, je me suis appuyé (en m’en écartant deux ou trois fois sensiblement) sur l’ancienne traduction due à Léon et Andrée Robel, Julliard éditeur.


     Soljénitsyne est un auteur difficile. Dans ses pérégrinations, il a avalé les quatre tomes du dictionnaire de Dahl (le médecin qui avait en vain soigné Pouchkine après son duel et avait ensuite rédigé un vaste dictionnaire, doublé d’un dictionnaire de proverbes et d’expressions) et possède un vocabulaire très étendu, qu’il élargit encore avec ses propres mots à l’occasion, comme le faisait Lieskov un siècle plutôt. Tant et si bien que le traducteur se trouve parfois devant des termes ayant le charme du mystère…

Le texte a été relu par Anne Guérin-Castell, que je remercie.






Chez Matriona1

  
     À cent quatre-vingt-quatre kilomètres de Moscou, sur la ligne qui mène à Mourom et à Kazan, six bons mois plus tard, les trains ralentissaient, comme s’ils avançaient à l’aveuglette. Les passagers se collaient aux vitres, sortaient des wagons et se pressaient dans les tambours : il y a des réparations sur la voie, c’est ça ? L’horaire n’a pas été respecté ?
     Non. Ayant franchi le passage à niveau, le train reprenait de la vitesse, les passagers se rasseyaient.
     Seuls les mécaniciens étaient au courant, se souvenaient de la cause de tout cela.
     Et puis moi.

  1. Ce titre n’est pas de l’auteur, qui avait intitulé le récit : « Il n’est pas de village, etc. » C’est-à-dire la phrase que l’on trouve tout à la fin. C’est Alexandre Tvardovski, le rédacteur en chef de la revue Novy Mir (Le monde nouveau) qui modifia le titre quand il se hâta, à la fin de 1962, après le succés colossal d’Une journée d’Ivan Diénissovitch, d’éditer le récit. Il le fit sans doute par prudence politique, vu la connotation religieuse du titre initial – l’anticléricalisme se portait bien sous Khrouchtchiov. Tant mieux, car cela ménage l’effet final…


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     À l’été 1956, je revenais d’un désert brûlant et poussiéreux1, rentrant tout simplement en Russie, au petit bonheur. Personne ne m’y attendait nulle part, personne ne m’y appelait, parce que j’avais lambiné une petite dizaine d’années avant de revenir2. J’avais tout bonnement envie de me retrouver dans la zone centrale – sans grosse chaleur, avec le murmure du feuillage de la forêt. Je désirais pénétrer et me perdre dans les entrailles de la Russie – si elles se trouvaient quelque part.
     Un an plus tôt, de ce côté-ci de l’Oural, je pouvais tout juste me faire embaucher pour porter des bards3. Un chantier correct ne m’aurait même pas pris comme électricien. Et ce qui m’attirait, c’était l’enseignement. Les gens informés me disaient que ça ne valait pas le coup de dépenser de l’argent pour un billet, que ce serait un voyage pour rien.
     Mais ça commençait déjà à bouger. Lorsque j’ai monté l’escalier menant au bureau scolaire régional de… et que j’ai demandé le service du personnel, j’ai été étonné de voir les cadres4 siéger ici, non plus à l’abri de portes capitonnées de cuir noir, mais derrière une cloison vitrée, comme à la pharmacie. Je me suis timidement approché du guichet et j’ai demandé, en saluant :
     — Dites, vous n’auriez pas besoin d’un professeur de mathématiques, plus loin de la ligne de chemin de fer ? Je veux m’établir définitivement.
     Mes papiers ont été décortiqués lettre par lettre, il y a eu des allées et venues d’une pièce à l’autre, on a passé un coup de fil. C’était rare, pour eux – les gens demandent des postes en ville, ils recherchent même les grandes villes. Tout de même, on m’a soudain octroyé un poste dans un trou – Haut-champ5. Ce seul nom m’a réjoui.
     Le nom ne mentait pas. Juché sur un tertre entre des vallons surplombés par d’autres buttes, entièrement enclavé au milieu de la forêt, Haut-champ était, avec son étang et son petit barrage, l’endroit même où il n’est pas désobligeant de vivre et de mourir. Je suis resté un long moment dans le bois, assis sur une souche, en songeant que j’aimerais de tout mon cœur ne pas être chaque jour en peine de mes repas, pourvu que je puisse simplement rester ici, à écouter la nuit les branches caresser mon toit – sans entendre la moindre radio et dans le silence du monde.
     Hélas, on n’y faisait pas cuire de pain. On n’y vendait rien de comestible. Tout le village trimballait la mangeaille dans des sacs depuis le chef-lieu.
     Je suis retourné au bureau du personnel implorer le guichet. Au début, on ne voulait même pas discuter avec moi. Ensuite, il y a tout de même eu des allées et venues d’une pièce à l’autre, des coups de fil, des grincements de plume, et l’on a tapé à la machine mon affectation : « Torfoprodoukt6 »
     Torfoprodoukt ? Tiens ! que l’on pût former un tel mot en russe, Tourguéniev ne devait pas le savoir !
     À la gare de Torfoprodoukt, baraquement provisoire en bois devenu grisâtre avec le temps, était accroché un écriteau sévère : « Ne monter dans le train que du côté de la gare ! » On avait griffonné en travers avec un clou : « Et sans billets ». Et, avec le même humour mélancolique, on avait gravé au canif pour l’éternité, à côté de la caisse : « Il n’y a pas de billets. » C’est seulement  plus tard que j’ai apprécié la raison exacte de ces ajouts. Il était facile d’arriver à Torfoprodoukt. Non d’en repartir.
     Il y avait eu à cet endroit aussi, avant la révolution, d’épaisses et impénétrables forêts qui lui avaient survécu. Par la suite, elles avaient été abattues – par les tourbiers et les gens du kolkhoze voisin. Son président, Chachkov, avait fait raser bon nombre d’hectares de forêt, vendant le bois avantageusement du côté d’Odessa, ce qui avait donné plus d’importance à son kolkhoze.
     Les maisons de la cité ouvrière s’étaient disséminées en désordre entre les fosses des tourbières – c’étaient des baraques toutes semblables datant des années trente, et des maisonnettes des années cinquante, avec des façades en bois sculpté et des vérandas vitrées. Mais on n’y voyait pas de cloison allant jusqu’au plafond, si bien qu’il ne m’était pas possible, en y louant une chambre, de me retrouver pour de bon entre quatre murs.
     Une cheminée d’usine fumait au-dessus de la cité, que traversait à plusieurs endroits une ligne de chemin de fer à voie étroite sur laquelle de petites locomotives, crachant elles aussi une fumée épaisse et sifflant de façon stridente, remorquaient des trains chargés de tourbe brune, de plaques et de briquettes de tourbe. À tous les coups, le soir venu,  une radio sur haut-parleur braillerait au-dessus de la porte du club et des ivrognes erreraient dans les rues – avec des coups de couteau à la clé.
     Voilà où m’avait conduit mon rêve d’un petit coin tranquille en Russie. Là d’où je venais, je pouvais au moins habiter une masure en pisé donnant sur le désert7. Là-bas, la nuit, il soufflait un vent tellement frais, et j’avais la voûte étoilée grande ouverte au-dessus de ma tête.
     N’étant pas arrivé à dormir sur un banc de la gare, aux premières lueurs du jour j’ai recommencé à traîner dans la cité. J’ai aperçu alors un marché minuscule. Vu l’heure matinale,  une seule femme s’y tenait, vendant du lait. J’en ai pris une bouteille que je me suis mis à boire sur place.
     Sa façon de parler m’a étonné. Elle ne parlait pas, elle chantonnait d’une voix tendre, et  ses mots  étaient ceux-là mêmes dont j’avais eu la nostalgie en Asie :
     — Bois, bois de tout cœur. Tu n’es pas d’ici, pour sûr ?
     — Et vous, d’où êtes-vous ? dis-je, rayonnant.
     Et j’ai appris que ne se ne trouvaient pas seulement, aux alentours, des tourbières en exploitation, que derrière la voie ferrée il y avait un mamelon, avec un village au-delà de ce mamelon, un village du nom de Talnovo, qui avait été là depuis toujours, même au temps de la « dame-tzigane », quand tout autour s’étendait la forêt sombre. Et plus loin, plein d’autres villages : Tchaslitsy, Ovintsy, Spoudni, Chéviertni, Chestimirovo8 – de plus en plus perdus, loin du chemin de fer, vers les lacs.
     Ces noms étaient pour moi des brises apaisantes. Ils me promettaient la bonne, la vraie Russie.
     Et je priai ma nouvelle relation de m’amener, après le marché, à Talnovo et de me dénicher une izba9 où je puisse louer une chambre.
     Comme locataire, j’étais intéressant : outre mon salaire, l’école s’engageait à fournir à mon nom un camion de tourbe pour l’hiver. Le visage de la femme a reflété une préoccupation qui n’était plus de l’attendrissement. Il n’y avait pas de place chez elle (elle et son mari élevaient10 sa vieille mère), aussi me conduisit-elle chez des parents à elle, puis chez d’autres gens. Mais là encore, il n’y avait pas de chambre indépendante, cela manquait de place et on y bavardait trop.
     Nous arrivâmes ainsi à une petite rivière à moitié à sec, avec un barrage et un petit pont. Cet endroit était plus souriant que tout ce que j’avais vu au village : deux ou trois saules, une petite izba toute penchée, un étang où nageaient des canards tandis que des oies en sortaient, regagnant la berge en secouant leurs plumes.
     — Hé bien, il ne reste plus qu’à aller voir Matriona, dit mon accompagnatrice, déjà fatiguée de moi. Seulement, c’est un peu la pagaïe, chez elle, elle baisse les bras, elle est souffrante.     
      La maison de Matriona était là, tout à côté, avec sa rangée de quatre petites fenêtres du côté froid, dans le fond11, et son toit de copeaux à double pente avec, sous la partie supérieure de la maison, sa lucarne de grenier décorée. Mais les copeaux pourrissaient, le portail et les rondins du corps de logis, autrefois très solides, avaient pris avec le temps une teinte grise, et le haut du portail se délitait.
     Le portillon était fermé, mais ma guide, au lieu de frapper, glissa une main par en-dessous et fit tourner le loquet – protection toute simple contre le bétail. La petite cour n’était pas couverte, mais l’habitation comprenait pas mal d'éléments. Au-delà de l’entrée, un escalier intérieur menait à une plate-forme spacieuse que le toit surplombait de haut. D’autres marches, à gauche montaient jusqu’à la chambre d’apparat – élément indépendant et sans poêle –, tandis que d’autres marches encore descendaient au soubassement. À droite, c’était l’izba proprement dite, avec son grenier et son cellier au sous-sol12. 
     La construction était ancienne, et cela avait été solidement bâti, pour une grande famille, mais à présent n’y vivait qu’une femme seule de près de soixante ans.
     Quand je suis entré dans l’izba, celle-ci était allongée sur un poêle russe, tout près de la porte, couverte de ces loques sombres et indécises qui sont si précieuses aux travailleurs.
     La vaste izba était, notamment du meilleur côté auprès des fenêtres, garnie de pots et de bacs contenant des ficus et posés sur les tabourets et les bancs. Foule muette mais vivante, ces ficus meublaient la solitude de la maîtresse des lieux. Ils avaient poussé librement, s’appropriant la chiche lumière venant du côté nord. Dans le jour restant, caché de plus qu’il était par le tuyau du poêle, le visage arrondi de la maîtresse du logis me parut jaune, maladif. Et l’on pouvait voir à ses yeux troubles que la maladie l’avait épuisée.
     Tout en discutant avec moi, elle resta allongée à plat ventre sur le poêle, sans oreiller, la tête tournée vers la porte, et moi je me tenais en bas. Elle ne manifesta aucune joie à l’idée d’avoir un locataire, se plaignant de l’étrange mal dont le dernier accès se terminait seulement : le mal ne s’abattait pas sur elle chaque mois, mais, une fois survenu :
     « … ça me tient des deux ou trois jours, alors, je n’arriverai pas à me lever ni à vous servir. Autrement, pour l’izba, y aurait pas de mal à y habiter13. »
     Et elle me cita d’autres ménagères chez qui je trouverais plus de calme et d’agrément, et m’envoya en faire le tour. Mais je voyais déjà que ma destinée était de m’installer dans cette izba sombre, avec son miroir terne dans lequel il n’y avait pas moyen de se regarder, et ses deux affiches criardes à un rouble, accrochées au mur pour l’embellir et évoquant la librairie et la moisson. M’arrangeaient ici l’absence de radio, due à la pauvreté de Matriona, ainsi que l’absence de conversations, due à sa solitude.
     Et, bien que Matriona Vassilievna14 m’eût envoyé courir une fois encore le village et qu’elle eût, quand je revins la voir, longuement persisté dans son refus : « Quand on sait pas et qu’on cuisine pas, comment qu’on pourrait faire l’affaire ? », elle était déjà debout, la deuxième fois, pour m’accueillir, et comme une lueur de plaisir s’était allumée dans ses yeux, à me voir revenir.
     Nous nous mîmes d’accord sur le prix et sur la tourbe que l’école ferait apporter.
     C’est seulement par la suite que j’appris que, année après année, Matriona Vassilievna n’avait pas touché d’argent pendant une longue période, ne recevant de l’argent de nulle part. Parce qu’elle n’avait pas de pension de retraite. Sa parentèle ne lui venait guère en aide. Et au kolkhoze, elle travaillait non pour de l’argent – mais pour des petits bâtons. Les petits bâtons des troudodien15, notés dans un livret crasseux.  
     C’est ainsi que je me suis installé chez Matriona Vassilievna. Nous ne nous partageâmes pas les pièces. Son lit était dans le coin à l’entrée, sur le poêle, et moi j’installai mon lit pliant près d’une fenêtre, en écartant les ficus chers à Matriona, et je plaçai encore une petite table devant une autre fenêtre. Le village avait l’électricité – on l’avait amenée depuis Chatoura dans les années vingt. À cette époque, on parlait dans les journaux des « ampoules d’Ilitch16 », et les moujiks écarquillaient les yeux devant le « Tsar Éclairage ».
     Peut-être qu’à celui qui était un peu plus riche, au village, l’izba de Matriona ne semblait pas un endroit où il faisait bon vivre, mais elle nous convint très bien à tous les deux, cet automne et cet hiver-là : l’eau de pluie ne s’y infiltrait pas encore et les vents froids n’emportaient pas tout de suite la chaleur du poêle, seulement vers le matin, quand ça soufflait du côté décrépit.
     Outre Matriona et moi, habitaient aussi l’izba un chat, des souris et des cafards.
     Le chat n’était plus très jeune et, surtout, il boitait. Le prenant en pitié, Matriona l’avait recueilli, et il s’était fait à la maison. Il marchait certes sur ses quatre pattes, mais en boitant fortement : il ménageait la patte qui lui faisait mal. Lorsque le chat sautait du poêle à terre, le son produit en touchant le sol n’était pas étouffé comme c’est habituellement le cas avec les chats, il frappait fortement le sol d’un seul coup avec trois pattes : toup ! Et c’était si sonore que je ne m’y habituai pas d’emblée, je tressaillais. Il posait trois pattes en même temps, pour épargner la quatrième.
     Mais s’il y avait des souris dans l’izba, ce n’était pas parce que ce chat boiteux n’était pas capable de leur régler leur compte : il bondissait dans un coin comme un éclair et les emportait entre ses dents. Ce qui mettait les souris hors d’atteinte du chat, c’était que quelqu’un, autrefois, du temps de la belle vie, avait tapissé l’izba de Matriona de papiers peints ondulés verdâtres, et pas sur une seule couche, il en avait mis cinq. Les papiers s’étaient bien collés les uns sur les autres, mais ils s’étaient détachés du mur en maints endroits – cela faisait comme une épaisse peau à l’intérieur de l’izba. Les souris s’étaient ouvert des voies entre les rondins et la peau de papier, et y couraient avec des froufroutements effrontés, cavalant même au plafond. Le chat suivait ces froufrous d’un œil plein de dépit, sans pouvoir les attraper.
     Il arrivait au chat de manger aussi des cafards, mais ça ne lui réussissait pas. La seule chose que les cafards respectassent, c’était le bord de la cloison séparant la bouche du poêle russe et la petite cuisine de la partie proprette de l’izba. Ils ne traînaient pas dans cette partie-là. En revanche, ils grouillaient la nuit dans la cuisine, et si j’y allumais la lumière tard le soir pour aller boire un verre d’eau, tout le plancher, le grand banc et même le mur étaient presque d’un brun compact qui remuait. Je ramenais du borax de la salle de chimie17 et, en le mélangeant à de la pâte, nous les empoisonnions. Il y en avait moins, mais Matriona avait peur d’empoisonner le chat avec les cafards. Nous cessions de répandre du poison, et les cafards se multipliaient de nouveau.
     La nuit, tandis que Matriona dormait et que je travaillais à ma table18, le frôlement ténu et vif des souris derrière les papiers peints était recouvert par le bruit que faisaient les cafards derrière la cloison, bruissement ininterrompu, uni et continu comme une lointaine rumeur d’océan. Mais je m’y étais fait, car il n’y avait là rien de méchant ni de mensonger. Ces froufroutements, c’était leur vie.
     Je m’habituai également à la beauté grossière qui, depuis l’affiche sur le mur, me tendait sans cesse les œuvres de Biélinski19, de Panfiérov20 et encore tout un tas d’autres livres, mais elle, en silence. Je m’habituai à tout ce qu’il y avait chez Matriona.
     Matriona se levait vers quatre ou cinq heures du matin. Elle avait acheté sa pendule au magasin rural, vingt-sept ans plus tôt. Cette pendule avançait toujours, ce qui n’inquiétait pas Matriona : pourvu qu’elle n’aille pas se mettre à retarder et que Matriona ne se mette pas en retard le matin. Elle allumait l’ampoule derrière la cloison de la cuisine et, dans un silence poli, s’efforçant de ne pas faire de bruit, allumait le poêle russe et allait traire sa chèvre (cette unique chèvre d’un blanc sale aux cornes tordues, c’était là tout son cheptel), elle allait prendre de l’eau et cuisinait dans trois marmites : une pour moi, une autre pour elle et la dernière pour la chèvre. Elle remontait de la cave des pommes de terre de différentes grosseurs : la plus menue pour la chèvre, menue pour elle, grosse comme un œuf de poule pour moi. De la pomme de terre vraiment grosse, son potager n’en donnait pas, ce potager sablonneux qui n’avait pas connu d’engrais depuis les années d’avant-guerre et qui était toujours planté de pommes de terre, et encore de pommes de terre.     
     Le matin, je ne l’entendais quasiment pas vaquer à ses affaires. Je dormais longtemps, me réveillais au tardif jour hivernal et m’étirais en sortant la tête de dessous la couverture et la touloupe. Avec elles et en plus ma veste molletonnée21 des camps sur les pieds et par-dessous un sac bourré de paille, j’avais de quoi garder la chaleur même par les nuits où la froidure soufflait du nord contre nos frêles petites fenêtres. Ayant perçu un bruit discret derrière la cloison, je disais à chaque fois, en articulant bien :

     — Bonjour, Matriona Vassilievna !
     Et c’étaient toujours les mêmes paroles bienveillantes qui résonnaient de l’autre côté de la cloison. Elles prenaient au début la forme d’un ronronnement grave, comme chez les grands-mères des contes :
     —M-m-mm… Pareil pour vous !
     Et peu de temps après :
     — Et votre déjeuner est tou- out prêt.
     Elle n’annonçait pas en quoi consistait ce déjeuner, et ce n’était pas bien difficile à deviner : de la pomterre non épluchée ou de la soupe de poterre (tout le village s’exprimait ainsi), ou encore de la bouillie d’orge mondé (cette année-là, il n’y avait pas moyen d’acheter un autre gruau à Tofoprodoukt, et même l’orge, il fallait se battre pour l’avoir – comme c’était le moins cher, on le prenait par sacs entiers pour nourrir les porcs). C’était souvent brûlé et pas toujours convenablement salé, cela laissait des bouts de membrane sur le palais et les gencives et donnait des aigreurs d’estomac.
     Mais ce n’était pas la faute de Matriona : de beurre non plus, il n’y en avait pas à Torfoprodoukt, la margarine, on se l’arrachait, on ne trouvait à volonté que de la matière grasse recomposée. De plus, autant que j’ai pu le voir, le poêle russe n’est pas très commode pour faire la cuisine : la cuisson ne se fait pas sous le regard de la cuisinière, la chaleur n’afflue pas à la marmite de façon égale de tous les côtés. Mais s'il est parvenu, depuis l’âge de pierre, jusqu’à nos ancêtres, ce doit être parce qu’une fois allumé à l’aurore, il garde au chaud toute la journée la nourriture et la boisson pour le bétail, les aliments et l’eau pour les gens. Et l’on dort au chaud.
     J’avalais docilement tout ce qui m’était préparé, écartant sans impatience les éventuels déchets : un cheveu, un petit morceau de tourbe, une patte de cafard. Je n’avais le cœur à faire des reproches à Matriona. En fin de compte, elle m’avait elle-même prévenu : « Quand on sait pas et qu’on cuisine pas, comment qu’on pourrait faire l’affaire ? »
     — Merci, lui disais-je très sincèrement.
     — De quoi ? De ce qui vous revient ? répondait-elle en me désarmant d’un sourire radieux. Et, me regardant avec simplicité de ses yeux bleu pâle, elle me demandait :
     — Et pour le plus tard, je vous prépare quoi ?
     Pour le plus tard voulait dire : pour le soir. Je mangeais deux fois par jour, comme au front. Que pouvais-je commander pour le plus tard ? Ce serait la même chose, de la pomterre ou de la soupe de poterre.
     J’en prenais mon parti parce que la vie m’avait appris à ne pas voir dans la nourriture
le sens de l’existence quotidienne. M’était plus précieux ce sourire sur son visage arrondi, sourire que je me suis vainement  efforcé d’attraper avec l’appareil photo que j’avais enfin pu acheter avec mon salaire. Quand elle voyait braqué sur elle l’œil froid de l’objectif, ou  Matriona prenait un air compassé, ou son expression se faisait sévère et hautaine.
     J’y suis arrivé une seule fois, alors qu’elle souriait à quelque pensée, en regardant dehors par la fenêtre. 
     Cet automne-là, Matriona connut bien des vexations. Ses voisines lui suggérèrent de solliciter une pension de retraite. Elle était entièrement seule et, à partir du moment où elle avait commencé à souffrir sérieusement de son mal, le kolkhoze lui avait rendu sa liberté. Tout un paquet d’injustices pesait sur Matriona : elle était malade, mais on ne la tenait pas pour invalide ; elle avait travaillé un quart de siècle au kolkhoze mais, comme ce n’était pas à l’usine, elle n’avait pas droit à une pension pour elle-même, elle pouvait seulement la demander pour son mari, c’est-à-dire pour avoir perdu son soutien de famille. Mais son mari avait disparu depuis douze ans, depuis le début de la guerre22, et c’était compliqué, maintenant, d’obtenir les attestations des différents endroits où il avait travaillé, avec son anchienneté et combien il gagnait. C’était tout une affaire, que d’obtenir ces attestations ; et qu’on y écrivît qu’il gagnait, disons trois cents roubles par mois ; et de faire certifier qu’elle vivait bien toute seule, sans recevoir d’aide de personne ; elle devait donner sa date de naissance ; et ensuite, il fallait amener tout ça à la Sécurité sociale ; et puis se déplacer à nouveau pour corriger ce qui n’allait pas ; et tout rapporter. Et tâcher de savoir si on lui donnerait sa pension.
     Ces démarches se compliquaient du fait que le bureau de la Sécurité sociale était situé une vingtaine de kilomètres à l’est de Talnovo, le soviet rural étant lui à dix kilomètres à l’ouest, et le soviet local étant au nord, à une heure de marche. On la fit courir de bureau en bureau pendant deux mois – pour un point qui manquait ici, ou une virgule là. Chaque expédition prenait la journée. La voici arrivée au soviet rural, seulement le secrétaire n’est pas là, aujourd’hui, ben oui, pas là, ça arrive, dans les coins perdus. Reviens demain, qu’on te dit. Bon, cette fois le secrétaire est là, mais c’est le tampon, qu’il n’a pas. Reviens encore une troisième fois. La quatrième, ce sera parce que, faute d’y voir clair, ils n’ont pas signé sur la bonne feuille, ces papiers, Matriona les a épinglés ensemble, en liasse.
     — On me fait des misères, Ignatitch23, se plaignait-elle à moi à la suite de ce genre de démarches infructueuses. C’est un vrai supplice.
     Mais son front ne demeurait pas longtemps soucieux. Je l’avais remarqué : elle avait un moyen sûr pour retrouver sa bonne humeur – le travail. Elle empoignait tout de suite sa pelle et déterrait la pomterre. Sinon, un sac sous le bras, elle allait chercher de la tourbe. Ou encore, elle prenait une corbeille tressée et partait au loin, en pleine forêt, cueillir des baies. Et, s’étant inclinée devant les buissons de la forêt et non devant des bureaux d’administrations, son dos ployant sous la charge, Matriona revenait à son izba contente de l’univers, ayant retrouvé sa sérénité et son bon sourire. 
     — À cette heure, j’ai mis le doigt dessus, Ignatitch, je sais où en prendre, disait-elle à propos de la tourbe. Oh, ce petit coin, quel ravissement !
     — Voyons, Matriona Vassilievna, est-il possible que ma tourbe ne suffise pas ? Un plein camion.
     — Pfff ! Ta tourbe ! Il en faut une fois autant, et encore une fois – là, oui, ça suffit. Par ici, quand ça se met à tourbillonner, l’hiver, à bisoter aux fenêtres, il part plus de chaleur qu’on n’en produit. Ce qu’on a pu en ramener, antan ! Pour trois camions, que j’en aurais ramené à cette heure, non ? Seulement, voilà, on se fait pincer. Y a déjà une femme de chez nous qu’on traîne au tribunal.
      Et c’était vraiment ça. Le terrible souffle de l’hiver commençait déjà à tournoyer. Il y avait des forêts aux alentours, mais nulle part moyen de prendre du bois pour se chauffer. Les excavateurs rugissaient tout autour dans les tourbières, mais on ne vendait pas de tourbe aux gens, on en livrait seulement aux autorités et à leurs attachés, et un camion par tête aux maîtres d’école, aux médecins, aux ouvriers de l’usine. Les habitants de Talnovo n’étaient pas concernés, et pas question d’en demander. Le président du kolkhoze faisait le tour du village, regardant les gens dans les yeux d’un air impérieux ou bonasse, et parlant de tout sauf de combustible. Parce que lui était approvisionné. Et qu’il ne devait pas y avoir d’hiver.
     Bon, autrefois on volait du bois au seigneur, maintenant c’était au trust24 qu’on fauchait de la tourbe. Les femmes s’y mettaient à cinq ou à dix, pour se donner du courage. Elles y allaient de jour. L’été, on avait extrait de la tourbe un peu partout, qu’on avait empilée pour la faire sécher. La tourbe a ceci de bien qu’une fois extraite, on ne peut pas l’emmener tout de suite. Elle va sécher jusqu’à l’automne, voire jusqu’aux premières neiges, si la route devient impraticable. En attendant, les femmes en prenaient. Elles se mettaient d’un coup cinq ou six plaques de tourbe dans leur sac si la tourbe était encore humide, une dizaine si elle était sèche. Un sac comme ça, ramené parfois sur une distance de trois kilomètres (et pesant ses deux pouds25) donnait de quoi remplir le poêle pour une journée. Et l’hiver compte deux cents jours. Et il faut alimenter le matin le poêle russe, et le soir le « hollandais », en faïence. 
     — Assez de paroles creuses ! se fâchait Matriona, s’emportant contre un interlocuteur invisible. Depuis qu’il n’y a plus de chevaux, ce qu’on ne se met pas sur le dos, on ne l’a pas chez soi. Mon dos n’arrive pas à cicatriser. L’hiver on tire le petit traîneau, l’été on porte les fagots, c’est vrai, ma parole !
     Les femmes y allaient plusieurs fois par jour. Les bons jours, Matriona ramenait six sacs. Ma tourbe, elle l’avait empilée au vu et au su de tous, la sienne elle la cachait chez elle, sous la plate-forme et chaque soir elle bouchait le trou avec une planche.
     — À moins qu’ils aient la double vue, les ennemis, disait-elle avec un sourire en essuyant la sueur sur son front, jamais ils ne trouveront.
     Que pouvait faire le trust ? On ne lui allouait pas de personnel à placer comme sentinelles auprès de chaque tourbière. Il lui fallait sans doute, après avoir déclaré une abondante extraction, en retrancher —en le mettant sur le compte de l’émiettement et des pluies. Parfois, dans un soudain accès, on organisait une patrouille et l’on attrapait les femmes à l’entrée du village. Les femmes jetaient leurs sacs et se débandaient. Parfois, sur dénonciation, on venait perquisitionner les maisons, on dressait procès-verbal pour détention illicite de tourbe et l’on menaçait les gens de les traduire en justice. Les femmes arrêtaient un temps leurs expéditions, mais l’approche de l’hiver les poussait à retourner à la tourbe avec de petits traîneaux, la nuit.
     De façon générale, en observant Matriona, je remarquais que, mis à part la cuisine et le ménage, elle avait chaque jour une grande affaire sur les bras, gardait en tête ces tâches dans leur ordre de succession et, en se réveillant le matin, savait toujours de quoi elle s’occuperait durant la journée. En plus du ramassage de la tourbe et des vieilles souches de moindre dimension arrachées dans les tourbières par les tracteurs, à côté de la cueillette des airelles qu’elle mettait pour l’hiver à macérer dans des bocaux d’un quart de seau (« Aiguise-toi les quenottes, Ignatitch », me disait-elle en m’en offrant), outre la récolte des pommes de terre et en plus des courses qu’exigeait l’affaire de sa retraite, il lui fallait encore se procurer quelque part du foin pour son unique chèvre blanc sale.
     — Et pourquoi n’avez-vous pas de vache, Matriona Vassilievna ?
     — Oh, Ignatitch, m’expliqua Matriona, se tenant debout dans l’embrasure de la cuisine, en tablier sale, et se tournant vers ma table, le lait que me donne la chèvre me suffit. Prendre une vache, elle m’avalerait tout entière, et mes pieds avec. Défense de faucher près de la voie ferrée, ça leur appartient, en forêt, interdit de faucher, c’est au district forestier, on me le défend aussi au kolkhoze, je ne suis plus kolkhozienne, à présent, qu’on me dit. Et puis, les kolkhoziennes, ce qu’elles fauchent, c’est pour le kolkhoze jusqu’à ce qu’il neige, pour elles, ce sera sous la neige, et c’est de l’herbe, ça ? Au temps jadis, l’été, entre la Saint-Pierre et la Saint-Élie, on fanait, on travaillait d’arrache-pied. L’herbe, à ce moment-là, était mielleuse, on trouvait…
     Ainsi, rien que pour une petite chèvre, c’était un grand travail, pour Matriona, que de ramasser du foin. Dès le matin, elle prenait un sac et une faucille et se rendait aux endroits dont elle se souvenait, là où l’herbe poussait, à la lisière des bois, au bords des route, sur les îlots dans les tourbières. Une fois son sac rempli à craquer d’herbe fraîche et lourde, elle le traînait jusque chez elle et étalait son contenu dans sa courette. Un sac d’herbe donnait, après séchage, une fourchée de foin.
     Le premier acte du nouveau président, récemment arrivé de la ville, avait été de rogner leur potager à tous les invalides. Il avait laissé à Matriona quinze ares de terrain sablonneux, ce qui en laissait à l’abandon une dizaine derrière la palissade. En outre, quand on manquait de bras, quand les paysannes refusaient obstinément de se mettre au travail, la femme du président venait voir Matriona. C’était aussi une femme de la ville, très décidée, à l’allure quasiment militaire, dans son court manteau de drap gris et avec son regard menaçant.
     Elle entrait dans l’izba et, sans autre salutation, regardait sévèrement Matriona. Qui se troublait.
     — B-bon, disait très distinctement la femme du président. Camarade Grigoriev ! Il va falloir aider le kolkhoze ! Il va falloir épandre le fumier demain !
     Le visage de Matriona se plissait en un demi-sourire d’excuse – comme si elle avait honte pour la femme du président que celle-ci ne puisse lui payer son travail.
     — Ma foi, disait-elle d’une voix traînante. Bien sûr, je suis malade. Et ce ne sont plus mes affaires, je ne suis plus rattachée au kolkhoze. Et, tout aussitôt, elle rectifiait précipitamment :
     — Quelle heure qu’y faut venir ?
     — Et prends ta fourche ! recommandait avec insistance la femme du président qui s’en allait en faisant froufrouter sa jupe rigide.
     — Et voilà ! reprochait Matriona à celle qui était déjà partie. Et prends ta fourche ! Il n’y a ni pelles ni fourches au kolkhoze. Et moi, je vis sans homme, qui va donc me l’emmancher ?
     Et ensuite, elle méditait toute la soirée.
     — À quoi bon parler de ça, Ignatitch ! Bien sûr, qu’il faut les aider – ils auraient quelle récolte, sans fumier ? Seulement, on se demande à quoi y rime, le travail, chez eux : les femmes sont debout, appuyées sur leurs pelles, en train d’attendre que la sirène de l’usine  sonne midi. Et puis elles s’y mettent, elles règlent leurs comptes : qui s’est absentée, qui ne s’est pas absentée. À mon avis, le travail – c’est quand on n’entend pas un bruit, rien que : « oh là là ! c’est déjà l’heure du déjeuner, voilà le soir qui arrive. »
     Pourtant, au matin, elle partait avec sa fourche.
     Mais il n’y avait pas que le kolkhoze, n’importe quel parent, même éloigné, ou une simple voisine, venait aussi le soir chez Matriona et lui disait :
     — Viens me donner un coup de main demain, Matriona. On va finir de récolter les pommes de terre.
     Et Matriona ne pouvait pas refuser. Elle laissait tomber son ordre du jour à elle et s’en allait aider la voisine, et lorsqu’elle rentrait, elle disait même, sans la moindre trace d’envie :
     — Ah, Ignatitch, ce qu’elles sont grosses, ses pommes de terre ! Je les ai arrachées avec ardeur, je ne voulais pas quitter son lopin, c’est vrai, ma parole !
     Et il était encore moins question qu’un potager quelconque soit labouré sans Matriona. Les femmes de Talnovo avaient établi avec précision qu’il était plus fastidieux, et que c’était plus long, de retourner chacune la terre de son potager avec une pelle que de s’atteler à six à une araire pour labourer six potagers. Et l’on appelait donc Matriona à la rescousse. 
     — Alors, vous l’avez payée ? m’arrivait-il de demander, par la suite.
     — Elle ne veut pas d’argent. On ne peut pas lui forcer la main26.
     C’était encore pour Matriona un gros souci, lorsqu’arrivait son tour de nourrir les pâtres des chèvres : l’un, un gaillard costaud, muet-sourd, et l’autre un gamin, toujours une cigarette baveuse aux lèvres. Le tour de Matriona revenait toutes les six semaines, mais la poussait à de grosses dépenses. Elle allait au magasin, achetait des conserves de poisson, se mettait en quatre pour prendre du sucre et du beurre, dont elle-même ne mangeait jamais. Il s’avérait que les maîtresses de maison faisaient un concours de dépenses pour nourrir les pâtres le mieux possible.
     — Crains le tailleur et le pâtre, m’expliquait-elle. Ils médiront de toi dans tout le village, si quelque chose n’est pas à leur convenance.
     Et c’est dans cette vie remplie de soucis que faisait périodiquement irruption un mal pénible, Matriona s’écroulait et restait près de deux jours étendue de tout son long. Elle ne se plaignait pas, ne gémissait pas, mais ne remuait quasiment pas. Ces jours-là, Macha, amie de Matriona, très proche d’elle depuis leur tendre enfance, venait s’occuper de la chèvre et allumer le poêle.  Matriona, quant à elle, ne buvait rien, ne mangeait rien, ne demandait rien. Faire venir la doctoresse du poste médical du village était, à Talnovo, une chose fantasque, quelque peu inconvenante vis-à-vis des voisins – en voilà une grande dame. On l’avait appelée une fois, elle était arrivée de fort méchante humeur et avait enjoint à Matriona de venir elle-même au poste médical dès qu’elle serait sur pieds. Matriona y était allée contre son gré, on lui avait fait des analyses et on les avait envoyées à l’hôpital du district – et l’affaire était tombée dans l’oubli. C’était aussi la faute de Matriona.
     Ses affaires ramenaient Matriona à la vie. Bientôt, elle se levait, marchant lentement au début, puis retrouvant sa vivacité.     
     — C’est que tu ne m'as pas connue autrefois, Ignatitch, disait-elle pour se disculper. Tous les sacs étaient pour moi, cinq pouds26 n’étaient pas un fardeau. Mon beau-père me criait : « Matriona ! Tu vas te casser le dos ! » Mon beau-frère ne venait pas prendre l’autre bout de mon rondin pour le mettre à l’avant du traîneau. Nous avions un cheval militaire, Voltchok, une bête robuste…
     — Et pourquoi militaire ?
     — Le nôtre, on nous l’avait pris pour la guerre, on nous avait donné en échange celui-là, un cheval un peu blessé. C’était un cheval à lubies. Un jour, de frayeur, il s’est emballé et allait  envoyer le traîneau dans le lac, les moujiks sautaient déjà du traîneau mais moi, c’est la vérité, j’ai empoigné la bride et je l’ai arrêté. C’était un cheval d’avoine. Chez nous, les moujiks aimaient nourrir les chevaux. Les chevaux d’avoine, ça ne connaît pas de fardeaux.
     Pour autant, Matriona n’était absolument pas intrépide. Elle avait peur de l’incendie, peur de l’églair et surtout, allez savoir pourquoi, du train.
     — Quand je dois me rendre à Tchérousti et voilà que le train sort de Niétchaïevka avec ses gros yeux écarquillés, et que les rails font du boucan – ah, ça me fait une fièvre, j’ai la tremblote aux genoux. Vrai de vrai ! disait Matriona, toute étonnée, et elle haussait les épaules.
     — C’est peut-être parce qu’on ne donne pas de billets, Matriona Vassilievna ?
     — Au guichet ? Ils ne fourrent que des premières. Et voilà le train qui fait mine de démarrarer ! On cavale à droite et à gauche : allez donc garder vos esprits ! Des moujiks ont grimpé sur le toit par les échelons. Nous, on a trouvé une porte qui n’était pas verrouillée, on est montés comme ça, sans billets – et c’était rien que des troisièmes classes, où on peut au moins s’allonger sur les planches. Pourquoi ils ne donnaient pas de billets, ces parasites, ces sans-cœur ? On n’en sait rien…
     Pourtant, cet hiver-là, la vie de Matriona s’arrangera comme jamais auparavant. On se mit quand même à lui verser une pension, dans les quatre-vingts roubles. Elle en touchait un peu plus de cent venant de l’école et de moi.
     — Dites donc ! À présent, ça serait bête pour Matriona de mourir ! commençaient déjà à dire certaines de ses voisines, envieuses. Elle a plus d’argent, vieille, qu’autrefois, elle ne sait pas quoi en faire.
     — C’est quoi, une pension ? répliquaient les autres ? Avec l’État, ça ne dure pas. On te la donne aujourd’hui, on te la retirera demain28.
     Matriona se commanda de nouvelles bottes de feutres. Elle s’acheta une nouvelle veste molletonnée. Et se fit faire un manteau de la capote de cheminot que lui avait donnée le mari de son ancienne pupille Kira. Le tailleur bossu du village doubla le tissu de ouatine, ce qui donna un manteau comme Matriona ne s’en était jamais fait faire durant les six décennies de sa vie.
     Et, au milieu de l’hiver, Matriona cousit dans la doublure de ce manteau deux cents roubles pour l’enterrement. Elle se réjouissait :
     — J’aurai connu moi aussi un bout de tranquillité, Ignatitch.
     Décembre passa, puis janvier – pendant deux mois son mal ne lui rendit pas visite. Matriona se mit à aller plus souvent chez Macha, passant la soirée chez elle à croquer des graines de tournesol. Respectant mon travail, elle n’invitait personne chez elle le soir. C’est seulement le jour des Rois qu’en revenant de l’école, je trouvai des gens en train de danser dans l’izba et fis la connaissance des trois sœurs de Matriona, qui appelaient celle-ci « nounou » et « petite chérie29 » parce que c’était leur aînée. Jusqu’alors, dans notre izba, les sœurs n’avaient pas fait parler d’elles – par peur que Matriona ne leur demande de l’aider ?
     Un seul événement, ou présage, vint assombrir cette fête pour Matriona : elle était allée à l’église, distante de cinq verstes30, pour y faire bénir de l’eau, elle avait mis son chaudron au milieu des autres, mais lorsque s’acheva la cérémonie de bénédiction de l’eau et que les femmes se bousculèrent pour les reprendre, Matriona ne se précipita pas pour être dans les premières, et finalement son chaudron n’était plus là. Et aucun autre récipient n’était resté en échange. Le chaudron avait disparu, comme emporté par le Malin.
     — Braves femmes ! disait Matriona en passant parmi les paysannes en prières, personne n’aurait pris par mégarde une eau bénite qui n’était pas la sienne ? dans un chaudron ?
     Personne n’avoua. C’était peut-être une polissonnerie de gamins, il y avait aussi des gamins. Matriona s’en revint toute triste. Elle avait toujours chez elle de l’eau bénite, mais cette année-là, elle n’en aurait pas.
      On ne pouvait cependant pas dire que Matriona, comme croyante, fût très fervente. Elle était plutôt païenne, même, ce qui prenait le dessus, chez elle, c’étaient les superstitions : le jour de Saint-Jean-du-jeûne31, pas question d’aller au potager – autrement, point de récolte l’année suivante ; quand la neige tourbillonne, c’est que, quelque part, quelqu’un s’est pendu ; se pincer le pied dans la porte annonçait une visite32. Tout le temps que j’ai vécu chez elle, je ne l’ai jamais vu prier, pas une seule fois je ne l’ai vu faire le signe de croix; Mais elle commençait chaque besogne par un « Que Dieu nous aide ! » et me disait la même chose toutes les fois que j’allais à l’école. Peut-être bien qu’elle priait, mais sans le montrer, gênée par ma présence ou craignant de me gêner. Il y avait dans l’izba le coin aux icônes, plus Saint Nicolas dans la cuisine. Les icônes restaient dans le noir pendant la semaine, mais en temps de vigile et dès le matin les jours de fête, Matriona allumait leur veilleuse. 
     Seulement, elle avait moins de péchés sur la conscience que son chat boiteux. Lui, il égorgeait les souris…
     Une fois un peu arrachée aux vicissitudes de sa vie, Matriona se mit à écouter d’une oreille plus attentive jusqu’à ma radio (je n’avais pas manqué de m’installer une
reconnaissance33 – Matriona désignait ainsi la prise. Mon petit récepteur n’était plus pour moi un fléau34 car je pouvais, de la main, l’éteindre à tout instant ; il me tenait réellement lieu, dans cette izba reculée, de reconnaissance, de service d’information). Il y eut cette année-là chaque semaine deux ou trois délégations étrangères qu’il fallait accueillir, trimballer dans bien des villes, avec meetings à la clé. Et chaque jour, les nouvelles faisaient une large part à des banquets, dîners et déjeuners.
     Matriona fronçait les sourcils et soupirait d’un air désapprobateur :
     — Ils vont et viennent, ils finiront par se taper dessus.
     Ayant entendu à la radio qu’on avait inventé de nouvelles machines, Matriona râlait dans la cuisine :
     — Des neuves, toujours des neuves, les gens ne veulent pas travailler sur les vieilles, et nous allons les entasser où, les vieilles ?
     Cette même année, on annonçait que la Terre aurait bientôt des satellites artificiels.
     Matriona, depuis le poêle, secouait la tête :
     — Oh là là ! Ils vont nous changer quelque chose, l’hiver ou l’été.
     Chaliapine interprétait des chansons russes. Matriona resta debout un moment à écouter, puis déclara catégoriquement :
     — Ils chantent bizarrement, pas comme chez nous.
     — Allons, voyons, Matriona Vassilievna, prêtez l’oreille !
     Elle écouta encore, serra les lèvres :
     — Non. ça ne va pas. C’est pas notre ton. Et la voix se laisse aller.
     Pourtant, Matriona me dédommagea un jour. On retransmettait des romances de Glinka. Et soudain, après cinq morceaux de musique de chambre vocale, Matriona, les mains tenant son tablier, sortit de derrière la cloison, émue, ses yeux ternes brouillés de larmes :
     « Voilà, ça, c’est de chez nous… » murmura-t-elle.   





  1. La rédaction de Novy Mir jugea plus prudent de situer la nouvelle dans l’interrègne qui précéda l’accession au pouvoir de Nikita Khrouchtchiov, donc à l’été 1953… J’utilise la version définitive du texte telle qu’on la trouve sur Internet. Dans la succession des épisodes autobiographiques romancés de Soljénitsyne, cette nouvelle se situe juste après La main droite. Il sortait d’Asie centrale, où il avait été relégué (au départ « à vie ») après le camp et la charachka, où il avait enseigné pendant trois années, cette activité d’enseignant se voyant aussitôt doublée d’une autre : la lutte contre le cancer.
  2. Il a été arrêté début 45, et son récit se situe en 1956 :  tout concorde. Les rédacteurs de Novy mir, qui situaient le récit en 1953, se retrouvaient en porte-à-faux.e : de 45 à 53, cela ne ferait qu’une huitaine d’années…
  3. Grande civière utilisée sur les chantiers pour transporter des matériaux. La brouette, c’est déjà du luxe, voir L’Archipel du Goulag.
  4. L’auteur utilise un espacement plus large des lettres pour souligner certains mots. Je le rendrai par des italiques ou des guillemets.
  5. En réalité, le village s’appelait Le champ-Vladimir. 
  6. Mot composé à partir de torf, la tourbe…
  7. Voir l’introduction ou la note 1: il a passé trois ans en relégation en Asie centrale – enseignant à Kok-Terek et soignant sa maladie à Tachkent.
    Le texte est un peu flou sur le plan géographique. Voici la situation : le narrateur a débarqué à la gare de Torfoprodoukt, ville ouvrière d'où part la tourbe extraite dans les environs. Son école se trouve à Mézinovski, bourgade non loin de Torfoprodoukt. Et il a trouvé à se loger chez Matriona, dans un hameau à deux kilomètres de son école...
  8. Là encore, l’auteur a changé les noms…
  9. Je reviens à l’ancienne transcription, phonétiquement plus précise.
  10. Lettres écartées dans le texte russe, voir la note 4.
  11. Dans le texte russe « le côté non rouge » : c’est à l’opposé du coin rouge, celui où sont les icônes.
  12. Architecture complexe, difficile à retrouver. La « plate-forme » semble être un couloir donnant sur les deux parties d’une izba double, mais je ne le vois pas clairement ici.
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Isba     https://maison-monde.com/isba-maison-russe-traditionnelle/
  13. Matriona parle un russe assez particulier, que je vais rendre comme je peux.
  14. Matriona, fille de Vassili. L’auteur reprend le vrai prénom et le vrai patronyme de celle qui fut sa logeuse en 1956, pendant près de six mois : Matriona Vassilievna Zakharov – trouvé dans la biographie de Soljénitsyne (en russe) de Lioudmila Saraskina.
  15. Journée de travail. Unité de compte en vigueur dans les kolkhozes, avec paiement final en nature et en espèces, en se faisant exploiter. Dans le cas de Matriona, il semble qu’on la paye à la Saint-Glinglin.
  16. Lénine. C’était une allusion à sa célèbre déclaration : »Le socialisme, ce sont les Soviets plus l’électricité. » En tout cas, l’électricité était restée…
  17. Il est professeur de mathématiques dans un collège, dans un bourg voisin de Torfoprodoukt. Ce collège est à deux kilomètres de la maison de Matriona, situé dans un autre hameau, et il se rend à pied à son école.
  18. Travail d’enseignant, notamment la correction des cahiers des élèves. Il s’investissait beaucoup dans ce métier, tout en écrivant sans relâche. Ayant surmonté (même s’il  lui faudra d’autres soins à plusieurs reprises) son cancer, il a considéré cela comme une seconde vie, à bien remplir. Quant à ses écrits nocturnes, qu’il cachait, à l’époque, dans les caisses à double fond que lui avait envoyées lde Kok-Terek le docteur Zoubov, il ne veut pas en parler, en 1959…
  19. Grand critique littéraire russe du dix-neuvième siècle : https://fr.wikipedia.org/wiki/Vissarion_Belinski
  20. Fiodor Panfiorov, écrivain de l’époque soviétique (1896-1960)
  21. Héritage de l’ancien Z/k (prisonnier, sigle substantivé en zek).
  22. Ici, le texte est cohérent : 41 + 12 = 53…
  23. Pour Ignatiévitch, fils d’Ignati – notre Ignace. C’est le patronyme du narrateur – l’auteur a gardé la première lettre du sien, Issaïevitch… Nous n’aurons droit qu’à ce patronyme.
  24. Je garde le terme utilisé par l’auteur, transcription en russe du mot trust.
  25. Soit entre trente et trente-cinq kilos.
  26. Dialectal. Je ne garantis pas ce bout de phrase, que je n’ai pas pu, en dépit de longues recherches, éclaircir avec certitude. 
  27. Quatre-vingt kilos…
  28. Deux lignes trouvées sur Internet…
  29. Il y a dans le texte un nom renvoyant à un personnage de contes ou à une ancienne divinité païenne adorée…
  30. La verste fait un peu plus d’un kilomètre.
  31. Commémoration de la décollation de Saint Jean Baptiste.
  32. Ce passage les superstitions évoquées pendant la veillée, dans Le songe d’Oblomov – chapitre IX de la première partie du roman, traduite sur ce blog.
  33. Je ne peux pas traduire le jeu de mots, garder l’homophonie.
  34. Allusion à la vie soviétique des années trente (plus ce qu’il a connu au camp) où le haut-parleur déverse ses « informations » sans qu’on puisse lui dire de se taire… Anatoli Rybakov a bien décrit la chose dans sa trilogie Les Enfants de l’Arbat.




2


     Ainsi nous étions-nous habitués l’un à l’autre, Matriona et moi, et vivions-nous à la bonne franquette. Elle ne me dérangeait pas dans mon long labeur du soir1, et ne m’importunait pas de questions. Elle ne me demanda jamais si j’étais marié ou si je l’avais été, tant était inexistante en elle la curiosité féminine, ou tant était grande sa délicatesse. Toutes les bonnes femmes de Talnovo la harcelaient pour en savoir plus à mon sujet. Elle leur disait : « Si vous avez besoin de le savoir, demandez-lui vous-même. Je sais seulement qu’il vient de loin. »
     Et lorsque je lui dis moi-même, bien plus tard, que j’avais passé pas mal de temps en prison, elle se contenta d’acquiescer longuement sans rien dire, comme si elle s’en doutait depuis un moment.
     Et moi aussi, je voyais la Matriona actuelle, vieille et désemparée, et moi aussi je ne ravivais pas la plaie de son passé, en fait je ne soupçonnais même pas qu’il y eût quelque chose à chercher dans son passé.
     Je savais que Matriona s’était mariée avant la révolution, qu’elle s’était aussitôt installée dans cette izba que nous habitions maintenant, et s’était tout de suite retrouvée au fourneau (c’est-à-dire qu’il n’y avait en vie ni belle-mère ni belle-sœur plus âgée mais non mariée, et qu’au lendemain même de son mariage Matriona s’était mise à manier l’oukhvat2). Je savais qu’elle avait eu six enfants qui étaient morts l’un après l’autre en bas âge, si bien qu’elle n’en avait jamais eu deux en même temps. Elle avait eu ensuite une filleule nommée Kira. Et le mari de Matriona n’était pas revenu de la dernière guerre. Il n’y avait pas eu non plus d’enterrement. Les hommes du village qui étaient dans la même compagnie que lui disaient que soit il avait été fait prisonnier, soit il était tombé au combat sans qu’on eût retrouvé son corps. Onze ans après la guerre, Matriona avait elle aussi décidé qu’il était mort. Et c’était une bonne chose, qu’elle raisonne de la sorte. En admettant qu’il soit vivant, il serait marié quelque part au Brésil ou en Australie. Et le village de Talnovo et la langue russe se seraient effacés de sa mémoire…
     Un jour, à mon retour de l’école, je trouvai un visiteur dans notre izba. Un vieillard de haute taille et très brun, qui avait enlevé sa chapka et la tenait sur ses genoux ; il était assis sur une chaise que Matriona lui avait avancée, au milieu de la pièce, du côté du poêle « hollandais ». Il avait le visage encadré et presque recouvert de cheveux et de poils drus et noirs, grisonnant à peine : d’épaisses moustaches, si noires qu’elles cachaient presque la bouche, rejoignaient une barbe en éventail ; et de noirs favoris, laissant à peine voir les oreilles, montaient continûment vers les mèches noires pendant du sommet de sa tête ; et il avait aussi de larges sourcils noirs jetés l’un vers l’autre comme deux ponts. Seule la coupole du front émergeait, montant vers la vaste calvitie du haut de son crâne. Toute la physionomie du vieillard me donna une impression de compétence et de dignité. Il était assis bien droit, les mains posées sur un bâton tenu à la verticale – il avait l’attitude de quelqu’un attendant patiemment et, apparemment, parlant peu avec Matriona qui s’affairait derrière la cloison. 
     À mon arrivée, d’un mouvement harmonieux, il tourna vers moi sa tête imposante et me baptisa abruptement :
     — Petit père !… Je vous vois mal. Mon fils est votre élève. Grigoriev Antochka3.
     Il aurait pu en rester là. En dépit de l’élan qui me poussait à venir en aide à ce respectable vieillard, je savais et rejetais par avance toutes les paroles inutiles qu’il allait dire. Grigoriev Antochka était un gamin joufflu et rubicond de la classe de troisième D4, ayant l’air d’un chat gavé de crêpes. Il venait à l’école comme pour se reposer, s’asseyait à son pupitre et souriait paresseusement5. Il était encore moins question, pour lui, d’apprendre ses leçons et de faire ses devoirs. Mais surtout, dans la course pour obtenir le taux élevé de réussite scolaire dont s’enorgueillissaient les écoles de notre district, de notre région et des régions voisines, on le faisait passer d’année en année, et il avait parfaitement assimilé le fait que, quelles que fussent les menaces de ses maîtres, on le ferait passer sans qu’il eût pour cela besoin d’étudier. Il se moquait tout bonnement de nous. Il était en troisième, mais ne maîtrisait pas les fractions et ne reconnaissait pas les différents types de triangles. Aux deux premiers trimestres, je l’avais saisi à la gorge avec mes « deux6 » – et c’était ce qui l’attendait encore au troisième trimestre.
     Mais comment dire à ce vieillard à demi-aveugle, plus propre à être le grand-père d’Antochka que son père, comment dire maintenant à celui qui venait me faire d’humiliantes courbettes que d’année en année l’école l’avait trompé, que je ne pouvais le tromper moi aussi, sinon j’allais bousiller toute ma classe et, me transformant en simple bavard, cracher sur mon propre travail et sur ma qualité d’enseignant ?
     Et voilà que je lui expliquais patiemment qu’il y avait beaucoup de laisser-aller chez son fils, qu’il mentait à l’école et chez lui, qu’il fallait contrôler plus souvent son livret scolaire et lui serrer la vis des deux côtés.
     — Je ne vois pas comment serrer plus fort, petit père, m’assurait-il. C’est que je le bats chaque semaine, maintenant. Et j’ai la main lourde.
     Au cours de la discussion, je me souvins que Matriona avait elle-même une fois, pour une raison inconnue, intercédé en faveur d’Antochka Grigoriev, mais je lui avais aussi opposé un refus, sans lui demander alors quel était son lien de parenté avec le gosse. Là encore, Matriona se tenait à l’entrée de la cuisine dans un attitude d’imploration muette. Et, Faddeï Mironovitch m’ayant quitté sur cette base qu’il reviendrait me voir pour se tenir au courant, je posai la question :
     — Je n’arrive pas à comprendre, Matriona Vassilievna, quel lien de parenté a cet Antochka avec vous ?
     — C’est le fils de mon beau-frère, répondit avec un rien de sécheresse Matriona, et elle alla traire sa chèvre.
     En passant en revue ce que je savais, je compris que ce vieillard très brun et opiniâtre était le propre frère de son mari disparu sans laisser de traces.
     Et la longue soirée s’écoula sans que Matriona reparle de cette conversation. Tard seulement, alors que, ayant oublié le vieillard, je travaillais dans l’izba paisible, au silence troublé seulement par le froufrou des cafards et le tic-tac de la pendule, Matriona émit depuis son coin sombre :
     — Autrefois, Ignatitch, j’ai failli l’épouser.
     J’avais également oublié jusqu’à la présence de Matriona, que je n’entendais pas, mais elle prononça dans l’obscurité ces mots avec tant d’émotion qu’on aurait dit que le vieillard briguait encore sa main, là, tout de suite.
     Visiblement, de toute la soirée, Matriona n’avait pensé qu’à cela. 
     Elle se leva de sa pauvre couche de chiffons et vint lentement vers moi, comme menée par ses paroles. Je me rejetai en arrière sur ma chaise – et, pour la première fois, je vis Matriona d’un œil nouveau.
     Il n’y avait pas d’éclairage au plafond de la grande pièce où nous nous trouvions, tout encombrée des ficus formant comme une forêt. Ma lampe de bureau, elle, projetait un disque de lumière sur mes seuls cahiers – et les yeux, s’arrachant à cette brillance, voyaient la pièce dans une demi-obscurité teintée de rose. De cette pénombre émergeait Matriona. Et ses joues ne me semblèrent pas jaunes comme à l’accoutumée, mais elles aussi rosées. 
     — C’est lui qui m’avait fait le premier sa demande… avant Iéfime… C’était l’aîné… J’avais dix-neuf ans, et Faddeï vingt-trois… Cette maison était la leur, ils y vivaient. Leur père l’avait bâtie.
     Involontairement, je jetai un coup d’œil alentour. Cette vieille demeure grise et pourrissante m’apparut soudain, à travers l’épaisse peau de ses papiers peints vert pâle, avec ses rondins neufs tout juste rabotés, n’ayant pas encore noirci et répandant une joyeuse odeur de résine.
     — Et vous l’avez… ? Et alors ?
     — Cet été-là, nous allions dans le bois ensemble, murmura-t-elle. Il y avait un petit bois là où maintenant sont les écuries, le bois, on l’a abattu… J’allais l’épouser, Ignatitch. La guerre contre les Allemands a commencé. Faddeï a été pris pour la guerre.
     Comme elle laissait tomber ces mots, jaillit devant moi, bleu-ciel, blanc et jaune, le mois de juillet quatorze : un ciel encore pacifique où flottent des nuages, et les gens en plein labeur dans les blés murs. Je les vis côte à côte : un grand gaillard tout noir avec sa faux sur l’épaule ; et elle, vermeille, tenant une gerbe dans ses bras. Et une chanson s’élevant sous le ciel, une chanson comme on ne saurait plus en chanter à présent, avec les machines.
     — Il est allé à la guerre, et il a disparu…  Je suis restée à l’écart pendant trois ans, à l’attendre. Vivant ou mort, aucune nouvelle de lui…
     Ceint de son fichu délavé de vieille, le visage rond de Matriona me regardait dans la douce lueur indirecte de la lampe, ce visage comme délivré de ses rides, débarrassé du laisser-aller de sa toilette de tous les jours – le visage épouvanté d’une jeune fille placée devant un terrible choix.
     Oui, oui… Je comprends… Les arbres perdant leurs feuilles, la neige tombant – fondant par la suite; De nouveau on labourait, de nouveau on semait, de nouveau on moissonnait. Et les arbres reperdaient leurs feuilles, et la neige retombait. Et puis une révolution. Puis une autre. Et le monde entier fut chamboulé.
     — Leur mère est morte – et Iéfime m’a proposé de l’épouser. Tu voulais venir dans notre izba, qu’il m’a dit, hé bien, viens-y. Iéfime était d’un an plus jeune que moi. On dit chez nous : fille sage se marie après l’Intercession, fille idiote – après la Saint-Pierre7. Ils manquaient de bras. J’ai accepté… Nous nous sommes  mariés à la Saint-Pierre et, à la Saint-Nicolas8 est revenu… Faddeï, de retour de captivité en Hongrie.
     Matriona ferma les yeux.
     Je me taisais.
     Elle se retourna vers la porte comme vers une personne en vie.
     — Il s’est arrêté sur le seuil. Comme j’ai crié ! Je me serais bien jetée à ses pieds !… Non, ne… « Oh, a-t-il dit, si ce n’était pas mon propre frère, je vous aurais abattus tous les deux ! »
     Je tressaillis. Par un effet de son déchirement ou de sa peur, je m’étais vivement figuré la scène, lui se tenant là, noir dans l’embrasure sombre, brandissant une hache au-dessus de Matriona.
     Mais elle s’était calmée ; appuyée au dossier de la chaise placée devant elle, elle racontait de sa voix chantante :
     — Oh là là ! Le pauvre bêta ! Il y avait tant de filles à épouser, au village – mais non. Il avait dit : « Je vais chercher quelqu’un ayant le même prénom, une deuxième Matriona. » Et il s’est bel et bien ramené une Matriona de Lipovka, ils se sont construit une izba à part, ils y habitent encore, tu passes devant tous les jours en allant à l’école. 
     Ah, c’était donc ça ! Je me rendais compte à présent que j’avais vu plus d’une fois cette seconde Matriona. Je ne l’aimais pas ; elle ne faisait que venir chez la mienne se plaindre de son mari, disant qu’il la battait, qu’il était pingre, qu’il la saignait à blanc ; elle pleurait des heures entières, et elle avait toujours la voix au bord des larmes. 
     Mais il s’ensuivait que ma Matriona à moi n’avait rien à regretter – puisque Faddeï battait sa Matriona, qu’il l’avait battue toute sa vie et jusqu’à ce jour, et qu’il tenait sa maison d’une poigne de fer.
     Lui ne m’a pas battu une seule petite fois, disait-elle à propos de Iéfime. Dehors, il sautait le poing levé sur les moujiks, mais moi, pas une seule petite fois… Enfin, tout de même, un jour – je m’étais disputée avec ma belle-sœur, il m’a cassé une cuiller sur le front. Je me suis arrachée de la table : « Bâfrez, étouffez-vous, parasites ! » Et je suis partie dans les bois. Il ne m’a plus touchée.
     Apparemment, Faddeï n’avait rien à regretter, lui non plus : la deuxième Matriona avait elle aussi mis au monde six enfants (au nombre desquels mon Antochka, le benjamin, le petit dernier) qui avaient tous survécu, tandis que ceux de Matriona et de Iéfime ne faisaient que passer : ils étaient tous morts avant d’atteindre l’âge de trois mois, sans même être malades.
     — L’une de mes filles, Éléna, elle est née, elle était vivante, on l’a lavée – et elle est morte aussitôt. Du coup, on n’a pas eu à lui faire la toilette des morts… Je me suis marié à la Saint-Pierre, et j’ai enterré mon sixième, Alexandre, à la Saint-Pierre, tout pareil.
     Et tout le village avait décidé qu’on avait jeté un sort à Matriona.
     — J’ai un malofice ! disait encore maintenant Matriona en hochant la tête avec conviction. On m’a amenée me faire traiter par une ancienne nonne, elle me faisait tousser – elle s’attendait à ce que le malofice que j’avais au-dedans de moi saute au dehors sous la forme d’une grenouille. Mais il n’a pas sauté…
     Et les années passaient, comme coulait l’eau… En quarante-et-un, on ne prit pas Faddeï pour combattre à cause de sa mauvaise vue, en revanche Iéfime fut pris. Et, à l’instar de l’aîné lors de la première guerre, le cadet disparut pendant la deuxième. Mais lui ne revint jamais. Autrefois pleine de bruit, à présent vide, l’izba pourrissait et vieillissait – à l’intérieur, vieillissait Matriona, la sans-foyer.
     Et elle avait demandé à l’autre Matriona un petit morceau de sa chair de mère (ou une goutte du sang de Faddeï), leur benjamine, Kira.
     Elle l’avait élevée ici même pendant dix ans comme sa propre fille, à la place des siens qui n’avaient pas vécu. Et, peu de temps avant mon arrivée, elle l’avait mariée à un jeune mécanicien de Tchérousti. De ce côté-là seul lui venait maintenant de l’aide, au compte-gouttes : parfois du sucre, ou du lard – quand on avait tué le cochon.
     Souffrant des accès de son mal et s’attendant à mourir sous peu, Matriona avait par avance fait savoir sa dernière volonté : Kira hériterait de la belle chambre, élément indépendant mais rattaché à l’izba9. Elle n’avait rien dit au sujet de l’izba proprement dite. Et cette izba, ses trois sœurs avaient des vues sur elle.
     Ainsi, ce soir-là, Matriona s’était entièrement ouverte à moi. Et, comme cela arrive, le fil et le sens de sa vie, qui venaient de m’être devenus visibles, se mirent en marche précisément ces jours-là. Kira arriva de Tchérousti, le vieux Faddeî marqua de l’inquiétude : pour se voir attribuer un bout de terrain, à Tchérousti, les jeunes mariés devaient déclarer un bâtiment. La fameuse chambre de Matriona convenait en tout point. Et c’était la seule, car on ne pouvait prendre de bois nulle part. Et c’était moins Kira elle-même, ou son mari, que le vieux Faddeï qui brûlait d’acquérir ce bout de terrain pour eux à Tchérousti. 
     Et le voilà qui se mit à nous rendre de fréquentes visites, il vint une fois, une deuxième fois, parlant doctement à Matriona et exigeant qu’elle fasse don de sa chambre tout de suite, de son vivant. Lors de ces venues, il ne me parut plus cet Ancien appuyé sur son bâton et prêt à s’écrouler au moindre heurt ou à la première grossièreté. Courbé par son lumbago, certes, mais encore bien bâti, ayant conservé, à plus de soixante ans, le poil dru et noir de la jeunesse, il mettait de l’ardeur dans ses offensives.
     Pendant deux nuits, Matriona ne put fermer l’œil. Prendre sa décision n’était pas pour elle une petite affaire. Ce n’était pas la chambre en elle-même, restée sans emploi, qu’elle regrettait, d’ailleurs Matriona n’épargnait jamais ni sa peine ni son bien. Et la chambre était  de toute façon déjà léguée à Kira. Mais c’était terrible pour elle de commencer à démolir le toit sous lequel elle avait vécu pendant quarante ans. Même moi, son locataire, je souffrais à l’idée qu’on allait arracher les planches et les rondins de la maison. Et pour Matriona, c’était tout bonnement sa vie entière qui s’achevait.
     Mais ceux qui insistaient savaient qu’on pouvait démolir sa maison y compris de son vivant. 
     Et, un matin de février, Faddeï vint avec ses fils et ses gendres, et cinq haches se mirent à cogner, et les planches qu’on arrachait se mirent à crier et à grincer. Faddeï était dans son élément et ses yeux brillaient. En dépit de son dos qui ne se redressait pas entièrement, il grimpait avec agilité jusque sous les chevrons et se démenait vivement en bas, criant sur ses aides. Cette izba, il l’avait autrefois construite, tout gamin, avec son père ; cette belle chambre, on en avait coupé le bois et on l’avait préparée pour lui, l’aîné, pour qu’il s’y installe avec une jeune épouse. À présent, il la désossait avec fureur pour la ravir à cette maison qui n’était pas la sienne.
     Ayant marqué les poutres de la cage et les planches du revêtement du plafond, ils démontèrent la chambre et son soubassement et limitèrent l’izba proprement dite, avec sa plate-forme raccourcie, par un muret provisoire en planches. Ils laissèrent telles quelles les fentes de ce mur, et tout montrait que les démolisseurs ne se préoccupaient pas de rebâtir, et qu’ils ne voyaient pas Matriona vivre ici encore longtemps.
     Or, pendant que les hommes démolissaient, les femmes préparaient de l’eau-de-vie maison10 pour le jour du chargement : on en aurait eu pour bien trop cher avec de la vodka. Kira avait ramené de la région de Moscou un poud11 de sucre, Matriona Vassilievna apporta, sous le couvert de la nuit, le sucre et les bonbonnes chez le distillateur clandestin.
     Les rondins avaient été sortis et empilés devant le portail, le gendre mécanicien partit à Tchérousti chercher un tracteur.
     Mais ce jour-là débuta une tempête de neige – ça bisotait, comme disait Matriona. Ce fut une noce, un tourbillon qui dura deux jours et recouvrit la route d’énormes congères. Puis, à peine eut-on tassé la neige sur la route et qu’un premier camion fut passé, suivi d’un deuxième, le temps se radoucit subitement, en une journée la neige fondit, des brouillards humides apparurent, les ruisseaux gazouillaient en se frayant un chemin dans la neige et les jambes s’enlisaient jusqu’au haut de la tige des bottes.
     Pendant deux semaines, la chambre démembrée se refusa au tracteur ! Durant tout ce temps, Matriona déambula comme anéantie. Il lui était particulièrement pénible que ses sœurs fussent venues la traiter toutes les trois d’imbécile pour avoir donné la chambre, repartant après avoir dit qu’elles ne voulaient plus la voir.
     À la même époque, le chat boiteux quitta la cour et disparut. Tout cela s’enchaînant, Matriona en reçut un nouveau coup.
     La route devenue une fondrière fut enfin saisie par le gel. Vint une journée ensoleillée, ce qui réjouit tous les cœurs. Matriona avait fait un bon rêve, cette nuit-là. Au matin, elle apprit que je voulais photographier quelqu’un derrière un ancien métier à tisser (il y en avait encore dans deux izbas, on s’en servait pour confectionner des bandes de tissu grossier), et me dit avec un petit sourire timide :
     — Attends un peu, Ignatitch, d’ici deux jours j’aurai expédié la chambre – j’installerai mon métier, il est en très bon état – et tu feras ta photo à ce moment-là. C’est vrai, je le promets !
     Visiblement, cela lui disait de se représenter elle-même comme dans l’ancien temps. Toute gelée, la petite fenêtre de l’entrée désormais raccourcie se teintait de rose sous les rayons du froid soleil rouge, et ce reflet réchauffait le visage de Matriona. Les gens en paix avec leur conscience ont toujours un beau visage.
     En rentrant de l’école, avant le crépuscule, je vis du mouvement du côté de notre maison. Un grand traîneau neuf remorquable était déjà chargé de rondins, mais on n’avait pas pu les y loger tous, il en restait pas mal – la famille du grand-père Faddeï finissait, avec l’aide de gens qu’on avait fait venir à la rescousse, d’entasser le reste dans un autre traîneau improvisé, qu’ils avaient bricolé. Ils travaillaient tous comme des fous, avec cet acharnement qu’on voit aux gens quand ça sent la galette ou qu’un festin est en vue. Ils discutaient entre eux en criant les uns sur les autres.
     Le litige portait sur les traîneaux – les tirer séparément, ou bien les deux ensemble. L’un des fils de Faddeï, un boiteux, et son gendre mécanicien étaient d’avis qu’il était impossible de tirer les deux à la fois, que le tracteur n’y arriverait pas. Mais le conducteur du tracteur, un gaillard costaud et mafflu, sûr de lui, criait d’une voix enrouée qu’il en faisait son affaire et que lui, le conducteur, allait tirer les deux traîneaux ensemble. C’était clairement son intérêt : ils s’étaient mis d’accord, le mécanicien le payait pour le transport de la chambre, et non en fonction des trajets. Deux trajets de vingt-cinq kilomètres chacun, plus un retour, il n’y arriverait pas en une nuit. Or au matin, il devait se trouver avec le tracteur au garage où il l’avait pris en douce, histoire de se faire de l’argent au noir.
 Le vieux Faddeï n’avait qu’une hâte, emmener le jour même toute la chambre – et, de la tête, il fit signe aux siens de céder. Le second traîneau, qui avait été confectionné en vitesse, fut accroché au premier, au solide.
     Matriona courait et s’affairait au milieu des hommes, elle avait aidé à rouler les rondins dans le traîneau. C’est à ce moment que je remarquai qu’elle portait ma veste molletonnée, elle en avait déjà sali les manches en les frottant à la boue gelée des poutres – ce que je luis fis remarquer avec déplaisir. Cette veste était pour moi un souvenir, elle m’avait tenu chaud pendant les temps difficiles12. 
     Oh là là ! Pauvre bécasse ! fit-elle, déconcertée. Voilà que je l’ai attrapée en courant, j’ai oublié que c’était la tienne. Je te demande pardon, Ignatitch. Et elle l’enleva et la suspendit pour la faire sécher.
     Le chargement terminé, tous les hommes qui y avaient pris part, une dizaine, passèrent bruyamment devant ma table de travail et plongèrent sous le rideau de la petite cuisine. Me parvenait le heurt étouffé des verres, parfois le tintement d’une bonbonne, les voix se faisaient de plus en plus fortes, les vantardises de plus en plus moqueuses. Le chauffeur du tracteur se vantait particulièrement. De lourds effluves d’eau-de-vie me parvinrent. Mais ils ne passèrent pas un long moment à boire – l’obscurité les poussait à se dépêcher. Ils commencèrent à sortir. Tel le conducteur du tracteur, un air suffisant sur son visage dur. Le gendre mécanicien de Faddeï, son fils boiteux et l’un de ses neveux allaient accompagner les traîneaux. Les autres se séparèrent pour rentrer chez eux. Agitant son bâton, Faddeï rattrapa quelqu’un et se hâta de lui faire comprendre quelque chose. Le fils boiteux avait fait halte à côté de ma table  pour allumer une cigarette et se mit à dire brusquement qu’il aimait tant et plus sa tante Matriona, qu’il s’était marié récemment et qu’il venait d’avoir un fils. On l’appela et il s’en alla. Le tracteur rugissait derrière la fenêtre.
     Matriona jaillit la dernière de derrière la cloison, se hâtant. Elle hochait la tête avec inquiétude en suivant des yeux les gens qui venaient de sortir. Elle enfila sa veste molletonnée et se couvrit la tête d’un châle. Sur le pas de la porte, elle me dit :
     — Ils n’auraient pas pu prendre deux tracteurs ? Le deuxième aurait pu dépanner le premier.  Alors que là – Dieu sait ce que ça va donner !
     Et elle courut rattraper les autres.
     Après la soûlerie, les controverses et les allées et venues, un calme particulier se fit dans l’izba délaissée et toute refroidie pour avoir eu sa porte souvent ouverte. Dehors, il faisait déjà complètement noir. Je mis moi aussi ma veste ouatinée et m’assit à ma table. Dans le lointain, on n’entendait plus le tracteur.
     Une heure s’écoula, puis une autre. Et une troisième. Matriona ne revenait pas, mais ça ne m’étonnait pas : après avoir suivi les tracteurs, elle avait dû aller chez son amie Macha.
     Une autre heure passa. Et encore une autre. Outre l’obscurité, une sorte de profond silence était descendu sur le village. Sur le moment, je ne compris pas la raison de ce silence – cela venait, comme il s’avéra, de ce qu’aucun train n’avait circulé, de toute la soirée, sur la ligne qui passait à une demi-verste13 de chez nous. Ma radio était silencieuse et je remarquai le tapage que faisaient les souris, plus que jamais : elles couraient sous les papiers peints avec toujours plus d’impudence, de plus en plus bruyamment, en grattant et en couinant.
     Je m’éveillai. Il était plus de minuit, et Matriona ne revenait pas.
     Soudain, j’entendis des voix dans le village. Elles étaient encore loin, mais quelque chose me dit que c’était chez nous qu’on venait. Et bientôt, en effet, on frappa rudement au portail. Une voix inconnue et autoritaire criait d’ouvrir. Je sortis dans la nuit noire avec une lampe de poche. Tout le village dormait, il n’y avait pas de lumières aux fenêtres et la neige, ayant un peu fondu pendant la semaine, était aussi sans éclat. Je fis tourner le loquet du bas et les fis entrer. Quatre hommes en capote se dirigèrent vers l’izba. Quand tu reçois la nuit la visite de gens en capotes et faisant du bruit, c’est très désagréable14.
     À la lumière, cependant, je pus me rendre compte que deux d’entre eux portaient des capotes de cheminot. Le plus âgé, un gros qui avait la physionomie du chauffeur de tracteur, demanda :
     — Où est la maîtresse de maison ?
     — Je ne sais pas.
     — Et le tracteur avec les traîneaux, c’est d’ici qu’il est parti ?
     — Oui.
     — Ils avaient bu, ici, avant de partir ?
     Tous les quatre clignaient des yeux en regardant partout dans la pénombre qu’éclairait seulement la lampe sur ma table. Je compris alors qu’ils avaient déjà arrêté, ou voulaient arrêter quelqu’un.
     — Mais que se passe-t-il ?
     — Répondez aux questions !
     — Mais…
     — Ils sont partis en étant soûls ?
     — Ils ont bu ici ?
     Y avait-il eu un meurtre ? Ou alors, transporter la chambre était chose interdite ? Ils me pressaient de questions. Mais une chose était claire : pour l’eau-de-vie, Matriona risquait la prison.
     Je me reculai vers la petite porte de la cuisine, si bien que je mon corps la cacha.
     — Vraiment, je n’ai pas remarqué. Je n’ai rien vu.
     (Et en effet, je n’avais rien vu, j’avais seulement entendu.)
     Et j’eus de la main un geste imitant le désarroi pour montrer l’ambiance dans l’izba : la lueur paisible de la lampe tombant sur les livres et les cahiers ; la foule des ficus effarouchés ; mon lit austère d’ermite. Aucune trace de débauche.          
     Ils avaient déjà constaté avec dépit qu’il n’y avait pas eu ici de beuverie. Ils sont ressortis en discutant entre eux, disant que la soûlerie ne s’était pas passée dans cette izba, mais qu’il serait bon de joindre au rapport qu’il y avait eu soûlerie. En les raccompagnant, je tâchai de savoir ce qui était arrivé. Ce n’est qu’au portillon que l’un deux grommela à mon intention :
     — Ils sont tous en charpie. Rien à ramasser.
     Et un autre ajouta :
     — Et encore ! L’express 21 a failli dérailler, là ç’aurait été autre chose.
     Et ils se sauvèrent.
     Qui ça, ils ? Qui ça, tous ? Et Matriona, où est-elle ?
     Je me dépêchai de rentrer dans l’izba, tirai le rideau et passai dans la cuisine. Une puanteur d’eau-de-vie m’assaillit. C’était une mêlée figée – de tabourets entassés sur le banc, de bouteilles vides couchées, l’une non terminée, de verres, de restes de hareng, d’oignon et de lard coupé en morceaux. 
     Tout était mort. Sur le champ de bataille, seuls les cafards rampaient tranquillement.
     Je me mis à tout ranger en vitesse. Je rinçai les bouteilles, mis de côté la nourriture, remis les chaises en place et cachai le reste d’eau-de-vie dans l’obscurité de la cave, bien loin.
     À peine avais-je terminé que je m’immobilisai comme une souche au milieu de l’izba déserte : on avait parlé de l’express 21. Quel rapport ?… Peut-être aurait-il fallu leur montrer tout cela ? J’étais pris de doutes. Mais en voilà une façon de se comporter – ne rien expliquer aux simples pékins !   
     J’entendis brusquement le grincement de notre portillon. Je montai en toute hâte sur la plate-forme :
     — Matriona Vassilievna ?
     La porte d’entrée s’ouvrit et ce fut son amie, Macha, qui chancela à l’intérieur :
     — Ah, Matriona… Ah, notre Matriona, Ignatitch…
     Je la fis asseoir et, mêlant ses larmes à son récit, elle me raconta.
     Au passage à niveau, il y une petite butte – la montée est rude. Il n’y a pas de barrière. Le tracteur a gravi la côte, il est passé avec le premier traîneau, mais le câble s’est cassé et le deuxième traîneau, le bricolé, est resté coincé sur la voie et il a commencé à se disloquer – ce n’était pas du bon bois, que Faddeï avait donné pour fabriquer le deuxième traîneau. Ils ont transporté le premier un peu plus loin, et ils sont revenus au deuxième, ils se sont mis à arranger le câble – le chauffeur du tracteur et le boiteux à Faddeï, et Matriona aussi est venue se fourrer là, entre le tracteur et le traîneau. Quel coup de main elle pouvait donner aux hommes ?  Il fallait qu’elle se mêle aux affaires des hommes. Comme la fois où le cheval avait failli la culbuter dans le lac, dans une trouée de la glace. Pourquoi elle est venue à ce maudit passage à niveau ?  Elle avait donné sa chambre, elle ne devait rien, elle était quitte… Le mécanicien regardait tout le temps qu’un train ne s’amène pas à l’improviste du côté de Tchérousti, on aurait vu ses feux de loin, mais de l’autre côté, venant de notre gare, il y avait deux locomotives accrochées l’une à l’autre qui arrivaient à reculons et sans lumières. Pourquoi sans lumières, on n’en sait rien, et quand une locomotive roule en marche arrière, le mécanicien se prend, du tender, de la poussière de charbon dans les yeux, il y voit mal. Ça s’est abattu sur les trois qui se tenaient entre les le tracteur et le traîneau, et ça en a fait de la bouillie. Le tracteur amoché, le traîneau en miettes, les rails soulevés et les deux locos sur le flanc.
     — Mais comment n’ont-ils pas entendu les locomotives arriver ?
     — C’est que le tracteur braille à fond quand le moteur tourne.
     — Alors, les corps ?
     — On n’approche pas. Il y a un cordon.
     — Et j’ai entendu une histoire à propos d’un express… il y aurait eu un express ?
     — C’est l’express de dix heures, il dépasse notre gare sans s’arrêter et arrive aussi au passage. Mais quand les locomotives ont dégringolé, les mécaniciens en ont réchappé, ils ont sauté sur la voie et ont couru à l’arrière en agitant les bras, ils sont restés sur les rails et ont réussi à arrêter le train à temps… Une poutre a aussi estropié le neveu. À l’heure actuelle, il se cache chez Klavka15 pour qu’on ne sache pas qu’il était au passage à niveau. Autrement, bien sûr, on va le garder, le prendre comme témoin ! … Qui ne sait rien reste au chaud, qui en sait trop est emmené la corde au cou16… Et le mari de Kirka15, lui, n’a pas une égratignure. Il voulait se pendre, on lui a enlevé le nœud coulant. À cause de moi, il disait, ma tante et mon frère sont morts. Il est allé se livrer, il est arrêté. Mais à présent, c’est plus la maison de fous qu’il lui faut, que la prison. Ah, Matriona, ma petite Matriona !…
     Matriona n’est plus. Une personne chère a été tuée. Et moi, le dernier jour, je lui ai fait des reproches, à cause de ma veste molletonnée.
     La bonne femme peinte en rouge et en jaune, sur l’affiche aux livres, m’adressait un sourire épanoui.
     La tante17 Macha resta encore un moment, toujours en pleurs. Elle s’était levée pour partir quand elle me demanda brusquement :
     — Ignatitch ! Tu te rappelles… le tricot gris de Matriona… Elle la destinait bien à ma Tanka15, pas vrai ?
     Et elle me regardait avec espoir dans la pénombre – je n’avais pas oublié, quand même ?
     Mais je m’en souvenais.
     — Oui, c’est vrai.
     — Alors écoute, je vais peut-être le prendre tout de suite, si tu permets ? Au matin, la famille va fondre ici, je ne pourrai plus le récupérer, après.
     Et, de nouveau, elle me regarda, avec des yeux qui suppliaient et espéraient – elle qui était son amie depuis un demi-siècle, la seule à aimer sincèrement Matriona, dans ce village…
     Sans doute qu’il devait en être ainsi. 
     — Bien sûr… Prenez-le… entérinai-je.
     Elle ouvrit un petit coffre, attrapa le tricot, le fourra sous son manteau et s’en alla…
     Une sorte de folie s’était emparée des souris, elles cavalaient comme effarées le long des murs, on voyait quasiment des vagues rouler sur les tapisseries vertes, soulevées par le dos des bestioles.
     Je n’avais nulle part où aller. Les mêmes reviendraient m’interroger. Le matin, j’avais école. Il était plus de deux heures. Il n’y avait plus qu’à fermer la porte et se coucher.
     Verrouiller la porte puisque Matriona ne viendrait pas.
     Je me couchai en laissant la lumière. Les souris couinaient, gémissant presque, et n’arrêtaient pas de trotter. Avec ma tête lourde de fatigue et remuant des pensées incohérentes, je n’arrivais pas à  me défaire d’un frisson involontaire : comme si c’était Matriona, invisible, qui courait en tous sens et faisait ses adieux à son izba.
     Et soudain, dans le sombre recoin près de la porte d’entrée, sur le seuil de l’izba, je crus voir la noire silhouette du jeune Faddeï, sa hache levée : « Si ça n’avait pas été mon propre frère – je vous aurais abattus tous les deux ! »
     Sa menace était restée quarante ans dans ce coin comme un vieux poignard – et le coup avait fini par être porté.   




  1. Voir la note 18  du premier chapitre.
  2. Sorte de fourche à long manche servant à défourner.
  3. Diminutif du prénom Anton. Comme on l’a vu au premier chapitre (épisode avec la femme du président du kolkhoze) Matriona s’appelle aussi Grigoriev – en russe, Grigoriéva –, on va bientôt savoir pourquoi.
  4. Huitième dans le texte : au lieu de diminuer comme en France, le numéro de la classe avance avec l’âge des élèves. Comme l’enseignement primaire dure quatre ans, la huitième correspond à notre troisième. La lettre russe qui suit est la quatrième de l’alphabet, d'où le D.
  5. D’après les témoignages lus dans sa biographie, Soljénitsyne était un enseignant captivant mais très exigeant avec les élèves.
  6. Les notes vont de 1 à 5. Celui qui collectionne les 2 est un cancre.
  7. Fêtes orthodoxes ; la première en octobre, la deuxième, Saint-Pierre-et-Paul, en juillet. 
  8. Dans le texte russe : Saint-Mikol d’hiver, version populaire de la fête de décembre.
  9. Voir au chapitre I la description de l’izba de Matriona.
  10. Le fameux samogone, alcool que l’on prépare de façon artisanale, très fort et parfois dangereux.
  11. Plus de seize kilos.
  12. Les années de camp.
  13. Un peu plus de cinq cents mètres.
  14. Allusion transparente aux terrifiantes arrestations nocturnes des années trente.
  15. Forme populaire pour Klavdia (Claudia). Kirka : idem pour Kira. Plus loin, Tanka est une forme populaire de Tania.
  16. Ou : va au tribunal. Proverbe répertorié par V. Dahl, dont Soljénitsyne était un grand lecteur.
  17. Respectueusement affectueux, pour une personne plus âgée.




3


     À l’aube, les femmes ramenèrent du passage à niveau, dans un traîneau couvert d’un sac sale, tout ce qui restait de Matriona. On ôta le sac pour laver les restes. C’était une bouillie informe – les jambes manquaient, ainsi que la moitié du tronc et le bras gauche. Une des femmes se signa et dit :
     — Le Seigneur lui a laissé sa main droite. Elle pourra prier Dieu là-bas…
     Et la multitude des ficus au grand complet fut sortie de l’izba – ces ficus que Matriona aimait tant, au point que, un jour, en se réveillant dans l’izba envahie par la fumée, au lieu de penser aussitôt à sauver sa maison, elle avait vivement mis par terre ses ficus – pour que la fumée ne les fasse pas crever. Le sol  de l’izba fut soigneusement balayé. Le miroir terne de Matriona fut voilé d’une grande serviette autrefois tissée sur son vieux métier. Les affiches inutiles furent enlevées. Ma table fut déplacée. Et, sur des tabourets, auprès des fenêtres et sous les icônes, fut placé le cercueil confectionné très simplement.
     Matriona gisait dans le cercueil. Son corps mutilé et incomplet était recouvert d’un drap propre, et sa tête serrée dans un foulard blanc – son visage était paisible et intact, et semblait davantage le visage d’un vivant que celui d’un mort.
     Les gens du village venaient voir et demeuraient un moment près du cercueil, les femmes amenaient même les petits enfants jeter un coup d’œil à la morte. Et si quelqu’un faisait entendre un pleur, immanquablement, toutes les femmes, alors même qu’une vaine curiosité les avait fait venir, y allaient de leurs larmes près de la porte ou des murs, formant comme un chœur d’accompagnement. Ayant enlevé leur chapka, les hommes se tenaient au garde-à-vous, en silence.
     Il revenait à la parentèle de conduire les lamentations. J‘observai dans ces pleurs un ordre mûrement et froidement pesé, établi depuis des temps immémoriaux. Les parentes éloignées se lamentaient à mi-voix seulement auprès du cercueil, et elles ne restaient pas longtemps. Celles qui s’estimaient plus proches de la défunte commençaient à se pleurer depuis le seuil et, parvenues au cercueil, s’inclinaient pour se lamenter juste au-dessus du visage de la défunte. La mélodie était à l’initiative de chacune des pleureuses, qui formulait ses propres pensées et exprimait ses propres sentiments. 
     J’appris à cette occasion que les pleurs versés sur une morte ne sont pas de simples lamentations, mais une sorte de politique. Les trois sœurs de Matriona s’étaient abattues sur l’izba et avaient fait main basse sur la maison, la chèvre et le poêle, elles avaient fermé le coffre de Matriona avec un cadenas, avaient éventré son manteau pour en extraire de la doublure les deux cents roubles destinés à son enterrement, en expliquant à tous les visiteurs qu’elles étaient les seules proches parentes de Matriona. Et, sur son cercueil, elles se lamentaient ainsi :
     — Hélas, nounou-nounou1 ! Hélas, petite chérie ! Notre seule, notre unique ! Et tu aurais pu vivre si tranquillement ! Toujours avec notre tendresse ! Et voilà que ta chambre t’a tuée ! Elle t’a massacrée, l’ensorcelée ! Mais pourquoi l’as-tu démontée ? Pourquoi ne nous as-tu pas écoutées ?
     On voit que les lamentations des trois sœurs mettaient en cause la belle-famille de Matriona : il ne fallait pas contraindre celle-ci à démonter sa chambre. (Et l’idée sous-jacente était : vous avez barboté la chambre, mais nous ne vous laisserons pas l’izba !)
     Les belles-sœurs de Matriona, sœurs de Iéfime et de Faddeï, ainsi que diverses 
nièces – la belle-famille en question – venaient et pleuraient en disant :
     — Hélas, tantine-tantine ! Ah, comme tu n’as  pas pris garde à toi ! Et bien sûr, à présent, ils nous en veulent ! Nous te chérissons, mais c’est ta faute ! Et la chambre n’y est pour rien. Et pourquoi es-tu donc allée à l’endroit où la mort te guettait ? Personne ne te l’avait demandé ! Comment as-tu pu mourir ainsi – sans réfléchir ! Et pourquoi ne nous as-tu pas écoutées ?... (Et de toutes ces lamentations ressortait la réponse : nous ne sommes pas responsables de sa mort, quant à l’izba, on en reparlera !)
     Mais la « seconde » Matriona – cette Matriona de substitution, qu’avait prise autrefois Faddeï uniquement pour son prénom —, femme rude et à la large figure, perdait le fil de cette politique et hurlait naïvement, tout en sanglotant au-dessus du cercueil :
     — Allons, toi, ma petite sœurette ! Ça se peut-y que tu sois fâchée contre moi ? Hélas !… Pas qu’une fois, qu’on a parlé ensemble, toi et moi ! Et pardonne-moi, pardonne à la pauvresse que je suis ! Hélas !... Et tu es partie voir ta mère mais, pour sûr, tu vas revenir me chercher ! Hé… las !... On aurait dit que, dans cet « hé… las ! », sortait d’elle tout son souffle vital – et elle donnait et redonnait de la poitrine contre la paroi du cercueil. Et lorsque ses lamentations transgressaient les règles rituelles, les autres femmes, comme si elles estimaient le numéro de pleurs très réussi, lui disaient en chœur :
     — Allons ! Arrête !
     Matriona cessait et se reculait, pour revenir ensuite sangloter plus convulsivement encore. Alors une vieille femme, une ancienne, quitta son coin et, posant sa main sur l’épaule de Matriona, lui dit d’un ton sévère :
     — Il y a deux énigmes en ce monde : comment suis-je né, je ne m’en souviens pas, comment vais-je mourir, je l’ignore.
     Et Matriona se tut sur-le-champ, toutes se turent, il se fit un silence complet.
     Mais la même vieille, de loin la plus âgée ici, et apparemment tout à fait étrangère à Matriona, se mit elle aussi à pleurer un peu plus tard :
       Hélas, toi, ma douloureuse ! Hélas, toi, ma Vassilievna ! Oh, comme je suis lasse de suivre vos cercueils !
       Et, cette fois en dehors de toute rituel, versant simplement les larmes propres à notre temps riche en pleurs, sanglotait la funeste fille adoptive de Matriona, cette Kira de Tchérousti pour laquelle avait été démontée, puis transportée, la fameuse chambre. Ses frisettes étaient dans un désordre pitoyable. Ses yeux rougis semblaient pleins de sang. Elle ne remarquait pas que son châle se défaisait alors qu’il gelait, et ses mains ne trouvaient plus les manches de son manteau. Elle allait comme une folle d’une maison à l’autre, du cercueil de sa mère adoptive à celui de son frère – et l’on craignait aussi pour sa raison du fait que son mari devrait passer en jugement.
     Ce qui ressortait, c’était que son mari était deux fois coupable : non seulement il avait convoyé la chambre, mais encore, étant conducteur de locomotive, il connaissait bien les règles concernant les passages à niveau non gardés – et il aurait dû aller à la gare prévenir du passage du tracteur. Cette nuit-là, dans l’express de l’Oural, la vie d’un millier de gens dormant sur les couchettes de première et de seconde dans la pénombre ménagée par les lampes du train devait s’interrompre. Cela en raison de l’avidité de quelques-uns désireux de s’emparer d’un bout de terrain ou ne voulant pas faire un deuxième voyage avec le tracteur.
     À cause d’une chambre sur laquelle était retombée la malédiction à partir du moment où les mains de Faddeï avaient entrepris de la démolir.
     Le chauffeur du tracteur avait, quant à lui, échappé à la justice des hommes. Et la direction des Chemins de fer avait sa part de responsabilité en ceci qu’un passage à niveau fréquenté n’était pas gardé, et puis qu’un attelage de locomotives circulait sans lumières. Ce qui expliquait leurs efforts, dans un premier temps pour tout mettre sur le compte de la soûlerie, et maintenant pour étouffer l’affaire.
     Les rails et la voie avaient tellement souffert que durant trois jours, pendant lesquels les cercueils restèrent à domicile, les trains ne roulèrent pas – on les détournait sur un autre embranchement. Trois jours entiers, le vendredi, le samedi et le dimanche – de la fin de l’enquête à l’enterrement –, on travailla nuit et jour à remettre la voie en état. Gelés, les ouvriers effectuant les réparations allumaient des brasiers pour se réchauffer, et aussi pour avoir de la lumière, la nuit, avec les rondins et les planches du second traîneau, répandus à proximité du passage à niveau et gratuits.
     Quant au premier traîneau, intact, il restait non loin du passage avec son chargement.
     Et c’était bien cela – ce traîneau qui lui riait au nez, l’attendant avec son câble, et puis le contenu du deuxième, qu’on pouvait encore sauver des flammes –, c’était précisément cela qui tourmenta Faddeï à la barbe noire toute la journée du vendredi et toute celle du samedi. Sa fille perdait la raison, le tribunal attendait son gendre, il avait sous son toit le cadavre du fils qu’il avait tué, un peu plus loin dans la même rue gisait celui de la femme qu’il avait autrefois aimée, et aujourd’hui tuée – Faddeï ne restait qu’un court moment auprès des cercueils, la main accrochée à sa barbe. Une douloureuse pensée assombrissait son haut front, mais c’était aux rondins de la chambre qu’il pensait, ces poutres qu’il voulait préserver du feu des brasiers et des manigances des sœurs de Matriona.
     Passant en revue les gens de Talnovo, je compris qu’au village Faddeï n’était pas un cas unique.
     Que la langue désigne étrangement ce qui est en notre possession par le terme notre bien, le mien ou celui du peuple. et que les gens jugent honteux et stupide de le perdre.
     Sans prendre le temps de s’asseoir, Faddeï se démenait, courant à la cité, à la gare, allant d’une autorité à l’autre et, avec son dos un peu courbé, s’appuyant sur son bâton, implorait les uns et les autres, demandant qu’on veuille bien, eu égard à sa vieillesse, lui permettre de ramener chez lui la chambre.
     Et quelqu’un lui en donna l’autorisation. Et Faddeï rassembla ses fils, gendres et neveux sains et saufs, et se procura des chevaux au kolkhoze – et, partant de l’autre côté du passage à niveau défoncé et faisant un détour par trois villages, il convoya ce qui restait de la chambre et l’amena chez lui, dans sa cour. Il acheva cette besogne dans la nuit de samedi à dimanche.
     Et le dimanche eut lieu l’enterrement. Les deux cercueils se rencontrèrent au milieu du village, et les familles débattirent pour savoir lequel serait devant l’autre. Puis on les mit tous les deux sur un large traîneau, la tante et le neveu côte à côte, et, sur la neige durcie de février redevenue humide, sous un ciel gris, on amena les défunts au cimetière de l’église, deux villages plus loin. Il y avait un vent désagréable, le pope et le diacre restèrent à l’intérieur de l’église à les attendre, sans venir à leur rencontre à Talnovo.
     Les gens du village marchèrent lentement en chantant en chœur jusqu’à la barrière, puis restèrent en arrière.
     La veille du dimanche, encore, se poursuivait l’agitation des femmes dans notre izba : la vieillarde marmottait des psaumes auprès du cercueil, les sœurs de Matriona allaient et venaient avec l’oukhvat2 devant le poêle russe dont la bouche déversait une chaleur brûlante due à la combustion des briquettes de tourbe – celles que Matriona ramenait dans un sac depuis une tourbière éloignée. On faisait cuire des pâtés à peine mangeables, confectionnés avec de la mauvaise farine. 
     Le dimanche, en revenant de l’enterrement, et c’était déjà vers le soir, on se rassembla pour le repas des funérailles. Les tables mises bout à bout occupaient l’espace où, au matin, se tenait le cercueil. On commença par rester debout autour de la longue table, et un vieillard, le mari d’une belle-sœur, récita le « Notre Père ». Après quoi l’on versa à chacun un fond d’écuelle d’eau adoucie de miel. Que nous mangeâmes à la cuillère, sans rien, pour le repos de l’âme de la défunte. Puis nous avalâmes quelque chose en buvant de la vodka, et les conversations s’animèrent. Avant la gelée de fruits, tout le monde se leva et se mit à chanter « Tu survivras éternellement » (on m’expliqua qu’on le chantait obligatoirement avant la gelée). On but encore. Et les voix se faisaient toujours plus fortes, laissant déjà Matriona de côté. Le mari de la belle-sœur se mit à se vanter :
     — Avez-vous remarqué, orthodoxes3, qu’on a dit lentement l’office des morts, aujourd’hui ? C’est parce que le père Mikhaïl avait remarqué ma présence. Il sait que je connais l’office. Autrement, ç’aurait été – Seigneur, aide-nous, et tes Saints aussi, trois génuflexions4 et voilà tout.
     Le repas s’acheva enfin. Tout le monde se leva de nouveau. On chanta « Digne Mère de Dieu ». Et l’on répéta à trois reprises : Tu survivras éternellement ! Tu survivras éternellement ! Tu survivras éternellement ! Mais les voix étaient enrouées, désunies, les visages montraient de l’ivresse, et personne ne mettait plus de sentiment dans cette promesse de souvenir éternel.
          Puis le gros des invités s’en alla, ne restèrent que les proches, on sortit les cigarettes et on se mit à fumer, les plaisanteries et les rires retentirent. On vint à évoquer le mari de Matriona, porté disparu, et le mari de la belle-sœur, se frappant la poitrine, entreprit de me prouver, ainsi qu’à un cordonnier, mari d’une des sœurs de Matriona :
     — Il est mort, Iéfime, mort ! Comment aurait-il pu ne pas revenir ? Moi, même si je savais qu’au pays on m’attendait pour me pendre, je reviendrais tout de même5 !
     Le cordonnier opinait de la tête. C’était un déserteur qui n’avait nullement quitté la patrie : il avait passé toute la guerre chez sa mère, planqué à la cave.
     
     Tout en haut du poêle siégeait la sévère et taciturne vieille, la plus âgée de tous les anciens, qui restait pour la nuit. De son perchoir elle observait avec une muette réprobation l’inconvenante animation des jeunes gens de cinquante et soixante ans.
     Il n’y eut que la malheureuse fille adoptive, qui avait grandi dans ces murs, pour aller pleurer derrière la cloison.
     
Faddeï n’était pas venu au repas des funérailles de Matriona – peut-être parce qu’il avait celui de son fils. Mais, les jours qui suivirent, il vint deux fois en ennemi dans cet izba pour négocier avec les sœurs de Matriona et avec le cordonnier-déserteur.
     La controverse portait sur l’izba : à qui appartenait-elle – à la sœur ou à la fille adoptive ? L’issue qui se dessinait était d’aller au tribunal, mais, à la pensée que le tribunal n’accorderait l’izba ni aux uns ni aux autres, mais l’attribuerait au soviet rural, on se réconcilia. Un accommodement fut trouvé. L’une des sœurs eut la chèvre, l’izba revint au cordonnier et à sa femme, quant à Faddeï, étant donné « qu’il s’était occupé de ses propres mains de chaque bout de bois ici », il reçut pour lot la chambre qu’il avait déjà transportée chez lui, et on lui céda encore la remise où vivait la chèvre et toute la palissade intérieure, séparant la cour du potager.
     Et de nouveau, surmontant son infirmité et sa courbature, l’insatiable vieillard se ranima, rajeuni. De nouveau il rassembla ses fils et ses gendres rescapés, ils démontèrent la remise et la palissade et il se chargea lui-même de transporter le bois sur une luge, se faisant aider seulement vers la fin par son Antochka de la troisième D qui, cette fois-ci, ne se montra pas fainéant.

     L’izba de Matriona fut condamnée jusqu’au printemps, et j’allai m’installer non loin de là, chez une de ses belles-sœurs. Il lui arriva par la suite, à divers propos, de mentionner quelque chose au sujet de Matriona, ce qui me donna un nouvel éclairage sur la défunte.
     — Iéfime ne l’aimait pas. Il disait : « J’aime m’habiller de façon civilisée, et elle, n’importe comment, comme une campagnarde. » Une fois, du coup, il avait, pour boire, vendu toutes les affaires superflues —puisqu’elle n’a besoin de rien, qu’il disait. Et une aut’fois, on était partis ensemble à la ville pour gagner un peu d’argent et il s’était fait une bonne amie, il ne voulait plus du tout revenir chez Matriona. 
     Tous les jugements qu’elle émettait sur Matriona étaient des critiques : elle était malpropre ; elle ne se foulait pas pour entretenir sa maison ; elle n’était pas soigneuse ; elle n’avait même pas de goret, elle n’aimait pas élever d’animaux, allez savoir pourquoi ; et elle aidait stupidement d’autres gens sans se faire payer (elle avait repensé à Matriona ce jour-là parce qu’elle n’avait personne à appeler pour tirer ensemble l’araire et retourner le potager).
     Et même la chaleur et la simplicité que sa belle-sœur reconnaissait à Matriona, elle en parlait avec une commisération méprisante.
     Et c’est alors seulement – à partir de ces jugements critiques de sa belle-sœur – que m’est apparue l’image de Matriona telle que je ne l'avais pas comprise, même en vivant à ses côtés.
     Effectivement ! chaque izba a bel et bien son goret ! Mais Matriona n’en avait pas. Quoi de plus facile que de nourrir un porcelet glouton pour qui rien n’existe, en dehors de la nourriture ! On lui fait cuire sa pâtée trois fois par jour, on ne vit que pour lui – et ensuite on l’égorge et on a du lard.

     Mais elle n’en possédait pas…

     Elle ne passait pas son temps à chercher de quoi monter sa maison… ne se décarcassait pas pour acheter des affaires et les garder ensuite plus précieusement que sa propre vie.

     Incomprise de son mari et même abandonnée par lui, ayant porté en terre six enfants sans y laisser aussi son sens des autres, étrangère à ses sœurs et à ses belles-sœurs, ridicule, travaillant stupidement pour d’autres sans se faire payer – elle n’avait amassé aucun avoir à l’heure de sa mort. Une chèvre blanc sale, un chat qui boitait, des ficus…

     Nous vivions tous à côté d’elle, sans comprendre qu’elle était ce Juste7 du proverbe, ce Juste sans lequel ne subsiste aucun village.

     Ni  aucune ville.

     Ni notre Terre entière.   





1959 —1960  Ak-Métchet8  Riazan







  1. Rappel du chapitre 1, vers la fin : Matriona était leur aînée.
  2. Voir la note 2 du chapitre 2.
  3. Adresse analogue à l’ancienne « Ô chrétiens » en Occident. Il y a tout de même de fortes survivances religieuses – mélangées de superstition – dans le village.
  4. L’expression finale est obscure, dans le texte.
  5. Allusion au sort misérable (le Goulag) réservé aux prisonniers soviétiques ayant survécu et récupérés par l’Armée rouge.
  6. Voir la note 4 du chapitre 2.
  7. Je n’ai pas retrouvé le proverbe. De Lieskov à Soljénitsyne en passant par Tchékhov, les écrivains russes sont de grands créateurs de proverbes. Mais le mythe du Juste caché est aussi un thème de prédilection du folklore juif…
  8. Ville de Crimée (dans la partie autrefois tatare, avant leur déportation par Staline, d’ailleurs Métchet – prononcer Miétchet’ – signifie mosquée. De nos jours, Tchernomorski) où s’étaient installés, après leur relégation au Kazakhstan, les Zoubov, grands amis de l’auteur, qui cachèrent nombre de ses manuscrits.