mercredi 27 juin 2018

Oblomov : chapitre IV


     Résumé du chapitre précédent : vindicatif et insatisfait, Tarantiev a fait son apparition. Comme tous les samedis, il vient déjeuner chez Oblomov – lequel est toujours couché...








IV

     — Bonjour, pays, dit Tarantiev avec brusquerie, en tendant une main velue à Oblomov. Qu’as-tu à rester couché comme une bûche à l’heure qu’il est ?
     — N’approche surtout pas, tu amènes le froid ! fit Oblomov en tirant la couverture sur lui.
     — Qu’est-ce qu’il chante encore, avec son froid ! se lamenta Tarantiev. Allons, prends donc la main qu’on te donne ! Il est presque midi, et il est vautré !
     Il voulut sortir Oblomov du lit, mais celui-ci devança son geste et, baissant vite ses pieds, chaussa d’un seul coup ses pantoufles.
     — J’avais l’intention de me lever à l’instant, dit-il en bâillant.
     — On le sait, comme tu te lèves : tu serais resté couché jusqu’à l’heure du déjeuner.  Hé, Zakhar ! Où es-tu, vieil imbécile ? Viens tout de suite aider ton maître à s’habiller.
     — Tâchez donc d’avoir un Zakhar à vous, vous pourrez lui aboyer dessus ! dit Zakhar en entrant dans la chambre avec un mauvais regard pour Tarantiev. Regardez comme vous avez sali partout avec vos pieds, on dirait qu’il est venu un colporteur ! ajouta-t-il.
     — Tiens, l’épouvantail qui parle ! fit Tarantiev en levant le pied pour en donner un coup par derrière à Zakhar à son passage, mais Zakhar s’arrêta et se retourna, tout hérissé.
     — Osez seulement me toucher ! siffla-t-il avec fureur. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je m’en vais, dit-il en revenant vers la porte.
     — Arrête donc, Mikheï Andréitch1, quel chahuteur tu fais ! Laisse-le tranquille ! Donne-moi ce qu’il me faut, Zakhar !
     Zakhar revint  et, regardant de travers Tarantiev, glissa prestement devant lui.
     S’accoudant sur lui, Oblomov se souleva du lit à contrecœur, comme un homme épuisé, et passa sans entrain dans un grand fauteuil où il se laissa choir, sans plus bouger ensuite.
     Zakhar prit sur un guéridon de la pommade, un peigne et des brosses, lui appliqua de la pommade sur la tête, lui fit une raie et lui passa la brosse dans les cheveux.
     — Vous allez vous laver, à présent ? demanda-t-il.
     — Je vais attendre encore un peu, répondit Oblomov. Et toi, rentre chez toi.
     — Ah, vous êtes là, vous aussi ? dit soudain Tarantiev en se tournant vers Alexeïev, tandis que Zakhar peignait Oblomov.  Je ne vous avais pas vu. Que faites-vous ici ? Un fameux cochon, votre parent ! Je voulais vous le dire depuis longtemps…
     — Quel parent ? Je n’ai aucun parent, répondit en hésitant Alexeïev, stupéfait, tournant des yeux écarquillés vers Tarantiev.
     — Voyons, celui qui travaille dans ce bureau, comment s’appelle-t-il, déjà ? Afanassiev. Ce n’est pas votre parent ? Allons donc.
     — Je ne m’appelle pas Afanassiev, mais Alexeïev, dit Alexeïev. Je n’ai pas de parents.
     — Pas un parent, à d’autres ! Il est aussi moche que vous, et il s’appelle aussi Vassili Nikolaïtch.
     — Je vous jure que nous ne sommes pas parents ; je m’appelle Ivan Alexeïtch.
     — Bon, peu importe, il vous ressemble. Mais c’est un cochon, dites-le lui quand vous le verrez.
     — Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais vu, fit Alexeïev en ouvrant sa tabatière.
     — Donnez-moi donc du tabac ! dit Tarantiev. Du tabac ordinaire, vous n’avez pas de tabac français ? C’est bien ça, dit-il en reniflant une prise. Pourquoi n’avez-vous pas de tabac français ? reprit-il d’un ton sévère. Oui, un cochon comme je n’en ai jamais vu, votre parent, poursuivit Tarantiev. Je lui ai emprunté un jour, il y a presque deux ans, cinquante roubles. Bon, cinquante roubles, est-ce une grosse somme ? Cela peut s’oublier, non ? Pensez-vous : tous les mois, où que nous nous rencontrions : « Et notre petite dette ? » qu’il me fait. Il m’embête ! Et ce n’est pas tout, hier, il est venu dans nos bureaux pour me dire : « Vous avez sûrement touché votre traitement, vous pouvez me rembourser, à présent. » Je lui en ai donné, du traitement : je lui ai fait honte devant tout le monde, il a eu le plus grand mal à retrouver la porte. « Je ne suis pas riche, j’en ai besoin, de cet argent ! » Comme si, moi, je n’en avais pas besoin ! Me prend-il pour un richard pouvant se fendre de cinquante roubles ? Donne-moi donc un cigare, pays.
     — Les cigares sont là-bas, dans la petite boîte, répondit Oblomov en montrant une étagère.
    Il restait assis dans son fauteuil, rêveur, dans sa pose gracieuse et indolente, sans remarquer ce qui se faisait autour de lui, sans entendre ce qui se disait. Il contemplait ses petites mains blanches, les caressant avec amour. 
     — Eh ! Ce sont encore les mêmes ? demanda Tarantiev avec sévérité en prenant un cigare et en jetant un coup d’œil à Oblomov. 
     — Oui, les mêmes, répondit machinalement Oblomov.
     — Mais je t’avais dit d’en acheter d’autres, de marque étrangère ? Voilà bien la façon dont tu retiens ce qu’on te dit ! Veille à ce qu’il y en ait sans faute samedi prochain, autrement, tu ne verras plus un bon moment. Regardez-moi cette cochonnerie ! reprit-il après avoir allumé son cigare, rejeté en l’air un nuage de fumée et avalé un autre nuage. Pas moyen de fumer ça.
     — Tu es venu tôt, aujourd’hui, Mikheï Andréitch, dit Oblomov en bâillant.
     — Et alors, je t’ennuie, c’est ça ?
     — Non, c’était une simple remarque ; habituellement, tu arrives juste pour le déjeuner, alors que là, il est seulement midi passé.
     — Je suis venu plus tôt exprès, afin de savoir ce qu’il y aurait au déjeuner ! Tu me donnes toujours de la cochonnerie, alors je tiens à savoir ce que tu as prévu aujourd’hui.
     — Va demander à la cuisine, dit Oblomov.
     Tarantiev sortit.
     — Je vous demande un peu ! dit-il en revenant. Du beuf et du veau ! Eh, Oblomov, vieux frère, tu ne sais pas vivre, pour un propriétaire ! Le beau seigneur que voilà ! Tu vis comme un petit-bourgeois ; tu ne sais pas régaler les amis ! Bon, tu as acheté du madère ?
     — Je ne suis pas au courant, demande à Zakhar, dit Oblomov sans presque l’écouter ; il doit y avoir du vin.
     — L’ancien, celui de l’Allemand ? Non, fais-nous la grâce de le prendre dans un magasin anglais.
     — Allons, celui-ci suffira, dit Oblomov, sinon, il va falloir encore envoyer quelqu’un !
     — Attends un peu, donne-moi de l’argent et j’en rapporterai ; j’ai encore une course à faire dans ce coin-là.
     Oblomov fouilla dans un tiroir et en retira un billet rouge valant à l’époque dix roubles .
     — Le madère coûte sept roubles, dit-il, en voici dix.
     — Donne-les moi : n’aie pas peur, on me fera la monnaie, là-bas !
     Il arracha le billet des mains d’Oblomov et le fit prestement disparaître dans sa poche.
     — Bon, j’y vais, fit Tarantiev en mettant son chapeau. – Je serai de retour vers cinq heures ; il faut que j’aille voir quelque chose : on m’a promis une place au bureau des boissons2, on m’a dit de repasser… Dis donc, Ilia Ilitch, tu ne pourrais pas louer une calèche aujourd’hui pour aller à Iékatiérinhof3 ? Tu pourrais me prendre avec toi.
     Oblomov secoua la tête négativement.
     — Quoi, tu as la flemme ? Ou alors, tu es trop avare ? Quel lourdaud tu fais ! dit-il. Bon, adieu, à tout à l’heure…
     — Attends, Mikeï Andréitch, l’interrompit Oblomov. Je dois te demander un conseil.
     — Quoi encore ? Fais vite, je n’ai pas le temps.
     — Voilà, deux malheurs viennent de me tomber dessus. On me chasse de mon appartement…
     — Il faut croire que tu ne payes pas ton loyer : tu n’as que ce que tu mérites ! dit Tarantiev qui voulut s’en aller.
     — Allons donc ! Je paye toujours d’avance. Non, le propriétaire veut refaire l’appartement… Mais attends donc ! Où t’en vas-tu ? Dis-moi ce que je dois faire : on me presse de partir, j’ai une semaine pour m’en aller…
     — En quoi suis-je ton conseiller ? Tu te fais des idées…
     — Je ne me fais pas d’idées du tout, dit Oblomov. Au lieu de crier et de faire du tapage, réfléchis plutôt à ce qu’il faut faire. Tu es un homme pratique…
     Tarantiev ne l’écoutait plus, il était plongé dans ses pensées.
     — Bien, soit, tu peux me dire merci, dit-il en ôtant son chapeau et en s’asseyant. Fais-nous servir du champagne au déjeuner, j’ai ton affaire.
     — Comment cela ?
     — Ça tient, pour le champagne ?
     — Ça se peut, si le conseil le vaut.
     — C’est plutôt toi qui ne mérites pas le conseil. Pourquoi te conseillerais-je gratis ? Tiens, demande-lui donc conseil, ou à son parent, ajouta-t-il en montrant Alexeïev.
     — Allez, allez, arrête, parle ! implora Oblomov.
     — Hé bien, voilà : dès demain, tu vas déménager…
     — Hein ? Belle trouvaille ! Je le savais déjà…
     — Attends, ne m’interromps pas ! s’écria Tarantiev. Demain, tu emménages chez ma commère, du côté de Vyborg4.
     — En voilà, une nouvelle ! Du côté de Vyborg ! Mais il y a des loups, l’hiver, là-bas, à ce qu’on dit.
     — Des fois, ils viennent des îles, qu’est-ce que ça peut te faire ?
     — Mais c’est le désert, là-bas, c’est mortel, il n’y a personne.
     — Tu racontes des histoires ! Ma commère y vit : dans une maison avec de grands potagers. C’est une noble femme, une veuve qui a deux enfants ; elle a avec elle son frère, qui est célibataire : une tête, le bonhomme, autre chose que celui-là, dans le coin, dit-il en montrant  Alexeïev – il est d’une autre force que toi et moi !
     — Que veux-tu que ça me fasse, tout ça ? dit Oblomov avec impatience. Je n’irai pas là-bas.
     — On va voir, si tu n’y vas pas. Dis donc, tu as demandé un conseil, alors écoute ce qu’on te dit.
     — Je ne déménagerai pas, dit Oblomov d’un ton résolu.
     — Eh bien, va au diable ! répondit Tarantiev, enfonçant son chapeau sur sa tête et se dirigeant vers la porte. Quel drôle de type tu fais ! dit-il en faisant demi-tour. Qu’est-ce qui te plaît donc tant, ici ?
     — Comment ça, qu’est-ce qui me plaît ? dit Oblomov. J’ai tout à proximité, ici, les magasins, le théâtre, le centre-ville, mes connaissances, tout…
     — Hein ? Tarantiev lui coupa la parole. Depuis combien de temps n’es-tu pas sorti ? Et le théâtre, ça fait combien de temps ? Et quelles sont ces connaissances que tu vas voir ? Et de quel centre-ville, permets-moi de te poser la question, as-tu diable besoin ?
     — Comment, de quel centre-ville ? Je peux en avoir besoin !
     — Tu vois, tu ne le sais pas toi-même ! Tandis que là-bas, réfléchis un peu : tu habiteras chez ma commère, qui est une noble femme, tu seras au calme, tranquille ; personne pour t’embêter ; pas de bruit, pas de boucan, soin et propreté. Regarde : ici, tu vis comme à l’auberge, toi, un seigneur, un propriétaire ! Alors que là-bas, c’est le calme et la propreté ; si tu t’ennuies, tu pourras bavarder avec tes voisins. À part moi, personne ne viendra te voir. Deux jeunes enfants avec qui tu pourras jouer autant que tu en auras envie ! Que veux-tu encore ? Et l’avantage est considérable. Tu payes combien, ici ?
     — Quinze cents.
     — Là-bas, tu auras presque toute la maison pour mille roubles ! Et de belles pièces, lumineuses et tout ! Cela fait longtemps qu’elle voulait un locataire tranquille et ordonné, je vais donc lui parler de toi…
     Oblomov hocha distraitement la tête en signe de refus.
     — Tu racontes des blagues, tu vas déménager ! dit Tarantiev. Réfléchis, ça te reviendra deux moins cher : tu gagnes déjà cinq cents, rien que sur le logement. Ta table sera deux fois meilleure, et plus propre ; pas de cuisinière, ni de Zakhar, pour te voler…
     Un grognement se fit entendre dans le vestibule.
     — Et il y aura plus d’ordre, poursuivit Tarantiev. Tout de même, chez toi, on éprouve de la répugnance à se mettre à table ! On cherche le poivre – pas de poivre ; le vinaigre ? on a oublié d’en acheter ; les couteaux sont sales ; le linge se perd, c’est toi qui le dis, il y a de la poussière partout – une véritable abomination ! Là-bas, une femme s’occupera de ton ménage : pas toi, ni ton imbécile de Zakhar…
     Le grognement dans le vestibule se fit plus fort.
     — Ce vieux cabot, reprit Tarantiev, n’aura plus à penser à rien : on te fournira tout. Pourquoi hésiter ? Déménage, un point c’est tout…
     — Aller comme ça, à brûle-pourpoint, du côté de Vyborg…
     — Allez donc discuter avec lui ! fit Tarantiev en essuyant la sueur sur sa figure. Voici l’été : ce sera exactement comme une datcha5. Tu tiens vraiment à pourrir cet été ici, rue Gorokhovaïa ? Là-bas, tu auras le jardin Biezborodko6 et l’Okhta sous la main, la Néva est à deux pas, tu auras ton potager – tu ne suffoqueras pas dans la poussière ! Toute réflexion est inutile : je vais faire un saut chez elle – donne-moi de quoi payer la course – et demain, tu déménages.
     — Quel homme ! dit Oblomov. Il vous invente d’un seul coup le diable sait quoi : à Vyborg… Il n’y a pas de quoi se pâmer. Non, trouve plutôt une astuce pour que je reste ici. Ça fait huit ans que je suis dans cet appartement, alors je n’ai pas envie d’en changer…
     — Tout est dit, tu vas déménager. Je vais à l’instant voir ma commère, pour ce qui est de ma place, je repasserai une autre fois…
     Il était sur le point de partir.
     — Attends, attends un peu ! Où vas-tu ? l’arrêta Oblomov. J’ai encore une autre affaire, plus sérieuse. Regarde un peu la lettre que j’ai reçue de mon staroste, et dis-moi ce que je dois faire.
     — Tu vois à quoi tu ressembles ? répliqua Tarantiev. Tu ne sais rien faire par toi-même. C’est toujours à moi de le faire ! Et toi, tu es bon à quoi ? Tu n’es pas un homme, tu n’es que de la paille !
     — Où est-elle, cette lettre ? Zakhar, Zakhar ! Il l’a encore fourrée quelque part ! dit Oblomov.
     — Voici la lettre du staroste, dit Alexeïev en prenant la lettre froissée.
       Oui, la voilà, répéta Oblomov, qui se mit à la lire tout haut. 
     — Qu’en dis-tu ? Que dois-je faire ? demanda Ilia Ilitch une fois sa lecture terminée. La sécheresse, les arriérés…
     — Fini, tu es un homme complètement fini ! dit Tarantiev.
     — Pourquoi fini ?
     — Comment ne serais-tu pas fini ?
     — Bon, si je suis fini, dis-moi ce que je dois faire !
     — Et tu me donneras quoi ?
     — Du champagne, c’était convenu, que te faut-il encore ?
     — Du champagne pour t’avoir trouvé un logement : tout de même, je te comble de bienfaits et toi, tu n’apprécies pas, tu discutes ; tu es un ingrat ! Va donc te trouver un logement toi-même ! Et quel logement ! C’est surtout la tranquillité que tu y connaîtras : exactement comme si tu étais chez ta propre sœur. Deux petits enfants, un frère célibataire, je passerai tous les jours…
     — Bon, bon, c’est bien, l’interrompit Oblomov ; dis-moi maintenant ce que je dois faire avec le staroste.
     — Je te le dirai si tu ajoutes du porter au déjeuner.
     — Du porter, maintenant ! Il ne te suffit pas…
     — Bon, alors adieu ! dit Tarantiev en remettant son chapeau.
     — Mon Dieu ! Le staroste qui m’écrit que je recevrai « dans les deux mille roubles en moins » , et celui-ci qui rajoute du porter ! Bon, très bien, achète du porter.
     — Donne-moi encore de l’argent ! dit Tarantiev.
     — Mais il te restera la monnaie du billet rouge.
     — Et le fiacre pour aller à Vyborg ? répondit Tarantiev.
     Oblomov ressortit un rouble et le lui fourra dans la main avec humeur.
     — Ton staroste est un filou, voilà ce que je peux te dire, commença Tarantiev en faisant disparaître le rouble dans sa poche ; et toi, tu l’écoutes bouche bée en  lui faisant confiance. Regarde ce qu’il chante ! Les sécheresses, une mauvaise année pour les récoltes, les arriérés et les moujiks en fuite. Il ment, il ment d’un bout à l’autre ! Je me suis laissé dire que dans nos régions, au domaine de Choumilovo, par exemple, la récolte de l’an passé a permis de payer toutes les dettes en retard, mais chez toi, soudain, c’est la sécheresse et la récolte est mauvaise. Choumilovo n’est qu’à une cinquantaine de verstes7 de ton domaine à toi : pourquoi  le blé n’a-t-il pas brûlé là-bas ? Et les arriérés, il les a aussi inventés ! Où avait-il les yeux ? Pourquoi ces négligences ? D’où viennent ces arriérés ? Le travail manque, il n’y a pas de débouchés, dans nos contrées ? Ah, le brigand ! Je lui aurais appris, moi ! Et les paysans ont fui parce qu’il a dû les écorcher, leur soutirer quelque chose, après quoi il les a laissés s’envoler, sans aller se plaindre au commissariat.
     — Cela ne tient pas, dit Oblomov, il donne même dans sa lettre la réponse du commissaire, de façon si naturelle…
     — Toi alors ! Tu ne connais rien à rien. Mais tous les aigrefins écrivent de façon naturelle – tu peux me croire ! Tiens, par exemple, reprit-il en montrant Alexeïev, il y a ici une âme honnête, le roi des moutons, pourrait-il écrire de façon naturelle ? Jamais de la vie. Alors que son parent, ce vain cochon, cette canaille, lui, écrira fort bien de façon naturelle. Et toi non plus, tu ne saurais pas écrire de façon naturelle ! De sorte que ton staroste est déjà une canaille, d’avoir écrit adroitement et de façon naturelle. Vois donc la façon dont il a aligné les mots : « ramener ces paysans à leur domicile » .
     — Que faire à son sujet ? demanda Oblomov.
     — Le remplacer immédiatement.
     — Et pour nommer qui ? Comment veux-tu que je les connaisse, ces moujiks ? Un autre sera encore pire, peut-être. Cela fait douze ans que je ne suis pas allé là-bas.
     — Vas-y toi-même, dans ton village : pas moyen de l’éviter ; passes-y l’été, et cet automne, rends-toi tout droit dans ton nouveau logement. Je veillerai à ce qu’il soit prêt.
     — Dans mon nouveau logement, au village, moi-même ! Quelles mesures désespérées tu me proposes ! fit Oblomov avec déplaisir. Comme s’il n’y avait pas moyen d’éviter les extrêmes et de s’en tenir au juste milieu…
     — Hé bien mon cher Ilia Ilitch, tu vas te perdre tout à fait. Moi, à ta place, j’aurais depuis longtemps hypothéqué mon domaine pour m’en acheter un autre, ou encore prendre une maison ici, dans un bon coin : cela vaut ton village. Et puis j’aurais hypothéqué cette maison pour en acheter une autre… Donne-moi seulement ta propriété, et les gens entendront parler de moi.
     — Arrête de te vanter et trouve-moi le moyen de ne pas quitter mon appartement, de ne pas me rendre dans mon village et de faire que les choses s’arrangent… observa Oblomov.
     — Mais bougeras-tu un jour de ta place ? dit Tarantiev. Regarde-toi donc : à quoi es-tu bon ? De quelle utilité es-tu pour ta patrie ? Il ne peut même pas se rendre dans son village !
     — Il est encore trop tôt pour que j’y aille, répondit Ilia Ilitch. Laisse-moi d’abord achever le plan de réorganisation que j’ai l’intention d’exécuter dans mon domaine… Et tu sais quoi, Mikheï Andréitch ? dit soudain Oblomov. Vas-y donc, toi. Tu connais l’affaire, ainsi que la région ; je ne regarderai pas à la dépense.
     — Me voici ton intendant, c’est ça ? répliqua Tarantiev avec hauteur. Et puis, j’ai perdu l’habitude de traiter avec les moujiks.
     — Que faire ? fit pensivement Oblomov. Vraiment, je ne sais pas.
     — Eh bien, écris au commissaire8 : demande-lui si le staroste lui a parlé des escapades des moujiks, lui conseilla Tarantiev. Et prie-le d’aller faire tour au village ; écris ensuite au gouverneur pour qu’il enjoigne au commissaire de faire un rapport sur la conduite du staroste :  « Excellence, prenez, comme un père, part à mes angoisses et portez un regard compatissant à l’inévitable et effrayant malheur dont je suis menacé  par suite des actions violentes de mon staroste, et à la ruine complète à laquelle je suis immanquablement voué, avec une femme et douze enfants en bas âge, lesquels resteront sans aucune assistance et sans le moindre bout de pain… »
     Oblomov se mit à rire.
     — Où ramasserais-je tant de marmots, si l’on demandait à les voir ? dit-il.
     — Des blagues ! Écris : douze enfants en bas-âge ; personne n’y fera attention, personne ne cherchera à se renseigner, au contraire, cela paraîtra « naturel » … Le gouverneur transmettra la lettre à son secrétaire, toi, dans le même temps, tu écriras aussi au secrétaire en lestant ta lettre de quelques billets de banque – et le secrétaire donnera des ordres. Adresse-toi également aux voisins : quels sont-ils, là-bas ?
     — À côté, il y a Dobrynine, dit Oblomov. Nous nous sommes souvent vus ici ; il est là-bas, à présent.
     — Écris-lui aussi, prie-le gentiment, dis-lui : « Rendez-moi un signalé service, ayez cette obligeance de chrétien, d’ami et de voisin. » Et joins à la lettre un petit cadeau, quelque babiole de Pétersbourg, des cigares, que sais-je. Voilà comment tu devrais procéder, mais tu ne penses à rien. Homme perdu ! Je l’aurais fait danser, moi, ton staroste : je lui en aurais fait voir ! Quand donc part le courrier ?
     — Après-demain, dit Oblomov.
     — Alors, assieds-toi et écris tout de suite.
     — Pourquoi tout de suite, si j’ai dit après-demain ? fit remarquer Oblomov.  On pourra le faire demain. Écoute un peu, Mikheï Andréitch, poursuivit-il, parachève « tes bienfaits » ; de mon côté, soit, j’ajouterai encore au déjeuner un poisson ou quelque volaille.
     — Qu’y a-t-il encore ?
     — Assieds-toi cinq minutes et écris. Ça ne te prendra pas longtemps d’écrire trois lettres ! Tu as une façon si « naturelle » de raconter, ajouta-t-il en s’efforçant de dissimuler un sourire. Et Ivan Alexéitch9 qui est là, pourrait les mettre au net…
     — Tu as de drôles d’idées ! répondit Tarantiev. Que moi, je me mette à écrire ! Cela fait plus de deux jours que je n’écris pas, au bureau : dès que je m’assois, une larme me vient à l’œil gauche, qui me lance ; sans doute un courant d’air que j’aurai attrapé, et j’ai la tête lourde dès que je me penche… Quel paresseux tu fais ! Tu vas te perdre, vieux frère, Ilia Ilitch, et pour trois fois rien !
     — Ah, si seulement Andreï10 pouvait arriver ! dit Oblomov. Il arrangerait tout…
     — Un beau bienfaiteur, que tu as trouvé là ! le coupa Tarantiev. Un maudit Allemand, un fieffé coquin !
     Tarantiev éprouvait une sorte de dégoût instinctif envers les étrangers. À ses yeux, Français, Allemand, Anglais étaient synonymes de filou, de trompeur, de fourbe ou de brigand. Il ne faisait même aucune différence entre les nationalités : pour lui, c’était du pareil au même.
     — Écoute, Mikheï Andréitch, dit Oblomov sur un ton sévère, je t’ai demandé de tenir un peu plus ta langue, en particulier à propos d’un homme avec lequel j’ai des liens.
     — Des liens ! répliqua haineusement Tarantiev. Quels liens de parenté a-t-il avec toi ? C’est un Allemand, non ?
     — Il m’est plus proche que n’importe quel parent : nous avons grandi et étudié ensemble, et je ne permettrai pas d’insolences…
     De colère, Tarantiev devint pourpre.
     — Hé bien ! Si tu me préfères un Allemand, dit-il, je ne remets plus les pieds chez toi. 
     Il mit son chapeau et se dirigea vers la porte. Oblomov se radoucit aussitôt. 
     — Il faudrait que tu respectes en lui mon ami, et que tu en parles avec plus de ménagements – voilà tout ce qu’exige ! Je crois que ce n’est pas demander un immense service, dit-il.
     — Respecter un Allemand ? dit Tarantiev avec le plus profond mépris. Et pourquoi ? 
     — Je te l’ai déjà dit, ne serait-ce que parce que nous avons grandi et étudié ensemble, lui et moi.
     — La belle affaire ! Comme si c’était rare, d’avoir étudié ensemble !
     — Mais s’il était ici, il m’aurait depuis longtemps épargné tout souci, sans réclamer de porter ni de champagne… dit Oblomov.
     — Bon, tu me fais des reproches ! Eh, va au diable avec ton porter et ton champagne ! Tiens, reprends ton argent… Zut, où l’ai-je mis ? Je ne sais plus du tout où j’ai fourré ce satané argent !
     Il tira un bout de papier noirci d’encre et couvert de graisse.
     — Non, ce n’est pas ça ! fit-il. Où l’ai-je donc mis ?
     Il fouilla dans ses poches.
     — Pas la peine de le ressortir ! dit Oblomov. Je ne te fais pas de reproches, je te demande juste de parler plus décemment d’un homme dont je suis proche et qui a tant fait pour moi…
     — Tant fait ! répliqua haineusement Tarantiev. Hé bien, attends, il en fera encore beaucoup – tu n’as qu’à l’écouter !
     — Pourquoi me dis-tu cela ? demanda Oblomov;
     — Parce que, lorsque ton Allemand t’aura plumé, tu verras ce que c’est que de préférer une sorte de vagabond à un pays, un Russe…
     — Écoute, Mikheï Andréitch, commença Oblomov.
     — Il n’y a rien à écouter, j’en ai écouté pas mal, j’ai enduré bien du chagrin, et venant de ta part !  Dieu sait combien j’ai essuyé d’affronts… En Saxe, son père ne devait pas voir la couleur du pain, et il est venu ici se pavaner.
     — Qu’as-tu à t’en prendre aux morts ? Quelle faute a commise son père ?
     — Ils sont coupables tous les deux, et le père et le fils, dit Tarantiev d’un air sombre, en agitant la main. Ce n’est pas pour rien que mon père m’avait mis en garde contre ces Allemands, lui qui, au cours de sa vie, a rencontré toutes sortes de gens !
     — Mais qu’est-ce qui te déplaît chez le père, par exemple ? demanda Ilia Ilitch.
     — Ceci qu’il est arrivé dans notre région au mois de septembre, en souliers11, vêtu de sa seule redingote, et le voilà qui laisse un héritage à son fils – qu’est-ce que ça veut dire ?
     — Il a laissé en tout et pour tout dans les quarante mille roubles à son fils. Sa femme lui avait apporté une dot, et il a gagné le reste en donnant des leçons aux enfants et en gérant un domaine : il avait de bons appointements. Tu vois, le père n’est en rien coupable. À présent, au fils : en quoi est-il coupable ?
     — Le brave garçon ! En un clin d’œil, il a fait des quarante mille du père un capital de trois cent mille et, dans le service, il a dépassé le rang de conseiller de cour12, et c’est un savant… et maintenant, le voilà encore qui voyage ! Il a trouvé le temps de tout faire, le polisson ! Allons, un vrai Russe, un brave Russe entreprendrait-il tout cela ? Un Russe choisit une chose, une seule, et encore, en prenant son temps, tout doucement, alors que celui-là, zou ! Bon, s’il était entré dans le commerce des vins, on saurait au moins d’où provient sa fortune, alors que là, rien, clic-clac ! C’est louche ! Je les traînerais devant les tribunaux, les gens comme lui ! Le voilà qui vadrouille le diable sait où, à l’heure actuelle ! poursuivit Tarantiev. Pourquoi est-il en vadrouille à l’étranger ? 
     — Il veut s’instruire, tout voir, connaître.
     — S’instruire ! Il n’a pas reçu assez d’instruction ? Il veut étudier quoi ? Il ment, ne lui fais pas confiance : il te ment les yeux dans les yeux, comme on ment à un bambin. Est-ce que les grandes personnes apprennent quelque chose ? Vous entendez ce qu’il raconte ? Un conseiller de cour, étudier ! Toi, par exemple, tu as étudié à l’école, est-ce que par hasard tu étudies encore ? Et lui (il montra Alexeïev), est-ce qu’il étudie ? Et son parent, il étudie, peut-être ? Parmi les braves gens, qui étudie ? Alors, il est assis sur les bancs d’une école allemande, et il apprend ses leçons ? Il ment ! J’ai entendu dire qu’il était allé observer une machine et en commander un exemplaire : sans doute une presse pour argent russe ! Je le flanquerais en prison… Des paquets d’actions… Oh, ces actions me révulsent à un point !
     Oblomov éclata de rire.
     —Qu’as-tu à rire ? Ce n’est pas la vérité, ce que je dis ?
     — Allons, laissons cela ! l’interrompit Ilia ilitch. Va où tu voulais aller, que Dieu te garde ! Quant à moi, je vais écrire toutes ces lettres avec Ivan Alexeïevitch, et puis je tâcherai de coucher sans tarder sur le papier mon plan : autant tout faire d’un seul coup…
     Tarantiev gagna le vestibule, puis revint brusquement sur ses pas, une nouvelle fois.
     — Ça m’était sorti complètement de la tête ! C’est une affaire qui m’a amené chez toi ce matin, commença-t-il, tout à fait radouci. Je suis invité à une noce, demain : Rokotov se marie. Prête-moi ton habit, pays ; le mien, vois-tu, est un peu élimé…
     — Mais c’est impossible ! dit Oblomov, se rembrunissant devant cette nouvelle demande. Mon habit n’est pas à ta taille…
     — Mais bien sûr que si ! le coupa Tarantiev. souviens-toi que j’ai essayé ta redingote : comme si elle avait été faite pour moi ! Zakhar, Zakhar ! Amène-toi un peu, vieille brute ! cria Tarantiev.
     Zakhar gronda comme un ours, mais ne vint pas.
     — Appelle-le, Ilia Ilitch. Il se prend pour qui ? se plaignit Tarantiev.
     — Zakhar ! cria Oblomov.
     — Ah, puissiez-vous… entendit-on dans le vestibule, en même temps que le bruit de pieds sautant à bas du poêle.
     — Bon, que voulez-vous ? demanda-t-il en s’adressant à Tarantiev.
     — Apporte mon habit noir ! ordonna Ilia Ilitch. Mikheï Andréitch va l’essayer pour voir s’il est à sa taille : il doit aller à une noce demain…
     — Je n’apporterai pas l’habit, dit résolument Zakhar.
     — Comment oses-tu ? Ton maître l’ordonne ! s’écria Tarantiev. Ilia Ilitch, pourquoi ne l’expédies-tu pas dans une maison de correction13 ?     
     — Bon, il ne manquait plus que cela, mettre un vieillard en maison de correction ! dit Oblomov. Ne sois pas têtu, Zakhar, apporte l’habit !
     — Je ne l’apporterai pas ! répondit froidement Zakhar. Qu’on14 rapporte d’abord le gilet et la chemise qui sont là-bas en villégiature depuis cinq mois. On nous les a pris à l’occasion de la fête de quelqu’un, et puis adieu ; un gilet de velours, ainsi qu’une chemise en fine toile de Hollande : elle vaut vingt-cinq roubles. Je n’apporterai pas l’habit !
     — Eh bien, adieu ! Que le diable soit avec vous, en attendant ! conclut avec humeur Tarantiev en sortant et en menaçant Zakhar du poing. N’oublie pas, Ilia Ilitch, je vais louer l’appartement pour toi – tu entends ? ajouta-t-il.
     — Bon, bon, très bien ! dit avec impatience Oblomov pour se défaire de lui.
     — Et toi, écris ce que tu dois écrire, poursuivit Tarantiev. Et n’oublie pas d’écrire au gouverneur que tu as douze enfants « tous en bas âge ». Et que la soupe soit sur la table à cinq heures ! Et pourquoi ne nous as-tu pas fait préparer de pâté ?
     Mais Oblomov ne répondit rien ; depuis un bon moment, il n’écoutait plus et, les yeux fermés, pensait à autre chose.
     Il se fit dans la pièce, au départ de Tarantiev, un silence inviolé pendant une dizaine de minutes. Oblomov était affligé, d’une part, par la lettre du staroste, d’autre part, par l’imminence de son déménagement, et de plus, le bavardage de Tarantiev l’avait éreinté. Enfin, il poussa un soupir.
     — Pourquoi n’écrivez-vous pas ? demanda doucement Alexeïev. Je vous aurais taillé une plume.
     — Taillez-là et partez, que Dieu soit avec vous ! dit Oblomov. Je vais m’y mettre tout seul, vous mettrez ça au net après le déjeuner.
     — Très bien, monsieur, répondit Alexeïev. En effet, je dois vous gêner… Je vais aller dire qu’on ne nous attende pas à Iékatiérinhof. Adieu, Ilia Ilitch.
     Mais Ilia Ilitch ne l’écoutait pas ; repliant ses jambes sous lui, il s’était presque couché dans son fauteuil et, en pleine désolation, était plongé dans un état qui tenait à la fois de la somnolence et de la rêverie.    


  1. Rappel : Andréitch est la forme raccourcie du patronyme Andreïevitch, fils d’André.
  2. Voir le chapitre III, note 3.
  3. Voir le chapitre II.
  4. De l’autre côté de la Néva.
  5. Maison de campagne, résidence secondaire dans les bois… Le terme est passé en français.
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Bezborodko. L’Okhta est une petite rivière.
  7. La verste fait 1,1 km environ.
  8. Déjà mentionné plusieurs fois. L’ispravnik est l’officier de police d’un district rural.
  9. L’indéfinissable Alexeïev - voir le chapitre II – a encore changé de patronyme…
  10. Stolz !
  11. Les hommes portaient des bottes, en Russie.
  12. Septième rang, milieu de la table.
  13. Prisons pour des peines de courtes durée, apparues vers 1845.
  14. Le texte russe utilise un pluriel de déférence qui prend ici un sens ironique…

mercredi 20 juin 2018

Oblomov : chapitre III


     Résumé du chapitre précédent : toujours couché, Oblomov a essuyé un défilé de visiteurs venant lui conter par le menu les vanités du monde. Il a seulement réussi à faire part au dernier, Alexeïev, de l'inquiétude qui le taraude : le staroste de son village lui annonce des rentrées d'argent en baisse, et son propriétaire de prie de quitter au plus vite son appartement. Il attend avec ferveur la venue d'un mystérieux Stolz. Mais voici qu'un nouveau visiteur s'annonce...






III

     — Il est chez lui ? demanda dans le vestibule une grosse voix rude.
     — Où irait-on à cette heure ? répondit Zakhar encore plus rudement. 
     Entra un homme d’une quarantaine d’années, taillé dans les grandes dimensions, de haute stature, aux épaules massives et au corps volumineux, avec un visage aux traits sans finesse, une grosse tête posée sur un cou puissant et court, de grands yeux à fleur de tête et des lèvres épaisses. De prime abord, cet homme donnait une impression de grossièreté et de malpropreté. L’élégance de son costume n’était clairement pas son souci. On ne le voyait pas toujours bien rasé. Mais il était évident qu’il n’en avait cure ; il n’avait pas honte de son costume, qu’il portait avec une sorte de dignité cynique.
     Il s’agissait de Mikheï Andreïevitch Tarantiev1, un pays d’Oblomov.
      Tarantiev posait sur toute chose un regard maussade, un peu méprisant, il était plein d’une malveillance ostensible envers tout ce qui l’entourait ; on le voyait prêt à injurier le monde entier, comme s’il était victime d’une injustice humiliante, comme si quelque mérite en lui n’était pas reconnu, en définitive, comme un fort caractère pourchassé par le destin, et qui s’y soumet à contrecœur, et sans renoncer à sa fierté.
     Ses mouvements avaient de l’ampleur, ses gestes de la hardiesse ; il était volubile et parlait d’une voix forte, presque toujours avec colère ; l’entendre d’une certaine distance, c’était exactement comme entendre trois chariots vides roulant sur un pont. Il ne se gênait devant personne et n’avait pas la langue dans sa poche ; de façon générale, il s’adressait avec rudesse à tout le monde, y compris ses amis, comme s’il cherchait à faire comprendre qu’en parlant avec quelqu’un, même s’il déjeunait ou dînait chez la personne en question, il lui faisait un grand honneur.
     Tarantiev avait l’esprit vif et retors ; il n’avait pas son pareil pour résoudre un problème de la vie courante ou démêler une question juridique embrouillée : il échafaudait sur-le-champ, dans un cas comme dans l’autre, un plan d’action qu’il étayait dans les moindres détails, et finissait presque toujours par dire des grossièretés à celui qui lui avait demandé conseil.
     Cependant lui-même, vingt-cinq ans plus tôt, s’était fait engager comme scribe dans un bureau, y restant jusqu’à avoir les cheveux gris. Qu’il eût pu exercer de plus hautes fonctions ne lui était jamais venu à l’esprit, pas plus qu’à l’esprit de personne.
     En réalité, Tarantiev n’était qu’un beau parleur ; en paroles, il résolvait avec clarté et facilité toutes les difficultés, en particulier celles d’autrui ; mais dès qu’il s’agissait de lever le petit doigt, de bouger un peu – bref, de mettre en œuvre le plan qu’il avait échafaudé, de montrer du savoir-faire et de la promptitude –, c’était un tout autre homme : plus rien n’allait – il se sentait brusquement mal, il était indisposé, il était gêné ou avait quelque chose d’autre à faire, dont il ne s’occupait pas davantage ou alors, s’il s’y mettait, Dieu sait ce que ça pouvait donner. C’était un véritable gamin, insoucieux de ceci, dédaignant tel ou tel détail, prenant ailleurs du retard, et finissant par abandonner l’affaire au beau milieu ou par s’y attaquer par le mauvais bout et gâter l’ensemble sans remède, les injures venant ensuite couronner le tout.
     Son père, clerc de province à l’ancienne mode, aurait voulu lui laisser en héritage l’art et la manière de traiter les affaires d’autrui et de faire adroitement une carrière de clerc ; mais le destin en avait décidé autrement. Le père n’avait étudié qu’à moindres frais et désirait que son fils soit pleinement de son époque et en sache davantage que les astuces juridiques. Il l’envoya étudier trois ans le latin chez un prêtre. 
     Naturellement doué, le garçon étudia pendant ces trois années la grammaire et la syntaxe latines et allait s’attaquer à Cornélius Népos, quand son père décida qu’il en savait assez, que ces connaissances lui donnaient déjà un énorme avantage sur la vieille génération, et qu’enfin aller plus loin dans l’étude pouvait éventuellement nuire à une carrière dans les tribunaux.
     Âgé de seize ans, Mikheï, qui ne savait que faire du latin appris, entreprit, dans la demeure de ses parents, de l’oublier ; toutefois, en l’attendant d’avoir l’honneur d’assister aux séances d’un tribunal de zemstvo2, ou de district, il assistait à toutes les réjouissances de son père et, à cette école, au milieu des conversations les plus libres, l’esprit du jeune homme se développa et s’aiguisa. 
     Avec la réceptivité propre à son jeune âge, il prêtait l’oreille aux récits de son père et de ses collègues, portant sur différentes affaires tant civiles que criminelles, sur les cas étranges qui étaient passés entre les mains de ces clercs de la vieille école.
     Mais tout cela ne mena nulle part. Mikheï ne devint pas un brasseur d’affaires, un avocat procédurier, bien que tous les efforts de son père tendissent à ce but, et eussent bien entendu été couronnés de succès si le destin n’était pas venu ruiner tous les projets du vieillard. Mikheï avait bien assimilé toute la théorie entendue lors des entretiens du père avec ses collègues, il ne restait plus qu’à la mettre en pratique, mais la mort de son père ne lui laissa pas le temps d’entrer au tribunal, et quelque bienfaiteur l’emmena à Pétersbourg et lui trouva une place de commis aux écritures dans une administration, pour l’oublier par la suite.
     Si bien que Tarantiev resta toute sa vie un pur théoricien. Dans son emploi à Pétersbourg, son latin ne lui servait à rien, pas plus que les subtilités théoriques pour faire avancer à son gré les affaires de justice, bonnes ou mauvaises ; et cependant, il avait et sentait en lui une force en sommeil, enfermée pour toujours en lui-même par l’adversité des circonstances, sans espoir qu’elle pût revoir le jour, à l’instar des esprits mauvais des contes, prisonniers de murs enchantés qui les empêchent de nuire. C’était peut-être la conscience de cette force inutile en lui qui faisait que Tarantiev se montrait rude, malveillant, colérique et acariâtre.
     Il considérait avec amertume et dédain ce à quoi il passait son temps : l’ampliation des documents, la reliure des dossiers, etc. Il ne gardait qu’un seul et dernier espoir, qui lui souriait de loin : se faire muter dans le commerce du vin3. Il voyait dans cette voie la seule substitution avantageuse à la carrière à laquelle le destinait son père, et qui s’était révélée inaccessible. Et en attendant, la théorie paternelle de l’action et de la vie, cette théorie de l’astuce et des pots-de-vin qui n’avait pu se déployer et donner sa mesure en province, s’était adaptée à toutes les médiocrités et insignifiances de sa vie à Pétersbourg, elle s’était glissée dans toutes ses relations privées, à défaut de pouvoir le faire dans la sphère publique. 
     Il était foncièrement vénal et, se conformant à la théorie, s’ingéniait, à défaut d’affaires et de solliciteurs,  à ramasser des pots-de-vin auprès de ses collègues et de ses amis, Dieu sait comment et pourquoi – par ruse ou insistance, il forçait tous ceux qu’il pouvait à le régaler, exigeait d’eux une considération qu’il ne méritait nullement et leur témoignait de l’aigreur. Il n’avait jamais honte de porter des vêtements usés, mais éprouvait une certaine inquiétude lorsqu’il n’avait pas en vue de déjeuner plantureux accompagné d’une quantité convenable de vin et de vodka.
     Cela lui faisait jouer, dans le cercle de ses connaissances, le rôle d’un grand chien de garde aboyant après tout le monde, ne permettant à personne de lever le petit doigt, mais prêt dans le même temps à attraper au vol le moindre bout de viande, quelle qu’en soit la provenance.
     Tels étaient les deux visiteurs4 les plus assidus d’Oblomov.
     Dans quel but ces deux prolétaires russes venaient-ils chez lui ? Ils le savaient très bien, pourquoi ils venaient : pour boire et manger, pour fumer de bons cigares. Ils y trouvaient la chaleur et la tranquillité d’un abri, ainsi qu’un accueil invariablement, sinon cordial, du moins indifférent.
     Mais pourquoi Oblomov les laissait-il entrer ?  Il avait du mal à le savoir lui-même. Sans doute pour la même raison que celle qui, encore de nos jours, chez nos lointains Oblomov, dans toutes les maisons cossues, fait se presser un essaim de semblables personnages des deux sexes, sans profession ni ressources,  sans bras pour produire mais avec un estomac pour consommer, et presque toujours pourvus d’un grade et d’un titre. 
     Il existe encore des sybarites à qui de tels appendices sont indispensables pour vivre : cet apport superflu les sauve de l’ennui. Sans eux, qui pour vous tendre la tabatière égarée ou ramasser pour vous le mouchoir tombé par terre ? Qui pour vous écouter avec sollicitude vous plaindre de votre mal de tête, ou raconter un mauvais rêve et en exiger l’interprétation ? Qui pour vous faire la lecture afin de vous aider à vous endormir ? Et ce prolétaire, il arrive qu’on l’envoie faire une course à la ville voisine, il peut se rendre utile dans diverses tâches – histoire de ne va pas avoir à se démener soi-même !
     Faisant beaucoup de bruit, Tarantiev sortait Oblomov de son immobilité et le tirait de son ennui. Il criait, bataillait, composait une sorte de spectacle qui dispensait son hôte paresseux de la corvée de la parole et de l’action. Dans la chambre où régnaient le sommeil et la tranquillité, Tarantiev apportait la vie, le mouvement et parfois des nouvelles du dehors. Sans remuer le petit doigt, Oblomov pouvait entendre et voir quelque chose de vif, remuant et parlant devant lui. Il avait en outre la naïveté de croire que Tarantiev pouvait réellement être de bon conseil.
     Quant aux visites d’Alexeïev, Oblomov les tolérait pour une autre raison, non moins importante. S’il voulait vivre à sa guise, à savoir rester couché sans rien dire, sommeiller ou déambuler dans sa chambre, c’était comme si Alexeïev n’eût pas été là : il se taisait lui aussi, sommeillait de son côté ou regardait un livre, ou encore examinait en bâillant paresseusement, jusqu’à en avoir les larmes aux yeux, les tableaux et les bibelots. Il pouvait tenir ainsi au moins trois jours. Mais si Oblomov en avait assez d’être seul et ressentait le besoin de parler, de lire, de raisonner, de manifester de l’émotion – il trouvait toujours en lui un auditeur docile et disposé à s’intéresser, toujours prêt à partager tout uniment et son silence, et sa conversation, et son émotion, et son point de vue, quel qu’il fût.
     Ses autres visiteurs venaient rarement, ils passaient en coup de vent, comme l’avaient fait les trois premiers ; avec eux les liens se défaisaient de plus en plus. Il arrivait à Oblomov de s’intéresser à quelque nouvelle, à participer cinq minutes à une conversation, puis, rassasié, il se taisait. Eux, il fallait les payer de retour, prendre part à ce qui les intéressait. Ils se baignaient dans la multitude ; chacun d’eux entendait la vie à sa façon, qui n’était pas du tout celle d’Oblomov, et s’efforçait d’y mêler ce dernier : tout cela lui déplaisait, lui répugnait, n’était pas à son goût.
     Une seule personne lui plaisait vraiment : celui-là non plus ne le laissait pas tranquille ; il aimait la nouveauté, le monde, la science, la vie sous toutes ses formes, mais avec plus de profondeur et de sincérité – et Oblomov, bien qu’il se montrât affable avec tous, n’avait d’affection véritable que pour cet homme-là, peut-être parce qu’ils avaient grandi, étudié et vécu ensemble. Cet homme, c’était Andreï Ivanovitch Stolz.
     Il était absent, mais Oblomov l’attendait d’un moment à l’autre.








  1. Se prononce Taranntieff.
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Zemstvo
  3. Le commerce du vin était confié depuis le dix-huitième siècle à des « fermiers » privés payant redevance à l’État.
  4. L’autre, c’est le dernier visiteur resté dans les murs à la fin du chapitre précédent, Alexeïev…



samedi 16 juin 2018

Oblomov : chapitre II


Résumé du chapitre précédent : Oblomov, qui passe la matinée dans son lit, se bat avec son vieux domestique Zakhar, lequel estime que faire la poussière n'a guère d'intérêt, puisqu'elle revient toujours. Il a par ailleurs reçu deux très mauvaises nouvelles : le staroste de son village/ domaine lui a écrit pour lui dire que les affaires allaient mal, et son propriétaire, voulant récupérer son appartement, le somme de déguerpir...








II

     Fit son entrée un jeune d’homme d’environ vingt-cinq ans, éclatant de santé, aux yeux rieurs, de même que ses joues et ses lèvres. Il donnait envie de le regarder.
     Il était impeccablement coiffé et habillé, son visage était d’une fraîcheur aveuglante, tout comme son linge, ses gants et son habit. Une élégante chaîne barrait son gilet, portant tout un tas de minuscules breloques. Il sortit un mouchoir de la plus fine batiste, aspira des arômes orientaux, puis le passa négligemment sur sa figure, sur son chapeau lustré et en épousseta enfin ses bottes vernies.
     — Ah, Volkov, bonjour ! dit Ilia Ilitch.
     — Bonjour, Oblomov, dit le brillant personnage en s’approchant de lui.
     — Pas si près, pas si près, vous amenez le froid ! fit ce dernier.
     — Ah, enfant gâté, sybarite ! dit Volkov en cherchant du regard où poser son chapeau, qu’il ne posa nulle part, car il avait vu de la poussière partout ; il écarta les deux pans de son habit pour s’asseoir mais, ayant attentivement regardé le fauteuil, il resta debout. 
     — Vous n’êtes pas encore levé ! Qu’est-ce que c’est que cette chemise de nuit que vous portez ? Il y a longtemps qu’on n’en porte plus, des comme ça, reprocha-t-il à Oblomov pour lui faire honte. 
     — Ce n’est pas une chemise de nuit, mais une robe de chambre, dit Oblomov en s’emmitouflant amoureusement dans les larges pans du peignoir. 
     — Êtes-vous en bonne santé ? demanda Volkov.
     — Oh, la santé ! fit Oblomov en bâillant. Ça va mal. Je souffre de congestions. Et vous, comment allez-vous ?
     — Moi ? Ça va : je suis en forme et gai – très gai ! ajouta le jeune homme en y mettant du cœur.
     — D’où venez-vous, si tôt ? s’enquit Oblomov.
     — De chez mon tailleur. Regardez un peu, il n’est pas beau, cet habit ? dit-il en tournant sur lui-même devant Oblomov.
     — Il est parfait. Il est fait avec beaucoup de goût, dit Ilia Ilitch – tout de même, pourquoi est-il si large à l’arrière ?
     — C’est une redingote de cavalier : c’est pour faire du cheval.
     — Ah, voilà ! Vous montez donc ?
     — Mais bien sûr ! c’est même pour cela que j’avais commandé cette redingote pour aujourd’hui. C’est que nous sommes le premier mai : avec Goriounov, nous allons à Iékatiérinhof1. Ah ! Vous ne savez pas ? Micha Goriounov a eu de l’avancement – nous allons fêter ça aujourd’hui, ajouta Volkov, enthousiaste.
     — C’est donc ça ! dit Oblomov.
     — Il a un cheval roux, poursuivit Volkov, dans son régiment, ils ont des alezans, alors que le mien est un moreau. Vous irez comment : à pied, ou en voiture ?
     — Je… n’irai pas du tout, dit Oblomov.
     — Ne pas être à Iékatiérinhof le premier mai ! Qu’avez-vous, Ilia Ilitch ?  fit Volkov avec étonnement. Tout le monde y sera !
     — Tout le monde ? Mais non, pas tout le monde, fit paresseusement remarquer Oblomov.
     — Venez donc, très cher Ilia Ilitch ! Sophia Nikolaïevna et Lidia ne seront que deux dans leur voiture, vous pourriez aller avec elles, sur la banquette en face de leurs sièges…
     — Non, je ne prendrai pas place sur cette banquette. D’ailleurs, qu’irais-je faire là-bas ?
     — Bon, alors, vous voulez que Micha vous donne un autre cheval ?
     — Dieu sait ce qu’il va chercher ! dit Oblomov presqu’en aparté. Qu’est-ce que vous avez, avec les Goriounov ?
     — Ah ! fit Volkov en piquant un fard. Dois-je le dire ?
     — Parlez !
     — Vous ne le répéterez à personne ? Votre parole ? reprit Volkov en s’asseyant à côté de lui sur le canapé.
      — Soit.
     — Je… suis amoureux de Lidia, chuchota-t-il.
     — Bravo ! Depuis longtemps ? Elle est très mignonne, il me semble.
     — Depuis déjà trois semaines ! dit Volkov avec un profond soupir. Et Micha est amoureux de Dachenka2.
     — Quelle Dachenka ?
     — D’où sortez-vous, Oblomov ? Il ne connaît pas Dachenka ! Toute la ville est folle de la voir danser ! Nous irons aujourd’hui au ballet, Micha et moi ; il va lui lancer un bouquet. Il faudra l’introduire chez elle : il est timide, c’est encore un novice… Ah ! Il faut que j’aille trouver des camélias…
     — Et où encore ? Arrêtez un peu, venez déjeuner avec moi : nous pourrions discuter. Il m’arrive deux malheurs…
     — Impossible : je déjeune chez le prince Tioumiéniev ; les Goriounov y seront tous, y compris elle, elle… Lidienka3, ajouta-t-il à voix basse. Pourquoi ne vous voit-on plus chez le prince ? Quelle gaie demeure ! Quel train de vie ! Et leur datcha ! Noyée dans les fleurs !  Ils y ont fait construire une galerie de style gothique4. On dit que l’été, on y dansera et qu’il y aura des tableaux vivants. Vous viendrez ?
     — Je pense que non.
     — Ah, quelle maison ! Cet hiver, le mercredi, il y avait toujours au moins cinquante personnes, parfois même cent…
     — Mon Dieu ! Ce devait être d’un ennui infernal !
     — Comment cela ? Ennuyeux ? Mais, plus on est de fous, plus on rit. Lidia y était, je n’avais pas fait attention à elle, et soudain…
                    Je cherche en vain à l’oublier
                    Et à vaincre ma passion par la raison…
  se mit-il à chanter et il s’assit dans un fauteuil, s’oubliant, mais il se releva aussitôt d’un bond et commença à essuyer son habit pour en faire tomber la poussière.
     — Quelle poussière, partout, chez vous ! dit-il.
     — C’est la faute de Zakhar, se plaignit Oblomov.
     — Bon, il faut que j’y aille ! fit Volkov. Je dois trouver des camélias pour le bouquet de Micha. Au revoir4.
     — Venez prendre le thé ce soir, après le ballet : vous me raconterez comment c’était, l’invita Oblomov.
     — Impossible, j’ai déjà promis à Moussinski : c’est leur jour de réception, aujourd’hui. Venez donc. Voulez-vous que je vous présente ?
     — Non, qu’irais-je faire là-bas ?
     — Chez les Moussinski ? Vous n’y pensez pas, la moitié de la ville y va. Comment ça, qu’y feriez-vous ? C’est une demeure où l’on parle de tout…
     — Rien que ça est ennuyeux, dit Oblomov.
     — Hé bien, allez voir les Miezdrov, l’interrompit Volkov. Chez eux, un seul sujet de conversation : les arts ; on y entend seulement parler d’école vénitienne, de Beethoven et de Bach, de Léonard de Vinci…
     — Parler tout le temps de la même chose – quel ennui ! Des pédants, probablement ! fit en bâillant Oblomov.
     — Vous êtes difficile. Ce ne sont pas les maisons qui manquent ! Chacune a son jour de réception, à présent : on déjeune le jeudi chez les Savinov, le vendredi chez les Maklachine, chez les Viaznikov le dimanche – chez le prince Tioumieniev le mercredi. Je suis pris tous les jours ! conclut Volkov, les yeux brillants.
     — Et vous ne vous fatiguez pas, de courir sans cesse par monts et par vaux ?
     — Se fatiguer ? Je ne sais pas ce que c’est ! C’est follement gai ! répliqua-t-il avec insouciance. Le matin, on lit les gazettes, il faut être au courant4 de tout, connaître les nouvelles. Dieu merci, mes activités de service m’épargnent d’y être présent. Deux fois par semaine seulement, je déjeune chez le général, ensuite je vais rendre visite à des gens que je n’ai pas vus depuis longtemps ; bon, on trouve là-bas… une nouvelle actrice, au théâtre russe, ou au français. La saison va commencer, à l’opéra, j’ai un abonnement. Et maintenant, me voici amoureux… L’été arrive ; on a promis un congé à Micha ; nous irons passer ensemble un mois chez lui, à la campagne, histoire de changer d’air. On peut y chasser. Ils ont d’excellents voisins, on donne des bals champêtres4. J’irai avec Lydie me promener dans les bois, faire de la barque, ramasser des fleurs… Ah ! Il fit un tour sur lui-même, de joie. Mais il faut que je me sauve. Adieu, fit-il en tâchant vainement de se regarder de tous les côtés dans la glace empoussiérée.
     — Attendez, le retint Oblomov, j’aurais voulu parler affaires avec vous.
     — Pardon4, je n’ai pas le temps, se hâta Volkov. Une autre fois ! Et vous ne voulez pas venir manger des huîtres avec moi ? Vous pourriez me raconter ça. Allons-y, c’est Micha qui régale.
     — Non, portez-vous bien ! dit Oblomov.
     — Adieu, donc.
     Il fit mouvement, et revint sur ses pas.
     — Vous avez vu ça ? demanda-t-il en montrant sa main comme coulée dans son gant.
     — Quoi donc ? demanda Oblomov, perplexe.
     — Mes nouveaux lacets4, enfin ! Voyez comme ils se resserrent parfaitement : on n’a plus à s’éreinter deux heures sur un petit bouton ; on tire le lacet – et ça y est. Cela vient d’arriver de Paris. Voulez-vous que je vous en amène une paire à essayer ?
     — Très bien, faites ! dit Oblomov.
     — Et ça, regardez si ce n’est pas mignon, dit l’autre en exhibant l’une de ses breloques – une petite carte de visite cornée à l’avance.
     — Je ne distingue pas ce qu’il y a d’écrit.
     — Pour M. le prince Michel, dit Volkov – le nom de Tioumiéniev n’est pas écrit, faute de place ; c’est lui qui me l’a donnée à Pâques, en guise d’œuf. Mais adieu, au revoir4. Il me faut encore aller en dix endroits. Mon Dieu, ce qu’il y a de gaieté au monde !
     Et il disparut.
     « En dix endroits le même jour – le malheureux ! pensa Oblomov. Et on appelle ça vivre ! Il haussa lourdement les épaules. Où est donc l’individu ? Il se morcelle et se disperse, pour devenir quoi ? Certes, ça a son charme d’aller faire un tour au théâtre et de s’amouracher d’une Lydie… elle est délicieuse ! Cueillir avec elle les fleurs des champs, se promener en barque ensemble, c’est agréable ; mais visiter dix endroits le même jour – le malheureux ! » conclut-il en se remettant sur le dos et en se réjouissant de ne pas avoir de désirs et de pensées aussi frivoles, de ne pas courir par monts et par vaux, de rester tranquillement couché, préservant sa dignité humaine.
     Un nouveau coup de sonnette interrompit ces réflexions.
     Un nouveau visiteur entra.
     C’était un monsieur à l’habit vert foncé s’ornant de boutons armoriés, aux sombres favoris encadrant un visage soigneusement rasé, aux yeux exprimant une certaine alarme et des efforts pour la surmonter, avec un sourire pensif au milieu de sa figure tout en sueur. 
     — Bonjour, Soudbinski ! le salua joyeusement Oblomov. Tu as eu du mal à venir rendre visite à un vieux collègue ! Ne t’approche surtout pas, tu amènes le froid !
     — Bonjour, Ilia Ilitch. Il y a longtemps que j’avais l’intention de venir te voir, fit son hôte – mais tu connais l’activité endiablée de notre service ! Regarde voir, c’est une valise entière que j’amène pour mon rapport ; et si l’on demande là-bas quelque chose, maintenant, j’ai donné l’ordre qu’un courrier vienne ici au galop. On n’a pas une minute à soi.
     — Tu es encore au travail ? Pourquoi si tard ? Il t’arrivait, dès dix heures…
     — Ça m’est arrivé, oui ; mais à présent, c’est différent : à midi, je bouge. Il insista sur le dernier mot.
     — Ah ! Je comprends ! dit Oblomov. Tu es passé chef de service ! Depuis longtemps ?
     Soudbinski hocha la tête d’un air significatif.
     — À la Semaine sainte, dit-il. Mais la besogne est effrayante ! Je travaille chez moi de huit heures à midi, au bureau de midi à cinq heures, et je suis pris le soir. Je ne vois plus personne !
     — Hem ! Chef de service, c’est quelque chose ! fit Oblomov. Félicitations ! Tu te sens comment ? Et nous avons été fonctionnaires ensemble. Je pense que tu seras conseiller  d’État5 d’ici un an.
     — Comme tu y vas, que Dieu t’entende ! Je pensais recevoir la couronne cette année, pour le mérite, mais me voilà dans une nouvelle fonction : on n’a pas de promotion deux années de suite…
     — Déjeune avec moi, nous boirons à ton avancement ! dit Oblomov.
     — Non, aujourd’hui, je déjeune chez le vice-directeur. J’ai mon rapport à préparer pour jeudi – un travail infernal ! On ne peut pas s’appuyer sur les documents venant des provinces, il faut vérifier les listes soi-même. Foma Fomitch est extrêmement méfiant : il veut tout voir lui-même6. Ainsi, aujourd’hui, nous nous y mettrons tous les deux après le déjeuner.
     — Après le déjeuner, est-ce possible ? demanda Oblomov, incrédule.
     — Et qu’est-ce que tu crois ? J’aurai de la chance si je me sauve à temps pour aller faire un tour à Iékatiérinhof… Oui, je venais te demander : tu n’iras pas là-bas te balader ? Je serais passé te prendre…
     — Impossible, je me sens patraque ! dit Oblomov en faisant la grimace. Et puis, j’ai pas mal d’affaires sur les bras… Non, je ne peux pas !
     — C’est dommage ! fit Soudbinski. Il fait beau. C’est juste aujourd’hui que j’espère souffler un peu.
     — Et quoi de neuf dans le service ?
     — Plein de choses : dans les lettres, on n’écrit plus « votre très humble serviteur », on met « agréez l’assurance » ; on n’exige plus deux exemplaires pour nos formulaires. On nous a adjoint trois bureaux et deux fonctionnaires spécialement affectés. Notre commission a été dissoute. Plein de choses !
     — Et nos anciens camarades ?
     — Rien jusqu’à maintenant ; Svinkine a égaré un dossier !
     — Vraiment ? Et qu’en a pensé le directeur ? demanda Oblomov d’une voix tremblante. De vieux souvenirs lui faisaient encore peur.
     — Il a ordonné de suspendre les récompenses jusqu’à ce que le dossier soit retrouvé. L’affaire est d’importance, ça concerne les peines. Le directeur pense, ajouta Soudbinski en baissant la voix, qu’il a fait exprès de le perdre…
     — Pas possible ! dit Oblomov.
     — Suppositions en pure perte, affirma Soudbinski d’un ton convaincu et protecteur. Svinkine est un écervelé. Le diable sait quels bilans il lui arrive de te  présenter, en mélangeant toutes les fiches. Il me met au supplice ; mais une chose pareille, non… Non, il ne ferait jamais ça ! Le dossier traîne quelque part, on le retrouvera.
     — Ainsi, tu es submergé de tracas! dit Oblomov. Le travail, le travail.
     — C’en est effrayant ! Bon, bien sûr, il est agréable de travailler avec quelqu’un comme Foma Fomitch : on reçoit des récompenses, il n’oublie même pas ceux qui ne font rien. Le délai écoulé, il te fait décorer pour le mérite ; celui qui doit encore attendre pour monter en grade ou recevoir une médaille, il lui fait attribuer une prime…
     — Tu gagnes combien ?
     — Voyons : mille deux cents roubles d’appointements, sept cent cinquante d’indemnités de table, six cents de résidence, quatre-vingt dix d’allocations, cinq cents pour les déplacements et jusqu’à mille en primes diverses.
     — Fichtre ! Diantre ! fit Oblomov en sautant à bas de son lit. Tu as une belle voix ? Tu es payé comme un chanteur italien !
     — Penses-tu ! Quelqu’un comme Piériésviétov touche des suppléments, alors qu’il abat moins de besogne que moi et qu’il n’y entend rien. Bon, certes, il ne jouit pas de la même réputation. On m’apprécie beaucoup – ajouta-t-il modestement, en baissant les yeux –, le ministre a récemment dit à mon sujet que ma présence « embellissait le ministère ».
     — Bravo ! dit Oblomov. Mais, ne faire que travailler de huit heures à midi, de midi à cinq heures, et continuer chez soi, ouh là là !
     Il secoua la tête.
     — Et que ferais-je donc, si je n’avais pas mon service ? demanda Soudbinski.
     — Sait-on jamais ? Tu lirais, tu écrirais… fit Oblomov.
     — Mais c’est ce que je n’arrête pas de faire, lire et écrire.
     — Je ne parle pas de ça ; tu te ferais éditer…
     — Tout le monde ne peut pas être écrivain. Regarde, toi, tu n’écris pas, objecta Soudbinski.
     — Mais moi, j’ai une propriété sur les bras – soupira Oblomov. Je médite un nouveau plan ; je vais introduire des améliorations. Cela me tracasse beaucoup… Toi, tu travailles pour autrui, pas pour toi, en fait.
     — Que faire ? Il faut bien travailler, quand on est payé pour cela. Je me reposerai cet été : Foma Fomitch a promis de m’inventer une mission spéciale… Tu vois, je recevrai des frais de voyage pour cinq chevaux, une indemnité dans les trois roubles par jour, et une récompense ensuite…
     — Fichtre, rien que ça ! dit Oblomov avec envie ; puis il poussa un soupir et devint pensif.
     — J’ai besoin d’argent : je vais me marier à l’automne, ajouta Soudbinski.
     — Qu’est-ce qui te prend ? Pour de bon ? Avec qui ? dit Oblomov avec intérêt.
     — Je ne plaisante pas, avec Mourachina. Tu te souviens, les gens qui habitaient la datcha à côté de chez moi ? Tu prenais le thé chez moi, tu as dû la voir.
     — Non, je ne me rappelle pas ! Elle est mignonne ? demanda Oblomov.
     — Oui, elle est gentille. Allons déjeuner chez eux, si ça te dit…
     Oblomov se troubla.
     — Oui… Bonne idée, seulement…
     — La semaine prochaine, dit Soudbinski.
     — Oui, oui, la semaine prochaine, fit Oblomov, tout content. Mon habit n’est pas encore prêt. Alors, c’est un bon parti ?
     — Oui, son père est conseiller d’État effectif7 ; il nous donne dix mille roubles, il a un appartement de fonction. Nous en occuperons une moitié entière, douze pièces ; le mobilier est fourni, le chauffage et l’éclairage sont aussi pris en charge : ça peut aller…
     — En effet ! Je te crois ! Sacré Soudbinski ! ajouta Oblomov, un peu jaloux. 
     — Ilia Ilitch, je t’invite à être mon garçon d’honneur, si tu es d’accord…
     — Bien sûr, je n’y manquerai pas ! dit Oblomov. Alors, que deviennent Kouznetsov, Vassiliev, Makhov ?
     — Kouznetsov est marié depuis longtemps, Makhova pris mon ancienne place et Vassiliev a été muté en Pologne. Ivan Piétrovitch a reçu l’ordre de Saint-Vladimir8, Oliechkine est devenue « Son Excellence » .
     — C’est un brave garçon ! dit Oblomov.
     — Très brave, il le mérite.
     — Un excellent garçon, au bon caractère, à l’humeur égale, dit Oblomov.
     — Très serviable, ajouta Soudbinski, pas le genre à te salir ou à te faire un croc-en-jambe pour faire carrière en te laissant en arrière… il fait tout ce qu’il peut…
     — Un type formidable ! Je me souviens de fois où il arrivait à quelqu’un  de manquer de vigilance et de s’embrouiller dans une note au sujet d’un avis ou de la législation, il ne se fâchait pas : il demandait seulement à un autre de refaire le document. Un homme parfait ! conclut Oblomov.
     — Quant à notre Sémione Sémionytch, il est incorrigible – il est seulement maître dans l’art de jeter de la poudre aux yeux. Voici sa dernière : nous avions reçu des provinces la proposition de faire construire, à côté des bâtiments publics, des chenils pour mieux préserver du vol les biens de l’État ; notre architecte, un type honnête et sensé, connaissant son affaire, a présenté un devis très raisonnable ; voilà que notre Sémione Sémionytch trouve le prix trop élevé, et qu’il commence à se renseigner sur le prix des niches à chiens ! Il en a trouvé pour trente kopecks moins chers, et hop ! un rapport…
     La sonnette retentit une nouvelle fois.
     — Adieu, dit le fonctionnaire. Je bavarde, on doit avoir besoin de moi là-bas…
     — Reste donc encore un peu, tenta de le retenir Oblomov. Au fait, je dois te demander un conseil : il m’arrive deux malheurs…
     — Non, non, je repasserai plutôt un de ces jours, ça vaut mieux, dit l’autre en partant.
     « Te voilà embourbé jusqu’aux oreilles, mon bon ami » pensa Oblomov en le suivant des yeux.
« Aveugle, sourd et muet au monde entier, en dehors de ce qui le touche. Et il deviendra quelqu’un, avec le temps, il brassera des affaires, il montera en grade… On appelle aussi cela faire carrière, chez nous ! Et comme cela requiert peu d’un homme : à quoi bon l’esprit, la volonté, la sensibilité ? C’est superflu ! Et le temps passera, sans grand changement chez lui… Et en attendant, il travaille de midi à cinq heures au bureau, et de huit heures à midi chez lui – le malheureux ! »
     Il éprouvait un sentiment de joie paisible à la pensée de pouvoir, de neuf heures à trois heures et de huit heures à neuf heures, rester couché sur son divan, très fier de ne pas avoir à se promener avec des rapports ni écrire de paperasses, de pouvoir donner libre cours à ses sentiments et à son imagination. 
     Oblomov philosophait sans s’apercevoir de la présence, près de son lit, d’un individu très maigre et à la peau très sombre, tout hérissé de favoris et de moustaches, avec une barbe en pointe. Sa tenue était à dessein négligée.
     — Bonjour, Ilia Ilitch.
     — Bonjour, Pienkine ; ne vous approchez pas, ne vous approchez pas, vous amenez le froid ! fit Oblomov.
     — Ah, quel original vous êtes ! dit l’autre. Vous êtes toujours le même insouciant, le même incorrigible paresseux. !
     — Insouciant, ah ouiche ! dit Oblomov. Tenez, je vais vous faire voir à l’instant la lettre que m’a envoyée le staroste : un vrai casse-tête, et vous me traitez d’insouciant ! D’où venez-vous ?
     — D’une librairie : je voulais voir si les revues étaient sorties. Vous avez lu mon article ?
     — Non.
     — Je vous l’enverrai, lisez-le.
     — Ça parle de quoi ? demanda Oblomov en bâillant fortement.
     — Du commerce, de l’émancipation des femmes, des magnifiques journées d’avril que nous avons eues, et des tout nouveaux moyens de lutte contre les incendies. Comment se fait-il que vous ne lisiez pas ? C’est quand même notre vie quotidienne. Et je milite avant tout pour le réalisme en littérature.
     — Vous êtes très occupé ? demanda Oblomov.
     — Pas mal, oui. Deux articles de journal, chaque semaine, j’écris en outre des billets de critique, et je viens d’écrire un récit…
     — Qu’est-ce que ça raconte ?
     — C’est l’histoire d’un maire qui casse la figure aux petits-bourgeois de sa ville…
     — Voilà en effet de la littérature réaliste, fit Oblomov.
     — N’est-ce pas ? confirma l’homme de lettres tout content.  Je développe cette idée, je la sais hardie et originale. Un voyageur, ayant assisté à une telle raclée, alla se plaindre auprès du gouverneur. Ce dernier envoya un fonctionnaire enquêter sur place, s’assurer au passage de la véracité des faits et rassembler des témoignages sur la personne et sur le comportement du maire. Le fonctionnaire convoque les petits-bourgeois, prétendant les interroger à propos de leur commerce, et le voilà qui s’informe aussi sur les faits en question. Que font les petits-bourgeois ? Ils présentent leurs compliments en riant et se répandent en louanges à propos du maire. Le fonctionnaire a pris d’autres renseignements, on lui a dit que lesdits petits-bourgeois sont d’horribles escrocs, qu’ils vendent des marchandises pourries, qu’ils trichent sur le poids et fraudent même le fisc, de sorte qu’ils ont pleinement mérité d’en prendre dans les gencives…
     — Ainsi, la lourde main du maire intervient comme le fatum9 des anciens tragiques ? dit Oblomov.
     — Précisément, répliqua Pienkine. Vous avez beaucoup de sensibilité, Ilia Ilitch, vous devriez écrire ! Cependant, je suis arrivé à montrer à la fois l’arbitraire du maire et la dépravation morale au sein du peuple ; le manque d’organisation et d’efficacité des fonctionnaires subalternes et la nécessité de prendre des mesures draconiennes, mais en observant la loi… Cette idée est assez nouvelle, non ?
     — Oui, surtout pour moi, dit Oblomov. Je lis si peu…
     — En effet, on ne voit pas de livres, chez vous ! dit Pienkine. Mais je vous supplie de lire une certaine chose ; il va sortir une poème magnifique, on peut le dire : « L’amour d’un concussionnaire pour une femme perdue ». Je ne peux pas vous dire le nom de l’auteur : c’est encore un secret.
     — De quoi s’agit-t-il ?
     — Tout le mécanisme du processus social y est dévoilé, sous les couleurs de la poésie. Tous les ressorts en sont abordés, tous les degrés de l’échelle sociale passés en revue. L’auteur y convoque, comme devant un tribunal, aussi bien le grand seigneur faible  mais dépravé que l’essaim des concussionnaires le trompant ; et toutes les catégories de femmes perdues y sont analysées…  les Françaises, les Allemandes, les Finnoises, tout, tout… avec une justesse étonnante, une fidélité palpitante… J’en ai entendu lire des extraits – voilà un grand auteur ! Cela évoque tantôt Dante, tantôt Shakespeare…
     — C’est pousser loin la louange ! fit Oblomov, étonné, en se soulevant.
     Pienkine se tut brusquement en se rendant compte qu’il était allé loin, pour le coup.
     — Bon, lisez-le, vous verrez par vous-même, ajouta-t-il, sa fièvre déjà retombée.
     — Non, Pienkine, je ne le lirai pas.
     — Pourquoi donc ? Cela fait du bruit, les gens en parlent…
     — Grand bien leur fasse ! C’est vrai que certains n’ont pas d’autre occupation que la parlotte. C’est une vocation, ça existe.
     — Lisez au moins par curiosité.
     — Qu’est-ce que j’y trouverais  de neuf? dit Oblomov. Ces auteurs n’écrivent ces choses que pour se divertir…
     — Comment ça, pour se divertir ? C’est d’une telle authenticité ! Tellement vrai que ça en devient comique. De vrais portraits vivants. Qui que ce soit, marchand, fonctionnaire, officier, garde-barrière, il est croqué sur le vif.
       Qu’est-ce qui fait que ces auteurs se cassent la tête : pour le côté plaisant, apparemment, fourni par la véracité des personnages ? Mais il n’y a là de vie nulle part : il n’y a ni intuition ni compassion, il n’y a pas d’humanité, comme vous dites. Ce n’est que de l’amour-propre. Ils peignent des voleurs, des femmes déchues, comme s’ils venaient de les pêcher dans la rue pour les mettre en prison. Dans les récits, on ne sent pas « les larmes que l’on ne voit pas », s’étale seulement un rire grossier et plein de méchanceté…
     — Que vous faut-il de plus ? Vous l’avez très bien dit vous-même : c’est la méchanceté bouillonnante, le rire de mépris devant la créature déchue… tout y est !
     — Non, tout n’y est pas, s’enflamma brusquement Oblomov. Même en peignant un voleur, une femme perdue, un crétin infatué, on ne doit pas oublier l’homme.  Où est-elle, l’humanité ? Vous voulez écrire avec votre seul intellect ! bougonna quasiment Oblomov. Vous croyez que le cœur est inutile à la pensée ? Non, l’amour la féconde. Tendez la main à l’individu déchu pour le relever, ou bien pleurez à chaudes larmes sur son sort s’il succombe, mais ne le tournez pas en dérision. Aimez-le, retrouvez-vous en lui et parlez avec lui comme avec vous-même – à ce moment-là, je me mettrai à vous lire, je pencherai ma tête pour m’incliner devant vous… dit-il en se recouchant tranquillement sur son divan. Ils peignent un voleur, une femme déchue, reprit-il, mais l’être humain, ils l’oublient ou ne savent pas le dépeindre. Où est l’art dans tout cela, quelles teintes poétiques avez-vous trouvées ? Démasquez la débauche et fustigez la saleté, soit, mais de grâce, sans prétentions poétiques.
     — Hé quoi, vous voulez qu’on représente la nature : les roses et le rossignol, ou encore le gel au matin, alors que ça bouillonne et ça remue partout autour de nous ? Nous avons juste besoin de la physiologie de la société ; nous n’avons pas l’humeur aux chansons, à l’heure actuelle…
     — Donnez-moi l’homme, donnez-moi l’être humain ! disait Oblomov. Aimez-le…
     — Aimer les usuriers, les bigots, les fonctionnaires stupides ou voleurs – vous entendez ce que vous dites ? Hein ? Et on voit que vous ne donnez pas dans la littérature ! s’échauffa Pienkine. Non, il faut les châtier, les mettre en dehors de la société…
     — Les mettre en dehors de la société ! dit soudain Oblomov d’un air inspiré, en se dressant devant Pienkine. C’est oublier la présence d’un principe supérieur, dans ce récipient défectueux ; oublier que cet homme dépravé reste un homme, au même titre que vous. Rejeter ! Et comment le rejetterez-vous du cercle de l’humanité, du giron de la nature, de la miséricorde divine ? cria-t-il quasiment, les yeux flamboyants.
     — Vous allez bien loin, fit à son tour Pienkine avec étonnement.
     Oblomov s’aperçut qu’il était allé loin. Il se tut, resta debout quelques instants, bâilla et s’étendit lentement sur le divan. Ils demeurèrent silencieux.
     — Quel genre lisez-vous donc ? demanda Pienkine.
     — Je… surtout des récits de voyage.
     Nouveau silence.
     — Alors, vous lirez le poème quand il sortira ? Je pourrais vous l’apporter… demanda Pienkine.
     Oblomov fit un signe de tête négatif.
     — Et mon récit, je peux vous l’amener ?
     Oblomov acquiesça de la tête.
     — Mais il est temps pour moi de me rendre à l’imprimerie ! fit Pienkine. Et savez-vous pourquoi je suis passé vous voir ? Je voulais vous proposer d’aller à Iékatiérinhof ; j’ai une calèche. Je dois rédiger demain un article sur la fête ; nous pourrions observer ça de concert, vous me signaleriez ce que j’aurais manqué, ce serait plus gai. Allons-y…
     — Non, je ne me sens pas très bien, dit Oblomov en faisant une grimace et en tirant sur lui la couverture, je crains l’humidité, le temps n’est pas encore au sec. Dommage que vous ne soyez pas  venu pour rester déjeuner avec moi, aujourd’hui : nous aurions bavardé… Il m’arrive deux malheurs…
     — Non, toute la rédaction est au Saint-Georges10 aujourd’hui, et de là, nous irons à la fête. Je devrai écrire l’article dans la nuit et l’envoyer à l’aube à l’imprimerie. Au revoir.
     — Au revoir, Pienkine.
     « Écrire en pleine nuit, se dit Oblomov, et on dort quand ? Mais il doit se faire trente-cinq mille roubles par an ! C’est quelque chose ! Oui, rédiger sans arrêt, gaspiller sa pensée, son âme dans des futilités, changer de convictions, faire commerce de son esprit et de son imagination, forcer sa nature, s’émouvoir, écumer, s’affliger, ne pas connaître le repos, courir à droite et à gauche… Écrire, toujours écrire, comme un rouage, comme une machine : écris demain, et le surlendemain encore ; la fête arrive, c’est l’été – mais lui continue d’écrire ? Alors, quand s’arrête-t-il, quand se repose-t-il ? Le malheureux ! »
     Il tourna la tête vers la table lisse où l’encre avait séché, où les plumes n’étaient pas visibles, et se réjouit d’être ainsi couché, insouciant comme un nouveau-né, ne se dispersant pas, ne vendant rien…
     « Et la lettre du staroste, et l’appartement ? » se souvint-il soudain, devenant rêveur.
     Sur ce, nouveau coup de sonnette.
     — Qu’est-ce que c’est que ce raout chez moi, aujourd’hui ? dit Oblomov en attendant de voir qui entrerait.
     Ce fut un homme d’un âge indéterminé, à la figure incertaine, dans cette époque de la vie où l’âge de quelqu’un se devine mal ; ni beau ni laid, ni grand ni petit, ni blond ni brun.  La nature ne l’avait doté d’aucun trait saillant, il n’y avait chez lui rien de remarquable, ni en beauté ni en laideur. Certains, nombreux, l’appelaient Ivan Ivanytch, d’autres Ivan Vassilitch, d’autres encore Ivan Mikhaïlytch11.
     Son nom de famille était également sujet à des variations : Ivanov pour les uns, Vassiliev ou Andreïev pour d’autres,  parfois encore Alexeïev. Le nommait-on devant un étranger le voyant pour la première fois, celui-ci oubliait aussitôt et son nom et son visage ; s’il disait quelque chose, cela passait inaperçu. Sa présence n’apportait rien à la société, son absence ne lui retirait rien. Pas plus que son physique, son esprit n’avait de trait particulier, comme la finesse ou l’originalité. 
     Peut-être aurait-il su, à la rigueur, raconter ce qu’il avait vu et entendu, et retenir ainsi l’attention des autres, mais il n’allait jamais nulle part ; né à Pétersbourg, il n’en sortait pas ; de sorte que ce qu’il avait vu et entendu n’apprenait rien aux autres.
     Ce genre d’homme éveille-t-il la sympathie ? Ressent-il de l’amour, de la haine, de la souffrance ? Il devrait connaître et l’amour, et la haine et la souffrance, parce que c’est le lot de chacun sans exception. Mais il s’ingénie, mystérieusement, à aimer tout le monde. Il y a des gens à qui l’on peut  faire toutes les misères possibles sans éveiller en eux de sentiment d’hostilité, de désir de vengeance, etc. Quoi qu’on leur fasse, ils continuent à vous faire des câlins. Du reste, il faut leur rendre cette justice que, si l’on mesure en degrés leur amour, il n’atteint jamais les températures brûlantes. Bien qu’on dise d’eux qu’ils aiment tout le monde et que ce sont donc de bonnes personnes, en vérité, ils n’aiment personne et ne sont jugés bons que parce qu’ils ne montrent pas de méchanceté.
     Lorsqu’un tel homme voit les autres faire l’aumône à un mendiant, il y ira aussi de son obole, mais si les autres couvrent d’injures le mendiant, rient de lui ou le chassent, il fera comme les autres. On ne peut pas dire qu’il soit riche, car il est davantage pauvre que riche ; mais, vraiment, on ne peut pas non plus le dire pauvre, et cela d’ailleurs, du seul fait qu’il y a beaucoup de gens plus pauvres que lui. 
     Il a, sortis on ne sait d’où, dans les trois cents roubles de revenu annuel, il occupe en outre un poste subalterne qui lui fait toucher un maigre salaire : il n’est pas dans le besoin et ne tape jamais personne, et il y a belle lurette que plus personne ne songe à lui emprunter de l’argent. 
     Dans son service, il n’a pas d’emploi fixe et clairement déterminé, parce que ses collègues, pas plus que ses chefs, n’ont jamais pu voir où il réussissait le mieux et où il était moins bon, d’où l’impossibilité d’apprécier en lui une capacité particulière. Le charge-t-on d’une besogne quelconque, qu’il va l’accomplir de telle façon que son chef sera bien en peine de se prononcer sur son travail ; il va regarder, regarder, lire et relire, pour seulement déclarer en fin de compte : « Laissez cela, je l’examinerai plus tard… oui, c’est presque ce qui convient. »
     On ne surprendra jamais sur sa figure la moindre trace de souci, la marque d’un rêve, ce qui pourrait indiquer qu’il était à l’instant même en train de s’entretenir avec lui-même, pas plus qu’on ne le verra jamais fixer avec insistance du regard quelque objet extérieur afin de se l’assimiler.
     Quelqu’un qu’il connaît le croise dans la rue et lui demande : « Où allez-vous ? » Il répondra qu’il va au travail, ou à tel magasin, ou encore qu’il va rendre visite à quelqu’un. « Accompagnez-moi plutôt à la poste, ou chez le tailleur, ou allons faire un tour » répondra l’autre. Et il se détournera de son chemin, prendra même la direction opposée, pour aller avec son interlocuteur à la poste, chez le tailleur ou simplement faire un tour.
     Il est douteux que quelqu’un, en dehors de sa mère, ait remarqué son apparition sur terre, très peu de gens font attention à lui tant qu’il est en vie et, vraisemblablement, personne ne s’apercevra de sa disparition ; personne ne posera de question, personne ne le regrettera, personne non plus ne se réjouira de sa mort. Il n’a ni ami ni ennemi, mais connaît plein de gens. Peut-être que seul son convoi funèbre attirera l’attention d’un passant qui honorera d’un profond salut ce vague personnage, marque de reconnaissance reçue par lui pour la première fois ; peut-être même que quelqu’un d’autre, par curiosité, se portera en avant du cortège pour s’enquérir du nom du défunt, nom qu’il s’empressera d’oublier sur-le-champ.
     La personne entière de cet Alexeïev, ou de ce Vassiliev, Andreïev ou tout ce que vous voulez, est une sorte d’ébauche impersonnelle et inachevée de la masse humaine, comme un écho sourd, un vague reflet.
     Zakhar lui-même, qui arrivait à caractériser, lors de discussions franches sous un porche ou dans une boutique, chacun des hôtes de son maître, se trouvait toujours embarrassé en arrivant, dans ce passage en revue, au cas de ce… disons Alexeïev. Il réfléchissait longuement, cherchant à saisir quelque trait oblique auquel se raccrocher, concernant l’apparence, les manières ou le caractère de ce personnage pour, à la fin, y renoncer en s’exprimant ainsi : « Celui-là ne ressemble à rien du tout. »
     — Ah ! l’accueillit Oblomov, c’est vous, Alexeïev ? Bonjour. D’où venez-vous ? N’approchez surtout pas, vous amenez le froid !
     — Qu’avez-vous, de quel froid parlez-vous ? Je ne pensais pas venir vous voir aujourd’hui, dit Alexeïev – et puis, j’ai rencontré Ovtchinine12, qui m’a embarqué chez lui. Je viens vous prendre, Ilia Ilitch.
     — Pour aller où ?
     — Mais chez Ovtchinine, allons-y. S’y trouvent déjà Matvieï Andréitch Alianov, Kazimir Albertytch Pkhaïlo et Vassili Siévastianytch Kolymiaguine.
     — Et pourquoi cette réunion, et qu’ont-ils besoin de moi ?
     — Ovtchinine vous invite à déjeuner.
     — Hum ! À déjeuner… répéta Oblomov, du même ton.
     — Après quoi, tout le monde se rendra à Iékatiérinhof : ils m’ont chargé de vous dire de louer une calèche.
     — Et pour faire quoi, là-bas ?
     — Comment ça ? C’est la fête, aujourd’hui. Ignorez-vous donc que nous sommes le premier mai ?
     — Asseyez-vous un petit moment, nous allons réfléchir, fit Oblomov.
     — Levez-vous donc ! Il est temps de vous habiller.
     — Attendez un peu. Il est encore tôt, tout de même.
     — Hein, tôt ? Ils comptent sur vous à midi ; nous déjeunerons un peu en avance13, vers deux heures, pour aller ensuite à la fête. Allons-y, dépêchez-vous ! J’appelle pour dire qu’on prépare vos vêtements ?
     — Quels vêtements ? Je n’ai pas encore fait ma toilette.
     — Hé bien, faites-la.
     Alexeïev se mit à faire les cent pas dans la chambre, puis s’arrêta devant un tableau qu’il avait déjà vu un millier de fois, lança un coup d’œil par la fenêtre, ramassa sur une étagère quelque chose qu’il fit tourner dans ses mains pour l’examiner sous toutes les coutures avant de la reposer, puis se remit à marcher de long en large en sifflotant – tout ça pour laisser sans gêne Oblomov se lever et se débarbouiller.. Quelque dix minutes s’écoulèrent ainsi.
     — Que se passe-t-il ? demanda brusquement Alexeïev à Ilia Ilitch.
     — Quoi donc ?
     — Mais vous êtes toujours couché ?
     — Il faut donc que je me lève ?
     — Bien sûr ! On nous attend. Vous vouliez y aller.
     — Et aller où ? Je n’ai jamais voulu aller nulle part…
     — Dites, Ilia Ilitch, on vous a bien dit que nous allions déjeuner chez Ovtchinine, pour nous rendre ensuite à Iékatiérinhof…
     — Que je me déplace, avec cette humidité ? Et pour voir quoi, là-bas, que je n’aie déjà vu ? Regardez, il va pleuvoir, le ciel est tout gris, dehors, dit paresseusement Oblomov.
     — On ne voit pas un nuage, la pluie, vous l’avez inventée. Le gris vient de vos carreaux, depuis combien de temps n’ont-ils pas été lavés ? Ce qu’ils peuvent être sales !   On n’y voit goutte, en plus un store est presque baissé.
     — Ouais, eh bien, touchez-en un mot à Zakhar, il proposera tout de suite de faire venir des laveuses, et de me mettre à la porte de chez moi toute la journée !
     Oblomov devint rêveur et Alexeïev se mit à tambouriner des doigts sur la table près de laquelle il était assis, en promenant distraitement ses yeux sur les murs et le plafond de la pièce.
     — Bon, alors ? Que faisons-nous ? Vous vous habillez, ou vous restez comme ça ? demanda-t-il au bout de quelques minutes.
     — Pour quoi faire ?
     — Et Iékatiérinhof ?
     — Vraiment, c’est une idée fixe, chez vous, Iékatiérinhof ! répliqua Oblomov avec humeur. Vous n’êtes pas bien ici ? Il  fait froid, ou ça sent mauvais, pour que vous n’ayez qu’une hâte, vous en aller d'ici ?    
     — Non, je me sens toujours bien chez vous ; je suis content, dit Alexeïev.
     — Alors, si vous êtes bien ici, pourquoi vouloir aller ailleurs ? Restez plutôt chez moi toute la journée, déjeunez avec moi, et le soir, adieu ! Ah, et puis j’oubliais : comment pourrais-je sortir ? Tarantiev va venir déjeuner : nous sommes samedi, aujourd’hui.
     — S’il en est ainsi… je… bien… comme vous… fit Alexeïev.
     — Mais je ne vous ai pas parlé de mes affaires ? demanda vivement Oblomov.
     — Quelles affaires ? Je ne sais pas, dit Alexeïev en ouvrant de grands yeux.
     — Ce qui m’a fait rester couché si longtemps ? En vérité, je réfléchissais au moyen d’échapper à mes infortunes.
     — Que se passe-t-il ? demanda Alexeïev en s’efforçant de prendre un air épouvanté.
     — Deux malheurs ! Je ne sais que faire.
     — Quels malheurs ?
     — On me chasse de mon appartement ; figurez-vous qu’il faut que je déménage : il y aura du boucan, de la casse… Affreux, rien que d’y penser ! Ça fait tout de même huit ans que suis ici. Le propriétaire me joue un tour : « Déménagez, dit-il, au plus vite ! »
     — Au plus vite ! Il vous bouscule, donc il en a besoin. Un déménagement est tout à fait insupportable : cela s’accompagne toujours d’une masse de tracas, dit Alexeïev. On égare des objets, on en casse d’autres – c’est assommant au possible ! Et votre appartement est vraiment très bien… vous payez combien ?
     — Je n’en retrouverai pas de pareil, dit Oblomov, surtout dans la précipitation ! Un appartement bien sec, bien chaud ; l’immeuble est tranquille : un seul cambriolage ! Vous voyez, le plafond n’a pas l’air bien solide : le plâtre s’écaille un peu partout – mais ça tient.
     — Vous m’en direz tant ! fit  Alexeïev en hochant la tête.
     — Comment s’y prendre pour… ne pas avoir à déménager ? s’interrogea à haute voix Oblomov, plongé dans ses réflexions.
     — Mais vous avez bien un bail ? demanda  Alexeïev qui examinait la chambre de haut en bas.
     — Oui, mais le bail a expiré ; et j’ai payé au mois… je ne sais plus depuis quand.
     — Alors, comment voyez-vous la suite ? demanda  Alexeïev après un silence. Vous partez, ou vous restez ?
     — Je ne vois rien du tout, dit Oblomov, je n’ai certes pas envie d’y penser. Je laisse à Zakhar le soin d’imaginer quelque chose.
     — Tout de même, il y a des gens à qui ça plaît, de déménager, dit  Alexeïev; C’est même la seule chose qui leur fasse plaisir…
     — Eh bien, libres à « ces gens » de déménager. Mais moi, je ne supporte pas les changements ! Et s’il n’y avait que l’appartement ! commença Oblomov. Mais regardez donc ce que le staroste m’écrit. Tenez, je vais vous faire voir la lettre… Flûte, où est-elle ? Zakhar ! Zakhar !
     — Ah, reine des Cieux ! grinça dans son coin Zakhar en dégringolant du poêle. Quand donc Dieu me rappellera-t-il à lui ?
     Il entra dans la chambre et regarda son maître de ses yeux vitreux.
     — Comment se fait-il que tu n’aies pas trouvé cette lettre ?
     — Et où la trouverais-je ? Est-ce que je sais de quelle lettre vous avez besoin ? Je ne sais pas lire.
     — Trouve-la quand même, dit Oblomov.
     — Hier au soir, vous étiez en train de lire une lettre, fit Zakhar – après, je ne l’ai pas revue.
     — Mais enfin, où est-elle ? répliqua Ilia Ilitch avec humeur. Je ne l’ai pas avalée. Je me souviens très bien que tu me l’as prise pour la mettre quelque part. Alors, à toi de la trouver !
     Il secoua la couverture : la lettre en tomba.
     — Voilà, vous me mettez toujours tout sur le dos !
     — Bon, bon, allez, va-t-en ! 
     Oblomov et Zakhar avaient crié l’un sur l’autre en même temps. Zakhar s’en alla et Oblomov se mit à lire la lettre qu’on aurait dit écrite avec du kvas14 sur un papier humide, avec un cachet de cire brune. D’énormes lettres pâles formaient une procession solennelle, séparées les unes des autres suivant une ligne descendant verticalement de l’angle supérieur à l’angle inférieur. Un gros pâté d’encre pâle venait parfois interrompre la procession. 
     « Monsieur, commença Oblomov, Votre Noblesse, notre père et bienfaiteur, Ilia Ilitch… »
     Ici, Oblomov sauta quelques salutations et autres souhaits de bonne santé et reprit au milieu de la lettre :
     « Je rapporte à ta Grâce seigneuriale qu’en ce qui concerne ton bien patrimonial, notre bienfaiteur, tout va pour le mieux. Depuis plus d’un mois, nous n’avons pas de pluie ; c’est à croire que nous avons irrité le Seigneur Dieu, car il ne pleut pas. Les anciens n’ont pas souvenir d’une pareille sécheresse : le blé de printemps brûle comme braise. Ailleurs, les vers ont ruiné le blé d’automne, et dans un autre endroit, ce sont les gelées précoces qui l’ont anéanti ; on a de nouveau labouré pour le blé de printemps, mais on ne sait pas si ça donnera quelque chose. Peut-être que le Seigneur miséricordieux aura pitié de ta bienveillance seigneuriale, pour nous, nous ne nous faisons pas de souci : même si nous devons crever. Et à la Saint-Jean, trois moujiks de plus se sont enfuis : Laptiev, Balotchev et, tout seul, Vasska, le fils du forgeron. J’ai envoyé les femmes ramener leurs maris : elles ne sont pas revenues, il paraît qu’elles sont à Tchelki, mais mon compère de Vierkhliév y est allé : l’intendant l’a envoyé là-bas : il avait entendu parler d’un araire ramené à Tchelki d’au-delà des mers, alors l’intendant y a envoyé mon compère regarder cet araire. J’avais ordonné à mon compère de s’occuper des moujiks fugitifs ; il s’est rendu chez le commissaire de police, qui lui a dit : "Donne-moi une liste, et tout sera mis en œuvre pour ramener ces paysans à leur domicile", et il n’a rien dit de plus, alors je suis tombé à ses pieds, je l’ai supplié en pleurant ; mais il s’est mis à m’injurier : "Allez, ouste ! On t’a dit que tout serait mis en œuvre – amène la liste !”  Mais je n’ai pas fourni de liste. Et on ne trouve personne à embaucher ici : ils sont tous partis à la Volga, travailler sur les péniches – les gens sont devenus tellement bêtes, ici, notre bienfaiteur, petit père Ilia Ilitch ! On ne verra pas notre toile à la foire, cette année : j’ai fermé à clé le séchoir et la blanchisserie et j’ai placé Sytchoug pour y monter la garde jour et nuit : c’est un moujik qui ne boit pas ; et, pour qu’il ne dérobe aucun de tes biens, je le surveille jour et nuit. Les autres boivent terriblement et sont en retard dans les redevances. Il y a des arriérés non collectés : le revenu que nous t’enverrons cette année, notre petit père, notre bienfaiteur, sera dans les deux mille roubles en moins que celui de l’an passé, à condition que la sécheresse ne nous ruine pas définitivement, sinon, nous t’enverrons ce que nous signalons à ta Grâce. »  
     Venaient ensuite des protestations de dévouement et la signature : « Ton staroste et très humble esclave, Prokofi Vytiagouchkine, qui a signé de sa propre main ». Une croix avait été apposée, car le staroste était analphabète. « Son beau-frère, Diomka Krivoï, a rédigé cela d’après les mots du staroste. »
     Oblomov examina la fin de la lettre.
     — Il manque le mois et l’année, dit-il, la lettre a sans doute traîné chez le staroste depuis l’année dernière ; la Saint-Jean, la sécheresse ! Quand s’est-il rendu compte…
     Il devint songeur.
     — Oui ? reprit-il. Qu’en pensez-vous ? « Dans les deux mille roubles en moins » , signale-t-il ! Combien me restera-t-il donc ? J’ai reçu combien, déjà, l’an dernier ? demanda-t-il en regardant Alexeïev. Je ne vous l’ai pas dit, à l’époque ?
     Alexeïev leva les yeux au plafond et se mit à réfléchir.
     — Il faudra demander à Stolz15 quand il viendra, poursuivit Oblomov. Je crois que c’est dans les sept ou huit mille… Dommage de ne pas noter ce genre de choses ! Là, il me plante avec six mille ! Mais c’est que je vais mourir de faim ! Comment vivre avec ça ?
     — Qu’avez-vous à vous alarmer, Ilia Ilitch ? dit Alexeïev Il ne faut jamais s’abandonner au désespoir : quand on aura moulu, il y aura de la farine.
     — Mais vous entendez ce qu’il m’écrit ? Au lieu de m’envoyer de l’argent, ce qui me consolerait un peu, il me cause des désagréments, comme pour se moquer de moi ! Et c’est comme ça tous les ans ! Ah, je me sens mal ! « Dans les deux mille roubles en moins ! »
     — Oui, c’est une grosse perte, dit Alexeïev. Deux mille roubles, ce n’est pas une plaisanterie ! Tenez, on dit qu’Alexeï Loguinytch, lui aussi, ne recevra cette année que douze mille au lieu de dix-sept mille.
     — Mais c’est toujours douze mille, et non pas six, l’interrompit Oblomov. Le staroste m’a plongé dans le désarroi le plus complet ! S’il en est bien ainsi, sécheresse et mauvaise récolte, pourquoi m’afflige-t-il à l’avance ?
     — En effet… commença Alexeïev, ça ne s’imposait pas ; mais quelle délicatesse voulez-vous attendre d’un moujik ? Ces gens ne comprennent rien.
     — Hé bien, que feriez-vous à ma place ? demanda Oblomov en interrogeant aussi du regard Alexeïev, avec le doux espoir que ce dernier trouverait peut-être un moyen de le rassurer.
     — Il faut réfléchir, Ilia Ilitch, ne rien décider dans la précipitation, fit Alexeïev.
     — Et si j’écrivais au gouverneur ? médita Oblomov à haute voix.
     — Et qui est votre gouverneur ? s’enquit Alexeïev.
     Ilia Ilitch ne répondit pas et s’absorba dans ses réflexions. Alexeïev se tut, réfléchissant lui aussi à quelque chose.
     Froissant la lettre, Oblomov appuya sa tête contre ses mains, mit ses coudes sur ses genoux et resta assis quelque temps dans cette posture, torturé par un flot de pensées inquiètes.
     — Si seulement Stolz arrivait ! dit-il. Il m’a écrit qu’il viendrait bientôt, mais le diable sait où il se balade ! Il aurait trouvé un arrangement.
     Il recommença à se désoler. Ils restèrent muets tous les deux un long moment. Enfin, Oblomov se ressaisit le premier.
     — Voilà ce qu’il faut faire ! dit-il d’un ton résolu, bien près de se lever. Et il faut le faire au plus vite, il n’y a pas lieu de lambiner… Primo…
     À ce moment retentit un coup de sonnette désespéré dans le vestibule, qui fit tressaillir Oblomov comme Alexeïev, et dégringoler en un instant Zakhar de sa couchette en haut du poêle.  



  1. Jardins du palais que fit construire Pierre le Grand au sud-ouest de Saint-Pétersbourg. La fête du printemps s’y déroulait le premier mai chaque année. 
  2. Diminutif affectueux de Daria.
  3. Diminutif de Lidia, Lydie.
  4. En français dans le texte, avec une note en russe.
  5. Grade élevé : cinquième rang en partant du haut, il y en a quatorze.
  6. Amusant passage : Foma vient de Thomas, le Saint Thomas qui voulait voir et toucher…
  7. Quatrième rang de la Table de Pierre le Grand. Voir ci-dessus, note 5. « Son Excellence » est la façon de s‘adresser aux personnages de rang trois et quatre.
  8. Ordre honorifique institué par Catherine II.
  9. En latin dans le texte, avec une note en russe : destin.
  10. Célèbre café-restaurant de Saint-Pétersbourg, vers 1840.
  11. L’incertitude s’étend au patronyme de l’individu entré. Ivanytch est la forme raccourcie d’Ivanovitch, fils d’Ivan, etc.
  12. Sans traduire les noms, signalons qu’ils sont souvent drôles : ici, quelque chose comme Dumouton…
  13. Le déjeuner, qu’on peut aussi appeler dîner, à l’ancienne mode, se prend plutôt vers 15h. Il est plantureux et souvent suivi d’une sieste…
  14. Boisson fermentée très faiblement alcoolisée.
  15. Important personnage à venir. Le nom est allemand. La transcription phonétique serait Chtoltz. Comme me l'a signalé une lectrice, sur Mediapart, stolz signifie "fier" en allemand... Et Stolz : "gloire". Pendant qu’on y est, indiquons qu’il faut prononcer « Oblomoff » [accent sur la deuxième syllabe], d’ailleurs, une vieille traduction du roman écrit ainsi le nom du héros, ce nom qui s’inspire du mot обломок, oblomok, fragment, débris, et a donné naissance à l’oblomovchtchina, sorte d’inertie teintée d’à-quoi-bonisme…