mercredi 20 juin 2018

Oblomov : chapitre III


     Résumé du chapitre précédent : toujours couché, Oblomov a essuyé un défilé de visiteurs venant lui conter par le menu les vanités du monde. Il a seulement réussi à faire part au dernier, Alexeïev, de l'inquiétude qui le taraude : le staroste de son village lui annonce des rentrées d'argent en baisse, et son propriétaire de prie de quitter au plus vite son appartement. Il attend avec ferveur la venue d'un mystérieux Stolz. Mais voici qu'un nouveau visiteur s'annonce...






III

     — Il est chez lui ? demanda dans le vestibule une grosse voix rude.
     — Où irait-on à cette heure ? répondit Zakhar encore plus rudement. 
     Entra un homme d’une quarantaine d’années, taillé dans les grandes dimensions, de haute stature, aux épaules massives et au corps volumineux, avec un visage aux traits sans finesse, une grosse tête posée sur un cou puissant et court, de grands yeux à fleur de tête et des lèvres épaisses. De prime abord, cet homme donnait une impression de grossièreté et de malpropreté. L’élégance de son costume n’était clairement pas son souci. On ne le voyait pas toujours bien rasé. Mais il était évident qu’il n’en avait cure ; il n’avait pas honte de son costume, qu’il portait avec une sorte de dignité cynique.
     Il s’agissait de Mikheï Andreïevitch Tarantiev1, un pays d’Oblomov.
      Tarantiev posait sur toute chose un regard maussade, un peu méprisant, il était plein d’une malveillance ostensible envers tout ce qui l’entourait ; on le voyait prêt à injurier le monde entier, comme s’il était victime d’une injustice humiliante, comme si quelque mérite en lui n’était pas reconnu, en définitive, comme un fort caractère pourchassé par le destin, et qui s’y soumet à contrecœur, et sans renoncer à sa fierté.
     Ses mouvements avaient de l’ampleur, ses gestes de la hardiesse ; il était volubile et parlait d’une voix forte, presque toujours avec colère ; l’entendre d’une certaine distance, c’était exactement comme entendre trois chariots vides roulant sur un pont. Il ne se gênait devant personne et n’avait pas la langue dans sa poche ; de façon générale, il s’adressait avec rudesse à tout le monde, y compris ses amis, comme s’il cherchait à faire comprendre qu’en parlant avec quelqu’un, même s’il déjeunait ou dînait chez la personne en question, il lui faisait un grand honneur.
     Tarantiev avait l’esprit vif et retors ; il n’avait pas son pareil pour résoudre un problème de la vie courante ou démêler une question juridique embrouillée : il échafaudait sur-le-champ, dans un cas comme dans l’autre, un plan d’action qu’il étayait dans les moindres détails, et finissait presque toujours par dire des grossièretés à celui qui lui avait demandé conseil.
     Cependant lui-même, vingt-cinq ans plus tôt, s’était fait engager comme scribe dans un bureau, y restant jusqu’à avoir les cheveux gris. Qu’il eût pu exercer de plus hautes fonctions ne lui était jamais venu à l’esprit, pas plus qu’à l’esprit de personne.
     En réalité, Tarantiev n’était qu’un beau parleur ; en paroles, il résolvait avec clarté et facilité toutes les difficultés, en particulier celles d’autrui ; mais dès qu’il s’agissait de lever le petit doigt, de bouger un peu – bref, de mettre en œuvre le plan qu’il avait échafaudé, de montrer du savoir-faire et de la promptitude –, c’était un tout autre homme : plus rien n’allait – il se sentait brusquement mal, il était indisposé, il était gêné ou avait quelque chose d’autre à faire, dont il ne s’occupait pas davantage ou alors, s’il s’y mettait, Dieu sait ce que ça pouvait donner. C’était un véritable gamin, insoucieux de ceci, dédaignant tel ou tel détail, prenant ailleurs du retard, et finissant par abandonner l’affaire au beau milieu ou par s’y attaquer par le mauvais bout et gâter l’ensemble sans remède, les injures venant ensuite couronner le tout.
     Son père, clerc de province à l’ancienne mode, aurait voulu lui laisser en héritage l’art et la manière de traiter les affaires d’autrui et de faire adroitement une carrière de clerc ; mais le destin en avait décidé autrement. Le père n’avait étudié qu’à moindres frais et désirait que son fils soit pleinement de son époque et en sache davantage que les astuces juridiques. Il l’envoya étudier trois ans le latin chez un prêtre. 
     Naturellement doué, le garçon étudia pendant ces trois années la grammaire et la syntaxe latines et allait s’attaquer à Cornélius Népos, quand son père décida qu’il en savait assez, que ces connaissances lui donnaient déjà un énorme avantage sur la vieille génération, et qu’enfin aller plus loin dans l’étude pouvait éventuellement nuire à une carrière dans les tribunaux.
     Âgé de seize ans, Mikheï, qui ne savait que faire du latin appris, entreprit, dans la demeure de ses parents, de l’oublier ; toutefois, en l’attendant d’avoir l’honneur d’assister aux séances d’un tribunal de zemstvo2, ou de district, il assistait à toutes les réjouissances de son père et, à cette école, au milieu des conversations les plus libres, l’esprit du jeune homme se développa et s’aiguisa. 
     Avec la réceptivité propre à son jeune âge, il prêtait l’oreille aux récits de son père et de ses collègues, portant sur différentes affaires tant civiles que criminelles, sur les cas étranges qui étaient passés entre les mains de ces clercs de la vieille école.
     Mais tout cela ne mena nulle part. Mikheï ne devint pas un brasseur d’affaires, un avocat procédurier, bien que tous les efforts de son père tendissent à ce but, et eussent bien entendu été couronnés de succès si le destin n’était pas venu ruiner tous les projets du vieillard. Mikheï avait bien assimilé toute la théorie entendue lors des entretiens du père avec ses collègues, il ne restait plus qu’à la mettre en pratique, mais la mort de son père ne lui laissa pas le temps d’entrer au tribunal, et quelque bienfaiteur l’emmena à Pétersbourg et lui trouva une place de commis aux écritures dans une administration, pour l’oublier par la suite.
     Si bien que Tarantiev resta toute sa vie un pur théoricien. Dans son emploi à Pétersbourg, son latin ne lui servait à rien, pas plus que les subtilités théoriques pour faire avancer à son gré les affaires de justice, bonnes ou mauvaises ; et cependant, il avait et sentait en lui une force en sommeil, enfermée pour toujours en lui-même par l’adversité des circonstances, sans espoir qu’elle pût revoir le jour, à l’instar des esprits mauvais des contes, prisonniers de murs enchantés qui les empêchent de nuire. C’était peut-être la conscience de cette force inutile en lui qui faisait que Tarantiev se montrait rude, malveillant, colérique et acariâtre.
     Il considérait avec amertume et dédain ce à quoi il passait son temps : l’ampliation des documents, la reliure des dossiers, etc. Il ne gardait qu’un seul et dernier espoir, qui lui souriait de loin : se faire muter dans le commerce du vin3. Il voyait dans cette voie la seule substitution avantageuse à la carrière à laquelle le destinait son père, et qui s’était révélée inaccessible. Et en attendant, la théorie paternelle de l’action et de la vie, cette théorie de l’astuce et des pots-de-vin qui n’avait pu se déployer et donner sa mesure en province, s’était adaptée à toutes les médiocrités et insignifiances de sa vie à Pétersbourg, elle s’était glissée dans toutes ses relations privées, à défaut de pouvoir le faire dans la sphère publique. 
     Il était foncièrement vénal et, se conformant à la théorie, s’ingéniait, à défaut d’affaires et de solliciteurs,  à ramasser des pots-de-vin auprès de ses collègues et de ses amis, Dieu sait comment et pourquoi – par ruse ou insistance, il forçait tous ceux qu’il pouvait à le régaler, exigeait d’eux une considération qu’il ne méritait nullement et leur témoignait de l’aigreur. Il n’avait jamais honte de porter des vêtements usés, mais éprouvait une certaine inquiétude lorsqu’il n’avait pas en vue de déjeuner plantureux accompagné d’une quantité convenable de vin et de vodka.
     Cela lui faisait jouer, dans le cercle de ses connaissances, le rôle d’un grand chien de garde aboyant après tout le monde, ne permettant à personne de lever le petit doigt, mais prêt dans le même temps à attraper au vol le moindre bout de viande, quelle qu’en soit la provenance.
     Tels étaient les deux visiteurs4 les plus assidus d’Oblomov.
     Dans quel but ces deux prolétaires russes venaient-ils chez lui ? Ils le savaient très bien, pourquoi ils venaient : pour boire et manger, pour fumer de bons cigares. Ils y trouvaient la chaleur et la tranquillité d’un abri, ainsi qu’un accueil invariablement, sinon cordial, du moins indifférent.
     Mais pourquoi Oblomov les laissait-il entrer ?  Il avait du mal à le savoir lui-même. Sans doute pour la même raison que celle qui, encore de nos jours, chez nos lointains Oblomov, dans toutes les maisons cossues, fait se presser un essaim de semblables personnages des deux sexes, sans profession ni ressources,  sans bras pour produire mais avec un estomac pour consommer, et presque toujours pourvus d’un grade et d’un titre. 
     Il existe encore des sybarites à qui de tels appendices sont indispensables pour vivre : cet apport superflu les sauve de l’ennui. Sans eux, qui pour vous tendre la tabatière égarée ou ramasser pour vous le mouchoir tombé par terre ? Qui pour vous écouter avec sollicitude vous plaindre de votre mal de tête, ou raconter un mauvais rêve et en exiger l’interprétation ? Qui pour vous faire la lecture afin de vous aider à vous endormir ? Et ce prolétaire, il arrive qu’on l’envoie faire une course à la ville voisine, il peut se rendre utile dans diverses tâches – histoire de ne va pas avoir à se démener soi-même !
     Faisant beaucoup de bruit, Tarantiev sortait Oblomov de son immobilité et le tirait de son ennui. Il criait, bataillait, composait une sorte de spectacle qui dispensait son hôte paresseux de la corvée de la parole et de l’action. Dans la chambre où régnaient le sommeil et la tranquillité, Tarantiev apportait la vie, le mouvement et parfois des nouvelles du dehors. Sans remuer le petit doigt, Oblomov pouvait entendre et voir quelque chose de vif, remuant et parlant devant lui. Il avait en outre la naïveté de croire que Tarantiev pouvait réellement être de bon conseil.
     Quant aux visites d’Alexeïev, Oblomov les tolérait pour une autre raison, non moins importante. S’il voulait vivre à sa guise, à savoir rester couché sans rien dire, sommeiller ou déambuler dans sa chambre, c’était comme si Alexeïev n’eût pas été là : il se taisait lui aussi, sommeillait de son côté ou regardait un livre, ou encore examinait en bâillant paresseusement, jusqu’à en avoir les larmes aux yeux, les tableaux et les bibelots. Il pouvait tenir ainsi au moins trois jours. Mais si Oblomov en avait assez d’être seul et ressentait le besoin de parler, de lire, de raisonner, de manifester de l’émotion – il trouvait toujours en lui un auditeur docile et disposé à s’intéresser, toujours prêt à partager tout uniment et son silence, et sa conversation, et son émotion, et son point de vue, quel qu’il fût.
     Ses autres visiteurs venaient rarement, ils passaient en coup de vent, comme l’avaient fait les trois premiers ; avec eux les liens se défaisaient de plus en plus. Il arrivait à Oblomov de s’intéresser à quelque nouvelle, à participer cinq minutes à une conversation, puis, rassasié, il se taisait. Eux, il fallait les payer de retour, prendre part à ce qui les intéressait. Ils se baignaient dans la multitude ; chacun d’eux entendait la vie à sa façon, qui n’était pas du tout celle d’Oblomov, et s’efforçait d’y mêler ce dernier : tout cela lui déplaisait, lui répugnait, n’était pas à son goût.
     Une seule personne lui plaisait vraiment : celui-là non plus ne le laissait pas tranquille ; il aimait la nouveauté, le monde, la science, la vie sous toutes ses formes, mais avec plus de profondeur et de sincérité – et Oblomov, bien qu’il se montrât affable avec tous, n’avait d’affection véritable que pour cet homme-là, peut-être parce qu’ils avaient grandi, étudié et vécu ensemble. Cet homme, c’était Andreï Ivanovitch Stolz.
     Il était absent, mais Oblomov l’attendait d’un moment à l’autre.








  1. Se prononce Taranntieff.
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Zemstvo
  3. Le commerce du vin était confié depuis le dix-huitième siècle à des « fermiers » privés payant redevance à l’État.
  4. L’autre, c’est le dernier visiteur resté dans les murs à la fin du chapitre précédent, Alexeïev…



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