dimanche 3 juin 2018

Oblomov (Ivan Gontcharov) : chapitre I

Début de la traduction en feuilleton du légendaire roman d'Ivan Gontcharov. Le chapeau introductif sera rédigé ultérieurement.








Première partie



I

     Dans la rue Gorokhovaïa1, dans l’une des grandes maisons dont les habitants suffiraient à former un chef-lieu de district, était couché dans son appartement, dans son lit, Ilia Ilitch Oblomov.
     C’était un homme de trente-deux ou trente-trois ans, de taille moyenne et d’un physique agréable, aux yeux gris foncé, mais les traits de son visage exprimaient une complète absence d’idées, nulle concentration ne s’y lisait. Comme un oiseau en liberté, la pensée voletait sur son visage, voltigeait dans ses yeux, se posait sur ses lèvres entrouvertes, se cachait dans les plis de son front, puis s’évanouissait, et toute sa figure respirait alors l’insouciance la plus lisse, insouciance qui s’étendait ensuite à son corps entier, jusqu’aux plis de sa robe de chambre.
     Il arrivait qu’une expression quasiment de fatigue ou d’ennui vint assombrir son regard ; mais ni la fatigue ni l’ennui ne pouvaient chasser de son visage la douceur qui, au-delà de celui-ci, était l’expression essentielle de son âme ; âme que révélaient si clairement ses yeux, son sourire, le moindre mouvement de tête ou de main venant de lui. L’observant au passage, un observateur froid et superficiel eût dit : « Voilà une bonne pâte d’homme, dans toute sa simplicité ! » Prenant le temps de scruter son visage, un homme plus profond et moins froid serait reparti en souriant, et en remuant d’agréables pensées. 
     Ilia Ilitch n’avait pas le teint hâlé, n’était ni rubicond ni vraiment pâle, son teint était quelconque, ou alors il semblait tel parce que Oblomov devenait flasque, non pas à cause de l’âge, mais plutôt d’une insuffisance de mouvements ou d’aération, un peu des deux. Plus généralement, à en juger par la blancheur excessive et la matité de son cou, de ses mains petites et potelées, de ses épaules peu marquées, son corps manquait de virilité.
     Même lorsqu’il était soucieux, ses gestes conservaient une douceur alanguie non dépourvue d’une certaine grâce. Si les nuages d’une préoccupation intérieure dévalaient le long de son visage, son regard se faisait brumeux, son front se plissait, le doute, le chagrin et la frayeur commençaient à jouer ; mais l’inquiétude se solidifiait rarement chez lui sous la forme d’une idée précise, et prenait encore moins souvent le chemin d’une résolution. Toute préoccupation se dissipait dans un soupir, expirant au long d’une apathique somnolence.
     Comme la tenue d’intérieur d’Oblomov s’accordait bien avec les traits paisibles de son visage et la mollesse de son corps ! Il portait une robe de chambre en tissu de Perse, authentiquement oriental, sans rien d’européen, ni glands ni rubans, sans taille, et si vaste qu’Oblomov aurait pu s’y envelopper deux fois. Ses manches, suivant l’immuable mode asiatique, s’élargissaient en remontant vers l’épaule. Bien que cette robe de chambre ne fût plus neuve et qu’elle eût perdu par endroits son apparence première, son lustre naturel ayant été remplacé par une patine acquise, elle avait gardé ses éclatantes couleurs orientales et son tissu restait solide.
     Cette robe de chambre avait, aux yeux d’Oblomov, une foule de qualités inestimables :  elle était souple et douce ; le corps n’en ressentait aucune gêne ; tel un esclave, elle  se soumettait avec docilité aux moindres mouvements du corps.
     Chez lui, Oblomov ne mettait jamais ni cravate, ni gilet, car il aimait se sentir à l’aise, en liberté. Ses pantoufles étaient longues, larges et moelleuses ; immanquablement, sans qu’il eût besoin de regarder, ses pieds les trouvaient tout de suite lorsque ses jambes quittaient le lit.
     Cette position couchée ne relevait, chez Ilia Ilitch, ni d’une obligation, comme pour un malade ou une personne souhaitant dormir, ni du hasard d’une fatigue passagère, pas plus d’une volupté paresseuse : c’était son état normal. Lorsqu’il était à la maison – et il y était presque toujours – il restait couché, et toujours dans la pièce où nous l’avons trouvé, laquelle lui servait à la fois de chambre à coucher, de cabinet2  et de salle de réception. Son appartement comprenait trois autres pièces, mais il y faisait de rares apparitions, parfois le matin, et encore, seulement lorsqu’on passait le balai dans son cabinet ce qui n’arrivait pas tous les jours. Le mobilier de ces pièces était recouvert de housses, et les stores y étaient baissés.
     La pièce où Ilia Ilitch demeurait allongé paraissait, au premier regard, admirablement meublée. Un bureau en acajou, deux sofas tendus de soie, de jolis paravents  brodés d’oiseaux et de fruits comme on n’en voit pas dans la nature. Des rideaux de soie, des tapis, quelques tableaux, bronzes et porcelaines, et une quantité de gracieux bibelots.
     Mais l’œil exercé d’un homme au goût véritable, enveloppant rapidement la pièce du regard, y aurait perçu le désir de sauver le  decorum3 , de respecter les conventions nécessaires, afin d’en être quitte avec elles. Cela avait été bien sûr le seul souci d’Oblomov en aménageant son bureau. Un goût raffiné ne se serait pas contenté de ces chaises lourdes et disgracieuses en acajou, ni de ces étagères vacillantes. L’un des sofas s’affaissait à l’arrière, les lambris se décollaient par endroits.
     Les tableaux, les vases et les bibelots produisaient exactement la même impression. 
     Le maître des lieux, cependant, promenait sur cet ameublement un regard si distrait et si détaché qu’il avait l’air de demander : « Qui a bien pu ramener tout cela et l’installer ici ? » En raison du détachement froid dont Oblomov faisait preuve à l’égard de son bien, peut-être encore à cause de la froideur encore plus grande envers le tout de Zakhar, le serviteur d’Oblomov, ce cabinet frappait par son aspect abandonné, par la négligence qui en était la note dominante.
     Aux murs, côtoyant les tableaux, des toiles d’araignée pendaient en festons empoussiérés ; les miroirs, bien loin de refléter les objets de la pièce, auraient pu servir dede tables de la Loi, d’agendas poussiéreux où noter les choses à se rappeler. Les tapis étaient constellés de taches.  Un torchon oublié traînait sur un des divans ; sur la table, il était rare qu’on ne trouvât point le matin une assiette avec des restes du dîner de la veille, une salière et quelque os rongé, rare que des miettes de pain n’en fussent pas tombées.  
     Sans cette assiette, sans la pipe tout juste fumée lâchée contre le lit, et sans le maître des lieux allongé sur ce lit, on aurait pu croire l’endroit inhabité – tant chaque objet se voyait décoloré, couvert de poussière, tant rien ne témoignait d’une présence humaine. Il y avait bien deux ou trois livres ouverts sur les rayonnages, un journal y traînait, il y avait même sur le bureau un encrier et  des plumes ; mais les pages où les livres étaient restés ouverts se recouvraient de poussière et jaunissaient ; il y avait visiblement longtemps qu’on avait cessé de les lire ; le journal était de l’an passé, et plonger une plume dans l’encrier n’aurait fait qu’en chasser une mouche, qui se serait envolée dans un bourdonnement effrayé. 
     Contrairement à son habitude, Ilia Ilitch se réveilla très tôt, vers huit heures. Quelque chose le préoccupait vivement. Sur son visage alternaient l’inquiétude et un mécontentement anxieux. Un conflit intérieur l’agitait visiblement, sans que son esprit fût encore venu à la rescousse.
     Le fait était qu’Oblomov avait reçu la veille du staroste de sa campagne4 une lettre au contenu désagréable. On sait bien les désagréments dont peut faire état un staroste : les mauvaises récoltes, les redevances, l’argent qui rentre moins, etc. Quand bien même le staroste avait annoncé d’aussi mauvaises nouvelles l’année précédente, et encore l’année d’avant, cette dernière lettre avait produit une fâcheuse impression, comme toutes les mauvaises surprises.
     Facile ou pas, une réflexion s’imposait quant aux moyens à envisager, aux mesures à prendre. Il faut en outre rendre justice à Ilia Ilitch au sujet du souci qu’il avait de ses affaires. Dès la première lettre désagréable reçue du staroste quelques années plus tôt, il avait commencé à échafauder un plan prévoyant diverses modifications et améliorations se rapportant à la gestion de sa propriété.
     Ce plan supposait la prise de mesures d’ordre économique, de mesures de police, d’autres encore. Mais le plan était encore loin d’être complètement mûri, tandis que les lettres désagréables du staroste se renouvelaient chaque année, l’incitant à agir, et troublant donc sa sérénité. Oblomov concevait la nécessité de prendre des décisions avant d’en avoir fini avec le plan.
     Aussitôt réveillé, il eut l’intention de se lever, de se laver et, une fois son thé avalé, de réfléchir une bonne fois, de combiner quelque chose et de le mettre par écrit, bref, de s’occuper de l’affaire comme il convenait.
     Il agita une demi-heure ces pensées obsédantes dans son lit, pour conclure qu’il aurait bien le temps de s’y mettre après son thé, thé qu’il pouvait prendre, à son habitude, au lit, d’autant plus qu’être couché n’a jamais empêché de réfléchir. 
     Ainsi fut fait. Ayant bu son thé, il se souleva à moitié dans son lit et faillit se lever ; jetant un coup d’œil à ses pantoufles, il commença même à glisser une de ses jambes hors du lit, mais il la ramena aussitôt en arrière.
     La pendule sonna huit heures et demie. Ilia Iltch se secoua.
     — Alors quoi, tout de même ? dit-il tout haut, contrarié. C’est une honte, au travail ! Un peu de volonté, et… Zakhar ! cria-t-il.
     Dans la pièce séparée seulement par un petit couloir du cabinet d’Ilia Ilitch, on entendit d’abord un vrai grognement de chien enchaîné, puis un bruit de jambes dégringolant de quelque hauteur. C’était Zakhar qui descendait de la couchette, en haut du poêle, sur laquelle il passait le plus clair du temps à somnoler.
     Entra dans la salle un homme déjà âgé, portant une redingote grise déchirée sous le bras, un bout de chemise en ressortant, avec un gilet également gris à boutons de cuivre, au crâne chauve comme le genou et aux favoris extraordinairement larges et drus, d’un roux qui commençait à grisonner, dans chacun desquels on aurait pu tailler trois barbes.
     Zakhar n’essayait pas de modifier la silhouette qu’il avait reçue de Dieu, et même il conservait le costume dans lequel il avait l’habitude autrefois d’aller et venir à la campagne. Son habit avait été confectionné d’après un modèle qu’il avait ramené de là-bas. La redingote et le gilet gris lui plaisaient aussi parce cette espèce d’uniforme lui rappelait un peu la livrée qu’il portait autrefois, lorsqu’il accompagnait à l’église ou chez des gens ses maîtres aujourd’hui défunts ; et, dans ses souvenirs, ne restait que cette livrée pour incarner la dignité de la maison Oblomov.
     Le vieillard n’avait pas d’autre souvenir de la vie paisible et prospère qu’on menait chez ses maîtres, au fin fond de la campagne. Les maîtres sont morts, les portraits de famille sont restés sur place, s’entassant peut-être au grenier ; les anciennes traditions et les fiertés de la famille s’éteignent ou survivent seulement dans la mémoire de vieillards restés eux aussi sur place. Et c’est pourquoi la redingote grise était chère à Zakhar : en elle, et aussi dans quelques traits que conservaient le visage et les manières de son patron, et qui rappelaient ses parents, aussi dans ses caprices, qui faisaient râler Zakhar en sourdine comme à haute voix, mais qu’il respectait en son for intérieur comme des manifestations d’une volonté de maître et du droit seigneurial, il voyait les marques affaiblies de la grandeur passée. 
     En dehors de ces caprices, il ne sentait pas de maître sur son dos ; en dehors d’eux, rien ne ressuscitait sa jeunesse, la campagne depuis longtemps quittée et les vieilles légendes entourant cette maison, la seule chronique rapportée par les vieux serviteurs et les vieilles nounous, et transmise de génération en génération.
     La maison Oblomov avait été jadis opulente et renommée dans sa région, mais par la suite, sans qu’on sût pourquoi, n’avait fait que s’appauvrir et rapetisser pour, en fin de compte, disparaître insensiblement au milieu de maisons aux racines bien moins anciennes. Il ne restait plus que les vieux serviteurs chenus pour conserver et se transmettre la vraie mémoire d’un passé chéri comme une chose sainte.
     Voilà pourquoi Zakhar aimait tant sa redingote grise. Peut-être aussi chérissait-il ses favoris pour avoir vu dans son enfance de nombreux domestiques âgés arborant ces vieux ornements aristocratiques.
     Plongé dans sa méditation, Ilia Ilitch fut long à s’apercevoir de la présence de Zakhar. Celui-ci se tenait devant lui en silence. Pour finir, il toussota.
     — Quoi donc ? demanda Ilia Ilitch.
     — Je crois que vous m’avez appelé ?
     — Appelé, moi ? Pourquoi faire ? Je ne m’en souviens pas ! fit-il en s’étirant. Va chez toi, le temps que je me rappelle.
     Zakhar repartit, et Ilia Ilitch resta dans son lit, repensant à cette maudite lettre.
     Un quart d’heure s’écoula.
     — Bon, ça suffit, de rester couché ! dit-il. Il faut tout de même se lever… D’ailleurs, je vais relire attentivement cette lettre du staroste, après, je me lèverai. Zakhar !
     Même saut et même grognement. Zakhar fit son entrée, mais Oblomov s’était replongé dans ses réflexions. Zakhar attendit une ou deux minutes, l’air mal disposé, regardant un peu de travers son maître, puis il se dirigea vers la porte.
     — Où vas-tu ? demanda soudain Oblomov.
     — Vous ne dites rien, pourquoi devrais-je rester, sans raison ? dit Zakhar d’une voix sifflante,  car il avait perdu, selon ses dires, son autre voix à la chasse avec la meute, lorsqu’il accompagnait son vieux maître et qu’un vent violent lui était entré dans la gorge.
     Il se tenait de profil, continuant à regarder Oblomov de biais.
     — Aurais-tu par hasard les jambes paralysées, que tu ne puisses rester debout ? Tu le vois, je suis préoccupé – alors attends ! Tu n’es pas resté assez couché, de l’autre côté ? Trouve-moi la lettre que j’ai reçue hier du staroste. Où l’as-tu fourrée ?
     — Quelle lettre ? Je n’ai vu aucune lettre, dit Zakhar.
     — Pourtant, le facteur te l’a donnée, elle était drôlement sale !
     — Comment je peux savoir où vous l’avez mise ? fit Zakhar en soulevant des papiers et en dérangeant des affaires se trouvant sur le bureau.
     — Tu ne sais jamais rien. Regarde dans la corbeille, là ! Ou elle se sera retrouvée sur un canapé ? Et le dossier de ce canapé n’est toujours pas réparé ; tu ne peux pas faire venir un menuisier ? C’est tout de même toi qui l’as cassé. Tu ne penses jamais à rien !
     — Ce n’est pas moi qui l’ai cassé, répondit Zakhar, il s’est cassé tout seul ; ça devait arriver, ces choses-là ne sont pas éternelles.
     Ilia Ilitch ne jugea pas utile de le contredire.
     — Alors, tu la trouves ? se contenta-t-il de demander.
     — Voici des lettres.
     — Non, pas celles-là.
     — C’est qu’il n’y en a pas d’autres, dit Zakhar.
     — C’est bon, va-t'en ! s’impatienta Ilia Ilitch. Je vais me lever, je la trouverai moi-même.
     Zakhar repartit chez lui, mais à peine avait-il posé la main sur sa couchette, dans l’intention de sauter dessus, que retentit de nouveau un cri impératif : « Zakhar, Zakhar ! »
     — Ah, mon Dieu ! grommela Zakhar en se dirigeant une fois de plus vers le cabinet. En voilà une torture ! La mort serait plus douce !
     — Vous désirez ? fit-il en retenant d’une main la porte et en regardant Oblomov de biais, poussant l’hostilité jusqu’à se tourner de sorte que lui, en fermant l’œil à moitié, pouvait apercevoir son maître, tandis que celui-ci ne voyait qu’un immense favori, d’où l’on pouvait s’attendre à voir s’envoler deux ou trois oiseaux.
     — Dépêche-toi de me donner mon mouchoir ! Tu aurais dû y penser, non ? fit sévèrement remarquer Ilia Ilitch.
     Zakhar ne marqua ni mécontentement ni étonnement devant le reproche qui accompagnait l’ordre de son maître, comme s’il les trouvait l’un comme l’autre parfaitement naturels.
     — Et comment savoir où il est, ce mouchoir, bougonna-t-il en faisant le tour de la  pièce et en tâtant chaque chaise, alors qu’il était visible qu’il ne se trouvait rien sur les chaises. Vous égarez tout ! rétorqua-t-il en ouvrant la porte menant au salon pour voir si le mouchoir ne s’y trouvait pas.
     — Où vas-tu ? Cherche-le ici ! Cela fait deux jours que je ne suis pas allé là-bas. Presse-toi un peu ! déclara Ilia Ilitch.
     — Où est le mouchoir ? Pas de mouchoir ! faisait Zakhar, éberlué, promenant ses regards de tous les côtés. Mais le voilà ! siffla-t-il soudain rageusement, vous êtes dessus ! Il y a un bout qui dépasse. Vous êtes couché dessus et vous demandez votre mouchoir !
     Et, sans attendre la réponse, Zakhar fit mouvement pour s’en aller. Un peu gêné de sa propre bévue, Oblomov s’empressa de trouver un moyen de reporter la faute sur Zakhar. 
     — Ah, c’est propre, ici : regarde cette poussière, cette saleté, mon Dieu ! Là, là, regarde donc ces coins – tu ne fais rien du tout !
     — Me dire que je ne fais rien… déclara Zakhar d’un ton offensé. Je me donne de la peine, sans m’épargner ! Je fais la poussière, je passe le balai presque chaque jour…
     Il montra le plancher, au beau milieu de la pièce, ainsi que la table où Oblomov prenait ses repas.
     — Là, là, disait-il, tout est nettoyé, rangé, comme pour une noce… Que vous faut-il de plus ?
     — Et ça, c’est quoi ? l’interrompit Ilia Ilitch en montrant les murs et le plafond. Et ça ? Et ça ? Il désigna une serviette qui traînait depuis la veille, et l’assiette oubliée sur la table, avec une tranche de pain dessus.
     — Bon, ça, je vais peut-être l’enlever, fit Zakhar, condescendant, en saisissant l’assiette.
     — Seulement ça ? Et la poussière aux murs, la toile d’araignée ? reprenait Oblomov en montrant les murs.
     — Je l’enlèverai pour la Semaine sainte : à ce moment-là, j’essuierai les icônes et j’ôterai la toile d’araignée…
     — Mais tu ne vas pas épousseter les livres, les tableaux ?
     — Les livres et les tableaux, à Noël : avec Anissia, nous nous occuperons de toutes les armoires. Comment le faire maintenant ? Vous êtes tout le temps là.
     — Il m’arrive d’aller au théâtre ou de rendre visite à quelqu’un : ce serait le moment…
     — Eh, quoi ! Faire le ménage la nuit ?
     Oblomov le regarda d’un air de reproche, hocha la tête et soupira, tandis que Zakhar regardait avec indifférence par la fenêtre et poussait lui aussi un soupir. Le maître se disait sans doute : « Toi, mon ami, tu es encore plus Oblomov que moi » , et Zakhar pensait à peu de choses près : « Tu me débites des bêtises. Tu sais juste tenir des discours lamentables et obscurs, mais la poussière et les toiles d’araignée, tu t’en fiches bien. »
     — Est-ce que tu comprends, dit Ilia Ilitch, qu’à cause de la poussière, il y a des mites ? Il m’arrive même de voir des punaises sur les murs !
     — J’ai bien des puces, moi ! répliqua Zakhar avec indolence.
     — Et tu trouves ça bien ? C’est tout de même une saloperie ! lui fit remarquer Oblomov.
     Zakhar eut un sourire malicieux qui gagna tout son visage, jusqu’à ses sourcils et ses favoris, les faisant s’écarter, et une tache rouge s’élargit sur sa figure jusqu’à son front.
     — En quoi est-ce de ma faute, s’il existe des punaises ? dit-il avec un étonnement naïf. Ce n’est pas moi qui les ai inventées !
     — Ça vient de la saleté, le coupa Oblomov. Qu’as-tu à raconter des bobards tout le temps ?
     — La saleté non plus, ce n’est pas moi qui l’ai inventée.
     — Chez toi, tiens, des souris cavalent la nuit – je les entends.
     — Les souris non plus, ce n’est pas moi qui les ai inventées. Ce genre de créatures, tant les souris que les chats ou les punaises, il y en a partout des quantités.
     — Et comment se fait-il qu’il n’y ait ni mites ni punaises chez les autres ?
     Le visage de Zakhar exprima l’incrédulité ou, plus exactement, la certitude que c’était faux.
     — Moi, j’ai de tout, et en quantité, reprit-il obstinément. On ne peut pas avoir l’œil sur chaque punaise, ni glisser sa main dans chaque fente pour l’attraper.
     Lui-même devait sans doute se dire : « Et puis, qu’est-ce que ça veut dire, dormir sans punaises ? »
     — Tu dois balayer et enlever les saletés dans les coins, et tout ça disparaîtra, lui dit sentencieusement Oblomov.
     — On a beau ramasser, ça revient, dit Zakhar.
     — Mais non, l’interrompit le maître.
     — Mais si, je le sais très bien, répéta le serviteur.
     — Si ça revient, tu repasses le balai.
     — Comment ça ? Faire chaque jour les coins ? demanda Zakhar. C’est une vie, ça ? Autant rendre son âme à Dieu tout de suite !
     — Comment se fait-il que ça soit propre chez les autres ? répliqua Oblomov. Regarde plutôt chez l’accordeur en face : c’est impeccable, et ils n’ont qu’une bonne…
     — Comment voulez-vous que des Allemands trouvent des saletés ? Voyez donc comme ils vivent ! La famille entière se partage un os une semaine durant. La redingote du père passe au fils, avant de revenir au père. La femme et les filles portent des jupes ultra-courtes : elles replient leurs jambes sous elles comme des oies… Où trouverait-on des saletés chez eux ? On ne trouve pas dans leurs armoires, comme chez nous, un tas de vieux habits usés y ayant élu domicile, pas plus qu’un monceau de croûtons de pains en prévision de l’hiver… Chez eux, même un croûton de pain ne traîne pas : on en fait du biscuit qu’on fait passer avec de la bière !
     Zakhar cracha même à travers ses dents, en imaginant cette vie de grigou.
     — Ça ne sert à rien de causer ! répliqua Ilia Ilitch. Nettoie plutôt.
     — Des fois, je le ferais bien, mais c’est vous qui ne me laissez pas faire, fit Zakhar.
     — Et pan pour moi ! Je vois que c’est toujours moi qui gêne.
     — Bien sûr, que c’est vous ; vous êtes tout le temps ici : comment pourrait-on faire le ménage ? Sortez une journée entière et je nettoierai.
     — C’est bien trouvé, ça encore – sortir ! Rentre donc plutôt chez toi.
     — Mais vraiment ! insista Zakhar. Tenez, si vous sortiez aujourd’hui, Anissia et moi nous ferions tout le ménage. Mais, à deux, nous ne nous en sortirions pas : il faut encore engager des femmes pour tout laver.
     — En voilà, des fantaisies – des femmes ! Ouste, chez toi, dit Ilia Ilitch.
     Il était mécontent d’avoir amené Zakhar à ces propos. Il oubliait toujours qu’effleurer ce délicat problème amenait immanquablement des soucis.
     Oblomov aurait bien voulu que tout soit propre, il aurait souhaité que tout se fasse automatiquement, sans que cela se remarque ; mais Zakhar lui intentait toujours un procès, à peine avait-on exigé de lui qu’il balayât la poussière, lavât par terre, etc. Il se mettait alors à invoquer la nécessité d’un chambardement total de la maison, sachant fort bien que cette seule pensée allait épouvanter son maître.
     Zakhar sorti, Oblomov se plongea dans ses réflexions.
     Au bout de quelques minutes, la demi-heure sonna de nouveau.
     — Qu’est-ce que c’est ? demanda Ilia Ilitch avec quelque effroi. Il sera bientôt onze heures, et je ne me suis ni levé, ni lavé encore ? Zakhar, Zakhar !
     — Ah mon Dieu ! Hé bien ! entendit-on en provenance du vestibule, exclamation suivie du bond habituel.
     — J’ai de quoi faire ma toilette ? demanda Oblomov.
     — Depuis longtemps ! répondit Zakhar. Qu’avez-vous à ne pas vous lever ?
     — Pourquoi ne m’as-tu pas dit que c’était prêt ? Il y a longtemps que je me serais levé. Va, je te suis. J’ai des choses à faire, il faut que j’écrive.
     Zakhar sortit, mais revint quelques instants après, portant des bouts de papier et un carnet noirci d’écritures et couverte de taches de graisse.
     — Tenez, puisque vous allez écrire, veuillez aussi vérifier les comptes : il y a des notes à régler.
     — Quels comptes ? Quelles notes ? demanda Ilia Ilitch avec humeur.
     — Celle du boucher, celle de l’épicier, celle de la blanchisseuse et celle du boulanger : ils réclament tous leur argent.
     — Toujours ces préoccupations d’argent ! bougonna Ilia Ilitch. Et toi, pourquoi ne me présentes-tu pas ces factures au fur et à mesure, au lieu de me les servir brusquement toutes ensemble ?
     — Vous me renvoyez toujours en me disant : on verra demain…
     — Et là, ça ne peut pas attendre jusqu’à demain ?
     — Non ! Cette fois, ils insistent terriblement : ils ne feront plus crédit. Nous sommes le premier du mois.
     — Ah ! fit tristement Oblomov. Encore un souci ! Alors, qu’as-tu à rester planté là ? Pose ça sur la table. Je vais tout de suite me lever, me débarbouiller et examiner cela. Donc, tout est prêt pour ma toilette ?
     — C’est prêt ! dit Zakhar.
     — Bon, maintenant…
     Il entreprit en geignant de se soulever sur son lit, esquissant une tentative pour se lever.
     — J’ai oublié de vous dire, commença Zakhar, tantôt, pendant que vous dormiez encore, le gérant a envoyé ici le concierge : il fait dire que nous devons absolument libérer l’appartement, ils en ont besoin.
     — Allons, qu’est-ce que c’est que ça ? S’ils en ont besoin, bien sûr, nous partirons. Qu’as-tu à me tarabuster ainsi ? C’est déjà la troisième fois que tu m’en parles.
     — C’est qu’on me tarabuste, moi aussi.
     — Dis-leur que nous allons partir.
     — Ils disent que vous aviez déjà promis de le faire il y a un mois et que vous ne l’avez pas fait, ils disent qu’ils vont s’adresser à la police.
     — Eh bien, qu’ils le fassent ! dit Oblomov d’un ton décidé. Quant à nous, nous déménagerons dans trois semaines, quand il fera un peu plus chaud.
     — Comment ça, dans trois semaines ? Le gérant dit que les ouvriers arriveront dans deux semaines : ils vont tout casser… Il vous faut déménager demain ou après-demain, qu’il dit.
     — Hé, mais c’est nous bousculer ! Voyez-vous ça encore ! Pourquoi pas à l’instant même ? Je t’interdis de me reparler de l’appartement. Je te l’ai déjà défendu ; et tu remets ça. Prends garde !
     — Que dois-je donc faire ? répliqua Zakhar.
     — Que faire ? Le voilà qui se croit quitte envers moi avec cette question ! répondit Ilia Ilitch. En quoi ça me regarde ? Ne me tracasse pas et débrouille-toi, prends là-bas des dispositions pour qu’on n’ait pas à déménager. —Il ne peut pas se mettre en quatre pour son maître !
     — Mais, Ilia Ilitch, petit père, quelles dispositions prendre ? fit Zakhar d’une voix légèrement assourdie. La maison n’est pas à moi : comment ne pas partir, si l’on est chassé ? Si c’était ma maison, ce serait avec un très grand plaisir…
     — Il doit bien y avoir moyen de les convaincre. Dis-leur que nous sommes de vieux locataires, et que nous payons ponctuellement le loyer.
     — C’est ce que j’ai dit, répondit Zakhar.
     — Bon, et alors ?
     — Alors ? Ils ont repris leur refrain : « Allez-vous en. Nous avons besoin de refaire l’appartement. » Ils veulent faire, de cet appartement et de celui du docteur, un seul grand logement pour le mariage du fils du propriétaire.
     — Ah, Seigneur ! dit avec humeur Oblomov. C’est vrai qu’il y a comme ça des ânes qui se marient !
     Il se tourna sur le dos.
     — Vous pourriez écrire au propriétaire, monsieur, dit Zakhar. Peut-être qu’il ne s’en prendrait pas à vous et ordonnerait de démolir d’abord l’autre appartement.
     Et Zakhar montra de la main quelque part vers la droite.
     — Bon, très bien, je vais lui écrire dès que je me serai levé… Rentre chez toi, je vais réfléchir. Tu ne sais rien faire, ajouta-t-il, c’est encore à moi de me mettre en peine pour cette sale histoire.
     Zakhar s’en alla et Oblomov se mit à réfléchir.
     Mais il était embarrassé : fallait-il penser à la lettre du staroste, au déménagement vers un nouvel appartement, ou s’occuper des comptes ? Il se perdait dans l’afflux des soucis quotidiens et restait couché, changeant seulement de côté. Se faisaient seulement entendre de brèves exclamations : « Ah, mon Dieu ! La vie est dure, elle vous attaque partout. »
     Il serait peut-être resté longtemps dans cette irrésolution, mais un coup de sonnette retentit dans le vestibule.
     — Tiens, une visite ! fit Oblomov en s’emmitouflant dans sa robe de chambre. Alors que je ne suis même pas levé ! Une vraie honte ! Qui cela peut-il bien être, pour venir si tôt ?
     Et, toujours couché, il regarda avec curiosité en direction de la porte.  
     
     


  1. La rue aux pois… Nous sommes à Saint-Pétersbourg, vers 1850.
  2. Cabinet de travail : ce que nous appelons aujourd'hui un bureau...
  3. En latin dans le texte, avec une note en russe : les apparences.
  4. Il est propriétaire, y compris des âmes du coin ; le staroste est le doyen, qui sert d’intermédiaire.

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