samedi 23 octobre 2021

Une journée d'Ivan Denissovitch (Alexandre Soljénitsyne)

     Rédigé à l’ombre d’un cerisier à Riazan en mai-juin 1959, ce récit fut lu avec enthousiasme par Alexandre Tvardovski, le directeur de la revue Novy Mir (Le Monde nouveau), puis adoubé par Khrouchtchev qui poussait les feux de la déstalinisation. Il parut en novembre 1962 dans Novy Mir, dont le tirage de cent mille exemplaires fut épuisé en vingt-quatre heures. L’auteur, parfait inconnu la veille, devenait célèbre dans toute l’Union Soviétique. Anna Akhmatova rencontra quelques jours plus tard Soljénitsyne et lui conseilla – après qu’il lui eut demandé son avis  –, de s’en tenir à la prose. Elle lui envoya peu après un tome de ses œuvres avec cette dédicace qui sonnait comme un avertissement : « À Soljénitsyne, dans les jours de sa gloire ». La poétesse, qui en avait vu d’autres, prévoyait avec lucidité que d’autres jours viendraient. Elle avait sans doute deviné que l’auteur de l’histoire du zek Choukhov, matricule CH 854 (c’était le titre du récit, refusé et modifié par la rédaction de Novy Mir, sans doute avec justesse) lui cachait d’autres écrits à venir : en effet, habitué au secret le plus rigoureux (partagé seulement avec un vieux couple d’amis et avec sa première femme) depuis des années, il ne lui avait pas parlé de ce qui allait suivre…

    


     Note sur la traduction : le texte est riche et difficile à traduire. L’auteur n’hésite pas à forger des néologismes, ce que la construction des mots en russe rend particulièrement facile, tout un système de préfixes (modifiant le sens du mot) et de suffixes (précisant la fonction grammaticale du mot) étant déjà là. M’ont aidé – en dépit des désaccords inévitables – l’ancienne traduction de Lucia et Jean Cathala (Éditions Robert Laffont) et   une autre, plus récente, due à Valérie Béziat pour le Ministère de l’Éducation nationale – merci à l’Épistoléro pour me l’avoir signalée. J’ai limité l’emploi de termes historiques : dans les cas inévitables, le sens en est rappelé en italiques, entre crochets. Ainsi, le terme de zone, qui se rencontre d’un bout à l’autre du texte, désigne l’espace – celui du camp, ou d’un chantier de travail – limité par l’enceinte (parfois double) de barbelés agrémentée de miradors. Celles et ceux qui voudraient en savoir davantage peuvent consulter – en traduction –, outre Soljénitsyne lui-même (L’Archipel du Goulag) et les nombreux auteurs ayant décrit la terrible expérience qui fut la leur, un texte écrit par un Français, Jacques Rossi : Le Manuel du Goulag (Le cherche midi éditeur).


     À propos du matricule de Choukhov : CH rend tant bien que mal une lettre russe inexistante dans l’alphabet latin, celle du fameux borchtch…




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   Le texte au format pdf :



https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/231021/une-journee-divan-denissovitch-alexandre-soljenitsyne









   À cinq heures du matin, comme toujours, on sonna le réveil – à coups de marteau contre un bout de rail, près de la baraque de l’état-major. Le son entrecoupé traversa faiblement les vitres couvertes de doigts de givre et mourut bientôt : il faisait froid, et le surveillant n’avait pas envie d’agiter longtemps le bras.

     Le son mourut et il faisait aussi noir, derrière la fenêtre, qu’au milieu de la nuit, lorsque Choukhov s’était levé pour aller à la tinette ; une noirceur que trouaient trois lueurs jaunes : deux dans la zone, une à l’intérieur du camp.

     Personne ne venait pourtant déverrouiller la baraque, et l’on n’entendait pas les plantons [Ce terme  désignera des détenus employés comme auxiliaires par l’administration du camp ; ils ne participent pas aux gros travaux et ne quittent pas le camp] se saisir de la tinette avec des perches pour la sortir.

     Choukhov ne dormait jamais après le signal du réveil, il se levait toujours immédiatement – ça lui laissait une heure et demie de temps avant la répartition, du temps à lui, échappant à l’administration, et pour qui connaît la vie au camp, il y a toujours moyen de se faire des à-côtés : coudre pour quelqu’un, dans une vieille doublure, un fourreau à moufles, apporter à un richard de la brigade ses bottes de feutre sèches, directement à sa couchette, pour lui éviter de piétiner nu-pieds autour du tas de bottes à la recherche des siennes ; ou faire un tour en vitesse au dépôt voir s’il y a un coup de main à donner, ou un coup de balai à passer ; ou bien aller au réfectoire ramasser les écuelles sur les tables, les empiler et les amener à la plonge – histoire de grignoter quelque chose, mais il y a beaucoup d’amateurs, ça se bouscule, et surtout : s’il reste quelque chose dans une écuelle, on ne peut pas se retenir de se mettre à la lécher. Et Choukhov a très bien retenu les paroles de son premier brigadier, Kouziomine, un vieux loup des camps qui, en 43, avait déjà tiré douze ans et qui, autour d’un feu de camp, dans une clairière nue, avait dit au nouveau contingent qui lui arrivait du front :

     — Les gars, ici, c’est la loi de la taïga. Mais même ici, les hommes vivent. Au camp, ceux qui crèvent, ce sont les lécheurs d’écuelles, ceux qui comptent sur l’infirmerie et ceux qui vont frapper à la porte du Parrain [En russe : le compère ; cet ancien mot désigne ici l’« oper », chef du « service opérationnel », c’est-à-dire la police politique].

     À propos du Parrain, il tordait un peu le bâton. Les mouchards s’en sortaient. Seulement, leur sauvegarde, c’était le sang des autres. 

     Tous les jours, donc, Choukhov se levait au signal, mais pas aujourd’hui. Depuis la veille au soir, il n’était pas dans son assiette, se sentant tantôt de la fièvre, tantôt des courbatures. Et il n’était pas arrivé à se réchauffer pendant la nuit. À travers son sommeil, il s’était senti complètement mal à certains moments, mieux à d’autres. Il n’avait aucune envie de voir le matin arriver.

     Mais le matin était arrivé de son train ordinaire.

     D’ailleurs, comment se réchauffer ? On voyait à l’œil nu la glace sur la fenêtre et, tout le long de la baraque – une sacrée baraque ! –, là où les murs rejoignaient le plafond, les toiles d’araignée blanches du givre.

     Choukhov ne se levait pas. Il restait allongé en haut du wagonnet [Châlit à deux étages, de quatre couchettes solidaires, en tout], la tête recouverte du caban et de la couverture, les deux pieds fourrés ensemble dans une manche retroussée de sa veste matelassée. Il ne voyait pas ce qui se passait dans la baraque et dans le coin de leur brigade, mais le comprenait aux bruits qu’il entendait. Marchant à pas lourds dans le couloir, deux plantons emmenaient l’une des tinettes de cent litres. Cela passe pour du boulot facile, un truc d’invalides, essayez un peu de trimballer ça sans en renverser ! Voilà qu’à la 75e brigade, on tapait par terre un paquet de bottes de feutre ramenées du séchoir. Maintenant, c’était dans la nôtre (et c’était aujourd’hui le tour de la nôtre de faire sécher ses bottes). Le brigadier et le sous-brigadier enfilent leurs bottes en silence, faisant grincer leur wagonnet. Le sous-brigadier va tout de suite aller à la machine à couper le pain – et le brigadier à la baraque de l’état-major, voir les répartiteurs.

     Mais il n’y va pas tout bonnement comme chaque jour – ça lui revient, à Choukhov : leur destin se décide aujourd’hui –, on veut virer leur brigade, la 104, de la construction des ateliers et la faire  riper sur un nouveau site, celui de la « Cité socialiste ». Autrement dit, la plaine nue, avec des montagnes de neige : avant d’y faire quoi que ce soit, il faut creuser des trous, planter des piquets et s’entourer de barbelés, histoire de ne pas filer. Après, on peut construire.

     Là-bas, c’est sûr, il n’y aura nulle part où se réchauffer pendant un mois — pas la moindre niche à chien. Ni de feu de camp : brûler quoi ? Bossez dur, c’est votre seule chance de salut.

     Ça le préoccupe, le brigadier, il va essayer d’arranger l’affaire. Qu’on y balance une autre brigade, moins débrouillarde que la sienne. Bien sûr, on ne s’amène pas les mains vides pour s’entendre. Il convient d’amener une livre de lard au chef répartiteur. Voire un kilo.

     Cela ne coûte rien d’essayer : pourquoi ne pas tenter le coup et tirer au flanc à l’infirmerie une petite journée sans travailler ? Il se sent tout moulu.

     Autre chose : quel est le surveillant de service, ce matin ?

     Ça lui revient : c’est Ivan Un-et-demi, le sergent long et maigre aux yeux noirs. Quand on le voit, la première fois, il fait peur, mais une fois qu’on le connaît – c’est le plus accommodant : il ne vous envoie pas au cachot et ne vous traîne pas au quartier disciplinaire. Donc, on peut rester couché jusqu’à ce que la baraque 9 aille au réfectoire.

     Le wagonnet est secoué et oscille. Deux hommes se sont levés en même temps : le voisin de Choukhov, le baptiste Aliochka, et en bas, Bouïnovski, l’ancien capitaine de frégate. 

     Les vieux plantons, en sortant les deux tinettes, se querellent pour savoir qui doit aller chercher l’eau bouillante : ils se chicanent comme des bonnes femmes. Le soudeur à l’arc de la 20e brigade se met à hurler :

     — Eh, les vieilles mèches ! Je vais vous pacifier !

     Et il leur balance une botte de feutre qui va cogner le pilier avec un bruit sourd. Les vieux se taisent.

     Dans la brigade voisine, le sous-brigadier grommelle d’une voix à peine audible :

     — Vassil Fiodorytch ! Les salauds du dépôt nous ont roulés : ils nous ont filé trois miches de neuf cents grammes, au lieu de quatre. Sur qui va-t-on rogner ?

     Il l’a dit à voix basse, mais bien sûr toute la brigade l’a entendu et fait le mort : quelqu’un aura une ration amputée, ce soir.

     Choukhov était toujours couché sur la sciure comprimée de son petit matelas. Si seulement ça pouvait se décider : soit l’abattre de frissons, soit au contraire que les courbatures passent. Là, il est dans l’entre deux.

     Tandis que le baptiste chuchotait ses prières, Bouïnovski, qui rentrait du dehors, annonça sans s’adresser à personne en particulier mais avec une sorte de joie mauvaise :

     — Tenez bon, marins rouges ! Moins trente, garanti !

     Et Choukhov se décida : il irait à l’infirmerie.

     Juste à ce moment, une main pleine d’autorité lui arracha et sa veste matelassée et sa couverture. Choukhov rabattit le caban qu’il avait sur la figure et se souleva sur un coude. En-dessous de lui, la tête à hauteur des planches supérieures du wagonnet, se tenait le maigre Tatar.

     Ainsi, le voilà en service alors que ce n’était pas son tour, et il s’est approché à pas de loup.

     — CH-854 ! lit le Tatar sur la pièce blanche cousue au dos du caban noir. Trois jours de cachot avec sortie pour le travail !

     À peine sa voix faible et étouffée a-t-elle résonné dans la pénombre de la baraque, où toutes les ampoules ne brûlent pas et où deux cents hommes dorment dans cinquante wagonnets remplis de punaises, que ceux qui n’étaient pas encore levés se remuent d’un coup et s’empressent de s’habiller.

     — Pourquoi, citoyen chef ? demanda Choukhov d’une voix plaintive, se faisant plus malheureux qu’il ne l'était.

     Avec sortie pour le travail, ce n’est que du demi-cachot, et on pourra manger chaud, et on n’aura pas le temps de penser. Le cachot intégral, c’est quand on ne va pas travailler.

     — Pas levé au signal ! Allez, au bureau du commandant, expliqua paresseusement le Tatar – et lui, et Choukhov, et tous dans la baraque savaient le pourquoi du cachot.

     Le visage glabre et fripé du Tatar n’exprimait rien. Il se retourna, à la recherche d’une seconde victime, mais tous, dans la pénombre comme à la lueur d’une ampoule, en bas comme en haut des wagonnets, enfilaient déjà leurs pantalons noirs et matelassés, portant leur numéro au genou gauche, ou même, déjà habillés, fermaient leur caban et se hâtaient vers la sortie pour attendre le Tatar dehors. 

     Si Choukhov avait ramassé son cachot pour un autre motif, en l’ayant mérité, c’eût été moins vexant. Ce qui le chiffonnait, c’est qu’il était toujours l’un des premiers à se lever. Mais demander grâce au Tatar n’aurait servi à rien, il le savait. Parlementant tout de même pour la forme, Choukhov, qui portait déjà le pantalon ouatiné qu’il avait gardé pour la nuit (le bout de toile sale portant le matricule noir CH-854, d’un noir déjà passé, était là aussi cousu juste au-dessus du genou gauche), passa sa veste matelassée (qui portait, elle, le numéro en double exemplaire, un sur la poitrine et l’autre dans le dos), retira ses bottes du tas par terre, mit sa chapka (avec le lambeau de toile et le numéro sur le devant) et sortit derrière le Tatar.

     Toute la 104e brigade avait vu Choukhov se faire embarquer, mais personne ne dit rien : à quoi bon ? Et dire quoi ? Le brigadier aurait peut-être pu essayer d’intercéder, seulement il n’était pas là. Choukhov non plus ne dit rien à personne, il ne se mit pas à asticoter le Tatar. On lui gardera son petit-déjeuner, les autres y penseront bien tout seuls.

     Ils sortirent donc tous les deux.

     Il faisait froid, dehors, avec une brume qui faisait qu’on respirait mal.  Dans la zone, les feux de deux grands projecteurs se croisaient, tombant du haut de deux miradors éloignés. Les lampes intérieures du camp brillaient, celles de la zone aussi. Avec tant de lumières s’enfonçant partout, on ne voyait plus les étoiles.

     Faisant crisser la neige sous leurs bottes, les zeks [abréviation du mot russe pour « enfermés », « détenus »] vaquaient dans la précipitation à leurs affaires : l’un se rendant aux cabinets, l’autre à la réserve du matériel, un troisième là où l’on entrepose les colis, un autre encore déposer sa semoule à la cuisine individuelle. Engoncés dans leur caban, ils avaient tous la tête rentrée dans les épaules, ils avaient froid, moins à cause du gel qu’à l’idée qu’ils allaient passer toute le journée au sein de ce gel.

     Mais le Tatar, dans sa vieille capote aux pattes de col d’un bleu crasseux, il marchait d’un pas égal, comme si le gel n’avait pas prise sur lui.

     Ils passèrent à côté de la haute palissade de planches entourant le BOUR [Quartier disciplinaire], bâtisse en pierres, prison à l’intérieur du camp ; à côté des barbelés protégeant le fournil contre les détenus ; dépassèrent le coin du baraquement de l’état-major où pendait, accroché à un poteau par un gros fil de fer, le bout de rail tout recouvert de givre ; puis un autre poteau où, à l’abri du vent pour ne pas descendre trop bas, pendait un thermomètre lui aussi couvert de givre. Choukhov loucha avec espoir sur le tube d’un blanc laiteux : s’il affichait quarante et un degrés en-dessous de zéro, on ne les enverrait pas travailler. Seulement, aujourd’hui, il n’atteignait même pas moins quarante.

     Ils entrèrent dans le baraquement de l’état-major et allèrent tout de suite au poste de garde. Les choses s’éclaircirent, Choukhov avait commencé à s’en douter en chemin : il n’aurait pas droit au cachot, c’était le plancher du poste de garde qui avait besoin d’être lavé. Et le Tatar annonça qu’il faisait grâce à Choukhov et lui donna l’ordre de laver par terre.

     Laver le plancher du poste de garde, c’était le travail d’un zek particulier, qui ne sortait jamais de la zone : il faisait surtout le planton chez l’état-major. Depuis longtemps habitué à vivre là, il avait accès au bureau du commandant, à celui du chef du quartier disciplinaire et aussi à celui du Parrain, il leur rendait des services  et il lui arrivait d’entendre des choses qu’ignoraient les surveillants ; depuis quelque temps, il estimait que laver le plancher de simples gardiens était une tâche trop basse pour lui. Les gardiens l’avaient appelé une fois, deux fois, puis avaient compris de quoi il retournait et s’étaient mis à choper des gars pour laver leur plancher.

     Au poste de garde, le poêle chauffait à mort. En vareuse sale, deux surveillants jouaient aux dames, tandis qu’un troisième, ayant gardé sa touloupe, ses bottes et son ceinturon, dormait sur une couchette étroite. Le seau et la serpillère étaient dans un coin.

     Tout content, Choukhov remercia le Tatar de lui avoir pardonné :

     — Merci, citoyen chef ! Je ne paresserai plus jamais au lit.

     Ici, la loi était simple : faire le boulot et s’en aller. À présent que Choukhov avait reçu un travail à faire, il se sentait mieux. Il attrapa le seau et s’en alla au puits les mains nues (dans sa hâte, il avait oublié ses moufles sous son oreiller). 

     Des chefs de brigade sortant de la SPP – la section de planification de la production – s’étaient regroupés devant le poteau au thermomètre ; l’un d’eux, un type plus jeune que les autres, ex-Héros de l’Union Soviétique, avait grimpé au poteau et il grattait le thermomètre.

     D’en bas, on lui faisait des recommandations :

     — Respire sur le côté, autrement tu vas le faire monter.

     — Tu parles, qu’il va monter ! Comme si ça en dépendait…

     Tiourine, le brigadier de Choukhov n’était pas parmi eux. Ayant posé son seau et caché ses mains dans ses manches, Choukhov les observait avec curiosité.

     Mais l’autre, de son poteau, dit d’une voix sifflante :

     — Vingt-sept et demi, le vaurien.

     Et après un dernier coup d’œil pour vérifier, il sauta par terre.

     — Il est déréglé, il raconte toujours des bobards, dit quelqu’un. Est-ce qu’on mettrait dans la zone un truc qui marche ?

     Les brigadiers se dispersèrent. Choukhov courut au puits. Sous ses oreillettes rabattues mais non attachées, la gelée lui attaquait les oreilles.

     Le puits était tout encroûté de glace, si bien qu’on pouvait à peine glisser le seau dans le trou. Et la corde était raide comme un piquet.

     Ne sentant plus ses mains, Choukhov rentra avec son seau fumant au corps de garde et plongea ses mains dans le seau. Cela les réchauffa peu.

     Le Tatar n’était plus là, mais quatre gardiens se trouvaient dans le poste, qui avaient abandonné le jeu de dames ou laissé leur sommeil, ils discutaient au sujet de la quantité de millet qu’on leur donnerait en janvier (au village, l’approvisionnement marchait mal, et, même si les cartes de ravitaillement étaient finies depuis longtemps, on faisait un rabais aux gardiens, qui achetaient des produits séparément des villageois).

     — La porte, mon salaud ! Ça souffle ! lui jeta, hors conversation, l’un des quatre.  

     La chose à éviter, c’était de mouiller dès le matin ses bottes de feutre. Et il n’avait pas de quoi se rechausser, même en courant à la baraque. En huit ans de détention, Choukhov en avait vu de toutes sortes, en matière de chaussures : des hivers passés sans botte de feutre et même sans soulier, que des savates de tille et les UTT [Initiales de l’Usine de tracteurs de Tchéliabinsk], des chaussures en caoutchouc qui laissaient par terre des marques de pneu. À présent, question godasses, ça s’était un peu arrangé : en octobre, Choukhov avait touché (touché comment ? À force de s’incruster au dépôt avec le sous-brigadier…) des souliers costauds, renforcés au bout, avec assez d’espace pour y mettre des chaussettes russes [Bandes de tissu enroulées autour du pied] bien chaudes. Une petite semaine il s’était promené comme si c’était sa fête, en faisant claquer ses talons neufs. Et en décembre, les bottes étaient arrivées à temps : c’était la belle vie, fallait pas mourir. Là-dessus, un démon de la comptabilité avait suggéré aus chefs que les souliers pouvaient se rendre, du moment qu’on avait les bottes. Que les zeks aient deux paires de chaussures en même temps, c’était le bazar. Et Choukhov avait dû choisir : passer tout l’hiver avec les souliers, ou rendre les souliers et garder les bottes,  en risquant de les avoir aux pieds au moment du dégel. Des brodequins tout neufs qu’il avait bien ménagés, les assouplissant avec de la graisse à machines, hélas ! En huit ans, il n’avait rien tant regretté que ces souliers. Entassés pêle-mêle, il ne retrouverait pas les siens au printemps. Exactement comme les chevaux envoyés au kolkhoze.

     Pour le moment, Choukhov avait imaginé ceci : il ôta lestement ses bottes, les mit dans un coin où il jeta aussi ses chaussettes russes (sa cuillère tinta par terre ; il avait eu beau s’équiper en vitesse en vue du cachot, il n’avait pas oublié sa cuillère) et, pieds nus, répandant généreusement l’eau avec sa toile, il avança à toute allure sous les bottes des gardiens.

     — Doucement, mon salaud ! éclata l’un d’eux en remontant les pieds sur sa chaise.

     — Du riz ? Le riz, c’est une autre norme, tu ne peux pas comparer !

     — Dis donc, imbécile, il te faut tant de flotte ? Qu’est-ce que c’est que cette façon de laver ?

     — Citoyen chef ! Y a pas moyen autrement. La crasse s’est infiltrée partout… 

     — Dis donc, cochon, tu n’as jamais regardé comment ta bonne femme lavait par terre ?

     Choukhov se redressa, tenant dans sa main la serpillère d’où l’eau dégoulinait. Son sourire bon enfant montra les dents qui lui manquaient, à cause du scorbut en 1943, au camp d’Oust-Ijma où il avait bien cru crever. Vidé par les diarrhées sanglantes, et avec l’estomac qui ne supportait plus rien. Il ne restait de cette époque que son zézaiement.

     — Ma femme, citoyen chef, je ne suis plus avec elle depuis 41. Je ne me rappelle pas comme elle est, ma femme.

     — Regardez-moi ça, comment ça lave… Ces salopards ne savent rien faire, et ne veulent rien faire. Ils ne méritent pas le pain qu’on leur donne. C’est de la merde, qu’on devrait leur donner.

     — Mais à quoi ça rime de laver tous les jours ? Après, l’humidité ne s’en va pas. Tu m’écoutes, 854 ? Tu frottes juste un peu, que ce soit juste légèrement humide, et puis barres-toi.

     — Du riz ! Tu ne vas pas comparer du riz et du millet !

     Choukhov se dépêcha de venir à bout de sa tâche.

     Le travail, c’est comme un bâton, ça a deux bouts : quand on travaille pour les hommes, on fait du boulot de qualité ; pour les chefs, on fait juste mine de bosser.

     Autrement, l’affaire est claire, on aurait tous crevé depuis longtemps.

     Choukhov frotta les planches jusqu’à ce qu’on n’y vît plus de tache sèche et jeta la serpillère derrière le poêle, sans même la tordre, il enfila ses bottes sur le seuil, vida l’eau sur le chemin qu’empruntaient les chefs, puis partit en vitesse sur le côté, longeant les bains et le bâtiment sombre et gelé du club, direction le réfectoire.

     Il fallait aussi trouver le temps d’aller à l’infirmerie, il se sentait de nouveau tout courbaturé. Et encore fallait-il, d’ici au réfectoire, ne pas tomber sur un surveillant, vu que le chef du camp avait donné l’ordre strict de flanquer au cachot les traînards isolés.

     Chose étonnante, il n’y avait pas foule, aujourd’hui, au réfectoire : pas de gens massés devant, pas de queue. Entrez donc.

     À l’intérieur, de la buée comme à l’étuve : l’air glacé arrive par la porte, et la vapeur monte des bacs de soupe. Des brigades sont attablées, d’autres se bousculent dans les allées, attendant que des places se libèrent. Deux ou trois hommes de chaque brigade, portant des écuelles de soupe et de gruau sur des plateaux en bois, se fraient un chemin en gueulant à travers la cohue, ils cherchent de la place où poser leurs plateaux sur les tables. Il n’entend rien, cet abruti, pousse-toi, dos de sapin, et allez, il bouscule mon plateau ! Vas-y, fais clapoter ! Flanque-lui une beigne de ta main libre, sur la nuque, donc ! Voilà ! Faut pas gêner le passage en cherchant un truc à lécher !

     À une table, là-bas, un jeune gars fait un signe de croix avant d’enfoncer sa cuillère. À tous les coups, un bandériste [Partisan de Bandera : https://fr.wikipedia.org/wiki/Stepan_Bandera], et un bleu : les vieux bandéristes, ceux qui sont depuis longtemps dans les camps, ils ne se signent plus.

     Quant aux Russes, ils ont oublié de quelle main ça se fait, un signe de croix.

     Assis au réfectoire, on a froid, on garde le plus souvent sa chapka sur la tête pour prendre le temps de manger, en pêchant les petits bouts de poisson bouilli à moitié pourri sous les feuilles de chou noir et en recrachant les arêtes sur la table. Quand elles font un tas, avant qu’une nouvelle brigade ne vienne s’assoir, quelqu’un les balaie d’un revers de main, et elles finissent par terre, bruyamment écrasées.

     Mais cracher directement les arêtes par terre passe pour un manque de soin, une sorte de négligence.

     Au milieu de la baraque du réfectoire se dressent deux rangées de piliers, ou plutôt d’étais ; assis près de l’un d’eux, Fétoukiov, un type de la brigade de Choukhov, lui a gardé son petit-déjeuner. C’est l’un des derniers arrivés dans la brigade, il est nettement en-dessous de Choukhov. Vus du dehors, tous les gars de la brigade portent le même caban noir et ont tous un matricule, mais de l’intérieur, les inégalités sont grandes : il y a toute une gradation. Un Bouïnovski ne surveillerait pas une écuelle, et Choukhov lui-même n’accepterait n’importe quel boulot, il y a des gens en-dessous de lui. 

     Fétioukov a aperçu Choukhov, il lui cède la place avec un soupir.

     — C’est tout froid. J’avais envie de la manger à ta place, je te croyais au mitard.

     Il ne s’attarde pas, sachant que Choukhov ne lui laissera rien, il va récurer les deux écuelles à neuf.

     Choukho tira sa cuillère de sa botte. Cette cuillère lui était chère, elle avait fait tout le Nord avec lui, il l’avait fondue lui-même dans le sable à partir d’un fil d’aluminium, elle portait comme un tatouage l’inscription : « Oust-Ijma, 1944 ».

     Choukhov enleva ensuite sa chapka, laissant à nu son crâne rasé – aussi froid qu’il fît, il n’était pas question pour lui de manger la tête couverte –, et vérifia rapidement, en touillant ce qui s’était déposé au fond de la soupe, ce qu’on avait versé dans son écuelle. C’était entre les deux. ni le haut de la marmite ni le fond. Fétioukov avait pu aussi, en gardant l’écuelle, en retirer les morceaux de patate.

     Le seul plaisir rprocuré par la soupe, c’était la chaleur, mais la soupe de Choukhov était complètement froide. Il se mit tout de même à la manger lentement, attentivement. Même si le toit brûle, faut prendre son temps. En dehors du sommeil, au camp, l’homme ne vit pour lui que dix minutes au petit-déjeuner, le matin, cinq minutes au déjeuner et cinq minutes au dîner.

     La soupe ne changeait pas d’un jour à l’autre : elle dépendait du légume qu’on avait stocké pour l’hiver. L’année dernière, c’était de la carotte salée – et on avait eu de la soupe à la carotte de septembre à juin. À présent, c’était du chou noir. La période où on est le plus rassasié, au camp, c’est en juin : les légumes finis, on a du gruau à la place. Le plus mauvais moment, c’est juillet : le chaudron se remplit d’orties hachées.

     Les petits poissons, c’étaient surtout des arêtes, la chair s’était émiettée en bouillant, il en restait seulement à la tête et sur la queue. Sans laisser la moindre écaille ni le moindre brin de chair sur le fragile treillis formé par l’ossature des petits poissons, Choukhov continuait à mastiquer, suçait les carcasses et les recrachait sur la table. Quel que fût le poisson, il n’en laissait rien, ni les ouïes, ni la queue, ni les yeux, du moins quand ils étaient restés en place : lorsqu’ils s’étaient détachés et flottaient dans son écuelle, ces grands yeux de poisson, il ne les mangeait pas. On se moquait de lui pour ça.

     Aujourd’hui, Choukhov avait fait des économies : n’étant pas repassé au baraquement, il n’avait pas touché sa ration et mangeait à présent sans pain. Le pain, on peut toujours le mâcher séparément, ça vous cale encore mieux.

     La deuxième écuelle contenait de la bouillie de magara. Elle s’était figée, coulée en un lingot unique, Choukhov en détachait des morceaux. Ça ne comptait guère, qu’elle fût froide : même chaude, la magara n’avait pas de goût et ne vous remplissait pas le ventre : de l’herbe, ce n’était que de l’herbe, de l’herbe jaune qui ressemblait au millet. Ils avaient inventé de donner ça à la place du gruau, ça venait des Chinois, à ce qu’on disait. Trois cent grammes une fois cuit, et allez : de la kacha qui n’en était pas, mais ça en tenait lieu.

     Ayant léché sa cuillère et l’ayant replacée dans sa botte, Choukhov remit son bonnet et alla à l’infirmerie.

     Il faisait toujours aussi sombre, et les lumières du camp chassaient les étoiles du ciel. Et les deux larges pinceaux des projecteurs hachaient toujours la zone. Lorsque le camp – un Camp Spécial – avait été ouvert, les gardes avaient un tas de fusées éclairantes en provenance du front, à peine faisait-il noir qu’ils arrosaient la zone de fusées blanches, vertes, rouges, une vraie guerre. Par la suite, ils n’avaient plus tiré de fusées. Peut-être qu’elles revenaient cher ?

     Il faisait aussi nuit qu’au réveil, mais un œil exercé pouvait diagnostiquer à divers petits signes que l’heure de la répartition approchait. L’adjoint du Boiteux (planton au réfectoire, le Boiteux avait de quoi se nourrir et d’entretenir encore un adjoint) alla appeler au petit-déjeuner les invalides de la sixième baraque, ceux qui ne quittaient pas la zone. Un vieux peintre à barbiche se traîna à la Section culturelle et éducative, pour y prendre de la peinture et un pinceau : des matricules à repeindre.Voilà le Tatar qui traversait la place d’appel à grands pas, allant à l’état-major. On voyait moins de monde dehors : chacun restait dans son coin, au chaud, à savourer les derniers instants de paix.

     Choukhov se planque en vitesse derrière le coin d’une baraque : si le Tatar l’aperçoit, il va encore le choper. Il ne faut jamais bayer aux corneilles. Il faut faire en sorte qu’un surveillant ne te voie jamais seul, toujours en groupe. Il se peut qu’il cherche quelqu’un pour une corvée, ou simplement quelqu’un sur qui passer sa colère. Et on a lu dans les baraques un ordre selon lequel un détenu croisant un gardien doit se découvrir cinq pas avant d’arriver à sa hauteur, et remettre sa chapka deux pas plus loin. Certains surveillants marchent comme des aveugles, ils s’en fichent, mais d’autres en jouissent. Combien en ont-ils envoyé au mitard à cause de cette chapka, les maudits chiens ! Non, il vaut mieux se planquer derrière le coin.

     Le Tatar était passé, et Choukhov se dirigeait résolument vers l’infirmerie, quand il se rappela soudain que le grand Letton du baraquement 7 lui avait donné rendez-vous ce matin avant la répartition, il devait lui acheter deux verres de tabac cultivé maison, et voilà que Choukhov, avec tous ses soucis, ça lui était sorti de la tête. Le grand Letton avait reçu un colis la veille au soir, et peut-être que demain il n’aurait plus de tabac, il faudrait attendre un mois, jusqu’au prochain colis ! Il était bon, son tabac, bien fort et parfumé. Du tabac d’une belle couleur brune.

     Contrarié, Choukhov s’arrêta et piétina un peu : rebrousser chemin et aller à la baraque 7 ? Mais il était tout près de l’infirmerie, alors il trotta jusqu’au perron. 

     La neige faisait du bruit en crissant sous ses pieds.

     À l’infirmerie, comme toujours, le couloir était tellement propre qu’on avait peur d’y marcher. Et les murs étaient ripolinés en blanc et le mobilier était tout blanc.

     Mais toutes les portes des cabinets étaient fermées. Les médecins, fallait croire, n’étaient pas encore levés. Dans la salle de garde se trouvait l’aide-médecin dans sa blouse blanche toute fraîche ; assis à une petite table proprette, le jeune Kolia Vdovouchkine écrivait. 

     Personne à part lui.

     Choukhov se découvrit comme devant un chef et, selon l’habitude acquise dans les camps de promener ses yeux sur des choses ne le regardant pas, il fut bien obligé de remarquer que Nikolaï [Kolia en est le diminutif] traçait des lignes bien régulières, les unes bien en-dessous des autres et écartées du bord de la feuille, chacune commençant par une majuscule. Choukhov comprit bien sûr aussitôt qu’il ne s’agissait pas de travail officiel, plutôt d’un à-côté, mais ce n’était pas ses oignons.

     — Alors voilà… Nikolaï Semionytch… je serais bien… malade, dit Choukhov, sa conscience lui reprochant presque de convoiter le bien d’autrui.

     Vdovouchkine quitta du regard son travail et leva ses grands yeux calmes. Il portait un calot blanc, une blouse blanche et on ne lui voyait pas de matricule.

     — Pourquoi viens-tu si tard ? Pourquoi n’es-tu pas venu hier soir ? Tu sais bien qu’il n’y a pas de consultation le matin. La liste des dispensés est déjà à la SPP. 

     Choukhov savait tout cela. Il savait aussi que le soir non plus, ce n’était pas facile de se faire dispenser.     

     — Vois-tu, Kolia, le soir, quand il faudrait, ça ne me fait pas aussi mal…

     — Mal, mais où ? Où as-tu mal ?

     — En fait, rien de particulier, si ça se trouve. Mais je suis mal fichu de partout.

     Choukhov n’était pas du genre toujours fourré à l’infirmerie, et Vdovouchkine le savait. Seulement, le matin, il n’avait le droit d’exempter du travail que deux hommes, et c’était déjà fait, les deux noms étaient écrits sur un papier qu’on voyait sous la vitre verdâtre protégeant la table, avec un trait en-dessous.

     — Il fallait y penser plus tôt. Tu te rends compte, tu viens juste avant la répartition ! Tiens !

     Vdovouchkine sortit un thermomètre du bocal où ils dépassaient par des fentes dans la gaze, essuya le désinfectant dessus et le tendit à Choukhov.

     Celui-ci s’assit sur un banc près du mur, tout au bout du banc, en évitant juste de faire la culbute et de renverser le banc avec. Il n’avait pas choisi exprès une place aussi malcommode, il montrait involontairement que l’infirmerie ne lui était pas familière, et qu’il n’y était venu que pour trois fois rien.

     Vdovouchkine s’était remis à écrire.

     L’infirmerie se trouvait dans un coin perdu de la zone, tout au bout du camp, on n’y entendait aucun bruit. Aucun tic-tac de pendule : les détenus n’ont pas à savoir l’heure, les chefs sont là pour ça. On n’entendait même pas de souris gratter : le chat de l’hôpital, placé là dans ce but, les avait toutes attrapées. 

     C’était un délice, pour Choukhov, de rester assis cinq bonnes minutes sans rien faire dans une pièce aussi propre, tellement silencieuse et fortement éclairée. Il examina tous les murs, sans rien y trouver. Il regarda sa veste matelassée : le matricule sur sa poitrine s’était un peu effacé, il faudrait le faire rafraîchir, histoire de ne pas se faire pincer. De sa main libre, il tâta aussi sa barbe : elle avait rudement poussé, depuis le dernier bain de vapeur, il y avait une bonne dizaine de jours. Pas trop grave. Dans trois ou quatre jours, ils retourneraient aux bains, on les raserait. À quoi bon faire la queue chez le coiffeur ? Choukhov n’avait personne pour qui se faire beau.

     Ensuite, en regardant le calot d’un blanc éclatant de Vdovouchkine, Choukhov repensa au bataillon sanitaire de campagne sur la rivière Lovat [https://fr.wikipedia.org/wiki/Lovat] où ll était allé pour sa blessure à la mâchoire et d’où il était reparti de bon gré rejoindre son unité, comme un couillon : il aurait pu rester hospitalisé cinq ou six jours.

     À présent, il en rêvait : tomber malade deux-trois semaines, sans risquer la mort et sans être opéré, juste de quoi être admis à l’hosto : il y resterait couché trois semaines sans remuer le petit doigt ; on vous y donnait du bouillon sans rien dedans, d’accord…

     Mais Choukhov se rappelle que maintenant, on ne peut plus rester au lit, à l’hosto. Arrivé avec un convoi de détenus, un nouveau docteur a fait son apparition, Stépan Grigorytch, un infatigable gueulard qui ne fiche pas la paix aux malades, il s’est mis en tête de faire travailler à proximité de l’hosto tous les malades capables de marcher : poser des clôtures, faire des allées, apporter de la terre et fabriquer des parterres de fleurs – et l’hiver, y retenir la neige. À l’entendre, le meilleur remède, c’est le travail.

     Le travail fait crever les chevaux, faudrait comprendre ça. S’il s’était échiné lui-même à monter un mur, à coup sûr, il se tiendrait tranquille.

     … Vdovouchkine continuait ses écritures. C’était bien un « à-côté », mais quelque chose qui dépassait l’entendement de Choukhov. Il recopiait un long poème tout neuf qu’il avait fini d’arranger la veille et qu’il avait promis de montrer aujourd’hui à Stépan Grigorytch, à ce même médecin.

     Comme cela se pratique seulement dans les camps, Stépan Grigorytch avait conseillé à Vdovouchkine de se déclarer aide-médecin [feldscher, sorte d’infirmier], lui avait attribué ce poste et lui avait appris à faire des intraveineuses sur d’obscurs travailleurs détenus ainsi que sur d’humbles Lituaniens et Estoniens à qui l’idée ne serait jamais venue que l’aide-médecin pût l’être seulement sur le papier. Kolia était en fait un étudiant en lettres arrêté au cours de sa deuxième année. Stépan Grigorytch voulait qu’il écrivît en captivité ce qu’on ne lui avait pas laissé écrire en liberté.

     … La sonnerie annonçant le départ des brigades se fit entendre faiblement à travers le double vitrage rendu opaque par la couche blanche de la glace. Choukhov poussa un soupir et se leva. Il se sentait toujours fiévreux, mais il n’arriverait visiblement pas à tirer au flanc. Vdovouchkine tendit la main vers le thermomètre et le regarda.

     — Tu vois, trente-sept deux, ce n’est pas net. Tu aurais trente-huit, l’affaire serait claire. Je ne peux pas te dispenser. Si tu veux, tu peux rester, mais c’est à tes risques et périls. Au contrôle, si le docteur te trouve malade, il t’exemptera, sinon, ce sera un refus d’aller au travail et on te collera au BOUR. Il vaudrait mieux pour toi ne pas rester dans la zone.

     Choukhov ne répondit rien et, sans même opiner de la tête, enfonça son bonnet et sortit.

     L’homme qui reste au chaud peut-il jamais comprendre celui qui se gèle ?

     Le froid était coupant. Un brouillard piquant et gelé s’empara douloureusement de Choukhov et l’obligea à tousser. Il faisait moins vingt-sept, et Choukhov, lui, avait trente-sept : qui l’emporterait ?

     Choukhov regagna au trot son baraquement. La place d’appel était complètement déserte, de même que le camp tout entier. C’était la minute brève et exténuante où tout est déjà tranché mais où l’on feint de croire que non, on ne partira pas au travail. Les hommes d’escorte attendent au chaud dans leurs casernements, les têtes lourdes de sommeil penchent vers les fusils : battre la semelle en haut des miradors ne leur sourit guère, par un froid pareil. Au poste de garde de l’entrée, les gardiens remettent du charbon dans le poêle. Au corps de garde, les surveillants fument leur dernière clope avant la fouille. Quant aux détenus, ils se sont déjà mis sur le dos toutes leurs hardes, ficelées de toutes les façons possibles, ils se protègent le visage du gel avec des chiffons enroulés du menton jusqu’aux yeux : à présent, ils sont étendus sur leurs planches, leurs bottes sur la couverture, ils ont fermé les yeux, ils sont comme des morts. Jusqu’à ce que le chef de brigade crie : « De-bout ! »

     La 104e brigade somnolait comme tout le reste de la baraque 9. Il n’y avait que le sous-brigadier Pavlo qui remuait les lèvres, un crayon en main, lancé dans un compte ; et puis, à l’étage du haut, le voisin de Choukhov, le baptiste Aliochka qui, lavé et propre comme un sou neuf, lisait le carnet où il avait recopié la moitié des Évangiles.

     Choukho s’amena précipitamment mais sans faire de bruit devant le wagonnet du sous-brigadier.

     Pavlo leva la tête.

     — On ne vous a point calé au mitard, Ivan Denissytch ? (Ces Ukrainiens de l’Ouest, pas moyen de les éduquer : même au camp, ils vouvoient les gens et les appellent par leur prénom et leur patronyme.) [Adresse polie ; Denissytch est la contraction de Denissovitch, fils de Denis] 

     Il attrapa une ration sur la table et la tendit à Choukhov. La cuillerée de sucre versée sur le pain faisait dessus un petit monticule blanc.

     Choukhov était très pressé, il s’obligea néanmoins à répondre (un sous-brigadier fait aussi partie des chefs, et même, davantage de choses dépendent de lui que du commandant du camp). Comme il était pressé, il saisit le sucre sur le pain avec les lèvres, lécha le reste de la langue, posa le pied sur la traverse du wagonnet pour aller arranger sa literie, tout en gardant l’œil sur sa ration et la soupesant de la main, au jugé, pour vérifier que les cinq cent cinquante grammes y étaient bien. Des rations comme ça, Choukhov en avait touché des milliers, en prison et dans les camps, et bien qu’il n’eût jamais eu de balance sous la main  et que, par timidité, il n’eût jamais osé faire du tapage et contester, il avait compris depuis longtemps, comme n’importe quel prisonnier, qu’on ne reste pas longtemps à la coupe du pain si l’on pèse honnêtement. Il en manque dans chaque miche, le tout est de savoir s’il en manque beaucoup. Alors, deux fois par jour, on regarde, pour se rassurer : peut-être qu’aujourd’hui ils ne m’ont pas trop grugé ? Peut-être que presque tous les grammes y sont ?

     Il en manque vingt, jugea Choukhov, qui partagea sa ration en deux. Il en mit une moitié sur son sein, sous sa veste matelassée, dans la poche blanche qu’il avait tout exprès cousue lui-même (à la fabrique, les vestes pour zeks sont confectionnées sans poches). La deuxième moitié, celle qu’il avait économisée au petit-déjeuner, il songea à la dévorer tout de suite, mais la nourriture mangée à la va-vite, ça ne nourrit pas, ça passe sans vous rassasier. Il étira le bras pour fourrer la demi-ration dans le casier à son chevet, mais se ravisa de nouveau : il s’était rappelé que les plantons avaient deux fois déjà été rossés pour chapardage. La baraque était grande et on y entrait comme dans un moulin.

     Ainsi, sans lâcher son pain, Ivan Denissovitch sortit ses jambes de ses bottes en y laissant habilement ses chaussettes russes et sa cuillère, grimpa nu-pieds sur sa couchette, élargit un trou dans le matelas et y cacha sa demi-ration au milieu de la sciure. Il ôta sa chapka, en retira une aiguille enfilée (cachée bien profond, à la fouille on palpait aussi les bonnets : un jour, un gardien s’était piqué à l’aiguille, de fureur il avait failli casser la tête de Choukhov). Un point, un deuxième, un troisième : le trou était recousu et la ration bien cachée. Cependant, le sucre avait fini de fondre dans sa bouche. La tension était extrême chez Choukhov : le répartiteur allait se montrer sur le seuil et gueuler d’un instant à l’autre. Les doigts de Choukhov s’agitaient vaillamment, tandis que sa tête, devançant la réalité, prévoyait la suite.

     Le baptiste lisait toujours l’Évangile, mais pas en silence, on aurait dit qu’il le soufflait (c’était peut-être exprès, à l’intention de Choukhov, ces baptistes aiment faire de la propagande, à peu près comme les politrouks [Instructeurs politiques dans l’armée rouge, jusqu’en 1942]. 

     « Que nul d’entre vous ne souffre en tant qu’assassin, voleur ou malfaiteur, ou pour avoir porté atteinte au bien d’autrui. Mais s’il souffre en tant que chrétien, qu’il n’en ait pas honte, qu’il glorifie Dieu pour cette destinée. » [Pierre, I-4, 15-16]

     Pour ça, il est fortiche, Aliochka : il fourre son calepin dans une fente du mur, avec tant d’adresse qu’aucune fouille n’a encore pu le trouver.

     Avec des mouvements toujours aussi vifs, Choukhov accrocha son caban à la traverse, retira ses moufles de dessous son matelas, ainsi qu’une paire de méchantes chaussettes russes, une ficelle et un chiffon muni de deux espèces de cordons. Il égalisa un peu la sciure (pénible, car toute comprimée) du matelas, borda sa couverture à la ronde, rejeta l’oreiller à sa place ; il redescendit pieds nus et entreprit de se chausser, enroulant d’abord les bonnes chaussettes russes, et les mauvaises par-dessus.

     Juste à ce moment, le brigadier se racla la gorge, se leva et annonça :

     — La nuit est fi-nie, la 104 ! De-hors !

     Et aussitôt, la brigade entière se leva, encore somnolente, et se dirigea avec des bâillements vers la sortie. Le brigadier a déjà tiré dix-neuf ans de camp, il ne fait jamais sortir une minute trop tôt. Du moment qu’il a dit : « Dehors ! », il n’y a plus un instant à perdre. 

     Et tandis que les hommes de la brigade, avançant lourdement, sortaient l’un derrière l’autre, d’abord dans le couloir, puis dans l’entrée et sur le perron, et que le chef de la 20e brigade, imitant Tiourine, annonçait également : « De-hors ! », Choukhov réussissait à enfiler ses bottes sur les deux paires de chaussettes russes, à passer son caban par-dessus sa veste matelassée et à bien serrer l’ensemble avec sa ficelle (ceux qui avaient des ceinturons de cuir, on les leur avait confisqués : c’était interdit dans les Camps Spéciaux). 

     Ayant donc réussi à s’habiller, Choukhov rattrapa dans l’entrée les derniers de sa brigade, dont les dos portant leur matricule franchissaient la porte donnant sur le perron. Les gars étaient bien rembourrés, ils portaient sur eux tout ce qu’ils avaient comme frusques, ils passaient en biais, à la queue leu leu, et, sans chercher à rattraper le suivant, marchaient pesamment vers la place d’appel, faisant juste crisser la neige.

     Il faisait encore tout noir, même si, à l’Est, une lueur verte commençait à s’allumer. Et, venant aussi de l’Est, un petit vent méchant soufflait.

     Il n’y a pas de moment plus amer que ces minutes avant le départ au travail. Dans le froid et l’obscurité, la faim au ventre, pour une journée entière. On en perd l’usage de la parole. On n’a pas envie de se parler.

     L’adjoint du répartiteur se démenait sur la place d’appel.

     — Alors, Tiourine, on va attendre longtemps ? Tu traînes encore ?

     Un sous- répartiteur, ça peut impressionner un Choukhov, et encore, mais pas un Tiourine. Il ne va pas perdre en vain son souffle, dans ce froid, à lui répondre. Il va son chemin sans rien dire. Et la brigade le suit dans la neige : tap-tap, cric-crac.

     Le lard, il a dû en filer un kilogramme, car la brigade 104 se retrouve dans sa colonne habituelle, ça se voit aux voisines. La « Cité socialiste », on va y envoyer des gens moins riches et moins malins. Par moins vingt-sept, avec ce petit vent, sans abri ni feu, ah ! l’enfer glacé que ça sera, aujourd’hui !

     Un brigadier a besoin de beaucoup de lard : il lui en faut pour la SPP, et puis pour son propre ventre, pour assouvir sa faim. Bien que le brigadier ne reçoive pas lui-même de colis, il ne reste jamais sans lard. Dès qu’un membre de la brigade en reçoit, il vient lui en faire cadeau.

     Pas moyen de vivre autrement.

     Le répartiteur en chef observe, d’après sa planchette :

     — Tu as un malade, Tiourine, aujourd’hui, alors vous êtes vingt-trois à sortir ?

     — Vingt-trois, acquiesce le brigadier.

     Qui manque ? Panteleïev n’est pas là. Il serait malade, lui ?

     Ça se met aussitôt à chuchoter en grand, dans la brigade : Panteleïev, cette chienne [Nom des indics, de ceux qui rapportent au Parrain, à l’oper : le chef du service opérationnel, police politique], reste encore dans la zone. Il n’est pas du tout malade, c’est l’oper qui l’a fait rester. Il va encore dénoncer quelqu’un.

     Dans la journée, on le convoquera sans problème, on pourra garder trois heures au besoin, ni vu ni connu.

     Et on le fait passer par l’infirmerie…

     La place d’appel était noircie par les cabans ; tout du long, les brigades avançaient vers la fouille, par saccades. Choukho se rappela qu’il voulait faire rafraîchir le numéro matricule de sa veste matelassée, il joua des coudes pour traverser la foule. De l’autre côté, deux ou trois zeks faisaient déjà la queue devant l’artiste. Choukhov prit place dans la file. Pour nous autres, le matricule n’est qu’une nuisance : grâce à lui, le surveillant te repère de loin, les types de l’escorte le notent, et s’il n’est pas rafraîchi à temps, c’est le mitard : t’avais qu’à t’en occuper.

     Le camp compte trois artistes, ils peignent gratuitement des tableaux pour les chefs et puis, chacun leur tour, ils viennent sur la place repeindre les numéros. Aujourd’hui, c’est le vieux à barbiche grise. Quand il promène son petit pinceau sur un bonnet pour en repeindre le numéro, c’est tout comme un pope posant l’onction sur un front.

    Il peinturlure un peu, puis souffle dans son gant. Un gant tricoté, mince, sa main s’engourdit, il ne peut plus tracer les chiffres.

    Le peintre rafraîchit le CH-854 sur la veste matelassée de Choukhov, et celui-ci, la ficelle à la main, ne fermant pas son caban car la fouille était tout près, rejoignit sa brigade. Il vit que l’un des gars, César, fumait ; et pas la pipe, mais une cigarette : y aurait donc moyen de grappiller de quoi fumer. Mais Choukhov ne mendia pas tout de suite, il se mit tout près de César, faisant mine de regarder à côté.

     Il regardait à côté, l’air indifférent, mais il voyait à chaque bouffée (César, dans sa rêverie, tirait sur sa cigarette avec parcimonie) l’anneau de cendre rouge progresser et s’approcher furtivement du fume-cigarettes.

     Et là, ce chacal de Fétioukov vint se coller contre César, ses yeux de braise regardant la bouche de celui-ci. 

     Choukhov n’avait plus la moindre miette de tabac, et il n’avait pas prévu d’en toucher aujourd’hui avant le soir, il était tout tendu dans l’attente et ce mégot de cigarette lui paraissait maintenant plus désirable que la liberté elle-même ; mais il ne serait jamais abaissé, comme Fétioukov, à regarder la bouche des autres.

     César, c’est un mélange de toutes les nations : Grec, Juif ou Tzigane, on ne peut pas s’y retrouver. Il est encore jeune. Il tournait des films pour le cinéma. Mais il n’a pas pu finir son premier, on l’a mis à l’ombre avant. Il a une épaisse moustache noire, bien fournie. On ne la lui a pas rasée ici parce que, sur la photo de son dossier, il est moustachu.

     — César Markovitch ! saliva Fétioukov, n’y tenant plus. Laissez-moi tirer une bouffée !

     Son désir avide lui ravageait le visage.

     … César releva à moitié ses paupières abaissées sur ses yeux noirs, et regarda Fétioukov. C’était pour cela qu’il s’était mis à fumer plutôt la pipe, pour qu’on ne le dérangeât plus en venant lui mendier une bouffée lorsqu’il fumait. Pas à cause du tabac, mais parce que ça l’interrompait dans ses pensées. Il fumait pour se mettre à réfléchir, à penser pour de bon, avec un résultat. Mais dès qu’il allumait une cigarette, il lisait dans quelques yeux : « Laisse-moi le mégot ! »

     … César se retourna vers Choukhov et dit :

     — Tiens, Ivan Denissytch !

     Et, du pouce, il éjecta le mégot brûlant du court porte-cigarettes d’ambre.

     Choukhov se secoua (il attendait que l’offre vînt de César lui-même), attrapa d’une main reconnaissante le mégot, et mit son autre main en-dessous comme garantie, des fois qu’il  le laisserait tomber. Il n’était pas vexé que César eût dédaigné de lui donner le mégot dans le fume-cigarettes (tout le monde n’a pas la bouche propre, il y a des bouches gâtées), et ses doigts, ne craignant pas le feu, ne sentaient pas la brûlure. Surtout, il avait coupé l’herbe sous le pied de ce chacal de Fétioukov ; il aspirait maintenant la fumée, tandis que le mégot commençait à lui brûler les lèvres. M-m-m-m ! La fumée se dispersa dans tout son corps affamé pour investir ses jambes et sa tête.

     À peine cette béatitude s’était-elle répandue en lui qu’Ivan Denissovitch entendit un grondement :

     — Ils confisquent les chemises de dessous !

     C’est ça, la vie du zek. Choukhov a l’habitude : fais juste gaffe qu’on ne te saute pas à la gorge.

     Pourquoi les chemises ? Les chemises, c’est bien le commandant qui les a fait distribuer ? Doit être autre chose.

     D’ici à la fouille, il y avait encore deux brigades, et toute la 104e aperçut le chef du quartier disciplinaire, le lieutenant Volkovoï, qui était sorti du baraquement de l’état-major pour crier quelque chose aux surveillants. Et ces derniers, qui jusqu’alors fouillaient d’une main distraite, se ruèrent comme des fauves, et leur adjudant-chef cria :

     — Dé-bou-tonnez les chemises !

     Volkovoï, non seulement les zeks et les gardiens le craignent, mais, à ce qu’on dit, le commandant lui-même a peur de lui. Dieu marque les scélérats, il lui a collé un de ces noms ! [Volkovoï vient de volk, le loup] Volkovoï regarde exactement comme un loup. Noir de poil, long, renfrogné, il cavale à vive allure. Il émerge d’un coup d’un baraquement : « Qu’est-ce que vous fricotez ici ? » Pas moyen de se planquer. Au début, il traînait même une cravache en cuir tressé, longue comme le bras jusqu’au coude. Ça lui servait à fouetter les gens, au BOUR, à ce qu’on dit. Ou encore, à l’appel du soir, si des zeks étaient massés près d’un baraquement, lui s’approchait à pas de loup par derrière et vlan, un coup de cravache dans la nuque d’un gars : « Qu’attends-tu pour te mettre dans les rangs, salopard ? » Les gens refluaient, comme fuyant une vague. Celui qu’il avait cinglé se tenait la nuque, essuyait le sang en silence : l’autre pouvait encore le flanquer au trou.

     À présent, il n’avait plus sa cravache, allez savoir pourquoi.

     Par temps de gel, au moins le matin, la fouille ordinaire était bon enfant : le détenu déboutonnait son caban et en écartait les pans de chaque côté. Ça se faisait par rangs de cinq, avec cinq surveillants en ligne. Ils palpaient la veste matelassée, restée ficelée, sur le côtés et tâtaient la seule poche autorisée, au genou droit ; eux-mêmes portaient des gants, et s’ils sentaient sous leurs doigts quelque chose de pas net, ils ne le retiraient pas d’emblée, ayant la flemme, ils demandaient : « C’est quoi ? »

     Le matin, que pourrait-on trouver sur un zek ? Des couteaux ? On ne les sort pas du camp, on les y amène. Le matin, il faut vérifier que le détenu ne trimballe pas sur lui deux ou trois kilos de nourriture pour filer avec. À une certaine époque, le pain leur faisait tellement peur, le morceau de deux cents grammes pour le déjeuner, qu’un ordre avait été émis : chaque brigade devait se confectionner une malle en bois pour y transporter le pain de toute la brigade, tous les morceaux de pain, pris aux hommes. On se demande bien ce que ça leur apportait, à ces malfaisants, c’était plutôt pour tourmenter les gens, leur causer des tracas supplémentaires : mords un coup dans ton morceau et note la marque avant de mettre ta ration dans la malle, ils sont tous pareils, les morceaux, c’est le même pain ; après, tout en marchant, fais-toi de la bile en te demandant si ton morceau ne va pas être échangé contre un autre, et puis dispute-toi là-dessus avec les autres, ça tournait parfois à la bagarre. Seulement, un jour, trois hommes se sont évadés du chantier à bord d’un camion, avec la caisse de pain. Les chefs se sont ravisés, on a fait du petit bois de toutes les malles au poste de garde de l’entrée. Et chacun trimballe de nouveau son pain avec soi. 

     Le matin, il faudrait encore vérifier que le détenu n’est pas en civil sous sa tenue de zek ? Mais les habits civils, il y a longtemps que tout le monde a dû les abandonner : « On vous les rendra quand vous aura fini votre peine. » Et avoir fini sa peine, dans ce camp, ça n’est jamais encore arrivé.

     Vérifier si le détenu ne transporte pas de lettre qu’il pourrait faire passer par un travailleur libre ? Mais si l’on se met à chercher une lettre sur chaque gars, ça va prendre jusqu’à l’heure du déjeuner.

     Mais Volkovoï avait crié de chercher un truc, et les surveillants s’étaient empressés d’enlever leurs gants et de faire ouvrir les vestes matelassées (où chacun emmagasinait la chaleur de la baraque), ainsi que les chemises, pour voir si l’on n’avait pas ajouté quelque chose transgressant le règlement. Le zek a droit à deux chemises, l’une sur l’autre, le reste, on enlève ! Les détenus se transmettaient de rang en rang l’ordre de Volkovoï. Certaines brigades avaient eu la chance de dépasser déjà le portail, les autres : ouvrez vos vêtements ! Quelque chose en trop ? Enlevez-moi ça, là, dans le froid !

     Ils s’y étaient mis, et le désordre s’était installé parmi eux ; au portail, c’était le vide, l’escorte gueulait, depuis le poste de garde : « Allez ! Allez ! » Oubliant sa colère, Volkovoï se fit magnanime à l’égard de la 104e : on noterait qui avait quoi en trop, et il devrait le rendre au dépôt ce soir, en expliquant le pourquoi et le comment de son excédent caché.

     Choukhov ne porte que ce qui est règlementaire, on ne trouvera, en le tâtant, que sa poitrine, et son âme en-dessous ; mais une chemise de bayette est enregistrée chez César, et une sorte de petit gilet, ou de ceinture de flanelle, est découverte sur Bouïnovski. Lequel s’écrie, il se croit encore sur son contre-torpilleur et n’est pas au camp depuis trois mois :

     — Vous n’avez pas le droit de faire déshabiller les gens en plein froid ! Vous ne connaissez pas l’article neuf du code pénal ! [Officiellement, aucune sanction ne devait entraîner de souffrance physique ou morale] 

     Ils ont le droit et ils connaissent l’article. C’est toi, mon ami, qui n’es pas au courant.

     — Vous n’êtes pas des Soviétiques ! dit le capitaine pour les enfoncer.

     L’article neuf, Volkovoï l’avait supporté, mais là, son visage se crispe et il fulmine, tel un éclair noir :

     — Dix jours de cachot, régime sévère !

     Et, plus bas, à l’adjudant :

     — Ce soir, les formalités.

     Ils n’aiment pas envoyer au cachot le matin : ça fait un gars de moins pour le travail. On le laisse se démolir le dos toute la journée, et ce soir, au BOUR.

     Le BOUR est juste à gauche de la place d’appel : une bâtisse en pierre, avec deux ailes. La deuxième a été achevée cet automne : il n’y avait plus assez de place dans la première. Une prison avec dix-huit cellules, certaines cloisonnées. Le camp tout entier est en bois, seule la prison est en pierre. 

     Le froid s’est infiltré sous la chemise, plus moyen de le chasser. Les zeks étaient bien emmitouflés, tout ça en vain. Et Choukhov a toujours son dos qui le tiraille, une vraie plaie. Il s’allongerait bien sur une couchette d’hôpital, pour dormir un bon coup. Il n’a envie de rien d’autre. Et d’une bonne couverture.

     Les zeks se tiennent devant le portail, ils reboutonnent leurs habits, tandis qu’à l’extérieur, l’escorte fait :

     — Allez ! Allez !     

     Et le répartiteur les pousse par-derrière :

     — Allez ! Allez !   

     Premier portail. Le chemin de ronde. Deuxième portail. Une balustrade des deux côtés du poste de garde.

     — Halte ! braille l’homme de garde. En voilà un troupeau de moutons ! En rangs par cinq !

     Il commençait à faire moins sombre. Au-delà du poste de garde, le feu de camp de l’escorte achevait de brûler. Avant la répartition, l’escorte allume toujours un feu en plein air : c’est pour se réchauffer et y voir plus clair pour compter.

     Un gardien compte, la voix dure, tranchante :

     — Premier rang ! Deuxième ! Troisième !

     Les rangs de cinq se détachent comme de petites chaînes séparées, si bien qu’on aperçoit, de derrière comme de l’avant, cinq têtes, cinq dos et dix jambes.

     Un deuxième gardien, le contrôleur, se tient sans rien dire à l’autre balustrade, il vérifie que le compte est juste.

     Il y a encore le lieutenant qui est là et regarde.

     Ça, c’est pour le camp.

     L’homme est plus précieux que l’or. Une tête qui manque derrière les barbelés, et c’est la leur qui y entre.

     La brigade entière s’est reformée. 

     Maintenant, c’est le sergent d’escorte qui compte :

     — Premier rang ! Deuxième ! Troisième !

     De nouveau, les rangs de cinq se détachent comme de petites chaînes séparées.

     De l’autre côté, le sous-chef de la garde vérifie.

     Le lieutenant également.

     Ça, c’est pour l’escorte.

     Pas question de se tromper. Une tête inscrite en trop, c’est leur tête qui la remplacera.

     Les hommes d’escorte, il y en a partout ! Ils se sont déployés en demi-cercle autour de la colonne de la centrale thermique, leurs mitraillettes pointées sur les gars, ils visent la gueule. Il y a aussi des dresseurs de chiens, avec leurs chiens gris. Un chien montre les crocs, comme pour se moquer des zeks. Les hommes d’escorte sont tous en demi-pelisses, sauf six qui sont en touloupes [Houppelande en peau de mouton]. Les touloupes, c’est pour aller sur les miradors, ils se les passent.

     Une fois encore, mélangeant les brigades, le chef de l’escorte recompta toute la colonne de la centrale, par rangs de cinq.

     — C’est au lever du soleil qu’il fait le plus froid, annonça le capitaine : c’est le maximum du refroidissement nocturne.

     Le capitaine aime expliquer les choses : quel quartier de lune c’est, le premier ou le dernier ; il peut vous calculer ça pour n’importe quel jour de n’importe quelle année.

     Il dépérit à vue d’œil, le capitaine, il a les joues creuses, mais il reste vif.

     Au-delà de la zone du camp, le gel, avec les petits coups de vent, mordait âprement le visage de Choukhov, qui en avait pourtant vu d’autres. Ayant compris que, tout le long du chemin jusqu’à la centrale, il recevrait le vent en pleine figure, Choukhov décida de mettre son chiffon. Prévu contre les vents de face, son chiffon était, comme celui de nombreux autres gars, muni de deux longs cordons. Les zeks en connaissaient l’utilité. Choukhov s’entoura le visage jusqu’aux yeux et noua les cordons sur sa nuque, en les faisant passer sous ses oreilles. Puis il se protégea la nuque avec le revers de sa chapka et releva le col de son caftan. L’autre bord de la chapka, celui de devant, il le fit descendre sur son front. De sorte qu’on ne voyait plus que ses yeux. Il resserra la ficelle autour de son caban. Tout allait bien, maintenant, à part les moufles qui ne valaient pas grand chose, il avait déjà les mains gelées. Il les frotta et les tapa l’une contre l’autre ; il savait qu’il lui faudrait les mettre derrière son dos et les y laisser pendant tout le chemin.

     Le chef d’escorte récita la « prière », la rengaine infligée quotidiennement aux détenus :

     — Prisonniers, attention ! Pendant la marche, respectez strictement l’ordre de la colonne ! Ne restez ni en avant ni en arrière, ne changez pas de rang, ne parlez pas, ne regardez pas sur les côtés, gardez vos mains derrière le dos ! Un pas à droite ou un pas à gauche est une tentative d’évasion, l’escorte ouvre le feu sans avertissement ! Tête de colonne, en avant, marche !

     Deux types de l’escorte s’étaient sans doute portés en avant. La colonne s’ébranla, roulant les épaules, encadrée par l’escorte vingt pas à droite et vingt pas à gauche, un homme dix pas derrière le précédent, la mitraillette prête à tirer.

     Il n’avait pas neigé depuis une semaine, la route était bien frayée, la neige toute damée. Ils dépassèrent le camp et le vent leur arriva de travers dans la figure. Mains derrière le dos, têtes baissées, la colonne avança, telle une procession d’enterrement. N’étaient visibles que les jambes des deux ou trois devant vous, et le coin de terre piétiné où il fallait à son tour poser les pieds. De temps à autre, un type de l’escorte criait : « U-48 ! Mains derrière le dos ! », « B-502, ne traînez pas ! » Par la suite, ils se mirent à crier plus rarement : le vent était coupant, ça les gênait pour regarder. Ils n’ont pas le droit de se nouer un chiffon sur la figure, eux. Pas fameux non plus, leur sort…

     Dans la colonne, quand il fait moins froid, tout le monde cause. On peut toujours leur gueuler dessus. Mais aujourd’hui, on allait tout courbé, chacun se cachant derrière le dos de l’homme marchant juste devant, et se retirant dans ses pensées.

     Même la pensée d’un détenu est prisonnière, elle revient toujours au même point, elle remue toujours la même chose : est-ce qu’on ne va pas mettre la main sur ma ration, dans le matelas ? Est-ce qu’à l’infirmerie on m’exemptera ce soir ? Le capitaine va aller au mitard, ou non ? Comment s’y prend-il, César, pour se procurer du linge de corps chaud ? Il a dû graisser la patte au gars du dépôt des effets personnels, autrement…

     Du fait qu’il avait mangé froid, et sans pain, au petit-déjeuner, Choukhov restait sur sa faim, aujourd’hui. Pour éviter que son ventre ne le lancine de trop en réclamant à manger, il cessa de penser au camp, il songea à la lettre qu’il allait bientôt écrire pour l’envoyer chez lui.

     La colonne passa devant la menuiserie construite par les zeks, devant le bloc d’habitation (des baraques également bâties par les zeks, des travailleurs libres y vivaient), devant le nouveau club (encore les zeks, des fondations à la peinture des murs, mais c’étaient les travailleurs libres qui regardaient le cinéma), et déboucha dans la steppe, en plein vent et face au rougeoiement du soleil levant. La neige blanche et nue s’étendait à perte de vue des deux côtés de la route, et l’on ne voyait, sur cette étendue, pas le moindre arbrisseau.

     On était au début d’une nouvelle année, 51, au cours de laquelle Choukhov aurait droit à deux lettres. Il avait envoyée la dernière en juillet, et reçu la réponse en octobre. À Oust-Ijma, le règlement était différent, on pouvait écrire chaque mois. Mais que mettre dans la lettre ? Choukhov n’écrivait alors pas plus souvent que maintenant.

     Choukhov était parti de chez lui le 23 juin 41. Le dimanche [22 juin], des gens de Polomnia étaient revenus de la messe en disant que c’était la guerre. La poste de Polomnia l’avait appris, mais à Tiemguéniovo, avant la guerre, personne n’avait la radio. À présent, à ce qu’on écrit, la radio à fil [Hauts-parleurs retransmettant radio-Moscou] braille dans chaque izba.

     Écrire, maintenant, c’est comme jeter des cailloux au fond d’une rivière. Tout disparaît sans laisser de trace. Il ne va pas écrire dans quelle brigade il travaille, ni comment est le chef de brigade, Andreï Prokofiévitch Tiourine. Il a davantage de choses à discuter, à présent, avec le Letton Kildigs qu’avec les siens.

     D’ailleurs eux non plus, avec les deux lettres qu’ils envoient chaque année, on ne peut pas comprendre quelle est leur vie. Il paraît que le kolkhoze a un nouveau président – il change chaque année, on ne les garde pas plus d’un an, les présidents. Le kolkhoze a été agrandi, il l’avait déjà été, avant d’être réduit. À certains qui n’exécutaient pas la norme de travail on a rogné le potager, on leur a juste laissé une quinzaine d’ares, et même rien du tout à d’autres. Sa femme lui a écrit une fois que d’après une nouvelle loi, les gens qui ne faisaient pas la norme, on les enverrait au tribunal, et puis en prison, mais ensuite on n’a plus parlé de cette loi.

     Ce qu’il n’arrive pas à saisir, Choukhov, dans ce qu’écrit sa femme, c’est que, depuis la guerre, le kolkhoze ne compte pas une seule âme de plus : garçons et filles, tout le monde se débrouille pour filer à la ville, en usine ou bien aux tourbières [Allusion cachée à la future parution de « Chez Matriona »]. La moitié des hommes ne sont pas revenus de la guerre, et ceux qui sont rentrés ne veulent pas entendre parler du  kolkhoze : ils habitent chez eux et vont travailler ailleurs. Au kolkhoze, il ne reste plus que deux hommes : le brigadier Zakhar Vassilytch et le charpentier Tikhone, lequel a quatre-vingt-quatre ans, s’est marié il n’y a pas longtemps et a déjà des enfants. Ce sont les femmes qui entretiennent le kolkhoze, les mêmes qu’on y a fait entrer en 1930, et quand elles passeront l’arme à gauche, le kolkhoze crèvera également.

     C’est cela, que Choukhov ne pige pas : on vit chez soi et on va travailler ailleurs. Choukhov a connu la vie de l’exploitant individuel, il a vu le passage au kolkhoze, mais que les moujiks ne travaillent pas là où ils habitent, il ne peut pas l’admettre. C’est quoi, un gain d’appoint, un à-côté ? Mais comment font-ils pour les foins ?

     Sa femme lui avait répondu que les à-côtés, on les avait laissé tomber depuis longtemps. On ne joue plus les charpentiers (activité naguère réputée), on ne tresse plus de paniers d’osier, personne n’en veut plus. Un métier qui marche bien, un nouveau et gai, c’est de colorier des tapis. Quelqu’un avait ramené de la guerre de petits pochoirs et depuis lors, ça y va, ça y va, les maîtres colorieurs pullulent : ils n’ont aucune existence officielle, ne travaillent nulle part, donnent juste un coup de main au kolkhoze pour la fenaison et la moisson, et le kolkhoze leur donne une attestation pour les onze mois suivants, comme quoi le kolkhozien Untel est libéré pour raisons personnelle et ne doit pas d’arriérés. Et ils se baladent dans tout le pays, ils prennent même l’avion pour gagner du temps, et ils ratissent l’argent par milliers , ils peignent des tapis partout : cinquante roubles le « tapis » peinturluré sur n’importe quel vieux bout de drap ne servant plus à rien et qu‘on leur donne, un travail qui ne leur prend pas plus d’une heure. Et sa femme cache l’espoir qu’elle a de voir Ivan revenir et ne plus mettre les pieds au kolkhoze mais devenir colorieur lui aussi. Ils sortiront alors de la misère où elle se débat, ils pourront mettre les enfants au lycée technique et ils se construiront, à la place de leur vieille izba pourrie, une nouvelle. Tous les colorieurs en bâtissaient de nouvelles, près de la ligne de chemin de fer, les maisons ne sont plus maintenant à cinq mille roubles comme avant, mais à vingt-cinq mille. 

     Bien que Choukhov eût encore pas mal de temps à tirer, un hiver, un été, et un autre hiver avec un autre été, ça l’avait mis en émoi, cette histoire de tapis. Cela lui ferait un travail convenant parfaitement s’il était privé de ses droits civils ou envoyé en relégation. Il avait alors demandé à sa femme de lui dire comment il pourrait devenir colorieur, alors qu’il n’avait jamais su dessiner. Et c’était quoi, ces tapis merveilleux, qu’y avait-il dessus ? Sa femme lui avait répondu qu’il faudrait être bien bête pour ne pas y arriver : il suffisait d’installer le pochoir et de passer au pinceau la couleur à travers les trous. Les tapis étaient de trois sortes : la Troïka, avec un officier de hussards menant un bel attelage de trois chevaux, le Cerf et puis, la troisième était un genre de tapis persan. Il n’y avait pas d’autres dessins, mais les gens, dans tout le pays, vous disaient merci pour ces tapis, et se les arrachaient. Vu qu’un vrai tapis, ce n’est pas cinquante roubles qu’il coûte, mais des milliers.

     Choukhov voudrait au moins jeter un coup d’œil à ces tapis…

     De prisons en camps, Ivan Denissovitch a perdu l’habitude de faire des calculs pour demain, pour dans un an et pour savoir comment il va nourrir sa famille. Les chefs pensent à tout pour lui, C’est plus commode, en somme. Mais quand il sera libre ?…

     Choukhov voit dans ce que racontent certains travailleurs libres, des chauffeurs de camion et des conducteurs d’excavatrices, qu’on a barré aux gens le droit chemin, mais qu’ils n’en sont pas perdus pour autant : ils contournent la barrière et   vivent ainsi.

       Lui aussi, Choukhov, se faufilerait bien de l’autre côté. Un gagne-pain peinard, qu’on dirait, excitant. Et rester à la traîne par rapport à ses pays, ce serait un peu vexant… Mais Ivan Denissovitch ne sent pas vraiment de goût pour se mettre à faire des tapis. Pour ça, il faut des relations, du culot, graisser la patte à la milice. Choukhov est sur terre depuis quarante ans, il a perdu la moitié de ses dents, il est chauve, il n’a jamais graissé la patte à personne ni reçu de qui que ce soit, même au camp, il ne s’y est pas mis.

     L’argent facile ne pèse pas lourd, et on n’a pas le sentiment de l’avoir gagné. Les vieux n’avaient pas tort de dire : ce qu’on ne paye pas le prix ne se porte pas longtemps. Choukhov a encore de bonnes mains, fortes et habiles, comment pourrait-il, une fois libre, ne pas trouver de vrai travail ?

     Seulement, va-t-on le remettre en liberté un jour ? Ne va-t-on pas trouver un prétexte pour lui flanquer une ou deux rallonges de dix ans ? [Pratique courante : au Goulag, les victimes de cet arbitraire étaient ironiquement baptisées : les récidivistes]

     En attendant, la colonne était arrivée et avait fait halte devant le poste de garde de la vaste zone du site. Un peu plus tôt, dès le coin de la zone atteint, deux des types en touloupe s’étaient détachés de l’escorte pour aller, à travers champs, vers les miradors éloignés. On n’entre pas tant que les sentinelles n’occupent pas tous les miradors. Le chef d’escorte, la mitraillette à la bretelle, gagna le poste de garde. Dont la cheminée crachait sans arrêt des volutes de fumée : un gardien libre y reste toute la nuit, pour que personne ne vienne barboter des planches ou du ciment.

     Coupant les lignes des barbelés, depuis ceux du portail jusqu’à ceux de l’autre côté en traversant tout le chantier, un grand soleil rouge se lève dans une sorte de brume. À côté de Choukhov, Aliochka regarde le soleil et se réjouit, le sourire aux lèvres. Il a les joues creuses, il vit sur sa ration, ne touche aucun supplément : de quoi se réjouit-il ? Le dimanche, il passe son temps à chuchoter avec les autres baptistes. Le camp a l’air de glisser sur eux comme l’eau sur les plumes d’un canard. Pour leur foi de baptiste, ils ont pris vingt-cinq ans : s’imaginait-on que ça leur ferait perdre la foi ?

     Sa muselière pour la route – le bout de chiffon –, son haleine l’avait complètement mouillée en chemin, et le froid l’avait saisie, en faisant par endroits comme de l’écorce gelée. Choukhov la fit descendre sur son cou et se mit dos au vent. Il ne se sentait vraiment déchiré nulle part, il n’y avait que ses mains qui étaient gelées à cause des mauvaises moufles, et aussi les orteils de son pied gauche qui étaient engourdis : sa botte gauche avait un peu brûlé, il l’avait déjà recousue deux fois.

     Le dos lui lance des reins aux épaules, toujours les courbatures : comment va-t-il pouvoir travailler ?

     Tournant la tête, il se retrouve nez à nez avec son chef de brigade, qui marchait dans le rang juste derrière lui. Le brigadier est large d’épaules, c’est un type carré. Il est renfrogné. La brigade n’a pas trop l’occasion de rire, avec lui, mais il nourrit ses gars : ça va, il veille à ce qu’ils reçoivent la grosse ration. Il tire sa deuxième peine, c’est un fils du Goulag, il connaît la vie des camps de long en large.

     Au camp, le chef de brigade, c’est tout : un bon brigadier vous donnera une seconde vie, un mauvais vous offrira un paletot en sapin. Choukhov connaissait Andreï Prokofiévitch depuis le camp d’Oust-Ijma, mais à l’époque, il n’était pas dans sa brigade. Et lorsque tous les détenus relevant de l’article 58 [Il couvrait tous les crimes « politiques »] furent transférés du camp ordinaire d’Oust-Ijma au camp d’ici, à régime de bagne, Tiourine l’avait pris avec lui. Choukhov n’a jamais affaire au commandant du camp, aux gens de la SPP, aux chefs de chantier ni aux ingénieurs : c’est toujours le brigadier qui le défend, comme un rempart d’acier. Mais s’il lève un sourcil ou un doigt, il faut foncer faire ce qu’il demande. Pigeonnez qui vous voulez au camp, mais ne filoutez pas Andreï Prokofitch. Et vous resterez en vie.

     Choukhov a envie de demander au brigadier si l’on va travailler au même endroit qu’hier ou changer de coin, mais il craint de l’interrompre dans ses hautes pensées. Il vient de leur épargner la « Cité socialiste » et peut-être qu’il se préoccupe à présent des normes : la nourriture des cinq jours à venir en dépend.

     Le brigadier a tout le visage profondément grêlé, c’est la variole. Il se tient en plein vent, sans sourciller : la peau de sa figure est comme de l’écorce de chêne.

     Dans la colonne, on tape dans ses mains, on frappe le sol de ses pieds. Il est mauvais, ce petit vent ! Les perroquets ont l’air d’avoir déjà gagné leurs six tours de guet, mais on n’entre toujours pas. Pour la vigilance, ils peaufinent.

     Tout de même ! Le chef d’escorte et le contrôleur sont ressortis du poste de garde et se sont mis des deux côtés du portail, dont on ouvre les battants.

     — En rangs par cinq ! Pre-mier ! Deu-xiè-me !

     Les prisonniers démarrent comme à la parade, tout juste s’ils ne se sont pas mis au pas cadencé. Ils veulent juste entrer dans la zone, après ils savent ce qu’ils ont à faire. 

     Tout de suite après le poste de garde se trouve la petite baraque abritant le bureau ; à côté se tient le chef de chantier qui cueille les brigadiers, ceux-ci vont d’ailleurs d’eux-mêmes le voir. Der aussi, c’est un détenu contremaître, une belle ordure, il traite les autres détenus pire que des chiens.

     Il est huit heures, huit heures cinq (le train des génératrices vient de donner son coup de sirène), les chefs redoutent que les zeks ne perdent du temps, qu’ils n’aillent se disperser dans les endroits où ils peuvent trouver de la chaleur, mais les zeks ont une grande journée devant eux, et du temps pour tout. Une fois dans la zone, on se penche : voilà un copeau, un autre, ça fera du feu dans notre poêle. Et chacun se glisse en vitesse dans son trou.

     Tiourine ordonna à son adjoint, Pavlo, de l’accompagner au bureau. César prit la même direction. César est riche, il reçoit des colis deux fois par mois, il a graissé la patte aux bonnes personnes, il a sa planque au bureau, il travaille comme assistant du normeur-tarifeur. 

     Le reste de la 104e se disperse, cavalant de tous les côtés.

     Un soleil rouge et brumeux s’est levé sur la zone déserte : ici des panneaux de maisons préfabriquées, couverts de neige, là un début de maçonnage de fondations abandonné, ailleurs un bras d’excavatrice, en plusieurs morceaux, le godet un peu plus loin, de la ferraille, des fossés, des tranchées, des trous en pagaille, des murs d’ateliers de réparations mécaniques et, sur une butte, la centrale, dont le premier étage est commencé.

     Tout le monde s’est planqué. À part les six sentinelles sur les miradors et les gens qui s’agitent autour du bureau. C’est notre moment, là ! Le grand chef du chantier a, paraît-il, menacé trente-six fois de répartir le boulot entre les brigades la veille au soir, il n’y a pas eu moyen. Parce qu’entre le soir et le matin, ils changent complètement d’idées, ils mettent tout sens dessus dessous.

     Le moment est à nous ! Le temps que les chefs s’y retrouvent, on peut se caser dans un coin chaud, on s’assoit et on reste assis, on se cassera le dos plus tard. Ce qui est bien, c’est d’être à côté d’un poêle, on peut retirer ses chaussettes russes et les faire sécher un petit coup. Là, on aura les pieds au chaud toute la journée. Mais, même sans poêle, c’est tout de même bien.

     La cent-quatrième brigade entra dans la grande salle des ateliers de réparations mécaniques, vitrée depuis l’automne, et où la 38e brigade coulait des dalles de béton. Certaines dalles étaient dans leur moule, d’autres rangées debout, il y avait aussi des treillis d’armature. Vu la hauteur de plafond et le sol en terre, on n’aurait jamais chaud ici, pourtant la salle était chauffée, sans plaindre le charbon : pas pour réchauffer les hommes, mais pour aider les dalles à prendre. Il y avait même un thermomètre d’accroché, et le dimanche, si les hommes du camp, par hasard, ne venaient pas travailler, un libre s’occupait du feu.

     La trente-huitième ne laissait bien sûr personne s’approcher de son poêle, elle s’était assise tout autour et faisait sécher ses chaussettes russes. Bon, nous, dans notre coin, ça pouvait aller aussi. 

     Choukhov posa le fond de sa culotte ouatinée – qui s’était déjà assise partout –  au bord d’un moule de bois, en appuyant son dos contre le mur. Quand il fit un mouvement, son caban et sa veste matelassée se tendirent et il sentit au côté gauche, près du cœur, quelque chose de dur faire pression. C’était, dans sa poche intérieure, le coin du bout de pain, de la demi-ration du matin qu’il avait emportée pour son déjeuner. C’est toujours ce qu’il amenait avec lui, sans y toucher jusqu’au  déjeuner. Mais d’ordinaire, il  mangeait l’autre moitié au petit-déjeuner, ce n’était pas le cas aujourd’hui. Et Choukhov comprit qu’il n’avait rien économisé : l’envie de manger cette ration ici, au chaud, l’engloutissait. Il restait cinq heures jusqu’au déjeuner, ça faisait long.

     Les courbatures dans son dos étaient passées dans ses jambes, elles étaient en coton, ses jambes. Ah, pouvoir se rapprocher du poêle !

     Choukhov posa ses moufles sur ses genoux, se déboutonna, détacha sa muselière gelée de son cou, la plia et la replia pour la mettre dans sa poche. Il saisit alors le bout de pain dans son chiffon blanc et, maintenant le tout sur son sein pour ne pas perdre une miette du pain, se mit à mordiller à petits coups dans sa ration et à mâcher. Il avait porté le pain sous deux épaisseurs de vêtement, son propre corps l’auvait chauffé, si bien qu’il n’était nullement gelé.

     Dans les camps, Choukhov s’était bien des fois rappelé ce qu’on mangeait à la campagne, dans le temps : des poêlées entières de pommes de terre, des marmites de kacha [Bouillie, gruau de différentes céréales], et puis encore auparavant, du temps d’avant les kolkhozes, de sacrées tranches de viande. Et le lait qu’on engloutissait, à s’en faire péter le ventre ! Et l’on ne devait pas se comporter ainsi, c’était dans les camps que Choukhov l’avait compris. Il faut, en mangeant, se consacrer entièrement à la nourriture, voilà, comme il grignotait à présent son pain par petits morceaux, en les malaxant avec la langue, en les suçotant avec les joues, cela fait de ce pain noir et mal cuit une chose odorante. Qu’est-ce qu’il mange, Choukhov, depuis huit ou neuf ans ? Rien. Et pourtant, il se remue, ça oui !

     Choukhov s’occupait donc de ses deux cents grammes, tandis que toute la 104e s’acagnardait à côté de lui. 

     Tels deux frères, les deux Estoniens étaient assis sur une basse dalle de béton et fumaient tous les deux, à tour de rôle, une demi-cigarette au même fume-cigarettes. Ils avaient tous les deux le teint pâle, ils étaient tous les deux grands et maigres, avec de longs nez et de grands yeux. On les voyait toujours ensemble, à croire que l’air et le ciel auraient fait défaut à celui qui se serait retrouvé tout seul. Le brigadier ne les séparait jamais. Ils partageaient la nourriture et dormaient dans le même wagonnet l’un au-dessus de l’autre. Dans la colonne, ou en attendant le départ au travail, ou encore avant d’aller se coucher, ils échangeaient entre eux, à mi-voix, sans hâte. Ils n’étaient nullement frères et avaient fait connaissance ici, à la 104e. D’après ce qu’ils avaient expliqué, l’un était pêcheur côtier, l’autre, ses parents l’avaient emmené, encore enfant, en Suède à l’instauration des Soviets [Invasion militaire soviétique en 1940, parachevée en 1944]. Il y avait grandi, avant de revenir de lui-même, le nigaud, dans sa patrie pour y finir ses études. Là, on l’avait aussitôt coffré.

     Bon, à ce qu’on dit, la nation ne signifie rien, il y a de mauvaises gens partout. Mais parmi les Estoniens qu’il avait été donné à Choukhov de rencontrer, il n’était jamais tombé sur des mauvais.

    Donc, tout le monde était assis : certains sur les dalles, d’autres sur les coffrages, ou encore directement par terre. Le matin, la langue ne se délie pas facilement, chacun restait silencieux, plongé dans ses pensées. Ce chacal de Fétioukov avait glané des mégots à droite et à gauche (il les aurait même retirés sans dégoût d’un crachoir), il les ouvrait à présent sur ses genoux et faisait tomber le tabac non brûlé dans un bout de papier. En liberté, il avait trois enfants, mais, comme il était détenu, ils l’avaient tous renié et sa femme s’était remariée : il n’avait personne pour l’aider.

     Bouïnovski regardait depuis un moment Fétioukov du coin de l’œil, et il finit par aboyer :

     — Qu’est-ce que c’est que ces façons de ramasser n’importe quelle infection ? Tu vas te retrouver avec un chancre syphilitique aux lèvres ! Jette-moi ça !

     Le capitaine, il est habitué à commander, il parle à tout le monde en donnant des ordres. 

     Mais Fétioukov ne dépend en rien de Bouïnovski : le capitaine lui non plus ne reçoit pas de colis. Un mauvais sourire découvrant les dents qui lui manquent, il répond :

     — Attends un peu, mon capitaine, attends d’avoir huit ans de camp, tu les ramasseras toi aussi, les mégots.

     C’est vrai, on a vu arriver au camp des gens même plus fiers que le capitaine…

     — De quoi ? Hein ?

     Senka Klevchine a mal entendu, il est sourd. Il croyait qu’on discutait de ce qu’avait ramassé Bouïnovski ce matin, avant le départ. Il hoche la tête, l’air désolé :

     — Fallait pas jouer les fortes têtes ! Tu n’aurais pas eu d’histoires.

     Senka Klevchine, il est tout doux, le pauvre gars. Il a eu l’oreille crevée dès 41. Ensuite, il a été fait prisonnier, il s’est évadé trois fois, il s’est fait reprendre, on l’a fourré à Buchenwald. À Buchenwald, il a frôlé la mort, à présent il tire sa peine en se tenant tranquille. « Si tu te rebiffes, c’en est fait de toi », qu’il dit.

     C’est la vérité : crie dans ton coin, mais plie. Ceux qui s’obstinent se font briser.

     Alexeï [Il s’agit d’Aliochka, le baptiste] s’est caché le visage dans les mains. Il récite ses prières.

     Choukhov avait mangé sa ration jusqu’à se mordiller les doigts, mais il avait  gardé un croûton nu, le demi-rond formé par la croûte de la miche à son extrémité. Parce que, pour récurer à fond une écuelle, aucune cuillère ne vaut une croûte de pain. Il enveloppa le croûton dans le chiffon blanc, pour le déjeuner, et fourra le tout dans sa poche à l'intérieur de sa veste matelassée, se reboutonna à cause du froid et se retrouva prêt, on pouvait bien l’envoyer au travail, maintenant. Mais s’ils traînaient un peu, ce ne serait pas plus mal.

     La trente-huitième brigade se leva et se dispersa : les uns allèrent vers la bétonnière à mortier, d’autres chercher de l’eau et d’autres encore trouver des armatures.

     Mais ni Tiourine ni Pavlo, son adjoint, ne revenaient. Cela ne faisait guère qu’une vingtaine de minutes que la 104e restait sans rien faire, tandis que la journée de travail, plus courte puisqu’on était en hiver, irait jusqu’à six heures, ça leur semblait un grand bonheur, comme si le soir n’était plus loin, à présent.

     — Ah, ça fait longtemps qu’on n’a pas eu de tempête de neige ! soupira le Letton Kildigs, un gars bien en chair et au visage rougeaud. De tout l’hiver, pas une tempête ! Tu parles d’un hiver !

     — Oh oui… des tempêtes… des tempêtes… soupira en chœur la brigade.

     Par ici, quand une tempête de neige se lève dans le coin, non simplement on ne vous envoie pas au travail, mais on a même peur de vous faire sortir du baraquement : de la baraque au réfectoire, sans corde tendue, on se perd aussitôt. Le détenu mourra de froid dans la neige, disparaissant comme un chien. S’évader ? Il y a eu des cas. Pendant une tempête, la neige est toute fine, mais elle forme des congères qu’on dirait tassées à la presse. Des gars ont filé par ces congères recouvrant les barbelés.

     C’est vrai qu’ils ne sont pas allés loin.     

     À bien y penser, la tempête n’est d’aucune utilité : les zeks restent enfermés ; le charbon n’arrive pas quand on en a besoin, la chaleur de la baraque se perd ; pas de farine non plus pour le camp, le pain manque ; à la cuisine, les gens ne s’en sortent plus. Et, aussi longtemps que souffle la tempête – que ce soit trois jours ou  une semaine –, ces jours sont comptés comme des jours de repos, autant de dimanches de suite qu’on vous enverra travailler.

     Les zeks chérissent tout de même la tempête de neige et l’appellent de leurs vœux. Pour peu que le vent se renforce un peu, les voilà le nez en l’air, à regarder le ciel : allez, envoie l’étoffe !

     Ils veulent dire : la neige.

     Parce que le vent rasant, celui qui soulève la neige, ça ne déchaîne jamais de tempête valable.

     Quelqu’un s’était faufilé pour se réchauffer au poêle de la 38e brigade, il en fut chassé.

     Juste à ce moment, Tiourine entra dans la salle. Il avait la mine sombre. Les hommes de la brigade comprirent : il y avait quelque chose à faire, et en vitesse. 

     — Bo-on, fit-il en regardant à la ronde : la cent-quatre, tout le monde est là ?

     Et, sans vérifier ni faire le compte, parce que personne ne s’aviserait de manquer à Tiourine, il se mit à distribuer rapidement les tâches. Il envoya les deux Estoniens chercher, avec Klevchine et Hoptchik, une grande auge à mortier qui n’était pas loin, pour l’amener à la centrale. Ce qui montra clairement que la brigade était transférée au chantier de la centrale thermique non achevée et abandonnée à l’automne dernier. Il en envoya deux autres au dépôt du matériel, là où Pavlo était en train de toucher des outils. Il chargea quatre gars de déblayer la neige à proximité de la centrale, ainsi qu’à l’entrée de la salle des machines, dans la salle elle-même et sur les échelles. Il dit à deux autres d’allumer le poêle dans cette  salle : il fallait rafler du charbon, et des planches qu’on débiterait. Un homme devait y amener le ciment sur un traîneau. Deux gars amèneraient l’eau, deux encore le sable, qu’un troisième nettoierait de sa neige et émietterait au pic.

     Il en restait deux inoccupés, Choukhov et Kildigs, les meilleurs ouvriers de la brigade. Le brigadier les appela et leur dit :

     — Écoutez, les petits gars ! (Il n’était pas plus vieux qu’eux, mais il avait cette habitude, de dire « les petits gars ».) Après déjeuner, vous monterez au premier les murs en parpaings, là où la sixième brigade les a laissés cet automne. Mais pour le moment, il faut protéger la salle contre le froid. Il y a là-bas trois grandes fenêtres, la première chose à faire, c’est de les boucher. Je vous donnerai des gars pour vous aider, mais trouvez le moyen de les boucher. La salle des machines nous servira pour le gâchage, et pour nous abriter au chaud. Sans chauffage, on va crever de froid comme des chiens, pigé ?

     Il aurait peut-être parlé d’autre chose encore, mais Hoptchik, un garçon d’environ seize ans, rose comme un cochon de lait, accourut vers lui, se plaignant que l’autre brigade ne voulait pas leur donner l’auge à mortier, il y avait de la bagarre. Et Tiourine y fonça.

     Aussi pénible que c’était de commencer une journée de travail par un froid pareil, une fois commencé, ça allait mieux : il fallait franchir le cap du début.

     Choukhov et Kildigs se regardèrent. Ils avaient déjà travaillé plus d’une fois à deux, ils avaient du respect l’un pour l’autre en tant que maçons et charpentiers. Dégoter, dans la neige nue, de quoi boucher les fenêtres n’était pas du gâteau. Mais Kildigs dit :

     — Vania [Pour Ivan] ! Du côté des maisons en préfabriqué, je connais un coin où il y a un gros rouleau de papier goudronné. C’est moi qui l’ai planqué là. On se bouge ?

     Bien que Letton, Kildigs, parle russe comme un Russe : tout près de chez eux, il y avait un village de Vieux-Croyants [Réfugiés là pour échapper aux persécutions], il a appris la langue tout petit. Et les camps, Kildigs n’y est que depuis deux ans, mais il a déjà tout compris : ce que tu veux, arrache-le. Il s’appelle Jan et Choukhov l’appelle aussi Vania.

     Ils décidèrent d’aller chercher le papier goudronné. Mais Choukhov fit d’abord un saut à l’autre bâtiment des réparations mécaniques en construction, pour prendre sa truelle. La truelle, pour un maçon, ça compte beaucoup, pour peu qu’elle soit légère et qu’on l’ait bien en main. Seulement, chaque chantier obéit à cette règle : les outils touchés le matin, il faut les rendre le soir. Et celui qu’on se verra attribuer le lendemain, c’est au petit bonheur. Mais Choukhov, un jour, a refait le gars chargé des outils, il n’a pas rendu la meilleure truelle. Chaque soir il la cache quelque part, et s’il doit faire un mur le lendemain, il va la rechercher. Évidemment, si la 104e avait été expédiée aujourd’hui à la « Cité socialiste », Choukhov se serait encore retrouvé sans sa truelle. Tout de suite, il eut juste à écarter une petite pierre et à glisser ses doigts dans la fente, la truelle était là, il la retira.

     Choukhov et Kildigs sortirent des ateliers de réparations mécaniques et allèrent du côté des maisons en préfabriqué. Leur haleine faisait une vapeur dense. Le soleil était plus haut mais sans rayonner, comme les jours de brouillard, et sur ses côtés se tenaient comme des poteaux, Choukhov les montra de la tête à Kildigs.

     — Des poteaux, tu crois ?

     — Les poteaux, ça nous est égal, éluda Kildigs en se mettant à rire. Tant qu’on ne tend pas de barbelés entre les poteaux, c’est ça qui compte.

     Kildigs est tout le temps en train de blaguer. Toute la brigade l’apprécie pour ça.  Et il faut voir comme les autres Lettons du camp le respectent ! Bon, c’est vrai, Kildigs se nourrit normalement, il reçoit deux colis par mois, il a le teint vermeil, comme s’il n’était pas du tout dans un camp. Ça aide pour blaguer.

     Il est maousse, leur chantier : il faut du temps pour le traverser ! En chemin, ils tombèrent sur des petits gars de la 82e brigade à qui on faisait encore creuser des trous. Des trous pas bien grands, qu’il fallait : cinquante centimètres sur cinquante, et cinquante de profondeur, mais la terre, ici, même l’été, c’est comme de la pierre, alors à présent, prise par le gel, essaye un peu de l’entamer. Ils creusent à la pioche : la pioche glisse et ne produit que des étincelles, sans arracher une miette de terre. Les gars se tenaient chacun devant son trou, regardant autour d’eux : rien pour se chauffer, défense de s’éloigner. Alors, ils reprenaient leur pioche, ça les réchauffait.

     Ayant aperçu une connaissance, un gars de Viatka [Kirov à partir de 1934], Choukhov lui conseilla :

     — Écoutez voir, les creuseurs, allumez donc un petit feu sur chaque trou. La terre se dégèlerait.

     — Interdit, soupira le gars de Viatka. On ne nous donne pas de bois.

     — À vous d’en trouver.

     Kildigs, lui, se contenta de cracher. 

     — Allons, Vania, si les chefs étaient malins, tu crois qu’ils mettraient des gars à creuser la terre par un tel froid ?

     Et Kildigs proféra à plusieurs reprises des jurons indistincts, puis se tut : au froid, on ne cause pas. Ils s’éloignèrent et arrivèrent à l’endroit où les panneaux de préfabriqué étaient enfouis sous la neige.

     Choukhov aime bien travailler avec Kildigs, il n’a que ceci de mauvais qu’il ne fume pas, il n’y a jamais de tabac dans ses colis.

     C’est vrai qu’il a l’œil, Kildigs : ils soulevèrent à deux une planche, puis une autre, et le rouleau était là, en-dessous.

     Ils le sortirent. Maintenant, la question était : comment l’emporter ? Qu’on les voie des miradors, peu importe : le seul souci des perroquets, c’est que les zeks ne s’évadent pas, à part ça, à l’intérieur du chantier, vous pouvez faire du petit bois avec tous les panneaux que vous voudrez. Et si l’on tombe sur un surveillant du camp, rien de grave non plus : il ne s’intéresse qu'à ce qu’il peut lui-même faucher. Les détenus se fichent pas mal des panneaux de préfabriqué. Les brigadiers, pareil. Les seuls que ça intéresse, c’est le chef de chantier (un travailleur libre), le contremaître (un zek), et puis Chkouropatenko, l’escogriffe. Il n’est rien du tout, Chkouropatenko, c’est un simple zek, mais il a une âme de flic. On lui donne comme tâche, comptée à l’heure, de surveiller les panneaux de préfabriqué, histoire que les zeks ne les barbotent pas morceau après morceau. En terrain découvert, il faut surtout craindre de se faire pincer par ce Chkouropatenko. Choukhov y avait pensé :

     — Écoute, Vania, le porter à plat, ce n’est pas possible. Mettons-le debout et enlaçons-le et avançons tout doucement, en le cachant de nos corps. De loin, ils n’y verront que du feu.

     Il avait bien imaginé, Choukhov. Ce n’était pas commode à saisir, un rouleau, aussi ne l’attrapèrent-ils pas, ils le coincèrent entre eux, comme un troisième homme, et partirent avec. De biais, on voyait juste deux gars serrés l’un contre l’autre. 

     — Mais après, quand le chef de chantier verra le papier goudronné aux fenêtres, il comprendra tout de suite, dit Choukhov.

     — Qu’est-ce que nous avons à y voir ? s’étonna Kildigs. Arrivés à la centrale, nous avons vu que ça y était. Fallait l’enlever ?

     C’est vrai aussi.

     Dans ses méchantes moufles, Choukhov a les doigts gelés, il ne les sent plus du tout. Mais sa botte de gauche tient le coup. Les bottes, c’est le plus important. Les mains, ça se décoince en travaillant.

     Ils traversèrent la friche enneigée et arrivèrent à des traces de patins : un traîneau menant à la centrale et venant du dépôt du matériel. Il avait amené le ciment, sans doute.

     La centrale thermique se tient sur une hauteur, à la limite de la zone. Il y a longtemps que plus personne n’y travaille, tous les accès en sont uniformément recouverts de neige. La marque des patins est plus visible, la piste est fraîche et les empreintes profondes, les nôtres sont passés là. Ils dégagent déjà la neige autour de la centrale et ouvrent un chemin pour le camion.

     Ç’aurait été bien, si le petit monte-charge de la centrale avait fonctionné. Seulement, son moteur avait grillé et, depuis, il semblait bien qu’on ne l’avait pas réparé. Autrement dit, il allait encore falloir tout monter au premier étage sur son dos. Le mortier. Et les parpaings.

     Depuis deux mois, la centrale dressait sa carcasse grise et abandonnée dans la neige. Mais voilà que la 104e était arrivée. Qu’est-ce qui pouvait soutenir son moral ? Des ventres vides ceinturés de grosse toile ; une gelée à fendre les pierres ; pas de quoi se chauffer, pas la moindre étincelle de feu. Mais la 104e était arrivée, et la vie reprenait.

     À l’entrée même de la salle des machines, l’auge à mortier gisait, démantibulée. Une vraie ruine, et Choukhov ne s’attendait pas à la voir arriver intacte. Le brigadier jura un bon coup, mais pour la forme : il voyait bien que ce n’était la faute de personne. Là-dessus, Choukhov et Kildigs se pointèrent avec le rouleau coincé entre eux. Ce qui réjouit bien le brigadier, qui entreprit sur-le-champ de redistribuer les rôles : à Choukhov d’adapter la cheminée au poêle, qu’on puisse chauffer au plus vite ; à Kildigs de réparer l’auge, avec les deux Estoniens pour l’aider, tandis que Senka Klevchine se mettrait à la hache pour découper de longues lattes afin d’y clouer le papier goudronné – qui était deux fois moins large que les fenêtres. Où les trouver, les lattes ? Le chef de chantier ne fournirait pas de bois de chauffage. Le brigadier regarda autour de lui, tout le monde l’imita. Il n’y avait qu’une issue : arracher deux des planches faisant une rampe à la passerelle de roulement. Faudrait pas être dans la lune, après, pour éviter de se casser la figure. Mais comment faire autrement ?

     On pourrait se dire : qu’est-ce qui leur prend, à ces zeks, de se casser le dos pendant dix ans au camp ? Leur suffirait de refuser. De traîner chacun sa flemme toute la journée, et la nuit resterait à nous…

     Seulement, ça ne marcherait pas. La brigade a été inventée pour ça. Car ce n’est pas comme dans une équipe de travailleurs libres, où Ivan Ivanytch touche son salaire de son côté, et pareil pour Piotr Pétrovitch. Une brigade, au camp, c’est un système organisé pour que les chefs n’aient pas à être sur le râble des zeks, mais pour que les zeks se chargent eux-mêmes de se surveiller les uns les autres. ça se joue comme ça : ou tout le monde touche une ration supplémentaire, ou tout le monde la saute. Tu ne travailles pas, fumier, et moi, alors, je dois rester affamé à cause de toi ?  Pas de ça, turbine, salopard !

     En plus, il y a des situations, comme maintenant, où il ne s’agit pas de rester à se tourner les pouces. Bon gré, mal gré, il faut se remuer, se tourner dans tous les sens, et que ça saute. Si dans deux heures nous n’avons pas de quoi nous chauffer, nous sommes tous foutus.

     Pavlo avait déjà apporté les outils, restait plus qu’à se servir. Quelques tuyaux, aussi. Il n’y a pas d’outils de ferblantier, à vrai dire, mais un petit marteau d’ajusteur et une hachette. On se débrouillerait.

         Choukhov tape ses mains l’une contre l’autre, avec ses moufles, emmanche les tuyaux et martèle les jointures. Il tape à nouveau dans ses mains et recommence à marteler. (Sa truelle, il l’a cachée à proximité. Même si la brigade est une espèce de famille, une substitution est toujours possible. Même de la part de Kildigs.)

     Toutes ses pensées lui sont sorties de la tête, comme balayées. Choukhov ne repense plus à rien, ne se soucie plus de rien, sauf d’une chose : comment assembler les coudes de ses tuyaux et faire sortir tout ça de telle façon que ça ne fume pas.  Il envoie Hoptchik chercher du fil de fer, pour suspendre le bout du tuyau près de la fenêtre.

     Dans un coin, il y a encore un poêle trapu avec une évacuation en briques et une plaque de fonte par-dessus, elle est rouge et le sable y dégèle et y sèche. On l’a déjà allumé, ce poêle, et le capitaine apporte, avec Fétioukov, le sable sur un bard. Porter un bard ne demande pas d’intelligence. C’est pourquoi le brigadier met à ce travail d’anciens chefs. Fétioukov, paraît-il, a été un grand chef dans un bureau. Il roulait en automobile.

     Les premiers temps, Fétioukov s’était opposé au capitaine, il lui criait dessus. Mais le capitaine lui avait envoyé une fois son poing dans les dents, et depuis ils s’entendaient bien.

     Des gars se glissaient déjà pour se réchauffer près du poêle où séchait le sable, mais le brigadier les avertit :

     — Ah, je vais en prendre un et lui réchauffer la trogne, moi ! Commencez par tout installer !

     Un chien battu, il suffit de lui montrer le fouet. Le froid était féroce, mais le brigadier l’était encore plus. Les gars se dispersèrent à nouveau, allant chacun à leur tâche.

     Choukhov entendit le brigadier dire à voix basse à Pavlo :

     — Reste ici et ne les lâche pas. Moi, il faut que j’aille m’occuper des normes.

     Bien des choses dépendent des normes, davantage que du travail. Un brigadier malin pioche davantage les normes que le boulot. Elles nourrissent davantage. Un travail pas fait, on prouve qu’il a été fait ; une tâche mal payée, on la tourne en quelque chose de mieux payé. Pour ça, un brigadier doit en avoir beaucoup dans le chou. Et être au mieux avec les gens qui établissent les normes. À eux aussi, on graisse la patte.

     Si l’on y pense, c’est fait pour qui, toutes ces normes, tous ces pourcentages ? Pour le camp. Le camp tire des chantiers des milliers de roubles en plus et verse des primes à ses lieutenants. À Volkovoï, tiens, pour sa cravache. Nous, on reçoit deux cents grammes de pain en supplément le soir. Ces deux cents grammes régissent notre vie. C’est avec ces deux cents grammes qu’on a creusé le canal de la mer Blanche [https://fr.wikipedia.org/wiki/Canal_de_la_mer_Blanche].

     On apporta deux seaux d’eau, celle-ci avait été en chemin saisie par la glace. Pavlo réfléchit que ce n’était pas la peine d’en transporter, il valait mieux faire fondre de la neige. On mit les seaux sur le poêle.

     Hoptchik avait ramené du fil d’aluminium tout neuf – un truc d’électricien. il déclara :

     — Ivan Denissytch ! C’est du bon fil pour faire des cuillères. Vous m’apprendrez à en fondre une ?

     Ivan Denissytch aime bien ce garnement de Hoptchik (son propre fils est mort tout jeune, il a deux grandes filles). Hoptchik s’est retrouvé en taule pour avoir porté du lait aux bandéristes, dans les bois. On lui a collé la même peine que pour un adulte. C’est un petit veau caressant, il est gentil avec tous les gars. Mais il est rusé : ses colis, il les mange en suisse, on l’entend parfois mâcher, la nuit.

     C’est vrai aussi qu’il ne pourrait pas nourrir tout le monde.

     On cassa des bouts de fil, qu’on cacha dans un coin, pour faire des cuillères. Avec deux planches, Choukhov fabriqua une échelle double et envoya Hoptchik accrocher le tuyau. Léger comme un écureuil, Hoptchik grimpa aux échelles, planta un clou, en fit pendre le fil d’aluminium dont il entoura le tuyau. Choukhov se dépensa aussi, il rajouta un coude en hauteur, à la sortie du tuyau. Pour ne pas être enfumé les jours de vent. Comprenez : c’est pour nous, ce poêle-là, hein…

     Senka Klevchine a fini de tailler ses lattes. C’est ce galopin de Hoptchik qu’on envoie les clouer aux fenêtres. Il grimpe comme un petit diable et, d’en haut, pousse des cris.

     Le soleil était déjà haut, il avait dispersé la brume, on ne voyait plus de poteaux, dans la salle, ça faisait de l’écarlate. On alluma le poêle avec le bois fauché. C’était drôlement gai !

     — Petit soleil de janvier, flanc de vache réchauffé, déclare Choukhov.

     Kildigs a fini de reclouer l’auge à mortier, il donne dessus un petit coup de hachette et s’écrie :

     — Tu m’entends, Pavlo, pour ce boulot-là, le brigadier me doit cent roubles, pas moins !

     Pavlo rigole :

     — Tu auras cent grammes.

     — Le procureur te donnera du rab, crie d’en haut Hoptchik. 

     — Arrêtez, arrêtez ! se mit à gueuler Choukhov : les gars coupaient de travers le papier goudronné.

     Il leur montra comment faire.

     Plein de zeks s’étaient attroupés devant le poêle en fer-blanc, Pavlo les chassa. Il donna du renfort à Kildigs et lui dit de fabriquer de petites auges pour monter le mortier. Il mit deux hommes en plus pour apporter le sable, en envoya d’autres déblayer l’échafaudage et la maçonnerie déjà faite. Et encore un à l’intérieur, pour jeter dans l’auge à mortier le sable réchauffé sur la plaque.

     Dehors, on entendit haleter un moteur : on amenait des parpaings, le camion se frayait un chemin. Pavlo sortit en courant en faisant de grands gestes pour indiquer où décharger les parpaings.

     On fixa une première bande de papier goudronné, puis une autre. Quelle protection était-ce là ? Le papier, c’est du papier. Tout de même, ça faisait comme une cloison. Il faisait plus sombre à l’intérieur, du coup le poêle brillait davantage.

     Aliochka a apporté du charbon. Les uns lui crient de le verser, les autres de ne pas le verser. Il s’immobilise, ne sachant qui écouter.

     Fétioukov s’est casé près du poêle et approche ses bottes, l’idiot, tout près du feu. Le capitaine le prend au collet, le fait lever et le pousse vers le bard :

     — Va chercher du sable, bon à rien de crevard !

     Le capitaine voit les travaux au camp comme ceux de la marine : on t’a dit de faire quelque chose, alors tu le fais, un point c’est tout ! Ses joues se sont bien creusées, en un mois, mais il tire l’attelage. 

     On y a mis le temps qu’il fallait, mais les trois fenêtres sont obstruées par le papier goudronné. Le jour ne vient plus que de la porte. Ainsi que le froid. Pavlo ordonne de condamner le haut de la porte, en laissant le bas, les gens entreront en baissant la tête. C’est fait.

     Pendant ce temps-là, trois camions-bennes ont amené et déchargé des parpaings. Reste maintenant à les monter, comment le faire sans engin de levage ?

    — Hé les maçonneurs ! appela Pavlo, arrivez, qu’on voie un peu ! 

     Voilà un travail qui faisait honneur. Choukhov et Kildigs se hissèrent en haut avec Pavlo. La passerelle de roulement était déjà étroite, mais depuis que Senka en avait arraché la rampe, il n’y avait plus qu’à se serrer contre le mur pour éviter de dégringoler. Un autre truc de mauvais, c’était que la neige avait gelé sur les traverses, devenues bien rondes, le pied n’avait plus d’appui : comment allaient-ils monter le mortier ?

     Ils examinèrent le mur qu’il fallait rehausser, où l’on était en train de déblayer la neige. Voilà, ici. Il faudrait casser à la hachette la glace sur la dernière pose, et passer le balai.

     Ils calculèrent par où faire passer les parpaings ; ils regardèrent en bas et se décidèrent pour ceci : plutôt que de les tirer le long de la passerelle, il valait mieux poster quatre hommes en bas pour lancer directement les parpaings sur la première hauteur de l’échafaudage, et deux autres à cet endroit pour les relancer à l’étage – ça irait plus vite.

     En haut, le vent n’était pas fort, mais on le sentait tout de même. Il transpercerait quand on commencerait à poser. Après, les premiers parpaings installés feraient une protection, ça irait, on aurait bien plus chaud.

     Choukhov leva la tête vers le ciel et fit : « Oh ! » Le ciel était limpide, et le soleil était encore monté, il indiquait presque l’heure du déjeuner. C’est admirable, comme le temps passe lorsqu’on travaille ! Choukho l’avait remarqué plus d’une fois : au camp, on ne voit pas passer les jours. Mais le temps à tirer a l’air immobile, il ne rétrécit pas du tout.

     Ils redescendirent, et virent tous les gars assis autour du poêle, sauf le capitaine et Fétioukov qui charriaient le sable. Pavlo se fâcha et en envoya aussitôt huit chercher les parpaings, dit à deux autres de verser le ciment dans l’auge et de le mélanger à sec avec le sable, envoya encore un gars chercher de l’eau et un autre du charbon. Kildigs dit à son équipe :

     — Bon, les enfants, il faut finir les bards.

     — Je pourrais peut-être aider ?

     C’était Choukhov qui, de lui-même, demandait ça à Pavlo. Lequel acquiesça de la tête.

     — Va au renfort. [Note générale : le russe de l’Ukrainien Pavlo est défectueux. On essaye de rendre cela par des tournures ampoulées ou carrément fautives]

     À ce moment, on amena une cuve pleine de neige à faire fondre pour le mortier. On entendit quelqu’un dire qu’il devait déjà être midi.

     — ll est midi, il faut croire, annonça à son tour Choukhov. Le soleil est tout en haut.

     — S’il est tout en haut, il n’est pas midi, mais une heure, lui fit écho le capitaine.

     — Pourquoi donc ? s’étonna Choukhov. Tous les vieux le savent bien : le soleil est au plus haut à l’heure du déjeuner.

     — Les vieux ! trancha le capitaine. Depuis, il y a eu un décret : le soleil est au plus haut à une heure.

     — Un décret de qui ?

     — Du pouvoir soviétique !

     Le capitaine repartit avec son bard, du reste, Choukhov ne cherchait pas à discuter. Pas possible ! Le soleil lui-même se soumettrait à leurs décrets ?

     On fendit, on cogna, on fabriqua quatre petites auges.

     — Bon, assoyons-nous un peu, chauffons-nous, dit Pavlo aux deux maçons. Et vous, Senka, après le déjeuner, vous poserez aussi les parpaings. Assoyez-vous !

     Ils s’assirent à côté du poêle, c’était leur droit. De toute façon, il ne fallait pas commencer à maçonner avant le déjeuner, ce n’était pas le moment de gâcher le mortier, il gèlerait.

     Le charbon était tout en braises, il donnait maintenant une chaleur consistante. Mais on ne la sentait que tout près du poêle, il faisait toujours aussi froid dans la salle.

     Tous quatre retirèrent leurs moufles et remuèrent leurs mains à proximité du poêle. 

     Les pieds, par contre, ils ne faut jamais les approcher du feu en gardant ses chaussures. Des souliers, le cuir se fendille, et des bottes de feutre prennent l’humidité, elles fument et ne gardent plus la chaleur. Et en les mettant encore plus près pour les sécher, on les brûle. Un coup à marcher avec un trou jusqu’au printemps, inutile d’espérer toucher une autre paire.

     — Choukhov s’en moque, dit Kildigs pour le taquiner. Choukhov, les amis, il a déjà un pied chez lui, ou presque.

     — Le pied qu’il a déchaussé, tiens, lance quelqu’un. Tout le monde se marre. (Choukhov a retiré sa botte gauche, celle qui a brûlé, et il réchauffe ses chaussettes russes.)

     — Il termine son temps, Choukhov.

     Kildigs, lui, a ramassé vingt-cinq ans. La période d’avant, c’était le bonheur : tout le monde prenait dix ans, réglé comme du papier à musique. Mais à partir de quarante-neuf, pour n’importe quoi, c’était devenu vingt-cinq ans, la règle. Bon, dix ans, on peut encore tenir le coup en évitant de crever, mais vingt-cinq ans, essayez voir !

     Cela fait plaisir à Choukhov d’être ainsi montré du doigt par les autres : d’après eux, il a presque fini sa peine. Mais lui n’y croit pas trop. Ceux dont le temps s’achevait pendant la guerre, on les a gardés jusqu’à nouvel ordre, jusqu’en quarante-six. Ceux qui étaient condamnés à trois ans ont pu avoir cinq ans de rallonge. La loi, ça se retourne. Tu as fini tes dix ans, on va te dire : allez, tu remets ça. Ou en t’enverra en relégation.

     À y penser, des fois, on a la respiration coupée : le temps de peine touche à sa fin, la bobine n’a plus rien à dévider… Seigneur ! Sur ses deux jambes et libre ?

     Mais il est indécent d’évoquer cela à haute voix, pour un ancien des camps. Et Choukhov dit à Kildigs :

     — Tes vingt-cinq ans, n’y compte pas trop. Tu les feras ou tu ne les feras pas, cela reste à voir. Ce qui est certain, c’est que moi j’en ai bien tiré huit. 

     Selon son dossier, Choukhov est détenu pour trahison envers la patrie. Il a fait toutes les dépositions qu’on voulait, il s’est laissé prendre par l’ennemi parce qu’il souhaitait trahir sa patrie, et il est revenu de captivité afin de remplir une mission pour le compte des services de renseignement allemands. Quelle mission, au juste ? Ni Choukhov ni le juge d’instruction n’étaient capables de l’imaginer. On avait donc laissé tout simplement : « Une mission ».

     Au contre-espionnage, on avait pas mal cogné sur Choukhov. Et celui-ci n’eut pas de mal à faire ses comptes : s’il ne signait pas d’aveux, c’était le costume en sapin ; en signant, il pouvait vivre encore un petit peu. Il avait signé. 

     En fait, voilà comment ça s’était passé : en février quarante-deux, sur le front nord-ouest, toute leur armée s’était retrouvée encerclée, et leurs avions ne leur balançaient rien à bouffer, d’ailleurs, leurs avions, y en avait plus. Ils en étaient arrivés à raboter les sabots de leurs chevaux crevés, à tremper la corne râpée dans l’eau et à la manger. Et ils n’avaient plus de munitions. Les Allemands les avaient donc attrapés dans les bois les uns après les autres. Pris dans un de ces groupes, en forêt, Choukhov était resté prisonnier deux jours, avant de s’évader avec quatre autres. De taillis en marais, ils s’étaient faufilés jusqu’à tomber par miracle sur les leurs. Mais deux des cinq avaient été abattus sur place d’une rafale de mitraillette, un troisième était mort de ses blessures, ils n’étaient plus que deux à rejoindre les lignes. S’ils avaient été plus malins, ils auraient simplement dit avoir erré dans la forêt, il ne leur serait rien arrivé. Mais ils avaient tout raconté : les Allemands les avaient fait prisonniers. Hein ? Prisonniers ? Enculés de vos mères ! Espèces d’agents fascistes ! Au trou ! À cinq, en comparant leurs dépositions, on les aurait peut-être cru, mais à deux, aucune chance : votre histoire d’évasion, fumiers, vous avez arrangé ça ensemble.

     Entendant à travers sa surdité qu’on parle de captivité et d’évasion, Senka Klevchine dit d’une voix forte:

     — Fait prisonnier, je me suis évadé trois fois. Et les trois fois, on m’a repris.

     Senka est un martyr qui se tait la plupart du temps : comme il n’entend pas ce qu’on dit, il ne se mêle pas aux conversations. Si bien qu’on sait peu de chose sur lui, seulement qu’il a été à Buchenwald, qu’il y a appartenu à une organisation clandestine et qu’il a apporté des armes au camp pour une révolte. Et que les Allemands l’ont pendu par les mains accrochées derrière le dos pour le frapper à coups de bâtons.

     — Toi, Vania, tu as tiré huit ans, mais dans quels camps ? reprend Kildigs pour apporter la contradiction. Tu étais dans des camps ordinaires, il y avait des femmes avec vous. Vous ne portiez pas de numéros. Essaye donc de tirer huit ans dans un camp de travaux forcés. Personne ne l’a encore fait.

     — Des femmes ? Des grumes, oui, pas des femmes…

     Il parle de bois.

     Choukhov fixe les flammes dans le poêle et repense aux sept années qu’il a passées dans le Nord. À ses trois années sur le transporteur à grumes, à trimballer les rondins, les billes et les traverses. À l’abattage des arbres à la lueur d’un feu tremblotant, plus la nuit que le jour. Le chef, là-bas, avait sa règle : la brigade n’ayant pas fini sa tâche dans la journée restait la nuit dans la forêt.

     On rentrait à minuit au camp, on repartait dans les bois au matin.

     — No-on, les amis… ici, on est plus peinards, je crois bien, zézaya-t-il. On quitte le chantier, c’est le règlement. Qu’on ait fini le boulot ou pas, on rentre au camp. Et la ration garantie fait cent grammes de plus. Ici, on peut vivre. C’est un camp spécial, et après ? Les matricules, c’est ça qui te gêne ? Ils ne pèsent pas lourd, les matricules.

     — Plus peinards ! siffle Fétioukov (tous les gars se sont rapprochés du poêle, c’est bientôt la pause). On coupe la gorge aux gens dans leur lit ! Plus peinards !

     — Sont pas des gens, mais des mouchards ! Pavlo a levé un doigt menaçant à l’adresse de Fétioukov.

     C’est vrai, il y a du nouveau au camp. Deux mouchards notoires ont eu la gorge tranchée directement sur leur wagonnet, au réveil. Ensuite, un pauvre bougre innocent, on avait dû se tromper de place. Un mouton a filé de lui-même au BOUR voir les chefs, qui l’ont planqué dans la prison de pierre. Curieux, ça… Dans les camps ordinaires, on ne voyait pas ça. Ici non plus, jusque-là…

     Le train des génératrices lança soudain un coup de sirène. Pas à pleine puissance, au début, sa voix était un peu enrouée, il avait l’air de s’éclaircir la gorge.

     Une demi-journée abattue ! Pause-déjeuner !

     Ah, on avait laissé passer son tour ! Il aurait fallu, depuis longtemps, envoyer quelqu’un au réfectoire pour faire la queue. Le chantier compte onze brigades, et le réfectoire ne peut en contenir que deux à la fois.

     Le brigadier n’était toujours pas là. Pavlo jeta un coup d’œil rapide et se décida :

     — Choukhov et Hoptchik, avec moi ! Kildigs ! Dès que je vous enverrai Hoptchik, vous rappliquez avec toute la brigade !

     On les remplace aussitôt devant le poêle. Les gars se serrent tout autour, ils l’enlacent presque comme une femme.

     — Fini de roupiller ! crient-ils. On en grille une !

     Et ils se regardent, pour voir qui va fumer. Personne. Ou bien ils n’ont pas de tabac, ou bien ils le gardent, sans vouloir le montrer.

     Choukhov et Pavlo sortirent, avec Hoptchik derrière eux, cavalant comme un petit lièvre.

     — Ça se réchauffe, remarqua tout de suite Choukhov. Moins dix-huit, pas davantage. Ça sera bien pour maçonner.

     Ils jetèrent un coup d’œil aux parpaings : les gars en avaient déjà envoyé pas mal sur l’échafaudage, et même à l’étage, sur le plancher.

     Et Choukhov vérifia également le soleil – rapport au décret du capitaine.

     En terrain découvert, là où le vent pouvait se déployer, on le sentait toujours, ça pinçait tout de même encore. Pas de blagues, a-t-il l’air de dire, on est en janvier.

     Le réfectoire du chantier, c’est une petite cabane en planches clouées autour d’un poêle et recouvertes de tôles de fer-blanc rouillé pour boucher les fentes. À l’intérieur, une cloison partage la bicoque en deux : cuisine d’un côté, cantine de l’autre. Aucun revêtement sur le sol, ni d’un côté ni de l’autre. La terre reste dans l’état où on l’a piétinée, avec des trous et des bosses. La cuisine n’est qu’un poêle carré où a été scellé un grand chaudron.

     ls sont deux à y officier : le cuisinier et l’instructeur sanitaire. Le matin, alors que les détenus sortent du camp, le cuisinier reçoit du gruau de la grande cuisine du camp. Dans les cinquante grammes par tête, un kilo par brigade, ça fait un peu moins d’un poud [16,4 kg] pour le chantier. Le cuisinier ne va pas se coltiner un tel sac de céréales sur trois kilomètres, , il le donne à porter à son grouillot. Plutôt que de se casser le dos, il vaut mieux filer au grouillot une portion prise sur celles des gars qui triment. Apporter l’eau et le bois, allumer le poêle, ça non plus ce n’est pas le cuisinier qui le fait, mais d’autres détenus, des crevards : pour une portion chacun, le cuisinier n’est pas avare du bien des autres. Par ailleurs, le règlement veut que l’on mange sans sortir du réfectoire, et que l’on apporte les écuelles depuis le camp (pas moyen de les laisser sur place, les travailleurs libres les faucheraient), on en amène donc une cinquantaine, pas davantage, qu’on lave sur place et qu’on fait circuler en vitesse (porter les écuelles : encore une portion). Pour éviter que les écuelles ne soient sorties du réfectoire, on met un autre grouillot à la porte, pour bloquer leur passage. Mais il a beau surveiller, les écuelles sortent quand même, on persuade le gars ou on dévie son attention. Alors, il faut un homme de plus pour aller ramasser les écuelles un peu partout sur le chantier et les ramener à la cuisine. Encore une portion. Et une autre.

     Le cuisinier, voilà tout ce qu’il fait : il verse le gruau et du sel dans le chaudron, il partage la graisse en deux : une part pour la marmite, une autre pour lui. (La bonne graisse, les gars n’en voient jamais la couleur, c’est la mauvaise qui va dans le chaudron. Si bien que les zeks préfèrent encore qu’au dépôt on ne délivre que de la mauvaise graisse.) Le cuisinier touille aussi la kacha quand elle arrive à cuisson. L’instructeur sanitaire, lui, ne fait même pas ça : il reste assis à regarder. Voici la kacha prête : le cuisinier en amène à l’instructeur, mets-t’en plein le bide. Et le cuisinier se remplit aussi le sien, de bide. Là, le brigadier de service se pointe – ils changent tous les jours – pour vérifier que la kacha est assez bonne pour les gars. Il touchera double portion, une tout de suite et une avec sa brigade.

     La sirène retentit. Les brigades arrivent et se mettent à la file, et le cuisinier fait passer les écuelles par son guichet, avec juste assez de bouillie dans l’écuelle pour en cacher le fond, et ne va pas demander combien de gruau on t’a donné, ou chercher à le peser, si tu ouvres ta gueule, on pourrait t’y coller quelque chose de plus dur que de la kacha.

     Le vent souffle au-dessus de la steppe désertique : vent de sécheresse l’été, bise gelée l’hiver. Dans cette steppe, rien n’a jamais poussé, encore moins entre quatre rangées de barbelés. Le seigle ne pousse que là où la machine coupe le pain, l’avoine ne monte en épis qu’au dépôt. Même en s’échinant au travail jusqu’à tomber à plat ventre, vous ne tirerez jamais d’autre nourriture de cette terre que celle que les chefs vous attribueront ; et celle-ci vous ne la toucherez pas en entier, à cause des cuisiniers, des grouillots et des planqués. Ça vole ici, ça vole au camp, ça vole déjà au dépôt. Et aucun de ceux qui volent ne manie la pioche. Toi, trime avec ta pioche et prends ce qu’on te donne. Et dégage, libère le guichet.

     Celui qui le peut ronge l’autre. 

     Pavlo entra avec Choukhov et avec Hoptchik dans le réfectoire : les files de dos y cachaient les bancs et les tables étriquées. Certains mangeaient assis, la plupart debout. La 82e brigade, celle qui avait, sans chauffage, creusé des trous jusqu’à midi, s’était emparée des places la première dès le coup de sirène. Ayant maintenant fini de manger, elle ne s’en allait pas : pour aller où ? Les autres injuriaient les gars, leur tapaient dans le dos, c’était peine perdue : tout valait mieux que de retourner dans le froid.

     Pavlo et Choukhov se frayèrent un passage en jouant des coudes. Ils sont arrivés au bon moment : une brigade touche ses rations, il n’y en a qu’une autre dans la file, après, plus des sous-brigadiers attendant près du guichet. Les autres passeront donc après nous. 

     — Les écuelles ! Les écuelles ! crie le cuisinier par le guichet ; on lui en fait passer, Choukho donne un coup de main, pas pour avoir du rabiot mais pour que ça aille plus vite.

     Tout de suite, de l’autre côté de la cloison, des grouillots lavent les écuelles : contre de la kacha, eux aussi.

     Le sous-brigadier qui est avant Pavlo a commencé à toucher ses portions. Pavlo crie au-dessus des têtes : 

     — Hoptchik !

     — Je suis là ! ça vient de la porte. Il a une petite voix fluette, comme un chevreau.

     — Appelle les gars !

     Il détale.

     Le principal, c’est qu’aujourd’hui, c’est de la bonne kacha, c’est la meilleure : de l’avoine. Ça n’arrive pas souvent. On a surtout de la magara deux fois par jour, ou une espèce de pâte farineuse. L’avoine a de la valeur à cause du jus gras entre les grains.

     Ce qu’il a pu donner d’avoine aux chevaux dans sa jeunesse, Choukhov ! Il ne se doutait pas, alors, qu’il soupirerait un jour de toute son âme après une poignée d’avoine.

     — Les écuelles ! Les écuelles ! ça crie dans le guichet.

     Le tour de la 104e arrive. Le sous-brigadier de devant s’est écarté du guichet en ayant reçu double ration dans son écuelle, la « portion du brigadier ».

     Ça aussi, c’est sur le dos des gars, et personne n’y trouve à redire. Chaque brigadier touche double ration, il mange tout lui-même ou en redonne à son adjoint. C’est que fait Tiourine avec Pavlo. 

     Voilà la tâche de Choukhov, à présent : il s’enfonce derrière les tables, vire deux crevards, demande très civilement à un gars de faire de la place, nettoie un bout de table pour une douzaine d’écuelles bien serrées les unes contre les autres ; on peut alors en mettre un étage de six par-dessus, et encore deux en hauteur ; maintenant, il faut prendre les écuelles des mains de Pavlo en recomptant avec lui, tout en veillant à ce qu’un type d’une autre brigade ne pique pas un de ses écuelles. Le tout sans rien renverser, s’agit pas de recevoir un coup de coude. Tout à côté, on se lève des bancs, on s’assoit pour manger. Faut garder la frontière à l’œil : les gars, c’est bien leurs écuelles, qu’ils mangent, ils n’ont pas fait main basse sur les nôtres ?

     — Deux ! Quatre ! Six ! compte le cuisinier derrière le guichet. Il tend les écuelles des deux mains. C’est plus facile pour lui, avec une seule main, il pourrait se tromper dans ses comptes.

     — Deux, quatre, six, répète devant le guichet Pavlo à mi-voix, en ukrainien, et il passe tous de suite les deux écuelles à Choukhov, qui les pose sur la table. Choukhov ne répète pas à haute voix, il sait mieux compter qu’eux.

     — Huit… Dix…

     Pourquoi est-ce que Hoptchik n’amène pas la brigade ?

     — Douze… Quatorze… 

     Il n’y a plus d’écuelles à la cuisine. À côté de la tête et des épaules de Pavlo, Choukhov voit que les mains du cuisinier ont posé deux écuelles dans l’ouverture du guichet, sans les lâcher, l’air de réfléchir. Le cuisinier a dû se retourner pour engueuler les plongeurs. Et là, on lui passe à travers le guichet une pile d’écuelles vides, à laver. Pour les repasser derrière, il lâche les pleines.

     Choukhov délaisse son tas d’écuelles sur la table, enjambe le banc et attire à lui les deux écuelles en répétant à mi-voix, apparemment pour Pavlo et non pour le cuisinier :

     — Quatorze.

     — Halte ! Où tu vas avec ça ? hurle le cuisinier.

     — C’est un gars de notre brigade, certifie Pavlo.

     — Peut-être un gars de votre brigade, mais ne venez pas m’embrouiller dans mes comptes !

     — Quatorze, fait Pavlo en haussant les épaules. De lui-même, il n’aurait pas touché aux écuelles, un sous-brigadier doit préserver son autorité, mais il n’a fait que répéter ce qu’a dit Choukhov, il pourra lui mettre la faute sur le dos, en cas de besoin.

     — J’ai déjà dit « quatorze » ! braille le cuisinier.

     — Tu le disais, mais tu ne donnais pas les écuelles, tu gardais les mains dessus ! beugle Choukhov. Tu ne me crois pas, tu veux recompter ? Les voilà, elles sont toutes sur la table !

     Tout en criant sur le cuisinier, Choukhov avait vu les deux Estoniens se frayer un passage dans sa direction et se dépêcha de leur passer les deux écuelles. Et il trouva le moyen de revenir à la table faire rapidement le compte, histoire de vérifier que les voisins n’avaient pas réussi à mettre la main sur l’une d’elles. Ils auraient largement pu.

     La trogne rougeaude du cuisinier émergea tout entière du guichet.

     — Alors, ces écuelles ? demanda-t-il d’un ton sévère.

     — Eh bien, regarde ! s’écria Choukhov. Écarte-toi, mon ami, ne lui bouche pas la vue ! dit-il à quelqu’un en le poussant. En voilà deux ! fit-il en levant les deux écuelles du dessus. Et là, trois rangs de quatre, nous y sommes, recompte.

     — La brigade n’est pas là ? Le cuisinier regardait avec méfiance à travers le faible espace que lui donnait le guichet, taillé exprès étroit pour empêcher de voir, du réfectoire, ce qui reste dans la marmite. 

     — Non, pas là, la brigade, dit Pavlo en secouant la tête.

     — Alors, qu’est-ce que vous foutez avec les écuelles si la brigade n’est pas là ? écuma le cuisinier.

     — La voilà, voilà la brigade ! clama Choukhov.

     Et tout le monde entendit le capitaine vociférer sur le seuil, comme s’il était encore sur sa passerelle :

     — Qu’est-ce que c’est que cet attroupement ? Vous avez mangé, alors dégagez ! Laissez la place aux autres !

     Le cuisinier marmonna encore quelque chose, puis se redressa et ses mains se montrèrent de nouveau au guichet.

     — Seize… Dix-huit…

     Et, ayant versé pour finir la double ration, celle du brigadier :

     — Vingt-trois. Terminé ! Brigade suivante !

     Les gars de la brigade fendirent la cohue et Pavlo leur tendit les écuelles, certaines par-dessus la tête des gens assis à l’autre table. 

     Sur chaque banc, l’été, on pouvait s’asseoir à cinq, mais comme on avait des habits épais, là, on tenait à peine à quatre et on avait du mal à jouer de la cuillère.

     Escomptant que l’une des deux portions fauchées lui reviendrait, Choukhov attaqua en vitesse la sienne. Pour cela, il ramena vers son ventre son genou droit et retira de la tige de sa botte la cuillère poinçonnée « Oust-Ijma 1944 », ôta sa chapka qu’il se mit sous l’aisselle gauche et entama la bouillie sur son pourtour.

     Ces instants, il aurait fallu entièrement les consacrer à la nourriture, décoller du fond de l’écuelle la mince couche de bouillie, la porter précautionneusement à sa bouche, la tourner et la retourner avec sa langue. Mais il devait faire vite, pour permettre à Pavlo de voir qu’il avait fini et de lui proposer une deuxième kacha. Il y avait aussi Fétioukov qui, arrivé avec les deux Estoniens et ayant vu le manège avec les deux portions resquillées, s’était mis en face de Pavlo et mangeait debout, tout en ayant l’œil sur les quatre rations de la brigade pas encore réparties. Son intention était de montrer à Pavlo qu’il fallait lui donner à lui aussi sinon une ration, du moins une demie.

     Cependant, jeune, le teint basané, Pavlo mangeait tranquillement sa double ration sans que son visage laissât le moins du monde paraître qu’il voyait qui était à côté de lui, ni s’il se souvenait des deux portions surnuméraires.

     Choukhov avait fini sa kacha. Mais, comme il avait ouvert tout grand son estomac en lui en promettant deux, une seule ne l’avait pas rassasié comme le faisait toujours l’avoine. Il glissa sa main dans sa poche intérieure, sortit du chiffon blanc le demi-rond de croûte qui n’avait pas gelé et se mit à essuyer soigneusement avec cette croûte de pain les restes de bouillie dans le fond et sur les parois évasées de l’écuelle. L’ayant ainsi raclée, il lécha la bouillie sur le croûton, et recommença tant et plus à récurer l’écuelle. Celle-ci se retrouva pour finir comme lavée, sauf qu’elle était un peu ternie. Par-dessus son épaule, il passa l’écuelle au ramasseur et resta un instant assis, sans remettre sa chapkka.

     Les écuelles, même si c’était Choukhov qui avait maraudées, le sous-brigadier en restait le maître. 

     Pavlo le fit encore languir un peu, le temps de finir son écuelle, mais il se contenta de lécher sa cuillère, et non l’écuelle ; il remit la cuillère dans sa botte, se signa. Il toucha alors deux des quatre écuelles – la place manquait pour les pousser –, indiquant par là qu’il les rendait à Choukhov.

     — Ivan Denissovitch, vous prenez une pour vous et vous apporterez une à César.

     Choukhov se rappelait qu’il fallait porter une écuelle à César au bureau (César ne s’abaissait jamais à venir au réfectoire, pas plus ici qu’au camp), il ne l’avait pas oublié, pourtant, quand Pavlo avait effleuré les deux écuelles à la fois, le cœur de Choukhov s’était presque arrêté : Pavlo allait-il lui attribuer les deux portions ? Mais son cœur, l’instant d’après, s’était remis à battre.

     Il se pencha aussitôt sur sur son butin devenu légal et se mit à manger en homme réfléchi, sans remarquer que les nouveaux arrivants le poussaient dans le dos. Une seule chose le chiffonnait, il se demandait si la deuxième portion en rab n’allait pas revenir à Fétioukov. Pour guetter et mendier, Fétioukov était très fort, mais il n’avait le cran de faucher lui-même.   

     … Le capitaine Bouïnovski était attablé non loin d’eux. Il avait depuis longtemps fini de manger sa kacha et ignorait que la brigade avait touché du rabiot, et ne tournait pas la tête du côté du sous-brigadier pour compter les écuelles restantes. Il se réchauffait seulement, s’abandonnait à la chaleur, il n’avait pas la force de se lever pour retourner dans le froid glacial ou dans cette salle prétendument chauffée et restant froide. Il occupait à présent de façon irrégulière une place et gênait les nouveaux arrivants des autres brigades, comme l’avaient gêné ceux qu’il avait chassé de sa voix métallique cinq minutes plus tôt. Il n’était pas au camp depuis longtemps, ne se retrouvait pas depuis longtemps affecté aux gros travaux. Il ne le savait pas, mais des minutes comme celles-ci avaient pour lui une importance particulière : elles le métamorphosaient, faisant de l’officier de marine à la voix sonore et impérieuse un zek circonspect et avare de ses mouvements, cette économie de mouvements pouvant seule lui permettre de traverser les vingt-cinq années de réclusion qu’il avait devant lui.

     … Voilà qu’on lui criait dessus, on le bousculait pour qu’il libère la place. 

     Pavlo lui dit :

     — Capitaine ! Hé, capitaine !

     Bouïnovski sursauta, l’air de se réveiller, et regarda autour de lui.

     Pavlo lui tendit une portion de kacha, sans même lui demander s’il la voulait.

     Les sourcils de Bouïnovski se relevèrent, ses yeux regardaient la kacha comme un miracle extraordinaire.

     — Prendre, prendre, le rassura Pavlo qui partit en emportant pour le brigadier la dernière portion.

     Un sourire confus écarta les lèvres gercées du capitaine qui avait plus d’une fois navigué sur les mers d’Europe et emprunté la route de l’Arctique. Heureux, il se pencha sur cette bouillie claire d’avoine – même pas une louche –, sans trace de graisse, juste de l’avoine et de l’eau.

     Fétioukov lança un mauvais regard à Choukov et au capitaine, et s’en alla.

     Pour Choukhov, donner la ration au capitaine était justice. Un temps viendrait où le capitaine aurait appris à vivre, pour le moment, il ne savait pas.

     Choukhov avait encore un petit espoir : et si César lui cédait sa ration ? Mais ça ne se ferait pas, car il n’avait pas reçu de colis depuis quinze jours.

     Ayant aussi, pour sa deuxième kacha, récuré le fond et les bords de l’écuelle avec son croûton de pain léché à chaque fois, Choukhov finit par manger cette croûte de pain. Puis il partit en emmenant pour César la kacha refroidie.

     — C’est pour le bureau ! dit-il en bousculant le grouillot qui, à la porte, ne voulait pas le laisser sortir avec son écuelle.

     Le bureau était une izba en rondins à côté du poste de garde. Comme le matin, sa cheminée crachait de la fumée. Un planton approvisionnait le poêle, il faisait aussi les courses, on lui comptait sa tâche à la journée. Et, pour le bureau, on ne lésinait ni sur les copeaux ni sur le petit bois.

     Choukhov fit grincer la porte du tambour, puis poussa une autre porte couverte d’étoupe et, accompagné bouffées d’air glacé, entra et tira vivement la porte derrière lui (en se dépêchant pour ne pas s’entendre crier : « Eh, malappris, ferme la porte ! »).

     La chaleur, à l’intérieur du bureau, lui fait l’effet d’une étuve. À travers les fenêtres où la glace fond, le soleil joue gaiement, pas méchamment comme sur la butte de la centrale. La fumée sortant de la pipe de César s’évase dans ses rayons comme celle d’un encensoir à l’église. Et le poêle rougeoie de part en part, tellement ils l’ont bourré, ces andouilles. Jusqu’aux tuyaux, qui sont chauffés au rouge.

     Rester assis, ne serait-ce qu’un instant, dans une telle chaleur, c’est un coup à s’endormir sur place. 

     Le bureau compte deux pièces. La deuxième est celle du chef de chantier, la porte est mal fermée, on l’entend qui fulmine :

     — Nous avons déjà un excédent de dépenses par rapport aux fonds alloués pour les salaires comme à ceux alloués pour les matériaux. Des planches hors de prix, je ne parle même pas des panneaux de préfabriqué, vos détenus les hachent et en font  du bois de chauffage, et vous, vous ne voyez rien. Le ciment à côté de l’entrepôt, l’autre jour, les détenus en ont déchargé par grand vent, et transporté sur des bards dix mètres plus loin, on enfonce dans le ciment jusqu’à la cheville, autour de l’entrepôt, et les ouvriers sont repartis non plus habillés de noir, mais tout gris. Vous imaginez les pertes ?

     Il y a donc une réunion – sans doute avec les contremaîtres – chez le chef de chantier.

     Dans le coin près de l’entrée, le planton est assis sur un tabouret, abruti par la chaleur. Un peu plus loin, Chkouropatenko, matricule B-219, grand échalas tordu, est collé contre la fenêtre, il surveille qu’on ne lui barbote pas ses maisons en préfabriqué. Pour le papier goudronné, il te reste les yeux pour pleurer, tonton.

     Les deux comptables – ce sont aussi des zeks – font griller du pain sur le poêle. Pour qu’il ne brûle pas, ils ont confectionné un superbe gril en fil de fer.

     César fume sa pipe, affalé contre sa table. Il tourne le dos à Choukhov et ne le voit pas.

     X-123 est assis en face de lui : un vieillard noueux condamné à vingt ans de travaux forcés. Il mange sa kacha.

     — Non, mon cher, lui dit gentiment César en lâchant des bouffées de fumée, en étant objectif, on doit reconnaître qu’Eisenstein est génial. Ivan le Terrible, n’est-ce pas génial ? La danse des gardes masqués ! La scène dans la cathédrale !

     — Des minauderies ! se fâche X-123, la cuillère arrêtée devant sa bouche. Il y a là tant d’art que ce n’est plus de l’art. Poivre et pavot en guise de pain quotidien ! Et puis, l’idée politique est infâme : une justification de la tyrannie autocratique. C’est un outrage à la mémoire de trois générations d’intellectuels russes ! (Il mange sa bouillie d’une bouche insensible, elle ne lui sera d’aucun profit.)

     — On ne lui aurait pas permis de traiter le sujet autrement…

     — Ah oui, pas permis ! Alors, ne parlez pas de génie ! Dites que c’est un lèche-bottes, qu’il a accepté une commande ignoble. Les génies n’ajustent pas leurs interprétations au goût des tyrans !

     — Hum, hum… Choukhov avait toussoté, gêné d’interrompre une conversation entre gens instruits. Mais ça ne rimait à rien de rester à faire le pied de grue.

     César se retourna, tendit la main pour attraper la kacha sans un regard pour Choukhov, à croire que l’écuelle était arrivée toute seule par la voie des airs, et reprit :

     — Enfin, voyons, en art, il ne s’agit pas de « quoi », mais de « comment ».

     X-123 bondit et se met à cogner du tranchant de la main sur la table :

     — Il peut aller au diable votre « comment », s’il n’éveille pas en moi de nobles sentiments !

     Ayant transmis la kacha, Choukhov resta autant que c’était convenable. Il attendait de voir si César n’allait pas lui proposer de fumer. Mais César ne se souvenait plus du tout que Choukhov était derrière lui.

     Alors Choukhov fit demi-tour et s’en alla sans faire de bruit.

     Dehors, ça allait, il ne faisait pas trop froid. On pourrait maçonner, aujourd’hui.

    En suivant le sentier, Choukhov aperçut dans la neige un bout d’égoïne, un tronçon de scie en acier. Quoiqu’il ne vît pas sur le moment à quoi ce bout de fer pouvait lui servir, comme on ne sait jamais d’avance ce qui vous sera utile, il le ramassa et le fourra dans la poche de sa culotte. Il faudrait le cacher à la centrale. Prévoyance vaut mieux que richesse.

     Arrivé à la centrale, son premier souci fut de récupérer la truelle planquée, qu’il passa dans la ficelle qui lui servait de ceinture. Puis il alla tout droit là où se préparait le mortier.

     L’endroit lui parut très sombre, en venant du soleil, et il n’y faisait guère plus chaud que dehors. Il semblait y avoir davantage d’humidité.

     Ils étaient tous amassés autour des poêles, du petit poêle rond qu’avait installé Choukhov et de l’autre, celui où le sable se réchauffait en exhalant une petite vapeur. Assis tout contre le poêle, le brigadier finissait sa kacha, que Pavlo lui avait réchauffée sur le poêle.

     Les gars chuchotaient entre eux, l’air réjoui. On le dit aussi à voix basse à Ivan Denissytch : le brigadier s’était bien débrouillé, pour les normes. Il était revenu tout content.

     Où il avait pu trouver du travail, et lequel, c’était son affaire de chef de brigade, demandant de l’intelligence. Qu’avaient-ils fait en une demi-journée ? Rien du tout. Installer un poêle, ça n’est pas rétribué, pas plus que le réchauffement de la pièce : ça, on l’a fait pour soi, pas pour la production. Mais il faut bien écrire quelque chose sur le bordereau des tâches. Possible aussi que César s’en mêle en douce : le brigadier a de la considération pour lui, ça ne doit pas être pour rien.

     S’être « bien débrouillé » se traduit par cinq jours de bonnes rations. Disons quatre, plutôt : les chefs nous carottent un jour sur cinq, tout le camp se retrouve à la ration minimum, ça vaut pour les meilleures brigades aussi bien que pour les pires. Personne n’a l’air d’en être vexé, tout le monde est à la même enseigne, mais ils économisent aux dépens de nos ventres. Bon, d’accord, un estomac de zek, ça supporte tout : aujourd’hui, couci-couça, mais demain, bombance. Les jours de ration minimum, on va se coucher en rêvant à cela.

     Mais si l’on y réfléchit, nous travaillons cinq jours et nous mangeons seulement quatre.

     La brigade ne fait pas de bruit. Ceux qui ont de quoi fument en douce. Les gars se sont groupés dans la pénombre et regardent le feu. Comme une grande famille. Et c’est bien une famille, la brigade. On écoute le brigadier, près du poêle, en train de raconter quelque chose à deux ou trois gars. Il ne parle jamais pour ne rien dire, alors, s’il s’est lancé dans une histoire, c’est qu’il est de bonne humeur.

     Lui non plus, il n’a pas pris l’habitude de manger en gardant son bonnet sur la tête, Andreï Prokofitch. Elle est déjà vieille, sa tête, sans la chapka. Il a les cheveux coupés ras, comme tout le monde, et on peut voir à la lueur du feu pas mal de cheveux blancs disséminés parmi les gris. 

     — … J’avais déjà la pétoche devant le chef de bataillon, alors, là, devant le commandant du régiment ! « Soldat Tiourine, de l’Armée Rouge, à vos ordres… » Il m’a fixé par-dessous des sourcils féroces : « Prénom et patronyme ? » Je les donne. « Année de naissance ? » Je la donne. À cette époque, en 30, j’avais quoi, vingt-deux ans, un petit veau. « Alors, Tiourine, ton service ? » – « Je suis au service du peuple travailleur ! » Le voilà qui se met à bouillir, vlan ! Deux coups de poing sur la table. « Je suis au service du peuple travailleur, mais que fais-tu, gredin ? » J’avais comme de la poix dans le ventre ! Mais j’ai tenu bon. « Mitrailleur, premier servant. Excellent sur les plans militaire et politi… » – « Tu parles d’un premier servant, canaille ! Ton père est un koulak ! Voici un papier qui vient de Kamen. Ton père est un koulak, tu t’es caché, ça fait plus d’un an qu’on te cherche ! » Je suis devenu tout pâle et me suis tu. Je n’avais pas écrit à la maison depuis un an, pour qu’on ne retrouve pas ma trace. Je ne savais pas s’ils étaient encore en vie, eux, pareil à mon sujet. « Tu n’as pas de conscience, gueule-t-il à en secouer ses pattes d’officier, tu n’as pas honte de tromper le pouvoir ouvrier et paysan ? » Je me disais qu’il allait cogner. Non, il ne s’est pas mis à me frapper. Il a signé un ordre : j’avais six heures pour dégager… On était en novembre. On m’a retiré mon équipement d’hiver, on m’en a donné un d’été, un uniforme déjà porté depuis deux ans, avec une capote étriquée. Moi, en ce temps-là, j’étais un bleu, je ne savais pas que j’avais le droit de garder ma tenue et de les envoyer se faire… Je me suis retrouvé avec un terrible certificat : « Renvoyé de l’armée en tant que fils de koulak ». Essayez de trouver du boulot avec une attestation comme ça ! J’avais quatre jours de train devant moi pour rentrer à la maison, on ne m’avait donné ni feuille de route pour le chemin de fer ni le moindre ravitaillement, j’avais seulement eu le droit de manger une dernière fois, et puis ouste ! quitte le cantonnement…

     … Soit dit en passant, en 38, au camp de transit de Kotlas, j’ai retrouvé mon ancien chef de section, il avait lui aussi eu droit à ses dix ans. Il m’a appris que ce commandant de régiment et le commissaire avaient tous les deux été fusillés en 37. Sans qu’on leur demande s’ils étaient des prolétaires ou des koulaks. S’ils avaient une conscience ou pas. J’ai fait le signe de la croix et j’ai dit : « Tu existes bel et bien, Seigneur. Tu es patient, mais quand tu frappes, on le sent passer. »

     Après ses deux écuelles de kacha, Choukhov avait une envie de fumer pire que la mort. Et, comptant acheter deux verres de tabac cultivé maison à l’Estonien de la baraque 7, ce qui lui permettrait de s’acquitter, Choukhov dit tout bas à l’Estonien pêcheur :

     — Écoute voir, Eïno, prête-moi de quoi m’en rouler une, je te le rends demain. Tu sais que je ne te roulerai pas.

     Eïno regarda Choukhov bien en face, puis, en prenant son temps, regarda son « frère ». Ils partagent tout, jusqu’au moindre brin de tabac, l’un doit avoir l’accord de l’autre. Ils parlotèrent entre eux de façon incompréhensible, puis Eïno sortit une blague à tabac ornée d’un cordon rose. Il en retira une pincée de tabac de manufacture qu’il mit dans la paume de Choukhov, évalua et compléta de quelques brins. De quoi rouler une cigarette, pas plus.

     Du papier journal, Choukhov en avait. Il en déchira un bout, y roula son tabac, ramassa une braise tombée aux pieds du brigadier – et aspira, oh, un grand coup ! Un vertige le saisit tout entier, une sorte d’ivresse qui descendait dans ses jambes et lui montait à la tête. 

     À peine avait-il tiré sur sa cigarette qu’à l’autre bout de la salle, s’allumèrent les flammes vertes d’yeux braqués sur lui : Fétioukov ! Choukhov aurait pu avoir pitié du chacal et lui passer le mégot, mais il l’avait déjà vu en cloper un aujourd’hui. Il valait mieux le laisser à Senka Klevchine. Il n’entendait rien, le malchanceux, de ce que racontait le brigadier, et restait assis devant le feu, la tête penchée de côté.

     Le visage grêlé du brigadier est éclairé par le poêle. Il raconte son histoire sans se plaindre, comme s’il ne s’agissait pas de lui :

     — Le petit barda qui était le mien, je l’ai cédé à un revendeur pour le quart de son prix. J’ai acheté sous le manteau deux miches de pain, il y avait déjà les cartes d’alimentation. Je comptais rentrer chez moi grâce aux trains de marchandises, mais des lois sévères venaient d’être prises contre ça : tirer sur les trains… Pour ce qui est des billets, si vous vous souvenez, y avait pas moyen de s’en procurer, pas plus avec de l’argent que sans argent. Les places des gares étaient jonchées de touloupes de moujiks qui avaient crevé de faim sur place sans pouvoir partir. Les billets, tout le monde sait à qui on en donnait : au GPU [https://fr.wikipedia.org/wiki/Gu%C3%A9p%C3%A9ou], à l’armée et aux gens ayant des ordres de mission. On n’accédait pas non plus aux quais, la milice était devant la porte et des gardes patrouillaient le long des voies des deux côtés de la gare. Le soleil baissait, les flaques commençaient à geler : où passer la nuit ? Je suis venu à bout d’un mur de pierre tout lisse que j’ai escaladé avec mes pains dans les mains, et je suis allé aux WC du quai. J’y suis resté un moment : personne n’était à mes trousses. J’en suis sorti comme un simple passager, un petit soldat. Au quai, il y avait justement le Vladivostok – Moscou. C’était la bagarre pour l’eau bouillante, les gens se jetaient les gamelles à la tête. Une petite en blouse bleue tournait autour de l’appareil sans oser s’approcher, une bouilloire de deux litres à la main. Elle avait de tout petits pieds, elle avait peur de se les faire ébouillanter ou écraser. « Tiens mes pains, je lui dis, je m’occupe de ta bouilloire ! » Pendant que je la remplissais, le train s’est ébranlé. Elle tient toujours mes pains sans savoir quoi en faire, elle pleure, elle aurait bien laissé là sa bouilloire. « Cours, je lui crie, cours, je te rattrape ! » On cavale, elle devant et moi derrière. Je la rattrape, la fais monter, et cavale encore après le train. Me voilà aussi sur le marchepied. Le chef de wagon ne m’a pas tapé sur les doigts ni envoyé un coup dans la poitrine : il y avait d’autres soldats dans son wagon, il a dû me prendre pour un des leurs.

     Choukhov donna un coup de coude à Senka : tiens, fume, le malchanceux. Il lui passa même le mégot dans le fume-cigarettes en bois, qu’il le suce, quelle importance ? Étrange bonhomme, Senka joua les artistes : il mit une main contre son cœur et salua de la tête. Un sourd, qu’attendre de lui ?…

     Le brigadier poursuit son récit :

     — Elles étaient six jeunettes dans le compartiment, des étudiantes de Léningrad qui revenaient d’un stage. Il y avait du beurre et des tas de bons petits trucs sur la tablette, leurs manteaux se balançaient aux crochets, leurs petites valises étaient dans des housses. Pour elles, le feu était vert, elles passaient à côté de la vie… On a causé, on a plaisanté, on a bu du thé ensemble. « Vous êtes de quel wagon ? » qu’elles me demandent. J’ai poussé un soupir et je leur ai dit la vérité : « Jeunes filles, votre wagon, c’est celui des vivants, le mien, c’est celui des morts… »

     Pas un bruit dans la salle. Le poêle brûle.

     — Elles ont poussé des « Oh ! » et des « Ah ! » et ont discuté entre elles… Elles m’ont installé sur la couchette du haut, caché sous leurs manteaux. À cette époque, les chefs de wagon marchaient avec les types du Guépéou. Il n’était pas question de billet, mais de ma peau. Elles m’ont emmené comme ça, planqué, jusqu’à Novossibirsk… Soit dit en passant, avec l’une des petites, plus tard, sur la Petchora, j’ai payé ma dette : en trente cinq, elle avait été prise dans le flot kirovien [Vague d’arrestations ayant suivi l’assassinat de Kirov à la fin de 1934] et envoyée aux gros travaux, je l’ai casée à l’atelier de couture. 

     — On pourrait peut-être faire le mortier ? lui chuchote Pavlo.

     Le brigadier n’entend pas.

     — Je suis arrivé chez nous de nuit, en passant par les potagers. Mon père avait déjà été déporté, ma mère attendait le convoi qui l’emmènerait avec les petits. Un télégramme était déjà arrivé à mon sujet, le soviet rural me cherchait pour m’embarquer. En tremblant, nous avons soufflé la bougie et nous nous sommes assis par terre contre le mur, car les militants parcouraient le village en regardant par les fenêtres. Cette nuit-là, j’ai pris avec moi mon petit frère et suis parti pour les régions chaudes, à Frounzé [Aujourd’hui Bichkek, capitale du Kirghizistan]. Je n’avais rien à manger, ni pour lui ni pour moi. À Frounzé, des gars préparaient le bitume dans un chaudron, avec de la racaille autour. Je me suis assis parmi eux et leur ai dit : « Écoutez voir, Messieurs de la dèche ! Prenez mon petit frère en apprentissage, apprenez-lui comment rester en vie ! » Et ils l’ont pris… Je regrette de ne pas avoir rejoint les truands moi-même…

     — Vous n’avez jamais revu votre frère ? demanda le capitaine.

     Tiourine bâilla.

     — Non, jamais.

     Il bâilla de nouveau. Et reprit :

     — Allez, les gars, ne vous faites pas de bile ! On va s’y faire, à cette centrale. Les gâcheurs, mettez-vous au mortier, n’attendez pas la sirène.

     C’est ça, une brigade. Un gradé peut toujours dire quelque chose, même pendant les heures de travail, les gars s’en fichent ; mais si le brigadier dit, même pendant la pause, qu’il faut se mettre au travail, tout le monde s’y met. Parce que c’est le père nourricier, le brigadier. Et aussi parce qu’il ne fait pas travailler les gars pour rien.

     Si on attendait la sirène pour gâcher le mortier, les maçons feraient quoi ? Ils resteraient les bras croisés ?

     Avec un soupir, Choukhov se leva lui aussi. 

     — Allons casser la glace.

     Il prit – pour la glace – la hachette et la balayette, et, pour maçonner, un petit marteau de tailleur de pierres, une latte, un cordeau et un fil à plomb. 

     Kildigs, le teint vermeil, regarda Choukhov, le visage un peu crispé, l’air de se dire : « Qu’est-ce qui te prend de foncer avant le brigadier ? » C’est que ce chauve de Kildigs n’a pas à penser avec quoi le brigadier va les nourrir : lui, même en lui donnant deux cents grammes de pain en moins, il s’en tirerait, avec ses colis.

     Il se leva tout de  même. Il comprenait qu’il ne pouvait pas faire prendre du retard à la brigade.

     — Attends-moi, Vania, je viens aussi, dit-il à Choukhov.

     Ce gros joufflu, si c’était pour lui-même qu’il travaillait, il se lèverait plus tôt, bien sûr.

     (Faut dire aussi que si Choukhov s’était dépêché, c’était pour s’emparer du fil à plomb avant Kildigs, un seul avait été pris au dépôt du matériel.)

     Pavlo demande au brigadier :

     — Poser les parpaings à trois, ça se peut aller ? Ne point en rajouter un ? Et pour monter le mortier ?

     Le brigadier se renfrogne et réfléchit.

     — C’est moi qui ferai le quatrième, Pavlo. Et toi, tu vas t’occuper du mortier ! L’auge est grande, mets-y six hommes, en faisant comme ça : dans une moitié, le mortier prêt, à emporter, et dans l’autre le nouveau, à gâcher. Qu’il n’y ait pas la moindre interruption !

     — Hop ! Pavlo a bondi, c’est un jeune gars, il a le sang vif, les camps ne l’ont pas encore esquinté, il a encore la bouille ronde que lui ont donnée les beignets ukrainiens. 

     — Alors, vous poser et moi touiller le mortier ! Voir qui abattra le plus ! Et où qu'elle est, la grande pelle ?

     C’est ça, la brigade ! Pavlo, il faisait le coup de feu depuis les bois, il attaquait la nuit des chefs-lieux, alors, bosser ici, vous pensez ! Mais le faire pour le brigadier, c’est très différent !

     Choukhov et Kildigs sont montés, ils écoutent : l’échelle grince, c’est Senka qui monte derrière eux. Il a deviné, le sourd.

     À l’étage, la pose du mur en est à son début : trois rangées posées tout autour, et pas grand chose au-dessus. C’est la pose la plus avantageuse, ça : des genoux à la poitrine, sans échafaudage.

     Et les tréteaux qui étaient là, ainsi que les chevalets, tout avait été emporté par les zeks : les uns pour les utiliser ailleurs, les autres pour faire du feu plutôt que de les laisser à d’autres brigades. De sorte que maintenant, pour mener à bien le travail, il va nous falloir dès demain en fabriquer, sinon, nous serons arrêtés.

     On voit loin, du haut de la centrale : toute la zone du chantier, enneigée et déserte (les zeks se sont planqués au chaud en attendant la sirène), les miradors noirs, les poteaux pointus où s’accrochent les barbelés. Les barbelés, on ne les voit qu’en tournant le dos soleil, face au soleil, on ne peut pas, et le soleil est éclatant, pas moyen d’ouvrir les yeux en grand.

     On voit aussi, pas très loin, le train des génératrices. Qu’est-ce qu’il fume, il couvre de suie le ciel ! Il respire péniblement. Il a toujours ce râle de souffrance avant de lancer le coup de sirène. Le voilà, d’ailleurs, le coup de sirène. Nous n’aurons pas beaucoup travaillé en plus.

     — Hé, le stakhanoviste ! Grouille-toi, avec ton fil à plomb ! le presse Kildigs.

     — Mais regarde voir toute la glace qu’il y a sur ton mur ! Tu crois que tu auras fini de la casser ce soir ? Tu as monté ta truelle pour rien, dit Choukhov pour le faire bisquer.

     Ils voulaient se mettre à leurs murs, chacun le sien, comme ils se les étaient partagés avant le déjeuner, mais voilà que le brigadier leur criait, d’en bas :

     — Hé les gars ! Pour que le mortier ne gèle pas dans les auges, on va travailler par paires. Choukhov ! Prends Klevchine pour t’aider sur ton mur, moi j’irai avec Kildigs. Et, pour le moment, Hoptchik va me remplacer pour nettoyer le mur de Kildigs.

     Choukhov et Kildigs échangèrent un coup d’œil. Exact, ça irait plus vite.

     Et ils empoignèrent leurs haches.

     Choukhov ne voyait plus rien, ni l’horizon lointain où le soleil scintillait sur la neige, ni les gars ayant abandonné leurs coins chauffés et s’étant dispersés sur la zone du chantier – les uns pour creuser les trous non terminés du matin, d’autres pour renforcer les armatures ou monter les chevrons dans les ateliers. Il ne voyait plus que son mur, Choukhov, depuis l’arrêt marqué à gauche, où les parpaings montaient  par degrés plus haut que la ceinture, jusqu’à l’angle de droite où son mur rejoignait celui de Kildigs. Il indiqua à Senka où celui-ci devait enlever la glace et s’empressa lui-même de jouer de la hache, cognant tantôt avec la tête, tantôt avec le tranchant, faisant voler aux alentours les éclats de glace qui lui arrivaient aussi parfois dans le museau, y allant hardiment et sans avoir à réfléchir. Sa jugeote et ses yeux sondaient le mur sous la glace, les deux épaisseurs de parpaings formant la façade principale de la centrale. Il ne connaissait pas le maçon qui avait travaillé à cet endroit, un gars n’y connaissant pas grand chose ou un bousilleur, mais Choukhov devait maintenant s’approprier ce mur, le regarder comme le sien. Tiens, là, ça s’affaissait, une seule rangée ne suffirait pas à le mettre de niveau, il en faudrait trois, avec pas mal de mortier à chaque fois. Ici, vers l’extérieur,  il y avait un renflement du mur, deux rangées pour le réalignement. Il partageait le mur en y plaçant des repères invisibles : voilà jusqu’où il maçonnerait à partir des degrés de l’arrêt à gauche et, partant du même point, Senka irait à droite jusqu’à l’angle de Kildigs. Il calculait que celui-ci ne pourrait s’empêcher de déborder un peu de son côté, ça faciliterait les choses pour Senka. Et pendant qu’ils lambineraient dans l’angle, Choukhov monterait le mur plus qu’à moitié, comme ça leur équipe ne prendrait pas de retard. Il repéra combien il lui fallait de parpaings de chaque côté. Dès que les porteurs de parpaings furent en haut, il alpagua Aliocha :

     — Tu me les apportes à moi ! Pose-les ici ! Et ici.

     Senka achevait de casser la glace, et Choukhov empoigna à deux mains la balayette en fils d’acier et la promena de gauche à droite et de droite à gauche sur le mur pour bien nettoyer la couche supérieure de parpaings, peut-être pas à fond mais de façon à n’y laisser, surtout aux jointures, qu’un peu de poudre neigeuse, comme des cheveux blancs.

     Le brigadier était monté et, tandis que Choukhov s’escrimait avec sa balayette, il cloua une latte dans l’angle. Celles de Choukhov et de Kildigs, aux deux bouts, étaient en place depuis un moment. 

     — Hé ! gueula d’en bas Pavlo, y sont en vie, les gens, en haut ? V’là votre mortier !

     Choukhov se retrouva d’un coup en nage : son cordeau n’était pas encore tendu ! En un éclair, il décida de le tendre non pas sur une ni sur deux, mais sur trois rangées d’un coup, avec de la réserve. Et, pour alléger le boulot de Senka, de prendre pour lui un bout de la rangée extérieure, en lui laissant un peu de l’intérieure.

     En tendant le cordeau sur le bord supérieur, il expliqua à senka, en paroles et par gestes, où il devait maçonner. Le sourd comprit. Se mordant les lèvres, louchant sur le côté, il hocha la tête en direction du mur du brigadier, l’air de dire : « On y va gaiement ! On les aura ! » Et il rit.

     Voilà qu’on monte le mortier par l’échelle. Quatre paires de gars le porteront. Le brigadier a décidé qu’on ne mettrait aucune auge à mortier à proximité des maçons, vu que tout ce qui se passerait en transvasant le mortier, c’est qu’il gèlerait. On pose directement les bards sur le plancher, aux maçons de se débrouiller pour l’étaler sur leur mur. Pour que les porteurs ne se gèlent pas inutilement en haut, on leur lancera les parpaings. Pour chaque mur, le bard vide sera redescendu tandis que la deuxième équipe montera l’autre, sans interruption. Le reste de mortier qui aura gelé se réchauffera près du poêle, et les premiers porteurs en feront autant.

     Deux bards ont été apportés d’un coup : un pour le mur de Kildigs et un pour celui de Choukhov. De la vapeur s’en élève dans l’air froid, le mortier fume, et pourtant il n’est guère chaud. Il ne faut pas bayer aux corneilles après l’avoir étalé, car il prend tout de suite. Il faut alors le casser avec la pointe du marteau, impossible avec la truelle. Et si vous avez mal posé votre parpaing, le voilà pris, restant de travers. Là, il n’y a plus qu’à le casser avec la tête de la hache et remettre du mortier. 

     Mais Choukhov ne commet pas d’erreur. Les parpaings ne sont pas tous les mêmes. Celui-ci a un coin cassé, celui-là une arête écrasée, cet autre une coulure : Choukhov le remarque aussitôt et voit de quel côté il va poser le parpaing, et quel endroit du mur l’attend déjà, ce parpaing.

     Choukhov attrape le mortier fumant avec sa truelle et le lance au bon endroit, en se souvenant de l’emplacement du joint dans la rangée d’en dessous (il faudra poser sur ce joint le milieu du parpaing du dessus). Il lance juste la quantité de mortier qu’il faut pour enlier un parpaing, qu’il tire en vitesse du tas (en prenant quand même ses précautions, il ne faudrait pas déchirer sa moufle, les parpaings écorchent salement les doigts). Il égalise le mortier avec la truelle et y colle le parpaing, paf ! Et tout de suite, aligner, égaliser, rectifier avec le bord de la truelle si quelque chose cloche : le mur extérieur doit être d’aplomb, et les parpaings bien de niveau en longueur comme en largeur. Et c’est déjà pris, c’est gelé.

     À présent, si du mortier a coulé par en-dessous sur les côtés, il faut le détacher au plus vite avec le tranchant de la truelle et le jeter en vitesse en dehors du mur (l’été, il l’utiliserait pour la brique suivante, inutile d’y penser l’hiver) et regarder encore un coup les joints du dessous – il arrive que le parpaing se soit émietté – et remettre du mortier pour qu’il y en ait une plus grande épaisseur à gauche, et le parpaing, ne pas le poser simplement, mais le promener de droite à gauche, il fera s’écouler l’excédent de mortier entre lui et son voisin de gauche. Vérifier l’aplomb d’un coup d’œil. Le niveau. Ça a pris. Sui-vant !

     La besogne avance bien. Quand on aura posé deux rangées et rectifié les malfaçons passées, tout ira sans encombre. Pour l’instant, il faut avoir l’œil !

     Il fait courir la rangée extérieure en direction de Senka. À l’angle, celui-ci s’est séparé du brigadier, il avance lui aussi.

     Choukhov fait un clin d’œil aux porteurs : apportez le mortier, que je l’aie sous la main et que ça saute ! La besogne avance tellement qu’on n’a pas le temps de s’essuyer le nez.

      Senka et lui ont fait leur jonction, ils commencent à puiser dans le même bard, ils raclent de concert. 

     — Du mortier ! hurle Choukhov par-dessus le mur.

     — Ça vient ! braille Pavlo.

     On leur apporte un nouveau bard. Ils y puisent tout ce qu’il y a de liquide, mais sur les parois, c’est déjà pris : grattez vous-même ! Si la croûte grossit, vous devrez le redescendre. Virez-moi ça ! Sui-vant !

     Choukhov et les autres maçons ne sentent plus le froid. Travaillant rapidement, absorbés par leur labeur, les voilà qui ressentent le premier coup de chaleur, celui qui, sous le caban et la veste matelassée, vous mouille les deux chemises. Mais ils continuent à maçonner et à pousser plus loin le mur, sans s’arrêter un seul instant. Et, une heure plus tard, survient le second coup de chaleur, celui qui sèche la sueur. Le principal, c’est que leurs pieds ne souffrent pas du froid, le reste n’a pas d’importance, pas même les petites bouffées de vent, leurs pensées ne vont qu’à la pose des parpaings. Il y a juste Klevchine qui bat la semelle : le malheureux chausse du 46, on lui a filé des bottes de feutre dépareillées qui le serrent.

     De temps en temps, le brigadier se met à crier : « Du mor-tier ! » Choukhov, pareil : « Du mor-tier ! » Quand on est emporté par sa tâche, on devient comme un chef de brigade pour les gens qui triment avec vous. Choukhov ne veut pas se laisser distancer par l’autre équipe, à présent il ferait cavaler son propre frère à l’échelle avec un bard.

     Au début, après le déjeuner, Bouïnovski a fait équipe avec Fétioukov pour porter le mortier. L’échelle est raide, on a vite fait de trébucher, il ne se hâtait pas trop et Choukhov le pressait gentiment :

     — Plus vite, capitaine ! Des parpaings, capitaine !

     Seulement, à chaque transport, le capitaine est devenu plus dégourdi, tandis que Fétioukov se faisait plus indolent : en marchant, il inclinait le bard, ce fumier, pour que du mortier coule en dehors et que ça soit moins lourd à porter.

     Choukhov lui donne un coup de poing dans le dos :

     — Sang de vipère, va ! Et c’était directeur – t’as dû en faire baver aux ouvriers !

     — Brigadier ! crie le capitaine, mets-moi d’équipe avec un homme ! Je ne porte plus avec ce m… eux !

     Le brigadier a changé les affectations : il a mis Fétioukov sur l’échafaudage, à lancer les parpaings, de façon à pouvoir compter ceux qu’il envoie, et il met Aliochka le baptiste avec le capitaine : Aliochka, c’est un doux, tout le monde peut lui donner des ordres, sauf quand on ne veut pas.

     — Branle-bas de combat, moussaillon ! cherche à l’inspirer le capitaine. Tu vois ce que le mur avance !

     Aliochka sourit, accommodant :

     — S’il faut aller plus vite, on ira plus vite. Vous me direz.

     Et ils dégringolent au bas de l’échelle.

     Un gars paisible, dans une brigade, c’est un trésor.

     En bas, le brigadier crie sur quelqu’un. Il se trouve qu’un autre camion de parpaings s’est pointé. Tantôt on n’en voit pas pendant six mois, tantôt c’est comme si une digue avait rompu. Autant travailler tant qu’ils en amènent. Le premier jour. Après, il y aura un temps mort, on ne pourra pas poursuivre sur sa lancée. 

     Et de nouveau, en bas, le brigadier pousse une gueulante. Il est question de l’élévateur. Choukhov voudrait en savoir davantage, mais il est trop pris par le mur qu’il égalise. Les porteurs de mortier s’amènent et racontent qu’un mécanicien est venu réparer le moteur de l’élévateur, il y a avec lui le chef électricien, un travailleur libre. Le mécanicien farfouille dans le moteur, le chef électricien le regarde faire.

     C’est comme de juste : un qui travaille et un qui regarde.

     Si l’engin de levage était réparé, ça leur permettrait de monter les parpaings, ainsi que le mortier.

     Choukhov en est déjà à la troisième rangée (et Kildigs entame aussi sa troisième) lorsqu’un autre chef arrive par l’échelle pour faire sa ronde : le contremaître de bâtiment Der. Un type de Moscou. On dit qu’il a travaillé dans un ministère.

     Étant près de Kildigs, Choukhov lui montre Der.

     — Oh, moi, dit Kildigs en refusant d’y faire attention, je ne me mélange pas aux chefs. Mais appelle-moi s’il dégringole de l’échelle.

     À présent, Der va se planter au milieu des maçons pour les regarder faire. Les observateurs de ce genre, Choukhov ne peut pas les blairer. Il joue les ingénieurs, ce groin de porc ! Il a bien fait rire Choukhov un jour en lui montrant comment il fallait poser les briques. Selon nous autres, celui qui a bâti une maison de ses mains peut se dire ingénieur.

     À Tiemguéniovo, on ne connaissait pas les maisons en pierre, les izbas étaient en bois. L’école aussi était en rondins, on avait amené le bois d’une réserve d’État, des troncs de six sagènes [Presque treize mètres] de long. Mais au camp, on avait eu besoin d’un maçon, alors Choukhov était devenu maçon, pas de problème. Des mains sachant deux métiers peuvent se mettre à dix autres.

     Il n’a pas dégringolé, Der, seulement trébuché une fois. Il est monté presque au pas de course.

     — Tiou-ourine ! s’écrie-t-il, les yeux sortis de la tête. Tiou-ourine ! 

     Pavlo est monté derrière lui, sa pelle à la main.

     Der porte un caban de détenu, mais le sien est neuf et tout propre. Il a une excellente chapka en cuir. Avec un matricule dessus, comme tout le monde : B-731.

     — Eh bien ? fait Tiourine qui s’amène avec sa truelle. Le bonnet du brigadier est de travers, il lui tombe sur un œil.

     Ça sent le pas ordinaire. il ne faut surtout pas rater ça, sans non plus laisser le mortier geler dans le bard. Choukhov maçonne tout en écoutant.

     — Qu’est-ce que tu t’imagines ? crie Der en postillonnant. Ce n’est pas le cachot, que ça sent ! C’est une affaire criminelle, Tiourine ! Tu vas récolter un troisième temps !

     C’est seulement à ce moment que Choukhov pige en un éclair. Il jette un regard à Kildigs, qui a compris lui aussi. Le papier goudronné ! Der a vu le papier goudronné aux fenêtres.

     Choukhov ne craint rien pour lui-même, le brigadier ne le donnera pas. Il a peur pour le brigadier. Le chef de brigade, c’est un père pour nous, et pour eux c’est un pion de jeu. Dans le Nord, pour ce genre d’affaire, on lui soudait une rallonge, un deuxième temps, au chef de brigade. 

     Le brigadier a le visage tout contracté, faut voir ça ! Le voilà qui jette sa truelle à ses pieds ! Et fait un pas vers Der ! Qui se retourne : Pavlo lève sa pelle, prêt à frapper à tour de bras. 

     La pelle ! Il ne l’avait pas prise pour rien…

     Senka aussi, il est peut-être sourd mais il a compris. Les mains sur les hanches, il s’amène lui aussi. Et il est costaud en diable.

     Il cligne de l’œil, il commence à s’inquiéter, Der. Il ne sait pas où se cacher.

     Le brigadier se penche sur Der et lui dit à voix basse, mais en haut on entend tout :

     — Il est fini, tas de vermines, le temps où vous flanquiez des rallonges. Si tu dis seulement un mot, vampire, ce sera ton dernier jour, rappelle-toi ça !

     Il est secoué de tremblements, le brigadier, il n’arrive pas à se calmer.

     Et Pavlo, qui a le visage pointu, découpe déjà Der des yeux, il l’ouvre en deux.

     — Allons, les gars, qu’est-ce qui vous prend, qu’est-ce qui vous prend ? Der est blême, il s’écarte de l’échelle.

     Sans ajouter un mot, le brigadier rajuste sa chapka, ramasse sa truelle faussée et retourne à son mur.

     Pavlo redescend avec sa pelle, lentement.

     Len-te-ment.

     Ça change tout, le sang des mouchards… On en a égorgé trois, et le camp est méconnaissable.

     Der a peur de rester comme de redescendre. Il se cache derrière Kildigs et se tient là.

     Kildigs, lui, continue à poser ses parpaings comme on pèse les remèdes à la pharmacie : l’air d’un docteur qui prend tout son temps. Il tourne le dos à Der comme s’il ne l’avait pas vu.

     Der s’approche furtivement du brigadier. Où est passée sa morgue ?

     — Je dis quoi au chef de chantier, Tiourine ?

     Le brigadier maçonne, il répond sans tourner la tête :

     — Dites-lui que ça y était déjà quand nous sommes arrivés.

     Der reste encore un peu. Il voit qu’on ne va pas le tuer tout de suite. Il s’approche doucement, les mains dans les poches.

     — Hé, CH-854, bougonne-t-il, pourquoi tes couches de mortier sont-elles si minces ?

     Il faut bien qu’il se refasse sur quelqu’un. Il n’y a rien à redire aux joints de Choukhov, et ses rangées sont d’équerre. Alors, voilà, c’est le mortier qui est trop mince. 

     — Avec votre permission, je vous ferai remarquer, zézaye-t-il avec une pointe d’ironie, que si on étale trop de mortier, c’est toute la centrale qui dégoulinera au printemps.

     — Toi, le maçon, écoute ce que te dit le contremaître, fait Der en fronçant les sourcils et en gonflant ses joues, une habitude qu’il a.

     Bon, la couche est peut-être mince ici ou là, elle pourrait être plus épaisse, mais pour ça, il faudrait maçonner dans des conditions humaines, pas l’hiver. Les gens aussi, faudrait en avoir pitié. On a besoin de rendement. Mais à quoi bon expliquer ça à quelqu’un qui n’y comprend rien de rien !

     Der s’en va sans bruit par l’échelle.

     — Faites-moi remettre en état l’élévateur ! lui crie Tiourine, depuis son mur. Vous nous prenez pour des bourricots ? Monter à la main des parpaings à l’étage !

     — On te paye la manutention, lui répond Der depuis l’échelle, mais d’un ton conciliant.

     — « Sur brouettes » ? Essayez donc de monter avec une brouette. C’est le transport « par bards » qu’il faut nous payer !

     — Moi, je veux bien. Mais le transport par bards, la comptabilité ne l’inscrira pas.

     — La comptabilité ! Toute ma brigade est mobilisée au service de quatre maçons. Combien ça va me rapporter ?

     Le brigadier crie sans cesser de poser des parpaings.

     — Morti-ier ! crie-t-il aux gars en bas.

     — Morti-ier ! l’imite Choukhov. Toute la troisième rangée est de niveau, on peut attaquer la quatrième. Il faudrait retendre le cordeau sur la rangée du haut, mais bon, pour une fois on va s’en passer.

     Der traverse la plaine, tout recroquevillé. Il va se réchauffer au bureau. Il ne doit pas être très à l’aise, pour sûr. Faut y penser à deux fois, avant de s’en prendre à un vieux loup comme Tiourine. Il s’entendrait avec de tels brigadiers, il n’aurait aucun souci à se faire : on ne le fait pas marner, il a une grosse ration, une cabine individuelle, il lui faut quoi, en plus ? Apparemment, faire le malin.

     D’en bas, on est venu expliquer que le chef de chantier est reparti, le chef électricien également, et aussi le mécanicien : pas moyen de réparer l’élévateur.

     Ce qui veut dire : continuez à jouer les bourricots !

     Partout où il a travaillé, Choukhov a vu la même chose : le matériel se détraque de lui-même, sinon ce sont les zeks qui le cassent. Le transporteur à grumes, pour le détériorer, on mettait un gros bout de bois dans la chaîne et on appuyait. C’était histoire de souffler un peu. Autrement, un rondin après l’autre comme on nous l’ordonnait, on était toujours courbés en deux.

     — Des parpaings ! Des parpaings ! crie le brigadier qui maçonne à toute allure. Il injurie les lanceurs de parpaings comme les porteurs de mortier.

     — Pavlo demande où on en est avec le mortier ! lui crie-t-on d’en bas.

     — Faites-en tant que vous pouvez !

     — On a une demi-auge qu’est prête !
     — Alors une auge de plus !

     Quelle bagarre ! On lance la cinquième rangée. Pour la première, fallait se plier en deux, maintenant, voyez un peu, c’est à hauteur de poitrine ! D’ailleurs, il ne manquerait plus que ça, qu’on lambine, alors qu’il n’y a ni portes ni fenêtres, juste deux murs pleins qui se rejoignent, et qu’on a des parpaings tant qu’on veut ! Il faudrait tendre le cordeau, mais c’est un peu tard.

     — La 82e est allée rendre ses outils, annonce Hoptchik. 

     Le brigadier se contente de le foudroyer du regard.

     — Mêle -toi de tes affaires, blanc-bec ! Apporte des briques !

     Choukhov regarde derrière lui. Oui, le soleil se couche. Sa légère rougeur tombe dans un brouillard comme qui dirait grisâtre. On avançait drôlement bien, pas possible de faire mieux. À présent qu’on a commencé la cinquième rangée,  faut la terminer. Et niveler, égaliser.

     Les porteurs sont comme des chevaux essoufflés. Le capitaine est tout gris. C’est vrai qu’il a pas loin de quarante ans, le capitaine.

     Le froid est vif, les degrés chutent. Même avec les mains en plein travail, il pince les doigts à travers les méchantes moufles. Et s’empare du bout du pied, dans la botte gauche.  Choukhov tape du pied, tap-tap, pour le réchauffer, tap-tap.

     Si on n’a plus besoin de se pencher vers le mur, reste qu’on doit toujours se casser le dos pour prendre chaque parpaing et chaque truellée de mortier.

     — Les gars, les gars ! Choukhov tarabuste ses aides. Sur le mur, les parpaings ! Sur le mur !

     Le capitaine ne demande pas mieux, mais il est à bout de forces. C’est le manque d’habitude. Tandis qu’Aliochka :

     — Entendu, Ivan Denissytch. Montrez-moi juste où les mettre. 

     Cet Aliochka, on peut lui demander ce qu’on veut, il ne refuse jamais. Si tout le monde était comme lui, Choukhov s’y mettrait aussi. Pourquoi refuser un coup de main à qui le demande ? C’est une règle, chez eux.

     Un son se fait entendre nettement dans toute la zone du chantier et jusqu’à la centrale : on tape sur le rail. Fini le boulot ! Tant pis pour le mortier. Ah, on a fait tout notre possible !

     — Envoyez le mortier ! Envoyez le mortier ! crie le chef de brigade.

     Et la nouvelle auge de mortier qu’ils viennent juste de gâcher ! À présent, rien à faire, il faut maçonner : si on ne vide pas l’auge, demain elle sera bonne à mettre au rebut, le mortier aura gelé comme pierre, il sera inattaquable, même à la pioche.

     — Ne flanchez pas, les amis ! crie Choukhov. 

     Kildigs est en rogne : il n’aime pas les branle-bas de combat. Chez eux, en Lettonie, il raconte que les gens bossaient tranquillement et étaient tous riches. Mais il s’active aussi, le moyen de faire autrement ?

     Pavlo monte en vitesse, attelé à un bard, une truelle à la main. Lui aussi va maçonner. Cinq truelles en action.

     À présent, il ne reste qu’à faire les joints en vitesse ! Choukhov évalue d’un coup d’œil la brique qu’il lui faut pour le raccordement, et passe vivement le marteau à Aliochka :

     — Taille pour moi !

     Vite et bien, ça n’existe pas. Puisque tous les autres foncent, Choukhov ne se presse plus, il contemple le mur. Ayant poussé Senka à gauche, il se place à droite, à l’angle principal. Bomber le mur ou avachir l’angle maintenant, ça serait désastreux, il y en aurait pour une demi-journée de travail, demain.

     — Halte !

     Il écarte Pavlo d’une brique qu’il rectifie lui-même. Et voit que, de là, l’angle de Senka semble fléchir. Il se penche de ce côté et redresse la situation à l’aide de deux briques.

     Le capitaine est attelé à son bard comme un brave hongre.

     — Encore deux bards ! crie-t-il.

     Le capitaine ne tient plus sur ses jambes, mais il continue à tirer sur les brancards. Choukhov a eu un hongre comme ça, avant le kolkhoze. Il en prenait bien soin, Choukhov, mais il n’a pas tenu le coup entre des mains étrangères. On l’a fait écorcher.

     Le soleil a fini de se cacher derrière la terre, à son tour le haut a disparu. On n’a pas besoin de Hoptchik pour voir que non seulement toutes les brigades ont rendu leurs outils, mais que les gars se sont débandés vers le poste de garde. (Juste après le signal, personne ne sort, on n’est pas idiot, on va pas aller se geler. On reste dans les coins chauffés. Mais il arrive un moment où tous les brigadiers se mettent d’accord et où toutes les brigades sortent et se répandent dehors en même temps. Si les chefs de brigades ne se mettaient pas d’accord, les détenus, de vraies têtes de lard, joueraient entre eux à qui s’en irait le plus tard, ils resteraient au chaud jusqu’à minuit.)

     Le brigadier lui-même reprend ses esprits, il se rend compte qu’il s’est mis en retard. Au dépôt des outils, à l’heure actuelle, on doit le couvrir d’injures.

     — Allez, crie-t-il, on laisse cette saloperie ! Les porteurs ! Descendez récurer la grande auge, et ce que vous aurez ramassé, flanquez-le dans le trou là-bas, et mettez de la neige dessus, que ça ne se voit pas ! Toi, Pavlo, prends deux gars avec toi, ramasse tous les outils et va les rendre. Je te ferai porter par Hoptchik les trois truelles restantes dès qu’on aura étalé le mortier des deux bards qui restent.

     C’est la ruée. On prend à Choukhov son marteau, on détache le cordeau. Les porteurs de mortiers et les lanceurs de parpaings, tout le monde a filé en bas, ils n’ont plus rien à faire en haut. Il ne reste à l’étage que trois maçons : Kildigs, Klevchine et Choukhov. Le brigadier va et vient, il regarde combien on en a posé. Il est satisfait.

     — On a bien maçonné, hein ? En une demi-journée, sans élévateur ni rien.

     Choukhov voit que le bard de Kildigs ne contient plus beaucoup de mortier. Il se fait du souci, des fois que le brigadier se ferait engueuler pour les truelles, au dépôt des outils. Il réfléchit en vitesse.

     — Écoutez, les gars, dit-il, apportez les truelles à Hoptchik ; la mienne est en dehors du compte, pas besoin de la rendre. Je vais finir avec.

     Le brigadier se marre :

     — Comment veux-tu qu’on te remette en liberté ? Toute la taule te regretterait trop !

     Choukhov rigole aussi, tout en maçonnant.

     Kildigs emporte les truelles. Senka file les parpaings à Choukhov ; le mortier de Kildigs, ils l’ont transvasé dans le bard de Choukhov.

     Hoptchik traverse la zone en courant en direction du dépôt de l’outillage, il veut rattraper Pavlo. La 104e brigade traverse à son tour, sans son brigadier. Le brigadier, c’est une puissance, mais l’escorte, c’est une puissance encore plus forte. Elle note les matricules des retardataires, qui sont bons pour le mitard.

     La foule se fait plus épaisse devant le poste de garde, c’est inquiétant. Tout le monde s’est rassemblé. On dirait que l’escorte est sortie, elle aussi. On doit déjà compter.

     (À la sortie, on compte deux fois : une fois devant le portail fermé, pour voir si on peut l’ouvrir ; une deuxième fois, le portail ouvert, en faisant sortir les hommes. S’ils ont un doute, ils recomptent de l’autre côté.)

     — Y en a marre du mortier ! fait le brigadier en agitant la main. Balance-le par-dessus le mur !

     — Vas-y, brigadier ! Vas-y, tu seras plus utile là-bas ! (Choukhov l’appelle d’habitude Andreï Prokofiévitch, mais son travail l’a mis en ce moment à égalité avec le brigadier. C’est une chose qu’il ne se dit pas, mais qu’il sent.) Et il accompagne d’une plaisanterie le départ du brigadier, descendant l’échelle quatre à quatre :

     — Quelle saleté, des journées de travail aussi courtes ! On s’est à peine mis au boulot qu’il est déjà l’heure d’arrêter !

     Il reste seul avec le sourd. On ne cause guère avec celui-ci, et d’ailleurs c’est inutile : c’est le plus intelligent, il comprend tout sans qu’on lui parle.

     Floc le mortier ! Vlan le parpaing ! On serre, on vérifie. Mortier. Parpaing. Mortier. Parpaing…

     Le brigadier a bien dit de ne pas s’en faire au sujet du mortier, de le jeter par-dessus le mur et de décamper ? Mais Choukhov est bâti de façon idiote, et on ne peut pas le rééduquer : il ne gaspille ni les affaires ni le travail, et refuse que ça se perde en vain. 

     Mortier ! Parpaing ! Mortier ! Parpaing !

     — Terminé, bordel ! crie Senka. On se barre !

     Il attrape le bard et descend.

     Choukhov, lui, l’escorte pourrait bien lâcher les chiens sur lui, il faut qu’il prenne du recul sur la plate-forme et qu’il regarde. Bon, ça peut aller. Il se rapproche en vitesse, regarde par-dessus le mur, un coup à gauche, un coup à droite. Ah, quel œil ! Tout est de niveau, bien égal ! Il n’a pas perdu la main.

     Il descend en vitesse.

     Senka sort de la salle et descend la butte en courant.

     — Allez, allez ! crie-t-il en se retournant.

     — Cours, j’arrive ! Choukhov lui fait signe.

     Lui va dans la salle. Il ne peut pas laisser sa truelle comme ça. Peut-être que demain il n’ira pas travailler, peut-être qu’on balancera la brigade à la « Cité socialiste », peut-être qu’il ne reviendra pas ici avant six mois : et il laisserait se perdre sa truelle ? Quand on pique quelque chose, autant le faire avec profit !

     Dans la salle, tous les poêles sont éteints. Il fait noir. Ça fait peur. Ce qui fait peur, c’est surtout que tous les autres sont partis, il sera le seul dont l’absence va se voir, et l’escorte va lui taper dessus.

     Il zyeute fébrilement, avise une pierre du tonnerre dans un coin, l’écarte, glisse la truelle dessous et rebouche. C’est réglé !

     À présent, il s’agit de rattraper Senka au plus vite. Mais celui-ci s’est arrêté au bout de cent pas. Senka ne vous laisse pas tomber dans le malheur. Si on doit écoper, que ça soit ensemble.

     Les voilà qui cavalent de front, le petit et le grand. Senka a une tête et demie de plus que Choukhov, et la tête en question, elle est plutôt maousse. 

     Dire qu’il y a des fainéants qui, de leur plein gré, font la course dans les stades !  Ces diables-là, il faudrait les forcer à courir après toute une journée de travail, le dos n’ayant pas encore eu le temps de se redresser, portant des moufles mouillées et des bottes éculées – et par grand froid.

     Ils halètent comme des chiens enragés, on entend juste : « kheu-kheu ! », « kheu-kheu ! »

     Bon, le brigadier est déjà au poste de garde, il expliquera bien.

     La peur au ventre, ils foncent droit sur la foule.

     Des centaines de gosiers se sont mis à hululer d’un coup, et tout y passe, leurs mères, leurs pères, et dans le museau, dans le pif et dans les côtes. Difficile de ne pas avoir peur avec cinq cents gars furieux contre vous ! 

     Mais la grande question, c’est : comment va réagir l’escorte ?

     Non, ça va, l’escorte ne moufte pas. Le brigadier est là, au dernier rang. Donc, il  s’est expliqué, il a pris sur lui la faute.

     Mais les gars gueulent tant qu’ils peuvent, en les traitant de tous les noms. À tel point que Senka en entend lui-même une bonne partie ; ayant repris son souffle, il leur balance, de toute sa hauteur, une bordée d’injures, faut entendre ça ! Il passe sa vie à se taire, alors là il est à son affaire ! Il lève les poings, il va leur rentrer dedans. Les autres se sont tus. Certains rigolent, ça et là.

     — Dites, la cent-quatre ! qu’ils crient. Il n’est pas sourd, votre gars ! On s’en est assurés.

     Tout le monde se marre. L’escorte également.

     — En rangs par cinq !

     Mais ils n’ouvrent pas le portail. Ils se méfient d’eux-mêmes. Ils font reculer la foule. (les gars se sont bêtement collés au portail, comme si ça allait faire gagner du temps.)

     — En rangs par cinq ! Premier rang ! Deuxième ! Troisième !…

     Le rang appelé avance de quelques mètres.

     Cependant Choukhov reprend son souffle ; il regarde autour de lui : la lune est déjà sortie, pourpre et renfrognée. Elle semble décliner un peu, hier elle était bien plus haut dans le ciel. 

     Content que tout se soit bien passé, Choukhov envoie une bourrade dans les côtes du capitaine et lui lance :

     — Dis voir, capitaine, qu’est-ce qu’elle dit, votre science, où elle s’en va, la vieille lune ?

     — Comment ça, où va-t-elle ? Quelle ignorance ! On ne peut pas la voir, voilà tout !

     Choukhov secoue la tête et rit :

     — Si on ne peut pas la voir, comment sais-tu qu’elle existe ?

     — Alors, d’après toi, dit le capitaine avec stupéfaction, chaque mois c’est une lune nouvelle qui apparaît ?

     — Qu’y a-t-il là de si étrange ? Des gens naissent bien tous les jours, alors une lune peut bien naître toutes les quatre semaines, non ?

     — Pfff ! le capitaine en crache par terre. Je n’ai encore jamais vu de matelot aussi ignorant ! Alors, où passe-t-elle, la vieille lune ?

     — Mais c’est bien ce que je te demande, dit Choukhov en souriant.

     — Eh bien ? Où ça ?

     Choukhov pousse un soupir  et lui dévoile en zézayant tout bas :

     — Voilà ce qu’on disait chez nous : la vieille lune, Dieu l’émiette pour en faire des étoiles.

     — Ah les sauvages ! (Le capitaine rit.) Je n’avais entendu ça ! Alors, tu crois en Dieu, Choukhov ?

     — Et puis ? s’étonne Choukhov. Quand le tonnerre gronde, essaye donc de ne pas y croire !

     — Mais pourquoi Dieu ferait-il ça ?

     — Quoi donc ?
     — Pourquoi irait-il émietter la lune pour en faire des étoiles ?

     — C’est pourtant simple ! dit Choukhov en haussant les épaules. Les étoiles tombent, de temps en temps : on en remet d’autres.

     — Maniez-vous, tas de… ! braille l’escorte. En rangs !

     Le compte arrive jusqu’à eux. Le douzième rang de cinq de la cinquième centaine , et il reste derrière Bouïnovski et Choukhov. 

     L’escorte se trouble, ils recomptent sur leurs planchettes. Il en manque ! De nouveau, il en manque ! Si ces chiens-là savaient seulement compter !

     Ils en ont trouvé quatre cent soixante-deux, au lieu de quatre cent soixante-trois.

     Ils repoussent encore une fois la foule qui s’était de nouveau collée au portail. Et ça recommence :

     — En rangs par cinq ! Premier rang ! Deuxième !

     Leurs recomptes ont de quoi nous faire râler, parce que c’est pris non pas sur le temps qu’on leur doit, mais sur notre temps à nous. Après, il faudra encore traverser la steppe jusqu’au camp, et puis, à l’entrée du camp, il faudra subir la fouille ! Tous les chantiers courent à qui mieux mieux, faisant chacun de grands efforts pour arriver à la fouille avant l’autre et, de là, se faufiler au camp le premier. Le  chantier rentré au camp le premier est le roi du jour : le réfectoire l’attend, il sera le premier à toucher ses colis et le premier au dépôt des effets personnel, à la cuisine individuelle, à la Section éducative et culturelle pour y chercher ses lettres ou remettre la sienne à la censure, le premier à l’infirmerie, chez le coiffeur, aux bains – le premier partout.  

     Et des fois, c’est l’escorte qui a hâte de nous ramener, histoire de rentrer chez elle, au camp. Les soldats ne s’amusent pas non plus : ils ont beaucoup à faire et le temps manque.

     Mais voilà que leur compte ne colle pas.

     Lorsqu’on a fait avancer les derniers rangs, il a semblé à Choukhov qu’ils étaient trois, tout au bout. Mais non, ils ne sont que deux. 

     Les gardes chargés de compter vont avec leurs planchettes voir le chef d’escorte. Ils discutent. Le chef d’escorte crie :

     — Le brigadier de la cent-quatrième !

     Tiourine fait un demi-pas en avant.

     — Présent.

     — De chez toi, personne n’est resté à la centrale ? Réfléchis.

     — Non.

     — Réfléchis bien, autrement je t’arrache la tête !

     — Non, c’est vrai.

     Mais il jette à Pavlo un regard en coin : un gars se serait endormi dans la salle de gâchage ?

     — Ra-a-assemblement par brigades ! crie le chef d’escorte.

     Or on était en rangs par cinq, au hasard. À présent, ça se bouscule en gueulant.  On crie là-bas : « La soixante-seizième, à moi ! » Ailleurs : « La trentième, ici ! » Plus loin : « La trente-deuxième ! »

     Comme la cent-quatrième était à la queue, elle reste à la queue. Et Choukhov voit que tous les gars de la brigade ont les mains vides. Ils ont tellement travaillé, les nigauds, qu’ils n’ont pas ramassé de bouts de bois, à part deux gars qui ont de tout petits fagots.

     C’est un jeu qui se joue tous les jours : avant le signal annonçant la fin du travail, les bagnards ramassent des copeaux, de petits bouts de bois, des fragments de lattes, ils les lient avec une petite tresse de chiffon ou une méchante ficelle et les emportent. La première rafle a lieu devant le poste de garde, c’est le fait du chef de chantier ou de l’un des contremaîtres. S’il se tient là, il ordonne aussitôt de tout lâcher par terre ( ayant gaspillé des millions, ils songent à se rattraper sur les copeaux). Mais les bagnards tiennent leurs propres comptes : si chacun, dans la brigade, rapporte même seulement quelques bouts de bois, il fera plus chaud dans la baraque. Autrement, les cinq kilogrammes de poussier que le planton reçoit pour chaque poêle ne donneraient pas de chaleur. Du coup, ce qu’on fait, c’est qu’on casse menu le petit bois, on le scie et on le cache sur soi, sous le caban. C’est comme ça qu’on échappe au chef de chantier.

     Les soldats de l’escorte, eux, ne font jamais jeter le bois par terre : eux aussi en ont besoin, et ils ne peuvent pas en porter eux-mêmes. L’uniforme l’interdit, et d’une, et puis ils ont les mains occupées à tenir leurs mitraillettes pour pouvoir nous tirer dessus, et de deux. Mais dès que l’escorte nous aura ramenés devant le camp, les types vont ordonner : « De tel rang à tel rang, venez jeter le bois ici ! » Mais ils le font avec une certaine justice : il faut en laisser pour les surveillants à l’intérieur du camp, et puis aussi pour les zeks qui, autrement, cesseraient d’en rapporter.

     Résultat : chaque zek rapporte chaque jour du bois. Sans savoir s’il le ramènera ou se le fera confisquer.

     Pendant que Choukhov cherche des yeux de possibles copeaux à ramasser à ses pieds, le brigadier a fait le compte et fait son rapport au chef d’escorte :

     — La cent-quatrième est au complet !

     César est là aussi, il a rejoint les siens depuis son bureau. Il tire de sa pipe des bouffées qui allument des lueurs rouges sur sa figure, sa moustache noire est couverte de givre. Il demande :

     — Alors, comment ça va, capitaine ?

     Vaine question. L’homme resté au chaud ne peut comprendre celui qui s’est gelé. 

     — Comment ça va ? répond le capitaine en haussant les épaules. J’ai tellement travaillé que je peux à peine me redresser.

     Il doit se dire : « Et si tu pensais à me donner de quoi fumer ? »

     Et César le fait. Dans la brigade, le capitaine est le seul qu’il adopte, il ne soulage son âme devant personne d’autre.

     Chahut général :

     — Il en manque un à la trente-deuxième ! À la trente-deuxième ! 

     Le sous-brigadier fonce avec un autre gars chercher du côté des ateliers de réparations. La foule se demande qui ça peut bien être. La rumeur arrive à Choukhov : il manque un Moldave, un petit noiraud. Un Moldave, lequel ? Celui qui espionnait pour les Roumains, un espion pour de bon ?

     Des espions, chaque brigade en compte cinq, mais c’est de l’espion fabriqué, c’est bidon. On fait passer pour des espions des gars tout simplement faits prisonniers. Choukhov lui-même est un espion.

     Mais ce Moldave, lui, c’est un vrai.

     Le chef d’escorte a jeté un coup d’œil à sa liste et il est devenu tout noir. Si un espion s'est fait la belle, qu’est-ce qui va lui arriver, à lui ?

     La foule est en rogne, Choukhov comme les autres. Qu’est-ce que c’est ce salaud, ce fumier, cette charogne, ce dégueulasse, cet enculé ? Il fait déjà noir, la lumière, y a qu’à voir, elle vient de la lune, voilà les étoiles, avec la nuit le froid reprend, et ce morveux n’est pas là ! Tu n’as pas assez travaillé, fumier ? Une journée officielle de onze heures, de l’aube à la nuit, ça ne te suffit pas ? Attends, le procureur va te filer une rallonge !

     Et Choukhov trouve étrange qu’on puisse travailler comme ça sans entendre le signal.

     Choukhov a complètement oublié qu’il vient lui-même de travailler de la sorte – même que ça le contrariait, de rejoindre le poste de garde si tôt. Pour le moment, il gèle avec les autres, il enrage avec les autres, et, pour peu que ce Moldave les fasse encore attendre une demi-heure, si l’escorte le livrait à la foule, celle-ci le mettrait en pièces comme des loups le feraient d’un veau !

     Juste quand le froid devient mordant ! Tout le monde bouge, les uns piétinent, les autres font deux pas en avant, puis deux pas en arrière.

     Les gars discutent : il a pu s’évader, le Moldave ? S’il s’est cavalé de jour, c’est différent ; mais s’il s’est planqué et s’il attend qu’on retire les sentinelles des miradors, il peut toujours attendre. S’il n’a pas laissé de traces en se glissant sous les barbelés, on le cherchera dans la zone, et tout ce temps les gardes resteront perchés, ça peut durer trois jours comme une semaine. C’est leur règlement, les anciens du camp le savent. De toute façon, en cas d’évasion, pour les types de l’escorte, ce n’est plus une vie, ils traquent le fugitif sans dormir ni manger. Ils en deviennent tellement furieux qu’il arrive qu’ils ne ramènent pas le fugitif vivant. Ils le flinguent.

     César essaie de convaincre le capitaine :

     — Par exemple, le pince-nez resté accroché aux cordages du bateau, vous vous souvenez ?

     — Mmm-oui, fait le capitaine en fumant.

     — Ou la poussette dévalant les marches de l’escalier…

     — Oui… Mais la vie des marins, c’est du théâtre de marionnettes.

     — Ce sont les techniques contemporaines de tournage qui nous gâtent, voyez-vous…

     — Les officiers sont des canailles, tous jusqu’au dernier…

     — C’est la vérité historique !

     — Et qui donc menait l’équipage au combat ? Et puis, les vers dans la viande, ils rampent comme des vers de terre. Vous croyez qu’ils étaient comme ça ?

     — Les procédés cinématographiques ne permettent pas d’en montrer de plus petits !

     — Si on nous donnait au camp cette viande à la place de ce poisson de merde qu’on n’a ni gratté ni lavé avant de le flanquer dans la marmite, je pense que nous…

     — Aha !… Hou !… Hou !… Hou !…

     Les zeks se sont mis à hurler. Ils ont aperçu trois silhouettes surgir des ateliers de réparations : le Moldave est donc avec eux.

     — Hou !… Hou !… Hou!… la foule poursuit sa berceuse depuis le portail.

     À l’approche du trio, cela donne :

     — Sa-lo-pard ! Pourri ! Racaille ! Sale chienne ! Dégueulasse ! Canaille !

     Choukhov crie lui aussi :

     — Salopard !

     Drôle de blague, tout de même, faire perdre plus d’une demi-heure à cinq cents gars !

     La tête rentrée dans les épaules, l’autre court comme un souriceau.

     — Halte ! crie un sergent de l’escorte. 

     Il note le matricule.

     — Où étais-tu, K-460 ?

     Et il s’approche en tournant vers l’avant la crosse de son fusil.

     Dans la foule, on continue à crier :

     — Salaud ! Dégueulasse ! Étron !

     D’autres se taisent en voyant le sergent lever la crosse de sa carabine.

     Le Moldave la boucle et recule, tête baissée, devant le garde. Le sous-brigadier de la 32e s’avance :

     — Il avait grimpé sur un échafaudage de plâtrier pour que je ne le voie pas, le salaud, il s’y est endormi au chaud.

     Et un coup de poing dans les reins ! Et un dans le cou !

     Mais, de cogner, ça écarte le sergent.

     Le Moldave chancelle, et voilà qu’un Magyar de la 32e bondit et lui flanque un coup de pied dans le derrière, puis un autre ! (Les Magyars n’aiment pas les Roumains.)

     Ça, c’est pas de l’espionnage, mon gars. Espionner, c’est à la portée de n’importe quel crétin. L’espion vit bien, sans se salir les mains. Mais essaye donc de tirer dix ans dans un camp de bagnards, affecté aux gros travaux !

     Le sergent baisse sa carabine.

     Le chef d’escorte braille :

     — É-cartez-vous du portail. En rangs par cinq !

     Ils vont encore nous compter, les chiens ! À quoi bon nous recompter, alors que tout est clair, maintenant ? Les zeks se mettent à gronder. La colère contre le Moldave se reporte sur l’escorte. On gronde et on ne s’écarte pas du portail.

     — De quoi ? hurle le chef d’escorte. Vous voulez que je vous fasse asseoir dans la neige ? Je le fais tout de suite. Je vous y fais rester jusqu’au matin !

     Ça n’a rien d’extraordinaire, il le fera. Ils l’ont fait combien de fois, déjà ! Et même faire s’allonger les zeks dans la neige : « Couchez-vous ! » Aux soldats : « Les armes prêtes ! » Tout ça s’est déjà vu, les zeks le savent. Ils commencent tout doucement à s’écarter du portail.

     — Dégagez ! Dégagez ! les presse l’escorte.

     — Mais qu’est-ce que vous avez à vous coller au portail, tas de rosses ? 

     Ce sont les derniers rangs, reculant sous la pression, qui se fâchent contre les premiers. 

     — En rangs par cinq ! Premier rang ! Deuxième ! Troisième !

     La lune brille à présent tant qu’elle peut. Elle est plus claire, elle n’a plus rien de pourpre. Elle a déjà monté d’un bon quart. La soirée est fichue ! Maudit Moldave. Maudite escorte. Maudite vie…

     Déjà comptés, les hommes de tête se retournent et se mettent sur la pointe des pieds pour zyeuter : il y en a deux, ou trois, au dernier rang ? La vie entière en dépend, pour l’heure.

     Choukhov a cru voir quatre hommes au dernier rang. Il est glacé d’effroi : il y en a un de trop ! On va encore les recompter ! Mais en fait, c’est ce chacal de Fétioukov qui, venant mendier le mégot du capitaine, n’a pas regagné son rang à temps, il semble de trop.

     Furieux, le sous-chef d’escorte flanque une beigne à Fétioukov.

     Bien fait !

     Ils sont trois, au dernier rang. Ça fait le compte, loué sois-tu, Seigneur !

     — Dégagez le portail ! les presse à nouveau l’escorte.

     Mais cette fois, les zeks ne râlent pas, ils voient les soldats sortir du poste de garde et se déployer en cordon de l’autre côté du portail.

     Ils vont donc faire sortir les gars.

     On ne voit ni les contremaîtres libres ni le chef de chantier. Les gars emporteront leur bois.

     Les battants s’écartent. De l’autre côté, près des traverses en rondins, on retrouve le chef d’escorte et le contrôleur :

     — Pre-mier ! Deuxième ! Troisième !

     Des miradors les plus éloignés jusqu’ici, en traversant la zone, il y a beaucoup de chemin à faire ! Aussitôt le dernier zek sorti et si le compte est bon, alors — mais seulement à ce moment-là – on téléphone aux sentinelles de descendre. Si le chef d’escorte est intelligent, il fait s’ébranler aussitôt la colonne, il sait que les zeks n’ont nulle part où s’enfuir et que les sentinelles rattraperont la colonne. Mais lorsque le chef est un imbécile, il a peur que sa troupe ne soit pas en nombre suffisant contre les zeks, et il attend.

     C’est une andouille dans ce genre-là, aujourd’hui. Il attend.

     Les zeks ont passé toute la journée à se geler dans le froid, un coup à attraper la crève. Une heure entière à se geler debout dans le froid après la fin du boulot. Mais, plus que le froid, c’est la rage qui prend les détenus : la soirée est fichue ! On ne pourra rien faire, une fois revenus au camp.

     — Comment se fait-il que vous connaissiez si bien la flotte anglaise ? demande quelqu’un dans le rang voisin.

     — J’ai passé tout un mois ou presque, voyez-vous, à bord d’un croiseur anglais, j’avais ma cabine. J’accompagnais un convoi maritime. J’étais officier de liaison auprès d’eux. 

     — Ah voilà ! Cela suffisait bien pour vous coller vingt-cinq ans.

     — Non, vous savez, je ne reprends pas à mon compte ce genre de critique libérale. J’ai une meilleure opinion de notre législation. 

     (Du pipeau, se dit Choukhov sans s’en mêler. Senka Klevchine a passé deux jours avec les Américains, ça lui a valu vingt-cinq ans, toi tu passes un mois sur un de leurs bateaux, combien on aurait dû te donner ?)

     Mais, après la guerre, cet amiral anglais, que le diable l’emporte, m’a envoyé un cadeau-souvenir. « Pour marquer ma reconnaissance ». Imaginez ma stupeur ! Je le maudis…

     Étrange. Étrange spectacle : la steppe nue, la zone du chantier maintenant déserte, la neige qui brille sous la lune. Le dispositif de l’escorte se met en place : un type tous les dix pas, l’arme prête à tirer. Le noir troupeau des zeks et parmi eux, le même caban sur le dos, le matricule CH-311, un homme ne sachant pas ce que c’était de vivre sans épaulettes dorées, fricotant avec un amiral anglais, et le voilà maintenant qui porte des bards avec Fétioukov.

     On peut la faire basculer, la vie d’un homme…

     Bon, l’escorte est en place. Pas de « prière » ce soir, juste :

     — En avant marche ! Et que ça saute !

     Vous pouvez toujours aller vous faire voir, avec votre « Et que ça saute ! » On est à la traîne par rapport à tous les autres chantiers, plus la peine de se presser. Sans s’être passé le mot, les zeks se comprennent : vous nous avez mis en retard, à notre tour, maintenant. Vous avez salement envie d’être envie au chaud, hein mes cochons ?

     — Allongez le pas ! crie le chef d’escorte. Les rangs de tête, allongez le pas !

     Va te faire foutre, avec ton « Allongez le pas ! » Les zeks avancent d’un pas mesuré, tête baissée, comme à un enterrement. Nous n’avons rien à perdre, on sera de toute façon les derniers au camp. Tu n’as pas voulu nous traiter humainement, maintenant tu peux toujours t’égosiller.

     Le chef d’escorte a encore crié deux-trois fois : « Allongez le pas ! », et puis il a compris que les zeks n’iraient pas plus vite. Et pas moyen de faire tirer : ils  avancent en respectant les rangs, en colonne, conformément au règlement. Il n’est pas au pouvoir d’un chef d’escorte de faire accélérer le pas aux zeks. (C’est ce qui sauve les zeks le matin, de se rendre lentement au travail. Celui qui cavale ne vivra pas assez pour faire son temps de peine : trop souvent en nage, il tombera malade.)

     On avançait donc d’un pas égal, sans se disperser. La neige crissait sous les pas. Certains parlaient à voix basse, d’autres se taisaient. Choukhov cherchait à se rappeler ce qu’il n’était pas arrivé à faire, ce matin, au camp. Ça lui revint : l’infirmerie ! C’est drôle, en travaillant, il avait complètement oublié l’infirmerie.

     Justement, c’était l’heure des consultations, maintenant. À condition de ne pas dîner, il aurait le temps d’y passer. Mais il n’avait plus de courbatures, qu’on dirait. Et on ne lui prendrait pas la température… C’était du temps perdu ! Il s’en était tiré sans docteurs. Les docteurs, ici, ils vous guérissent en vous faisant enfiler le paletot de sapin.

     Ce n’était plus l’infirmerie qui l’attirait, il se demandait comment trouver du rab pour son dîner. César avait peut-être reçu un colis, depuis le temps, c’était son seul espoir.

     Soudain, la colonne eut l’air de changer. Il y eut du flottement, les pas se déréglèrent, la colonne se désunit dans une sorte de brouhaha. À présent, les rangs de queue, où était Choukhov, n’arrivaient plus à rattraper en marchant ceux de devant, ils devaient se mettre à courir.

     Pour recommencer à courir après avoir fait quelques pas.

     Lorsque la queue arrive en haut de la colline, Choukhov aperçoit sur la droite, au loin dans la steppe, une autre colonne noire qui avance sur la nôtre en biais et doit nous avoir vus également, elle presse aussi le pas.

     Ça ne peut être que la colonne des Constructions Mécaniques, elle compte trois cents hommes. Ils ont donc manqué de chance eux aussi, on les a retenus. Pour quelle raison, eux ? Parfois, c’est pour le travail : une machine quelconque qu’ils n’ont pas fini de réparer. Mais pour eux, ce n’est rien, ils sont au chaud toute la journée.

     À  présent, c’est à qui battra l’autre ! Les gars ne se posent pas de question, ils courent. L’escorte elle-même s’est mise à trotter, le chef d’escorte criant juste de temps à autre :

     — N’étirez pas les rangs ! Recollez, ceux de derrière ! Resserrez !

     Un pain dans ta gueule, qu’est-ce que tu as à aboyer ? On ne recolle pas, peut-être ?

     Tout le monde a oublié ce qu’on disait ou ce à quoi on pensait, la colonne ne s’intéresse plus qu’à une chose :

     — Les dépasser ! Les avoir !

     Et tout se retrouve sens dessus dessous, au point que l’escorte n’est plus l’ennemie, mais l’amie des zeks. L’ennemi, c’est l’autre colonne.

     La colère est passée, tout le monde est plus gai.

     — Allez ! Allez ! crient les derniers rangs aux premiers.

     Notre colonne est arrivée à une rue et s’y engouffre, tandis que celle des Mécaniciens est cachée par un quartier d’habitation. La course se fait maintenant à l’aveugle. Sur la chaussée, notre colonne trouve un meilleur terrain. L’escorte, sur les côtés, trébuche également moins. Il faut les avoir !

     Nous devons d’autant plus les avoir qu’à l’entrée du camp, les Mécaniciens se font tout particulièrement fouiller, ça dure longtemps. Depuis qu’on s’est mis à égorger les mouchards, les chefs considèrent que c’est aux ateliers de mécanique que les couteaux sont fabriqués, pour être ensuite ramenés au camp. Voilà pourquoi les Mécaniciens sont sévèrement fouillés devant le poste de garde. À la fin de l’automne, alors que la terre était déjà glaciale, on continuait à leur crier :

     — Enlevez vos souliers, les Mécaniciens ! Les souliers à la main !

     Ils passaient pieds nus à la fouille.

     Même maintenant, gel ou pas gel, les surveillants montrent du doigt certains détenus dans le tas et leur disent :

     — Allez, enlève ta botte droite ! Et toi, retire ta botte gauche !

     Le zek se déchausse et, dansant sur un pied, doit retourner sa botte et secouer sa chaussette russe, pour bien montrer que non, il n’a pas de couteau.

     Choukhov a entendu dire – vrai ou faux – que cet été, les mécaniciens avaient apporté au camp deux poteaux de volley-ball truffés de couteaux à l’intérieur. Dix couteaux à longue lame cachés dans chacun des poteaux. On en retrouve de temps en temps au camp, de ces couteaux, un par-ci, par-là.

     Ayant dépassé au petit trot le nouveau club, le quartier d’habitation et l’atelier de menuiserie, on débouche, après un tournant à angle droit, en vue du poste de garde.

     — Houhou ! s’écrie la colonne d’une seule voix.

     On visait précisément cette croisée des chemins ! Les Mécaniciens sont derrière, à cent-cinquante mètres sur la droite.

     Bon, à présent, on avance tranquillement. Dans la colonne, tout le monde se réjouit. Plaisir de lièvre : on fait tout de même peur aux grenouilles.

     Et voilà le camp. Il est tout comme on l’a laissé ce matin : plongé dans la nuit, les lumières au-dessus de l’enceinte et braquées sur la zone, l’éclairage devant le poste de garde si fort que l’emplacement réservé à la foule a l’air d’être en plein soleil. 

     Mais, avant d’avoir atteint le poste de garde…

     — Halte ! crie le chef d’escorte. 

     Il passe sa mitraillette à un soldat et court vers la colonne (ils n’ont pas le droit de s’approcher de nous armés).

     — Ceux de droite qui ont du bois, jetez-le à droite !

     On portait le bois sans se cacher, il voit tout. Un petit fagot vole, un deuxième, un troisième. Certains voudraient planquer leur bois à l’intérieur de la colonne, mais leurs voisins râlent :

     — Jette-moi ça ! À cause de toi, d’autres vont se faire rafler le leur !

     Qui est le plus grand ennemi du détenu ? L’autre détenu. Si les zeks ne s’entortillaient pas les uns les autres, les chefs seraient sans pouvoir sur eux.

     — En avant, marche ! crie le chef d’escorte. 

     Et on avance vers le poste de garde.

     Cinq routes se rejoignent devant le poste ; une heure plus tôt, tous les chantiers s’y trouvaient rassemblés. Si ces routes devenaient un jour les rues d’une ville, l’emplacement du poste de garde et de la fouille en serait la grand-place, avec un monument. Et, de même que maintenant les chantiers y déboulent de tous les côtés, les cortèges de fête y convergeraient.

     Au poste de garde, les surveillants étaient bien au chaud. Ils sortent se mettre en travers de la route.

     — Dé-boutonnez les cabans ! Déboutonnez les vestes !

     Et ils écartent les bras. Ils vont nous étreindre pour nous fouiller. Nous tapoter sur les côtés. En gros, c’est comme ce matin.

     Ce n’est pas terrible de se déboutonner, à présent, puisqu’on rentre à la maison.

     Tout le monde dit « à la maison ».

     La nôtre, de maison, on n’a pas le temps d’y penser dans la journée.

     On fouillait déjà l’avant de la colonne quand Choukhov s’approcha  de César et lui dit :

     — César Markovitch ! J’irai aussitôt après la fouille au bureau des colis faire la queue pour vous.

     César tourna vers Choukhov sa moustache noire et drue, mais blanchissant vers le bas.

     — Pourquoi faire, Ivan Denissytch ? Il n’y aura peut-être pas de colis.

     — Bah, qu’est-ce que ça fait ? J’attendrai dix minutes, si vous ne venez pas, je rentre à la baraque.

     (Choukhov se disait qu’à défaut de César, il pourrait peut-être revendre sa place  dans la queue à un autre gars.)

     Visiblement, César n’en pouvait plus, à force d’attendre son colis :

     — Eh bien, d’accord, Ivan Denissytch, cours-y, prends mon tour. Attends-moi dix minutes, pas davantage.

     La fouille était toute proche. Choukhov n’avait rien à cacher, aujourd’hui, il avançait sans crainte. Il déboutonna sans hâte son caban, ainsi que sa veste matelassée, sous la ceinture de grosse toile. 

     Même s’il ne se voyait rien de défendu aujourd’hui, il restait sur ses gardes, habitude acquise au long de huit années de camp. Il enfonça la main dans sa poche de genou pour vérifier qu’elle était bien vide, comme il le savait parfaitement.

     Mais il s’y trouvait une lame, un bout de lame de scie ! Le bout de scie que sa prévoyance lui avait fait ramasser au milieu du chantier, sans avoir aucunement l’intention de le ramener au camp.

     Il n’en avait pas l’intention, mais maintenant que c’était fait, le jeter lui fendait le cœur ! Une fois aiguisé, ça ferait un bon petit couteau, un outil de cordonnier, ou de tailleur !

     S’il avait projeté de le ramener, il lui aurait trouvé une bonne cachette. À présent, il y avait juste deux rangs avant lui, même que le premier des deux s’avançait déjà pour la fouille.

     Il fallait se décider en coup de vent : ou bien, caché par l’avant-dernier rang, jeter sans se faire voir le bout de lame dans la neige (il finiraient par le découvrir, mais sans savoir à qui c’était), ou bien le faire passer !

     Considéré comme un couteau, ce bout de lame pouvait valoir dix jours de cachot.

     Mais un outil de cordonnier, c’était des gains en perspective, c’était du pain !

     Ça faisait mal au cœur de le jeter. 

     Et Choukhov le fourra à l’intérieur de sa moufle ouatée.

     Le dernier rang reçut alors l’ordre d’avancer pour la fouille.

     Il n’en restait plus, en pleine lumière, que trois : Senka, Choukhov et le gars de la 32e qui avait couru chercher le Moldave.

     Comme il n’en restait que trois, et cinq surveillants en face, on pouvait ruser, choisir vers lequel des deux de droite aller. Choukhov ne choisit pas le jeune rougeaud mais le vieux à moustache grise. Le vieux, bien sûr, était expérimenté, iil n’aurait pas de mal à trouver s’il en avait envie, mais comme il était vieux, il devait en avoir plus que marre, de son service.

     Cependant, Choukhov avait ôté ses moufles, la vide comme celle avec la lame, et les avait prises d’une main (la vide en avant) en même temps que sa ceinture de ficelle ; il déboutonna complètement de l’autre sa veste et releva les pans de la veste et du caban (il n’était jamais aussi accommodant durant la fouille, mais voulait montrer tout de suite qu’il n’avait rien à cacher, il se donnait tout entier !) et s’approcha, au commandement, du vieux moustachu.

     Le surveillant aux moustaches grises lui tâta les flancs et le dos, donna une tape sur la poche du genou – rien –, chiffonna les pans de la veste et ceux du caban — toujours rien – et, en le laissant partir, tâta, pour être sûr, la moufle que Choukhov lui tendait – la vide.

     Tandis que le surveillant palpait sa moufle, des tenailles pinçaient Choukhov en-dedans. Si jamais l’autre empoignait la deuxième moufle, il irait se morfondre au cachot avec trois cents grammes de pain par jour et quelque chose de chaud tous les trois jours. Il se voyait déjà affaibli et souffrant de la faim, il aurait du mal à retrouver son endurance actuelle, son état d’homme ni repu ni affamé.

     Et là, en son for intérieur, il pria avec ferveur : « Seigneur ! Sauve-moi ! Évite-moi le cachot ! »

     Toutes ces pensées le traversèrent tandis que le gardien palpait la première moufle, il tendait déjà la main pour en faire de même avec la deuxième (il les aurait attrapées à deux mains en une seule fois si Choukhov avait eu une moufle dans chaque main et non les deux dans une seule main) lorsque le responsable de la fouille, pressé d’en avoir fini, cria à l’escorte :

     — Allez, envoie les Mécaniciens !

     Et le surveillant aux  moustaches grises, au lieu de palper la deuxième moufle, fit un geste de la main pour dire : « Vas-y » et le laissa passer.

     Choukhov courut rattraper les siens. Ils s’étaient déjà mis en rangs par cinq entre deux longues balustrades en rondins semblables aux barres pour attacher les chevaux, au marché, et formant une sorte d’enclos pour la colonne. Il courait avec légèreté, il ne sentait plus la terre ; il n’adressa pas une nouvelle prière, de gratitude, parce que le temps lui manquait et que ce n’était plus le moment.

     L’escorte les ayant amenés s’était maintenant écartée pour laisser la place à celle des mécaniciens, elle attendait seulement son chef. Les types de l’escorte ramassaient tout le bois jeté par la colonne avant la fouille ; quant au bois pris par les surveillants pendant la fouille, il s’entassait près du poste de garde.

     La lune roulait toujours plus haut, et le froid se répandait dans la blanche clarté de la nuit.

     Le chef d’escorte, allé au poste de garde se faire donner son quitus pour ses quatre cent soixante-trois têtes, causa un peu avec l’adjoint de Volkovoï, Priakha, qui cria :

     — K-460 !

     Le Moldave, qui s’était caché à l’intérieur de la colonne, poussa un soupir et en sortit, allant à la barrière de droite. Il gardait la tête baissée et rentrée dans les épaules. 

     — Viens ici ! lui dit Priakha en lui indiquant de contourner la barre aux chevaux.

     Le Moldave fit le tour. On lui ordonna d’attendre, les mains derrière le dos.

     Signe qu’on lui allait le mettre au BOUR, avec une tentative d’évasion sur le dos.

     Deux gardiens se placèrent devant le portail, des deux côtés de l’enclos ; les battants du portail, hauts comme trois hommes, s’ouvrirent lentement et un commandement retentit :

     — En rangs par cinq ! (« Dégagez le portail » est inutile, ici : chaque portail s’ouvre toujours vers l’intérieur de la zone pour que les zeks ne puissent pas les enfoncer en se massant contre les battants.) Premier rang ! Deuxième ! Troisième !

     C’est à ce moment, recompté le soir à son retour et franchissant le portail, que le zek, souffrant plus que jamais du vent, du froid et de la faim, attend sa louche vespérale de soupe aux choux claire mais brûlante comme on attend la pluie par un été sec et brûlant, il l’avalerait d’une seule lampée. Cette louche lui est alors plus chère que la liberté, plus chère que toute sa vie passée et que toute celle à venir.

     En franchissant le portail du camp, les zeks sont comme des guerriers rentrant de campagne : braillards, cuirassés, ils font de grandes enjambées : ôtez-vous de notre chemin !

     Le planton de la baraque du commandant prend peur à voir déferler le flot des zeks qui rentrent.

     Depuis ce recompte, pour la première fois depuis l’appel de six heures et demie pour la répartition, ce matin, le zek redevient un homme libre. Passés le grand portail de la zone et le petit portail du chemin de ronde, puis la place d’appel entre deux barrières, on se disperse, chacun allant de son côté.

     De son côté, mais le répartiteur cueille les chefs de brigade :

     — Les brigadiers ! À la SPP !

     C’est pour assujettir le collier du lendemain. [Cette phrase ne se trouve pas dans toutes les éditions]

     Choukhov dépassa en courant le BOUR, fila entre les baraquements jusqu’au bureau des colis. Quant à César, il partit sans perdre sa dignité, à pas mesurés, de l’autre côté, là où ça grouillait de zeks autour d’un poteau sur lequel était clouée une planchette en contreplaqué portant, inscrits au crayon chimique, les noms des gens ayant reçu aujourd’hui un colis. 

     Au camp, on écrit davantage sur du contreplaqué que sur du papier. C’est plus solide et plus sûr, en quelque sorte. C’est sur des planchettes que les surveillants et les répartiteurs comptent leurs têtes. Le lendemain, il suffit de gratter, on peut de nouveau écrire. Économie.

     Ceux qui restent au camp trouvent dans ce poteau une occasion de jouer les utilités : ils lisent sur la planchette le nom de celui qui a reçu un colis, attendent le gars sur la place d’appel et l’en informent. Ça vaut que ça vaut, ils reçoivent tout de même une cigarette.

     Choukhov arriva en courant au bureau des colis : c’était l’annexe d’un baraquement, à laquelle on avait rajouté un tambour sans porte extérieure, le froid n’était arrêté par rien, mais ça faisait tout de même plus habité, il y avait un toit.

     Dans le tambour, la queue suivait la cloison en tournant. Choukhov se mit dans la file. Il y en avait une quinzaine devant lui : une bonne heure, juste avant le signal de la retraite. Ceux du chantier de la centrale qui étaient allés regarder la liste seraient derrière lui. Ainsi que tous les mécaniciens. Eux, ils seraient bons pour revenir demain matin.

     Les gars font la queue avec des petites musettes et des petits sacs. Là, derrière la porte (dans ce camp, Choukhov n’a lui-même jamais rien reçu, mais on lui a raconté), on ouvre à la hachette la caisse que vous avez reçue, le surveillant y plonge les mains et en retire tout le contenu pour l’examiner. Il entaille, il brise, il tâte et répand. S’il s’y trouve du liquide, dans des bocaux de verre ou des boîtes en fer-blanc, il ouvre ces derniers et verse, approchez vos mains ou une serviette roulée en cornet. Les bocaux et les boîtes, pas question de vous les rendre, ils ont toujours peur de quelque chose. Du gâteau, une sucrerie sortant de l’ordinaire, du saucisson ou du poisson : le surveillant prélève et goûte. (Essayez un peu de défendre vos droits : il vous chicanera ceci – interdit — et cela — non autorisé – et ne rendra rien du tout. Celui qui reçoit un colis doit donner, donner et donner — et pour commencer, au surveillant.) Lorsque la fouille du colis est terminée, on ne vous rend pas la caisse, fourrez tout dans une musette, à la rigueur dans un pan de votre caban, et tirez-vous, au suivant. Certains se font tellement presser qu’ils oublient des choses au comptoir. Inutile de revenir : il n’y a plus rien.

     Du temps d’Oust-Ijma, Choukhov avait reçu deux ou trois fois un colis. Mais il avait lui-même écrit à sa femme que c’était inutile, mieux valait ne rien envoyer, pour ne pas en priver les gosses. 

     Choukhov avait moins de mal, en liberté, à nourrir toute sa famille qu’à se nourrir lui-même ici ; seulement il savait ce que coûtaient ces colis, il n’allait pas en demander à sa famille pendant dix ans. Il valait donc mieux s’en passer.

     Il avait certes pris cette décision, pour autant, à chaque fois que quelqu’un de la brigade, ou l’un de ses voisins dans la baraque recevait un colis (ce qui arrivait presque tous les jours), son cœur se serrait parce que le colis n’était pas pour lui. Il avait fermement défendu à sa femme de lui en envoyer, même pour Pâques, et n’allait jamais regarder la liste sur le poteau, sauf pour un riche de la brigade, mais il s’attendait tout de même, de temps en temps, à voir un gars accourir et lui dire :

     — Choukhov ! Pourquoi restes-tu là ? Tu as un colis !

     Mais personne n’accourait…

     Il avait donc de moins en moins souvent l’occasion de repenser à son village de Tiemguéniovo et à son izba… La vie ici, du lever à la retraite, le  bousculait trop pour lui laisser le temps de se livrer à de vains souvenirs.

          Tout de suite, en se tenant parmi ces gens dont l’espoir de mordre bientôt dans un morceau de lard, d’étaler du beurre sur leur pain ou d’adoucir de sucre leur quart d’eau chaude réjouissait déjà les tripes, Choukhov se raccrochait à un seul désir : avoir le temps de rejoindre sa brigade au réfectoire et d’avaler sa soupe encore bouillante, et non refroidie. Car la soupe froide ne vaut pas la moitié de la bouillante.

     Il calculait que si César n’avait pas trouvé son nom dans la liste, il devait déjà être au baraquement, en train de se laver. Mais s’il avait lu son nom, il préparait en ce moment son matériel, ses petits sacs et ses gobelets en plastique. C’était pour cela que Choukhov avait promis d’attendre dx minutes.

     Là, dans la queue, Choukhov apprit même une nouvelle : il n’y aurait pas encore de dimanche cette semaine, on leur barbotait encore un dimanche. Il s’y attendait, comme tout le monde : lorsqu’il y a cinq dimanches dans le mois, ils vous en laissent trois et vous envoient bosser les deux autres. Il s’y attendait, mais de l’entendre le remua tout entier et lui serra le cœur : qui n’y tient pas, à son petit dimanche ? Du reste, comme les gars dans la queue le disaient avec raison, un jour sans travail, au camp, ils savent y faire pour vous le bousiller, ils inventent toujours quelque chose : ajouter une aile aux bains, bâtir un mur qui bloquera le passage aux zeks ou nettoyer la cour. Ou changer les matelas, les secouer, exterminer les punaises sur les wagonnets. Ou encore vérifier les identités d’après les fiches. Ou faire l’inventaire : tout le monde dehors avec ses affaires, il y en a juste pour une demi-journée.

     Ce qui les contrarie le plus, on dirait, c’est de voir le zek dormir après le petit-déjeuner.

     Quoique lentement, la queue avançait. Trois types passèrent sans faire la queue et sans rien demander à personne, en bousculant celui dont c’était le tour : un coiffeur, un comptable et un type travaillant à la Section culturelle et éducative. Ce n’étaient pas des zeks quelconques, mais des planqués à demeure, des canailles de première ne sortant jamais du camp. Une engeance que les gars des chantiers mettaient plus bas que la merde (c’était réciproque). Mais il était inutile de discuter avec eux : les planqués se tenaient les coudes et les surveillants les soutenaient.

     Il restait tout de même dix hommes devant Choukhov – et derrière lui sept étaient arrivés au pas de course – lorsque César parut dans l’encadrement de la porte et entra en se baissant, avec sur la tête la nouvelle chapka de fourrure qu’on lui a envoyée du dehors. (Un autre exemple, cette chapka. César avait graissé la patte à quelqu’un, et on l’avait autorisé à porter cette chapka de ville toute neuve et bien propre. D’autres, on leur retirait leurs bonnets râpés d’anciens soldats du front pour leur donner le calot du camp, en peau de zébi.)

     César fit un sourire à Choukhov et adressa tout de suite la parole à un original à lunettes occupé, dans la queue, à lire le journal.

     — Tiens ! Piotr Mikhalytch ! 

     Les voilà tous les deux épanouis comme des coquelicots. C’est le tour de l’original :

     — Regardez, j’ai le « Moscou-Soir » ! Un numéro tout frais qu’on m’a envoyé sous bande.

     — Pas possible ? fait César en se plongeant lui aussi dans le journal. L’ampoule au plafond est plus que faiblarde, comment distinguer des lettres aussi petites ?

     — Il y a une critique fort intéressante de la première du spectacle de Zavadski… [Directeur du théâtre Mossoviet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Iouri_Zavadski] 

     Ces Moscovites se flairent de loin, comme les chiens. Et, lorsqu’ils se rencontrent, ils ont leur façon à eux de se renifler. Et ça babille à toute allure, à qui en dégoisera le plus. Et on n’entend pas beaucoup de mots russes dans leur babillage, on dirait des Lettons ou des Roumains en train de causer.

     Cependant, César avait bien avec lui tous ses petits sacs. 

     — Donc je… César Markovitch, zézaya Choukhov, je vais m’en aller, peut-être ?

     — Bien sûr, bien sûr, dit César en levant les yeux du journal. Alors, qui est devant moi, qui est derrière ?

     — Choukhov le lui expliqua et, sans attendre que César se rappelât de lui-même le dîner, lui demanda :

     — Il faudra vous apporter votre dîner ?

     (Ce qui veut dire le porter à la baraque depuis le réfectoire, dans une gamelle : absolument interdit, il y a un tas d’ordres à ce sujet. Si vous vous faites pincer, la gamelle est vidée par terre et vous, on vous fourre au cachot ; en attendant, ça continue à se faire, et ce n’est pas près de s’arrêter, parce que, lorsqu’on a une affaire en train, on n’a pas le temps de rejoindre la brigade au réfectoire.)

     Choukhov avait demandé s’il fallait apporter le dîner tout en pensant à part soi : « Tu ne vas tout de même pas jouer les rapiats ? Me refuser ton dîner ? Il n’y a pas de bouillie le soir, ce n’est que de la soupe claire !… »

     — Non, non, sourit César, mange mon dîner, Ivan Denissytch !

     Choukhov n’attendait que ça ! Il s’envola alors comme un oiseau en liberté, s’échappant du tambour et filant à tire d’aile à travers le camp !

     Les zeks allaient et venaient dans tous les coins de la zone. Un temps, le commandant du camp avait pondu un ordre interdisant aux détenus de circuler seuls dans le camp. Là où c’était possible, il fallait emmener toute la brigade, en formation. Et là où ce n’était pas du tout possible – pour aller à l’infirmerie ou aux cabinets, disons –, il fallait organiser des groupes de quatre ou cinq hommes avec un chef désigné, chargé de les y amener en bon ordre et de les en ramener, toujours en bon ordre.

     Le commandant y tenait beaucoup et s’obstinait. Personne n’osait le contredire . Les surveillants chopaient les isolés, notaient leur matricule et les traînaient au BOUR ; mais l’ordre se disloqua. Sans faire de bruit, ce qui est le sort de nombreuses décisions annoncées à grand tapage. Imaginons qu’un gars soit convoqué chez l’oper [Rappel : encore appelé Parrain, c’est le représentant local des Organes, c’est-à-dire du KGB], on ne va pas envoyer toute une équipe avec lui ! Ou que vous ayez à passer au dépôt retirer vos provisions, pourquoi devrait-on vous accompagner ? Et si un autre se mettait en tête d’aller lire les journaux à la Section éducative et culturelle, qui viendrait avec lui ? Et ceux qui voulaient faire réparer leurs bottes, se rendre au séchoir ou tout simplement passer d’une baraque à l’autre (interdit plus que tout le reste !), comment les en empêcher ?

     Par cet ordre, le commandant voulait nous priver de notre dernière liberté, mais il avait raté son coup, le ventripotent.

     Sur le chemin du baraquement, Choukhov croisa un surveillant et ôta son bonnet, à tout hasard. Il passa en coup de vent dans la baraque, où il y avait du grabuge : un gars s’était fait faucher dans la journée sa ration de pain, il braillait sur les plantons, qui lui répondaient sur le même ton. Le coin de la 104e était désert. 

     Choukhov trouvait la soirée réussie lorsqu’on ne trouvait pas, en rentrant, les matelas retournés : il n’y avait pas eu de fouille dans les baraquements pendant la journée. 

     Choukhov se rua vers sa couchette tout en retirant le caban. Il envoya en haut du wagonnet le caban et les moufles – avec le bout de lame de scie –, et tâta à l’intérieur du matelas : le bout de pain de ce matin était là ! Il se réjouit d’avoir recousu le matelas.

     Et il fonça dehors : vite, au réfectoire !

     il courut jusqu’au réfectoire sans tomber sur un seul surveillant. Juste sur des zeks qui se traînaient en discutant au sujet des rations.

     Dehors, le clair de lune était encore plus lumineux. Il faisait pâlir les feux tombant sur le camp, tandis que les baraques ne produisaient que des ombres noires.  L’entrée du réfectoire – de plain-pied avec un large perron précédé de quatre marches – était elle aussi dans l’ombre. Mais, au-dessus, une lanterne se balançait en grinçant dans le froid. Les ampoules donnaient une lumière irisée, effet du froid, ou bien de la crasse.

     Il y avait un autre ordre strict du commandant du camp : les brigades devaient se rendre au réfectoire en rangs par deux ; une fois arrivées au réfectoire, elles devaient rester devant le perron sans y monter, se mettre en rangs par cinq et attendre là que le planton les laisse entrer. Le planton, c’était le Boiteux, qui s’accrochait avec ténacité à ce poste d’auxiliaire. Sa boiterie, il en avait fait une invalidité, mais il était costaud, le salopard. Il s’était procuré un gourdin en bouleau avec lequel il cognait sur les gars qui montaient sans sa permission. Pas sur n’importe qui, cependant : il avait le coup d’œil, le Boiteux, il reconnaissait les gens même de dos dans l’obscurité : il ne frappait pas ceux qui allaient lui en retour lui mettre sur la gueule, seulement les soumis. Il avait une fois tapé sur Choukhov.

     « Auxiliaire », qu’on l’appelait. Mais on comprenait qu’en fait, c’était un prince, pote avec les cuisiniers !

     Aujourd’hui, fallait croire que toutes les brigades avaient déboulé en même temps, ou alors que ça avait pris du temps de remettre de l’ordre, en tout cas une foule touffue était massée autour du perron, et sur le perron lui-même se trouvaient le Boiteux, son grouillot et le chef du réfectoire en personne. Ces chiens hargneux régnaient en se passant des surveillants.

     Le chef du réfectoire, canaille engraissée, a la tête comme une citrouille et des épaules d’une archine [0,71 m]. Son trop-plein de force est tel qu’en marchant, il a l’air d’aller sur des ressorts, c’est comme s’il avait des ressorts dans les jambes, et aussi dans les bras. Il porte une chapka de fourrure blanche, sans matricule dessus, aucun travailleur libre n’a un tel bonnet. Il a un gilet en peau d’agneau avec sur le devant un numéro grand comme un timbre-poste – une concession faite à Volkovoï –, et pas du tout de numéro dans le dos. Le chef du réfectoire ne salue personne, et tous les zeks le craignent. Dans une seule de ses mains, il tient des milliers de vies. Un jour, on a voulu le rosser, tous les cuisiniers se sont précipités à sa rescousse, des trognes plus affreuses les unes que les autres.

     Ça serait moche, là, si la 104e était déjà passée : le Boiteux connaît la bobine de tous les zeks et, devant le chef, il ne laissera jamais entrer un gars avec une autre brigade que la sienne, il se moquera méchamment de lui.

     Dans le dos du Boiteux, certains gars grimpent parfois sur la rampe de l’escalier, Choukhov l’a déjà fait. Mais aujourd’hui, en présence du chef, pas moyen : il vous enverrait culbuter, un coup à devoir se traîner ensuite à l’infirmerie.

     Il faut se rapprocher au plus vite du perron pour essayer de voir, parmi ces cabans noirs tous pareils, si la 104e est encore là. 

     Juste à ce moment, les brigades se mirent à pousser (rien à faire, ce serait bientôt la retraite !) et à monter, comme à l’assaut d’une forteresse : les voilà sur la première marche, la deuxième, la troisième, la quatrième, elles firent irruption sur le perron !

     — Halte, fils de putes ! gueula le Boîteux en levant son gourdin sur les premiers. Reculez ! Je vais vous écrabouiller la gueule !

     — On n’y peut rien, braillaient les premiers, c’est derrière que ça pousse !  

     Derrière, ça poussait en effet, mais devant ça ne résistait pas beaucoup, les gars avaient dans l’idée d’être propulsés dans le réfectoire.

     Alors, le Boiteux saisit son bâton, le brandit face aux poitrines comme la barrière d’un passage à niveau et fonça sur les premiers rangs ! Son goujat empoigna une trique lui aussi,  et le chef du réfectoire lui-même ne refusa pas de se salir les mains, il se mit de la partie.

     Ils y allèrent rudement, en types mangeant de la viande et ayant de la force à revendre : ils firent reculer les gars ! Ils culbutèrent ceux de devant sur ceux de derrière qui s’écroulèrent, tombant en gerbes les uns sur les autres.

     — Foutu boiteux, on va te casser la gueule ! cria quelqu’un dans la foule, sans se montrer. Les autres dégringolaient en silence et se relevaient de même, pour éviter d’être piétinés.

     Ils avaient réussi à nettoyer les marches. Le chef du réfectoire remonta sur le perron, tandis que le Boiteux se tenait sur la marche du haut et faisait la leçon aux gars :

     — En rangs par cinq, têtes de moutons, il faut vous le dire combien de fois ? Je vous laisserai entrer quand il le faudra !

     Juste devant le perron, Choukhov avait cru apercevoir la tête de Senka Klevchine ; éperdu de joie, il essaya de jouer des coudes pour le rejoindre. Les dos opposaient trop de résistance.

     — La vingt-septième ! cria le Boiteux. Avancez !

     Les gars de la 27e s’élancèrent sur les marches et se précipitèrent vers l’entrée. À leur suite, il y eut une nouvelle ruée sur les marches, ceux de derrière poussaient. Choukhov aussi, poussait tant qu’il pouvait. Ils font trembler le perron et grincer la lanterne au-dessus.

     — Vous en voulez encore, mes salauds ? 

     Le Boiteux était fou de rage. Avec sa trique, il tapait sur des épaules et des dos, faisant tomber les gars les uns les autres. 

     Les marches étaient de nouveau nettoyées.

     D’en bas, Choukhov avait vu Pavlo monter et arriver à hauteur du Boiteux. C’était lui qui emmenait la brigade, Tiourine n’allait pas se salir dans cette cohue.

     — En rangs par cinq, cent quatre ! criait Pavlo d’en haut. Donnez passage, les amis !

     Donner le passage, ils n’en avaient rien à foutre, les amis !

     — Hé le dos, laisse-moi passer, c’est ma brigade ! dit Choukhov en secouant un gars.

     L’autre aurait bien voulu, mais on le pressait de toutes parts.

     La foule était ballottée, on s’étouffait pour toucher sa soupe, la soupe à laquelle on avait droit.

     Choukhov essaya alors autre chose : il s’agrippa à la rampe, à gauche, attrapa un pilier du perron et s’y suspendit. Il donna des coups de pieds dans des genoux, se fit bourrer les côtes et abreuver de jurons, et déjà il émergeait de la foule : il posa un pied sur la corniche du perron, près de la marche du dessus, et attendit. L’ayant aperçu, ceux de sa brigade lui tendirent la main. 

     Le chef du réfectoire, en train de s’en aller, se retourna dans l’encadrement de la porte :

     — Allez, le Boiteux, encore deux brigades !

     — La cent-quatrième ! cria le Boiteux. Où vas-tu, salopard ?

     Le gars qui était d’une autre brigade eut droit à son coup de trique sur le cou.

     Cent quatre ! crie Pavlo qui fait entrer les siens.

     — Ouf ! fit Choukhov en surgissant dans le réfectoire. Et, sans attendre que Pavlo le lui dise, il alla chercher un plateau libre.

     Au réfectoire, c’est comme toujours : la vapeur qui s’échappe en tourbillon par les portes, aux tables, les gars serrés l’un contre l’autre comme des graines de tournesol ; on circule entre les tables en se bousculant, celui qui tient un plateau rempli cherche à se frayer un passage.  Mais Choukhov, après tant d’années, a l’habitude, son œil perçant repère que CH-208 porte seulement cinq écuelles sur son plateau, c’est donc le dernier plateau pour sa brigade, autrement, il devrait être plein.

     L’ayant rattrapé, il lui glisse à l’oreille, par derrière :

     — Dis, vieux, le plateau est pour moi, après !

     — Y a un gars près de du guichet qui l’attend, je lui ai promis…

     — Des clous ! L’a qu’à faire gaffe !

     L’autre est d’accord.

     Il va à sa place et décharge son plateau ; Choukhov s’en empare, mais l’autre gars à qui le plateau était promis rapplique et empoigne l’autre bout du plateau. Il est plus chétif que Choukhov. Celui-ci pousse le plateau dans le sens où le gars tirait ; le gars s’envole et va heurter un pilier, en lâchant le plateau. Choukhov se met la plateau sous le bras et court aux guichets de distribution.

     Pavlo fait la queue devant, sans plateau, embêté. Il est tout content, du coup :

     — Ivan Denissovitch ! 

     Et il écarte le sous-brigadier de la 27e :

     Place ! T’encombres pourquoi ? J’ai du plateau !

     Voilà-t’il pas que ce petit coquin de Hoptchik se ramène en trimballant un plateau !

     — Ils bayaient aux corneilles, se marre-t-il, alors je l’ai fauché !

     Hoptchik est parti pour faire un détenu à la hauteur. Encore deux ou trois ans à grandir et à faire son apprentissage, il sera employé à couper le pain, pas moins. 

     Le deuxième plateau, Pavlo le confia à Ermolaïev, un Sibérien costaud (lui aussi avait ramassé dix ans pour avoir été fait prisonnier). Il envoya Hoptchik repérer une table où les gars finissaient de dîner. Quant à Choukhov, il posa son plateau de travers devant un guichet et attendit.

     Cent quatre ! annonça Pavlo par le guichet.

     Il y a cinq guichets en tout : trois pour la distribution générale, un pour les gars inscrits sur la liste spéciale (une dizaine d’hommes ayant des ulcères plus, par piston, tous ceux de la comptabilité), et encore un pour le retour de la vaisselle (il y a des bagarres devant ce guichet, à qui léchera les écuelles). Les guichets sont bas, à peine plus haut que la ceinture. À travers, on ne voit pas les cuisiniers : juste leurs mains et les louches.

     Les mains du cuisinier sont blanches et soignées, mais elles sont fortes et poilues. Un vrai boxeur, en fait de cuisinier. Il prend un crayon et coche la brigade sur la liste accrochée au mur :

     — La cent-quatrième, vingt-quatre !

     Le Pantéleëv s’est pointé tout doucement au réfectoire. Pas malade du tout, la chienne !

     Le cuisinier prend une énorme louche de trois litres et se met à touiller, touiller, touiller (on vient de remplir presque à ras bord le bac devant lui, ça fume en gros tourbillons). Puis il empoigne une louche de sept cent cinquante grammes et se met à puiser avec, sans plonger bien loin.

     — Un, deux, trois, quatre…

     Choukhov note les écuelles qui reçoivent de la soupe avant que tout l’épais n’ait filé au fond du bac, et les autres, les délaissées, qui n’ont que du liquide. Il en met dix sur son plateau et l’emporte. Hoptchik lui fait signe depuis la deuxième rangée de piliers :

     — Par ici, Ivan Denissytch, par ici !

     Porter les écuelles n’est pas une mince affaire. Choukhov avance sans à-coups pour éviter toute secousse à son plateau, travaille surtout du gosier :

     — Dis donc, KH-920 ! Fais gaffe, papa ! Dégage, mon gars !

     Dans une telle cohue, porter une seule écuelle sans rien faire gicler demande déjà de l’astuce, et là il en porte dix. Choukhov dépose tout de même en douceur son plateau sur le bout de table débarrassé par Hoptchik, sans la moindre éclaboussure récente dessus. Il a même vu comment faire tourner le plateau pour se retrouver, une fois assis, en face des deux écuelles contenant la soupe la plus consistante.

     Ermolaïev apporte aussi dix écuelles. Hoptchik court pour ramener avec Pavlo les quatre dernières, ils les tiennent dans leurs mains.

     Kildigs apporte encore le pain sur un plateau. Aujourd’hui, c’est au travail fourni : deux cents grammes pour les uns, trois cents pour d’autres, quatre cents pour Choukhov. Il prend ses quatre cents grammes, côté croûton, et encore deux cents grammes, dans le milieu, pour César.

     À ce moment, les gars de la brigade affluent de tout le réfectoire, histoire de toucher leur dîner : lampe où tu trouves à t’asseoir ! Choukhov distribue les écuelles en se rappelant qui a reçu la sienne, tout en surveillant son coin de plateau. Il a mis sa cuillère dans l’une des soupes consistantes, signe que l’écuelle est prise. Fétioukov est l’un des premiers à prendre son écuelle, et il s’en va : il pense qu’il n’y aura rien à gratter pour lui à la brigade, tout de suite, et qu’il vaut mieux aller renifler dans tout le réfectoire, à la recherche d’une écuelle non terminée. (Lorsqu’un gars repousse son écuelle sans l’avoir finie, ils sont parfois plusieurs à s’abattre dessus comme des milans.)

     On recompte les portions avec Choukhov, ça a l’air de coller. Choukhov met de côté pour Andreï Prokofiévitch l’une des soupes consistantes, et Pavlo la reverse dans une mince gamelle allemande à couvercle : on peut la faire passer sous son caban, serrée contre la poitrine.

     Les plateaux ont été rendus. Pavlo s’est assis avec sa double ration, et Choukhov devant les deux siennes. Ils ne se disent plus rien, ce sont là des minutes saintes.

     Choukhov a enlevé son bonnet et l’a mis sur ses genoux. Avec sa cuillère, il vérifie l’une des écuelles, puis l’autre. Ça peut aller, il y a même du poisson. En général, la soupe du soir est bien plus claire que celle du matin : le matin, il faut nourrir le zek pour qu’il travaille, tandis que le soir, il n’en crèvera pas, il dormira là-dessus.

     Il commence à manger. Il commence par avaler tout le liquide, il boit, il boit. C’est brûlant, ça se répand dans tout son corps : ses tripes en frétillent, elles palpitent en allant au-devant de la soupe. C’est bon ! Le voilà, le bref instant pour lequel vit le zek.

     À cet instant, rien ne contrarie Choukhov : ni que sa peine soit longue, ni que sa journée le soit, ni que le dimanche disparaisse encore. À cet instant, il pense : « On survivra ! On en réchappera, avec l’aide de Dieu, ça prendra fin ! »

     Ayant bu le liquide brûlant des deux écuelles, il transvase le contenu de la deuxième dans la première, il en fait tomber tout ce qu’il peut et la racle encore avec la cuillère. Il se sent plus tranquille comme ça, en quelque sorte, il n’a plus à penser à la deuxième écuelle, plus à la surveiller du coin de l’œil ni à garder une main dessus. 

     Ses yeux étant libres, il louche sur les écuelles de ses voisins. À sa gauche, c’est juste de la flotte. Les salauds, faire ça à d’autres zeks !

     Choukhov se met à manger le chou avec le reste du liquide. Il trouve en tout et pour tout une petite pomme de terre, provenant de l’écuelle de César. Une patate riquiqui, bien sûr gelée, dure au milieu et un peu sucrée. Le poisson, il n’y en a presque pas, un bout de grosse arête avec rien dessus, par-ci, par-là. Mais il faut mâcher chaque bout d’arête ou de nageoire : on en tire un jus qui est bon pour la santé. Tout ça demande du temps, bien sûr, mais Choukhov n’a plus de raison de se presser, c’est la fête, aujourd’hui, pour lui : il a décroché deux portions au déjeuner, et deux au dîner. Il peut voir venir, pour le reste.

     Peut-être tout de même passer chez le Letton pour lui demander du tabac. D’ici à demain matin, il pourrait ne plus lui en rester.

     Choukhov dînait sans pain : du pain avec une double portion, ce serait trop, le pain irait pour demain. Le ventre est une fripouille qui oublie le bienfait ancien, il réclamerait à nouveau demain.

     Choukhov finissait sa soupe sans trop faire attention à qui était dans le coin, vu que ce n’était pas nécessaire : il mangeait ce qui lui revenait, sans rien désirer d’autre. Il remarqua cependant que la place juste en face de lui, à la même table, venait de se libérer, et que s’y asseyait YU-81, un vieux de haute taille. Choukhov savait qu’il était de la 64e brigade et, en faisant la queue au bureau des colis, Choukhov avait entendu que la 64e était allée ce jour-là à la « Cité socialiste » à la place de la 104e, et qu’elle avait passé la journée au froid, à tendre du barbelé : elle se fabriquait une zone pour elle-même. 

     On avait raconté à Choukhov que ce vieillard était détenu, en prison et dans les camps, depuis un nombre incalculable d’années, depuis l’instauration du pouvoir soviétique, sans être jamais effleuré par la moindre amnistie : lorsqu’il finissait une décennie, on lui en rajoutait aussitôt une autre.

     Choukhov le vit alors de près. Émergeant de tous les dos courbés des prisonniers, son dos était remarquable de rectitude, attablé, il semblait s’être mis quelque chose sous les fesses, en plus du banc. Il n’y avait depuis longtemps plus rien à raser sur sa tête nue : tous ses cheveux étaient tombés du fait de la bonne vie qu’il menait. Les yeux du vieillard ne suivaient pas tout ce qui se passait au réfectoire, ils étaient braqués au-dessus de la tête de Choukhov, contemplant un spectacle aperçu de lui seul. Il mangeait lentement sa soupe claire avec une cuillère en bois ébréchée, sans plonger la tête dans son écuelle comme tous les autres, mais en levant haut sa cuillère jusqu’à sa bouche. Il ne lui restait plus de dents, ni en haut ni en bas : ses gencives durcies mâchaient le pain à la place de ses dents. Son visage exténué ne montrait pas la faiblesse des invalides-crevards, il se rapprochait d’une pierre taillée et assombrie. On voyait à ses grandes mains noires et pleines de crevasses que durant toutes ces années, il ne lui était pas souvent arrivé de trouver des planques. Mais c’était tellement ancré en lui, il ne se résignait pas : ses trois cents grammes, il ne les posait pas, comme tout le monde, sur la table salie des coulées de soupe, mais sur un chiffon fraîchement lavé.

     Cependant, Choukhov n’avait pas le temps de l’observer plus longuement. Ayant fini de manger, ayant léché sa cuillère et l’ayant fourrée dans sa botte, il remit sa chapka, se leva, prit les rations de pain, la sienne et celle de César, et sortit. On sortait du réfectoire par un autre perron, gardé encore par deux auxiliaires dont le boulot consistait juste à enlever le crochet pour vous faire passer, avant de le remettre.

     Choukhov sortit le ventre plein et content de lui ; il résolut, en dépit du fait que la retraite approchait, de courir tout de même voir le Letton. Sans aller porter ses pains à la baraque neuf, il partit à grandes enjambées en direction de la sept.

     La lune était très haute, elle se découpait, nette et blanche, dans le ciel, lui aussi bien net. Quelques étoiles par-ci par-là, les plus brillantes. Mais Choukhov avait encore moins le temps de contempler le ciel. Ce qu’il comprenait, c’était que le froid persistait. Quelqu’un avait entendu les travailleurs libres annoncer du moins trente pour ce soir, et du moins quarante demain matin.

     On entendait très loin : un tracteur ronflait quelque part dans le bourg, une excavatrice glapissait du côté de la route. Et la moindre paire de bottes marchant ou courant à l’intérieur du camp faisait crisser la neige. 

     Aucun vent, par contre.

     Son tabac cultivé au jardin, Choukhov devait le payer le même prix qu’auparavant : un rouble le verre, tandis qu’en liberté, c’était trois roubles le verre, ou même davantage, suivant la qualité. Les camps de travaux forcés avaient leurs prix à eux,  des prix qui ne ressemblaient à rien, parce qu’on ne pouvait pas y conserver de l’argent, que peu de gens en possédaient et qu’il avait une grande valeur. Pour le travail fourni, on ne recevait ici pas un kopeck (à Oust-Ijma, Choukhov se faisait tout de même trente roubles par mois). Et si quelqu’un recevait de l’argent envoyé par sa famille, il ne le touchait pas, on l’inscrivait sur son compte personnel. Ce compte permettait, une fois par mois, d’acheter au magasin du savon, du pain d’épices moisi et des cigarettes Prima. Il fallait acheter pour le montant déclaré au chef, même si la marchandise vous déplaisait. Sinon, l’argent s’envolait de toute façon du compte, puisqu’on l’avait inscrit.

     L’argent, Choukhov s’en faisait seulement en travaillant de son côté : deux roubles pour confectionner des pantoufles avec du chiffon fourni par le gars qui passait commande, et pour rapiécer une veste matelassée, il fallait se mettre d’accord sur le prix.

     La septième baraque n’est pas, comme la neuvième, partagée en deux moitiés. Un long couloir avec dix portes ouvrant chacune sur la chambrée d’une brigade, la pièce étant bourrée de sept wagonnets. Avec en plus un réduit pour la tinette, une cabine pour le chef de baraque et une encore pour les peintres.

     Choukhov entre dans la chambrée de son Letton. Celui-ci est étendu sur la couchette du bas d’un wagonnet, les pieds relevés contre le barreau d’appui, il bredouille en letton, parlant avec son voisin.

     Choukhov s’assoit à côté de lui. « Salut », dit-il. « Salut », répond l’autre sans bouger les jambes. La pièce est petite, tout le monde tend aussitôt l’oreille, histoire de savoir qui est venu et ce qu’il veut. Tous les deux le comprennent, du coup Choukhov tourne autour du pot : « Alors, ça va ? » « On fait aller. » « Pas chaud, aujourd’hui. » « Oui. »

     Choukhov a attendu que que les autres reprennent leurs conversations (ils discutent de la guerre en Corée : avec l’entrée des Chinois dans la danse, va-t-il y avoir la guerre mondiale, ou pas ?) et se penche alors vers le Letton :

     — Y a du tabac ?

     — Oui.

     — Fais voir. 

     Le Letton décroche ses pieds de l’appui, baisse les jambes et les met dans le passage, puis se soulève un peu. Il est radin, ce Letton, il a toujours peur de trop remplir son verre, d’y verser en plus de quoi se rouler une demi-clope.

     Il montre à Choukhov sa blague et en desserre les cordons. 

     Choukhov en prend une pincée dans sa paume : c’est bien le même tabac que la dernière fois, brunâtre et coupé pareil. Il l’approche de son nez, renifle : c’est bien lui. il dit quand même au Letton :

     — On dirait que c’est pas le même.

     — Le même ! Le même ! se fâche le Letton. D’autre qualité j’ai jamais, la même toujours.  

     — Bon, d’accord, dit Choukhov. Remplis-moi un verre bien tassé, j’y goûterai et  j’en prendrai peut-être un deuxième.

     Il a dit :« un verre bien tassé », parce que l’autre verse trop léger.

     Le Letton tire de dessous son oreiller une autre blague à tabac, plus pleine que la première, et sort un verre de son casier-table de nuit. Le verre est en plastique, mais Choukhov l’a mesuré de l’œil : il contient autant qu’un verre taillé.

     Le Letton verse.

     — Tasse, tasse donc ! dit Choukhov en y mettant lui-même le pouce.

     — Laisse-moi, je savoir ! grogne le Letton en écartant le verre ; il tasse lui-même, mais en appuyant légèrement. Et recommence à verser.

     Cependant, Choukhov a déboutonné sa veste matelassée pour palper le papier à l’intérieur de la ouate, un bout de papier qu’il est le seul à pouvoir tâter. À deux mains, il le déplace à travers la ouate, le poussant vers un petit trou percé en un autre endroit et barré de deux fils minuscules. Quand le bout de papier y arrive, il défait les fils avec ses ongles, plie le papier en deux dans le sens de la longueur (il était déjà plié) et le fait passer à travers le trou. Deux roubles. De vieux billets, des qui ne craquent pas.

     Dans la chambre, ça gueule :

     — Vous croyez qu’il va vous épargner, le petit père moustachu ? Il se méfie de son propre frère, alors, de vous, tas d’andouilles ! [Cette unique allusion à Staline fut rajoutée au manuscrit à la demande de Vladimir Lébiédiev, conseiller de Khrouchtchev pour les questions culturelles. Voir Le chêne et le veau.]

     Ce qu’il y a de bien, dans un camp de bagnards, c’est la liberté totale. À Oust-Ijma, pour avoir chuchoté à quelqu’un qu’au dehors les allumettes manquaient, on vous collait aussi sec une rallonge de dix ans. Ici, on peut crier ce qui vous chante en haut des wagonnets, les mouchards ne le rapporteront pas : les agents des Organes en ont fait leur deuil.

     Seulement, ici, on manque de temps pour causer…

     — Dis donc, tu verses trop léger, râle Choukhov.

     — Tiens, tiens, voilà ! dit le Letton en ajoutant une pincée sur le dessus.

     Choukhov tire sa propre blague de sa poche intérieure  et y verse le contenu du verre.

     — Bon, se décide-t-il, remplis m’en une deuxième.

     Il ne veut pas se gâcher le plaisir de la première cigarette en la fumant à la va-vite.

     Ils se disputent encore un peu, puis Choukhov verse le second verre dans sa blague, donne ses deux roubles, salue le Letton de la tête et s’en va.

     Une fois dehors, il se remet aussitôt à courir de plus belle vers sa baraque. Pour ne pas rater César quand ce dernier rentrera avec son colis.

     Mais César était déjà assis sur sa couchette du bas et prenait du bon temps à contempler son colis. Il avait déballé ce qu’il avait apporté et l’avait étalé sur sa paillasse et sur son casier-table de nuit ; seulement, la lumière de l’ampoule ne donnait pas droit dessus, le cadre de la couchette de Choukhov, au-dessus, l’arrêtait, et il faisait sombre en dessous. 

     Choukhov se pencha, avança entre la couchette du capitaine et celle de César et lui tendit sa ration de pain du soir.

     — Votre pain, César Markovitch.

     Il ne dit pas : « Alors, vous l’avez reçu ? » car cela aurait été une façon de rappeler qu’il avait droit à sa part pour avoir fait la queue à la place de César. Son droit, il le connaissait. Mais ses huit ans de gros travaux n’en avaient pas fait un chacal – et plus ça allait, plus il s’affermissait dans sa manière d’être.

     Il ne pouvait cependant pas commander à ses yeux. Ses yeux d’épervier, ceux d’un ancien des camps avaient en un instant survolé le contenu du colis de César, étalé sur la couchette et le casier, et même si les emballages en papier n’étaient pas complètement défaits et si certains petits sacs étaient restés fermés, ce rapide coup d’œil, confirmé au flair, avait malgré  lui renseigné Choukhov : César avait reçu du saucisson, du lait condensé, un gros poisson fumé, du lard, des biscottes aromatisées, des gâteaux secs avec un autre parfum, dans les deux kilogrammes de sucre en morceaux et aussi, semblait-il, du beurre, et puis des cigarettes, du tabac à pipe, et d’autres choses encore.

     Il avait saisi tout cela le temps de dire :

     — Votre pain, César Markovitch.

     César, excité, hirsute, comme ivre (recevoir un colis de vivres leur fait à tous cet effet-là), refusa le pain d’un geste :

     — Garde-le pour toi, Ivan Denissytch !

     Une soupe et deux cents grammes de pain, ça faisait un dîner complet : toute la part de Choukhov sur le colis de César.

     Et aussitôt, comme coupant un fil, Choukhov n’attendit plus rien pour lui de ces bonnes choses étalées par César. Il n’y a rien de pire que d’exciter son ventre inutilement.

     Bon, quatre cents grammes de pain plus deux cents grammes, et encore au moins deux cents grammes dans le matelas. Ça suffit bien. Deux cents grammes à s’envoyer tout de suite, cinq cent cinquante à se mettre sous la dent demain matin, quatre cents à emporter au boulot, on peut vivre ! Le pain du matelas, même, qu’il y reste ! C’est bien, d’avoir eu le temps de recoudre le matelas : les gars de la 75e se sont fait faucher du pain dans leurs casiers, ils peuvent toujours envoyer une plainte au Soviet Suprême !

     Certains ont dans l’idée que celui qui reçoit un colis est un richard bon à traire ! Mais en y réfléchissant, si ça arrive sans problème, ça s’en va aussi vite. Il arrive que des richards comme ça soient bien contents, avant l’arrivée d’un colis, de se gagner une kacha supplémentaire en rendant service. Et ils mendient de quoi fumer. Ils ne peuvent pas éviter de donner quelque chose au surveillant et au brigadier, sans parler du planqué du bureau des colis – sinon, la prochaine fois, le colis, on n’en entendra pas parler de toute la semaine. Et le type de la consigne, du dépôt des objets personnels, à qui on remet tous les vivres (et César lui amènera son colis dans un sac demain matin, avant la répartition) à cause des voleurs et des fouilles, et puis c’est un ordre du commandant, il vaut mieux lui graisser la patte correctement, autrement il en barbotera davantage, petit bout par petit bout. Avec ce rat enfermé toute la journée avec les provisions des autres, allez donc vérifier ! Il faut aussi donner quelque chose à ceux qui rendent service, comme Choukhov. Et au préposé aux bains, pour qu’il vous mette de côté du linge convenable, il faut aussi donner, si peu que ce soit. Et au coiffeur également, un petit quelque chose, trois ou cigarettes pour qu’il vous rase avec un papier, c’est-à-dire qu’il essuie son rasoir sur un bout de papier et non sur votre genou nu. Et donner à la Section culturelle et éducative, pour qu’on vous mette vos lettres à part, histoire qu’elles ne s’égarent pas. Et quand on veut carotter une journée, rester couché au lieu d’aller travailler, il faut refiler quelque chose au docteur. Et le voisin de wagonnet avec qui vous partagez le même casier-table de nuit, comme le capitaine avec César, comment ne rien lui donner ? Il compte chacune de vos bouchées, même le gars le plus endurci ne peut y tenir, et partage.

     Il peut rester à envier, celui qui trouve toujours le voisin mieux servi ; Choukhov, lui, comprend la vie et ne se distend pas le ventre à la vue du bien d’autrui. 

     Cependant, il s’était déchaussé, avait grimpé sur sa couchette et avait sorti le bout de lame de scie de sa moufle ; il décida, l’ayant examiné, de chercher dès le lendemain une pierre convenable pour aiguiser la lame et en faire un couteau de cordonnier. En trois ou quatre jours, en s’y mettant le matin et le soir, ça pouvait donner un bon petit couteau à la lame recourbée et tranchante.

     En attendant, même jusqu’au matin, il fallait cacher ce bout de lame. La faire entrer sous la traverse du bâti de sa couchette. Et, tant que le capitaine n’était pas là (ce qui lui éviterait de recevoir des saletés sur la figure), Choukhov retourna, à la tête de son lit, le lourd matelas, fait non de copeaux mais de sciure, et entreprit de cacher la lame.

     Ses voisins du haut le voyaient faire : Aliochka le baptiste et, de l’autre côté du passage, les deux Estoniens quasi-frères. Mais Choukhov ne craignait rien de leur part. 

     Fétioukov traversa la baraque, tout courbé et sanglotant, la lèvre en sang. Il avait donc, une fois de plus, pris une tatouille à cause des écuelles. Sans regarder personne ni cacher ses larmes, il passa devant toute la brigade, grimpa sur sa couchette et s’enfouit dans son matelas.

     À la réflexion, il fait pitié. Il n’arrivera jamais à finir son temps. Il ne sait pas se comporter.

     Là-dessus, voilà le capitaine qui arrive, tout joyeux, apportant une gamelle de thé de première. Il y a bien deux tonneaux de thé dans la baraque, mais peut-on appeler ça du thé ? C’est juste tiède et coloré, mais c’est de la lavasse, avec une odeur de tonneau, de bois pourri à force d’être exposé à la vapeur. C’est du thé pour hommes de peine. Bouïnovski, lui, a dû prendre à César une poignée de vrai thé qu’il a jetée dans sa gamelle avant de courir au réservoir d’eau bouillante. Il s’installe en bas, à côté du casier, content comme tout :

     — J’ai bien failli me brûler les doigts au jet ! se vante-t-il.

     En dessous, César déplie une feuille de papier et pose dessus une chose, puis une autre ; Choukhov a rabattu son matelas pour éviter de voir et d’en être affecté. Mais, de nouveau, ils ne peuvent se passer de Choukhov : César se redresse dans le passage, ses yeux juste à la hauteur de Choukhov, et lui fait un clin d’œil :

     — Denissytch ! Dis, passe-moi ton dix-jours !

     Il veut parler d’un canif pliant que Choukhov cache également dans la charpente du châlit. Il est plus petit qu’un doigt replié, mais ce vaurien-là vous coupe cinq doigts d’épaisseur de lard. Choukhov l’a fabriqué lui-même, il l’a fignolé et l’affûte lui-même.

     Il farfouille, sort le canif et le passe à César qui remercie de la tête et disparaît en bas.

     Voilà encore un gagne-pain, un couteau. On risque bien le cachot pour en avoir un. Alors, il faudrait être drôlement sans vergogne pour vous dire : « File voir ton couteau, on va se couper du saucisson, mais toi, t’auras peau de balle. »

     Voilà de nouveau César endetté vis-à-vis de Choukhov.

     Les histoires de couteau et de pain réglées, Choukhov sortit sa blague à tabac.  Il en tira sur-le-champ une pincée égale à celle qu’il avait empruntée et la tendit, à travers le passage, à l’Estonien : tiens, merci.

     L’Estonien distendit ses lèvres en une manière de sourire, marmonna quelque chose à son voisin et quasi-frangin, et les deux se roulèrent une cigarette avec la pincée de tabac, histoire de voir ce que valait le tabac de Choukhov. 

     Goûtez-y, il n’est pas moins bon que le vôtre ! 

     Choukhôv en aurait bien tâté aussi, mais son horloge intérieure lui disait qu’il restait très peu de temps avant l’appel de contrôle. C’était juste le moment préféré des surveillants pour fureter dans les baraquements. À présent, pour fumer, il aurait fallu aller dans le couloir, mais Choukhov, en haut sur sa couchette, était plus au chaud, hein. Il n’y faisait pas chaud du tout, dans la baraque, il y avait toujours ces filets neigeux au plafond. On y grelotterait, la nuit, mais pour le moment c’était supportable, apparemment.

     Tout en vaquant ainsi à ses affaires et en ayant même commencé à attaquer par petits morceaux ses deux cents grammes de pain, il entendit malgré lui ce que se disaient en dessous, tout en buvant leur thé, César et le capitaine.

     — Mangez, capitaine, capitaine, ne vous gênez pas ! Prenez du poisson fumé, là. Et prenez du saucisson.

     — Merci, j’en prends.

     — Et mettez du beurre sur votre pain ! Une véritable baguette de Moscou !

     — Ah, c’est tout bonnement incroyable, qu’il y ait encore des endroits où l’on cuise des baguettes ! Tenez, cette soudaine abondance me rappelle une histoire. C’était à Sébastopol, avant la Conférence de Ialta [Ce passage ne se trouve pas dans toutes les versions du texte]. La ville était complètement affamée, et nous devions la faire visiter à un amiral américain. Alors on a tout spécialement installé un magasin plein de victuailles, mais à ouvrir seulement lorsque nous serions à quelques pâtés de maisons de là, pour que les habitants n’aient pas le temps de s’y ruer. Malgré cela, une minute plus tard, le magasin était à moitié plein. Qu’est-ce qu’on n’y trouvait pas ! Les gens criaient : « Du beurre ! Regarde, du beurre ! Du pain blanc ! »

     Dans sa moitié de baraque, deux cents gosiers faisaient du raffut, pourtant Choukhov crut distinguer qu’on avait fait résonner le rail. Mais personne ne l’avait entendu. Il remarqua aussi la présence du surveillant Nez-Court – un petit gars aux joues vermeilles. Il avait un papier dans les mains ; vu le papier et son allure, il n’était pas venu pincer les fumeurs, ni envoyer les gars à l’appel, il cherchait quelqu’un.

     Nez-Court vérifia sur son papier et demanda :

     — Où est la 104e ?

     — Ici, lui répondit-on, et les Estoniens cachèrent leur cigarette et chassèrent la fumée.

     — Le chef de brigade, il est où ?

     — Eh bien ? fait Tiourine depuis sa couchette, posant à peine les pieds par terre.

     — Les gens qui devaient écrire des notes explicatives l’ont-ils fait ?

     — Ils sont en train, répondit Tiourine avec assurance. 

     — Elles auraient déjà dû être remises.

     — Ils n’ont pas trop d’instruction, mes gars, c’est difficile, pour eux. (Il parlait de César et du capitaine. Quel numéro, le brigadier ! Il n’est jamais à court.) Et on n’a ni porte-plume ni encre.

     — Il faut en avoir.

     — On nous les prend !

     — Dis donc, brigadier, continue à discuter, et je te mets au trou, toi aussi ! promit Nez-Court, mais sans méchanceté.  Que les notes explicatives soient au corps de garde demain avant la répartition ! Avec la mention que les affaires défendues ont toutes été remises au dépôt des objets personnels. Compris ?

     — Compris.

     (« Le capitaine l’a échappé belle ! » se dit Choukhov. Quant au capitaine, il n’entendait rien, le saucisson l’occupait trop.)

     — Bon, main-tenant, dit le surveillant… CH-311, c’en est un de chez toi ?

     — Faut que je regarde sur la liste, dit évasivement le brigadier. Ces fichus matricules, vous croyez qu’on se les rappelle ? (Le brigadier essayait de gagner du temps, il aurait voulu sauver le capitaine au moins pour cette nuit, en faisant durer les choses jusqu’à l’appel.)

     — Bouïnovski, c’est chez toi ?

     — Hein ? Présent ! fit la voix du capitaine de dessous la couchette de Choukhov, qui le cachait aux regards.

     Le pou pressé tombe sous le peigne le premier.

     — C’est toi ? Exact, CH-311. Amène-toi.

     — Où va-t-on ?

     — Tu le sais bien.

     Le capitaine pousse un soupir et un petit cri. Probable que c’était moins dur pour lui de conduire, par nuit noire et sur une mer démontée, une escadre de torpilleurs que de quitter maintenant cette conversation amicale pour le cachot glacé. 

     — Combien de jours ? demande-t-il d’une voix faible.

     — Dix. Allez, allez, pressons !

     Juste à ce moment, les plantons se mettent à brailler :

     — L’appel ! L’appel ! Dehors pour l’appel !

     Ce qui veut dire que le surveillant envoyé faire l’appel est déjà dans la baraque.

     Le capitaine s’est retourné : doit-il prendre son caban ? Mais on le lui enlèvera, là-bas, on ne lui laissera que sa veste matelassée. Inutile, vas-y comme ça. Le capitaine espérait que Volkovoï oublierait (mais Volkovoï ne pardonne rien à personne), il ne s’est pas préparé, il n’a même pas caché de tabac dans sa veste. En emmener au creux de la main ne servirait à rien, on le lui prendrait tout de suite à la fouille. 

     Tout de même, le temps qu’il mette sa chapka, César lui glisse deux cigarettes. 

     — Eh bien, adieu les amis, dit, désemparé, le capitaine à la brigade, en leur faisant un signe de tête avant de suivre le surveillant. 

     On lui crie à plusieurs voix, les uns : « Courage ! », d’autres : « Garde le cap ! ». Qu’est-ce qu’on peut lui dire ? La 104e  connaît le BOUR, c’est elle qui l’a construit : les murs en pierre, le sol en ciment, pas la moindre fenêtre, un poêle qu’on allume juste pour faire fondre la glace des murs, de quoi faire des flaques au sol. Des planches nues pour dormir, ou pour rester allonger en claquant des dents, trois cents grammes de pain par jour, avec une soupe seulement le troisième, le sixième et le neuvième jour.

     Dix jours ! Dix jours de mitard, ici, si c’est au régime sévère et qu’on les fasse jusqu’au bout, cela veut dire perdre la santé à jamais. Tuberculose et hôpital jusqu’à la fin.

     Et ceux qui prennent quinze jours de régime sévère, c’est la terre humide qui les attend à la sortie.

     Tant que vous êtes à la baraque, réjouissez-vous et priez, et évitez le cachot !

     — Allez, sortez, je compte jusqu’à trois ! crie le chef de baraque. Ceux qui ne seront pas sortis à « trois », je note leur matricule et je le transmets au citoyen surveillant !

     Le chef de baraque, c’est vraiment le salaud en chef. On l’enferme pourtant avec nous pour la nuit dans la baraque, mais il se comporte en chef qui ne craint personne. Au contraire, c’est lui que tout le monde craint. Il donne les uns au gardien, casse lui-même la gueule à d’autres. Il est inscrit comme invalide pour un doigt perdu dans une bagarre, mais il a la trogne d’un truand. C’en est un, d’ailleurs, c’est un droit-commun, mais on a lui a aussi accroché l’article 58-14 [Sabotage économique], c’est pour ça qu’il s’est retrouvé dans notre camp.

     Pas difficile, il note votre matricule sur un bout de papier qu’il donne au surveillant : vous voilà au cachot pour deux jours, mais en allant travailler. Alors, si les gars se traînaient jusque-là sans se presser vers la sortie, à présent, c’est la cohue, la bousculade, ça saute comme des ours des couchettes d’en haut et tout le monde s’engouffre dans la porte, trop étroite maintenant. 

     Tenant dans sa main la cigarette dont il avait envie depuis longtemps, et déjà roulée, Choukov saute lestement de sa couchette, fourre ses jambes dans ses bottes et s’en va déjà, mais il a pitié de César. Il ne cherche pas à en tirer quelque chose, ça vient du cœur, César lui fait pitié : sûr qu’il s’y croit, César, mais il ne comprend rien à la vie : quand il a reçu son colis, au lieu de commencer à se régaler, il fallait se dépêcher d’aller avant l’appel le déposer à la consigne. Il pouvait toujours se mettre de côté un petit quelque chose pour le soir. À présent, qu’est-ce qu’il va faire de son colis, César ? S’il se pointe à l’appel avec tous ses petits sacs, quelle rigolade ! Cinq cents gars vont rire à gorge déployée. Le laisser dans la baraque ? Les premiers à revenir de l’appel risquent de le lui faucher. (À Oust-Ijma, la loi du camp était encore plus féroce : en rentrant du travail, les truands se mettaient en tête et, le temps qu’arrive la queue de colonne, ils avaient nettoyé tous les casiers.)

     Il s’agitait, César, s’affolant un peu tard. Choukhov le vit fourrer sous ses habits le lard et le saucisson : emmener à l’appel au moins ça, sauver au moins ça !

     Choukhov eut pitié de lui et lui conseilla :

     — Reste ici, César Markovitch, laisse tout le monde sortir et reste dans ton coin, à l’ombre. Et quand le surveillant se mettra, avec les plantons, à faire le tour des couchettes et à fureter partout, montre-toi en disant que tu es malade ! Moi, je vais sortir le premier et rentrer le premier en vitesse. Comme ça…

     Et il se sauva.

     Choukhov commença par jouer des coudes pour de bon (en tenant cependant la cigarette roulée à l’abri dans son poing fermé). Mais, dans le couloir, commun aux deux moitiés de la baraque, et à l’entrée, ça ne se bousculait plus du tout ; prudents comme des fauves, les détenus s’étaient collés aux murs, deux rangs de chaque côté, laissant seulement passage pour un homme, comme pour dire : « Celui qui est assez bête pour aller dans le froid, il peut bien y aller. On y est toute la journée, dans le froid, faudrait se geler dix minutes de plus ? Tu me prends pour un con ? Crève aujourd’hui, moi ce sera demain ! » [Soljénitsyne fit par la suite de ce dernier adage le leitmotiv de sa description du Goulag…]

     Les autres fois, Choukhov se collait lui aussi contre la paroi. Là, il sort à grandes enjambées, avec un large sourire, encore :

     — Alors les planqués, vous avez peur de quoi ? Vous n’avez jamais vu le froid sibérien ? Venez vous chauffer au soleil du loup ! Hé, papa, donne-moi du feu !

     Il allume sa cigarette dans l’entrée et sort sur le perron. « Le soleil du loup », c’est comme ça qu’on appelait parfois la lune, dans son pays, manière de plaisanter.

     Elle a bien monté, la lune ! Encore un peu, et elle sera au plus haut. Le ciel est blanc, tirant un peu sur le vert, les rares étoiles brillent vivement. La neige luit, toute blanche, comme les murs des baraquements, et les projecteurs  n’y sont pas pour grand-chose.

     Là-bas, devant le baraquement d’à côté, une foule noire s’épaissit : les gars sortent se mettre en rangs. Ça sort aussi d’une autre baraque. De baraque en baraque, on entend moins le grondement des voix que le crissement de la neige.

     En bas des marches, il y avait cinq gars face à la porte, et derrière eux, trois autres. Choukhov vint se mettre dans ce deuxième rang de cinq. En ayant eu son content de pain et avec une cigarette dans le bec, on peut se tenir ici. Il est bon, ce tabac, le Letton ne l’a pas arnaqué : il est très fort, mais il embaume.

     Ça sort peu à peu, il y a déjà deux-trois rangs derrière Choukhov. À présent, les premiers sortis voient les autres d’un mauvais œil : qu’est-ce qu’ils ont à rester dans le couloir, ces fumiers, au lieu de sortir ? On se gèle à cause d’eux.

     Aucun zek n’a jamais de montre sous les yeux. Ça lui servirait à quoi ? Voici tout ce que le zek a besoin de savoir : c’est bientôt le réveil ? Il reste combien, jusqu’à la répartition ? Jusqu’au déjeuner ? Jusqu’à la retraite du soir ?

     On dit tout de même que l’appel du soir a lieu à neuf heures. Mais il ne se termine jamais à neuf heures, ils remettent ça une ou deux fois. On ne s’endort pas avant dix heures. Et à cinq heures (à ce qu’on dit), c’est le réveil. Pas étonnant que le Moldave se soit endormi avant la fin du travail. Là où le zek se trouve un peu au chaud, il s’endort aussitôt. Il s’accumule tellement de sommeil en retard, au long de  la semaine, que le dimanche, lorsqu’on ne vous envoie pas au boulot, ça roupille pêle-mêle, par baraques entières. 

     Ah, les voilà qui déboulent enfin, les zeks dégringolent du perron ! C’est que le chef de baraque et le surveillant les chassent à coups de pied au cul ! Bien fait pour ces sales bêtes !

     — Alors, leur crient les premiers rangs, vous combinez quoi, fumiers ? Vous écrémez la merde ? Si vous étiez sortis plus tôt, le compte serait déjà terminé. 

     Ils ont flanqué dehors toute la baraque. Quatre cent gars dans un baraquement,  ça fait quatre-vingts rangs de cinq. Tout le monde va se ranger à la queue, les premiers avec discipline, ceux du fond en vrac, un vrai cabaret.

     — Mettez-vous en rangs, à l’arrière ! gueule depuis les marches le chef de baraque.

     Crénom, ils ne s’y mettent pas, les salopards !

     César est sorti, tout recroquevillé, jouant les malades ; derrière lui, deux plantons de l’autre moitié de la baraque, deux de notre moitié, et encore un boiteux. Ils se mettent au premier rang, ce qui fait que Choukhov se retrouve au troisième. César, il a été envoyé en queue.

     Le surveillant sort sur le perron à son tour.

     — En rangs par cinq ! crie-t-il à l’adresse de la queue, il a un sacré gueuloir.

     — En rangs par cinq ! braille le chef de baraque, il a le gueuloir encore plus fort.

     Ils ne s’y mettent pas, ces maudits diables.

     Le chef de baraque s’arrache du perron et leur rentre dedans, les injures volent, les coups également !

     Mais pas au hasard : il ne cogne que sur les soumis.

     Les voilà en rangs. Il revient. Et, en chœur avec le surveillant :

     — Premier rang ! Deuxième ! Troisième !

     Le rang appelé file à toutes jambes et rentre dans le baraquement. Pour aujourd’hui, on est quittes avec les chefs !

     Enfin, on serait quittes, sans un deuxième appel de vérification. Ces parasites, ces fronts de taureau comptent plus mal que le premier bouvier venu : ce dernier ne sait ni lire ni écrire, mais en menant son troupeau, il arrive à savoir, en chemin, si tous ses veaux sont là. Mais eux, ça n’a même pas de sens de les entraîner.

     L’hiver dernier, au camp, il n’y avait pas de séchoir, toutes les chaussures restaient la nuit dans la baraque. Alors on flanquait dehors les zeks pour un deuxième, un troisième ou un quatrième appel. Ils ne s’habillaient plus, ils sortaient emmitouflés dans leur couverture. Cette année, on a construit des séchoirs – pas suffisants pour tout le monde : chaque brigade y fait sécher ses bottes tous les trois jours, par roulement. Si bien que maintenant les contre-appels se font à l’intérieur des baraquements, en faisant passer les gars d’une moitié dans l’autre.

     Choukhov rentre en vitesse, pas le premier mais sans quitter le premier de l’œil. Il court à la couchette de César et s’y assoit. Il enlève ses bottes, grimpe sur un wagonnet proche du poêle et met ses bottes en haut du poêle : la place est au premier qui la prend. Et retourne à la couchette de César. Il s’y assoit, les jambes repliées, un œil sur le sac de césar sous l’oreiller – histoire que personne ne le fauche – et l’autre sur ses bottes – pour vérifier qu’un gars grimpant au poêle ne les fasse pas tomber.

     — Hé, toi, le rouquin ! doit-il crier une fois, tu veux ma botte sur la gueule, c’est ça ? Pose les tiennes, ne touche pas à celles des autres.

     Les zeks affluent en masse dans la baraque. Dans la 20e brigade, des gars crient :

     — Passez vos bottes !

     Ceux-là, on va les laisser sortir tout de suite, avant de cadenasser la baraque. Après, ils vont courir après un surveillant :

     — Citoyen chef ! Faites-nous rentrer !

     Les surveillants se réuniront dans le baraquement de l’état-major pour y refaire leurs comptes sur leurs planchettes, vérifier que personne ne s’est évadé.

     Bon, ce ne sont pas les oignons de Choukhov. Voilà César qui rentre chez lui en plongeant entre les wagonnets. 

     — Merci, Ivan Denissytch !

     Choukhov lui fait un signe de tête et grimpe en haut, leste comme un écureuil. Il peut finir ses deux cents grammes, fumer une deuxième cigarette ou tout bonnement dormir.

     Sauf que cette bonne journée l’a mis en joie, on dirait même qu’il n’a pas sommeil. 

     Faire son lit est, pour Choukhov, une opération très simple : détacher la couverture noirâtre du matelas, s’allonger sur le matelas (ça doit faire depuis 1941, depuis qu’il est parti de chez lui, que Choukhov n’a pas dormi dans des draps ; ça lui semble même étrange que les femmes s’embarrassent de draps, c’est juste de la lessive en plus), poser sa tête sur l’oreiller de copeaux, rentrer ses jambes dans sa veste matelassée, étendre le caban par-dessus la couverture et :

     — Dieu soit loué, encore une journée de passée !

     Merci pour ne pas avoir à dormir au cachot, ici, encore, ça peut aller.  

     Choukhov s’est couché la tête vers la fenêtre ; Aliochka est sur le même wagonnet, séparé de Choukhov par une planche, il a la tête de l’autre côté pour recevoir la lumière de l’ampoule. Il lit encore son Évangile.

     Elle n’est pas loin d’eux, l’ampoule, on peut lire, et même coudre.

     En entendant Choukhov louer Dieu à haute voix, Aliochka s’était retourné :

     — Vous voyez bien, Ivan Denissovitch, votre âme demande à prier Dieu. Pourquoi ne le lui permettez-vous pas ?

     Choukhov jette à Aliochka un regard en coin. Ses yeux brillent comme deux bougies. Il soupire.

     — Parce que, Aliochka, les prières sont comme les demandes qu’on fait : ou bien elles ne remontent pas, ou bien la réponse est : « Refusé ».

     Devant le baraquement de l’état-major, l y a quatre boîtes scellées, que le Parrain vient vider une fois par mois. Des tas de zeks y déposent des réclamations, et puis ils attendent, en calculant : j’aurai une réponse dans deux mois, dans un mois…

     Mais la réponse ne vient pas. Ou alors, c’est juste : « Refusé ».

     — Mais, Ivan Denissovitch, si vos prières ne sont pas exaucées, c’est que vous n’avez pas prié assez, que vous avez mal prié, sans ferveur. La prière doit passer avant tout le reste ! En ayant la foi, si vous dites à la montagne de marcher, elle marchera.

     Avec un sourire un peu railleur, Choukhov se roule une nouvelle cigarette. Il demande du feu à l’Estonien. 

     — Assez de blagues, Aliochka. Je n’ai jamais vu de montagne qui marchait. À vrai dire, je n’ai même jamais vu de montagne. Mais vous qui, au Caucase, étiez tout un club de baptistes à prier, est-ce que ça en a fait bouger une ?

     Encore des malheureux : ils gênaient qui, à prier Dieu ? Tout le cercle a ramassé  vingt-cinq ans. C’est la période qui veut ça, il n’y a plus qu’un seul tarif, à présent : vingt-cinq ans.

     — Mais ce n’était pas pour ça que nous étions en train de prier, Denissytch, essaie de lui faire comprendre Aliochka.

     Il s’est rapproché de Choukhov avec son Évangile, les voilà nez à nez. 

     — De tout ce qui est terrestre et périssable, le Seigneur nous a commandé de prier seulement pour notre pain quotidien : « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien ! »

     — La ration, quoi ? demande Choukhov.

     Aliochka essaie de le convaincre davantage avec les yeux que par ses paroles, il lui prend aussi la main et la caresse :

       Ivan Denissytch ! Il ne faut pas prier pour recevoir un colis ou une autre portion de soupe. Ce qui a de l’importance pour les hommes n’est qu’abjection aux yeux du Seigneur ! Il faut prier pour des motifs spirituels : pour que Dieu ôte de notre cœur l’écume du mal…

     — Écoute plutôt. Chez nous, à Polomnia, le pope de l’église…

     — Épargne-moi ton pope ! demande Aliochka, le front altéré par la douleur.

     — Écoute-moi tout de même (Choukhov s’appuie sur son coude). À Polomnia, dans notre paroisse, personne n’est plus riche que le pope. Lorsqu’on nous appelle pour couvrir un toit, par exemple, on prend d’habitude trente-cinq roubles la journée, mais pour le pope, c’est cent. Et il ne moufte pas. Ce pope de Polomnia, il paye une pension alimentaire à trois femmes dans trois villes différentes, et il vit avec une quatrième. Il tient l’évêque régional en lui graissant la patte tant et plus. Et il a fait déguerpir tous les autres popes qu’on nous a envoyés, il n’a pas envie de partager avec qui que ce soit…

     — Pourquoi me parles-tu de ton pope ? L’Église orthodoxe s’est écartée de l’Évangile. On ne les emprisonne pas, eux, ou alors on leur donne juste cinq ans, parce que leur foi n’est pas solide.

     Tout en fumant, Choukhov regardait tranquillement Aliochka s’agiter.

     — Aliocha [Diminutif le plus courant d’Alexeï], dit-il en écartant la main du baptiste et en lui soufflant la fumée à la figure, comprends-moi, je ne suis pas contre Dieu. Je crois bien volontiers en Dieu. Mais l’Enfer et le Paradis, non, je n’y crois pas. Pourquoi nous prenez-vous pour des imbéciles, à nous promettre l’Enfer et le Paradis ? C’est ça qui ne me plaît pas. 

     Choukhov se remit sur le dos et fit soigneusement tomber la cendre de sa cigarette derrière sa tête, dans l’espace entre la fenêtre et le wagonnet, pour ne pas brûler les affaires du capitaine. Il se mit à réfléchir, sans entendre ce que dégoisait Aliochka. 

     — En gros, conclut-il, tu peux prier tant que tu veux, on ne raccourcira pas ta peine. Tu feras ton temps du début à la fin. 

     — Mais ce n’est pas à ce sujet qu’il faut prier ! dit Aliochka, horrifié. Et que t’apporterait la liberté ? En liberté, ton reste de foi périrait, étouffé sous les ronces ! Réjouis-toi d’être en prison ! Ici, tu as le temps de penser à ton âme ! Voici ce qu’a dit l’apôtre Paul : « Pourquoi pleurez-vous et affligez-vous mon cœur ? Je désire plus qu’être prisonnier, je suis prêt à mourir pour le nom du Seigneur Jésus ! » [Actes des Apôtres, 21-13] 

     Gardant le silence, Choukhov regardait le plafond. Il ne savait plus s’il désirait ou non la liberté. Au début, oui, beaucoup, il comptait chaque soir combien de jours étaient passés, et combien restaient. Puis il en avait eu marre. Par la suite, il était devenu plus lucide : les gens comme lui, on ne les renvoyait pas chez eux, on les expédiait en relégation. Et où l’existence serait-elle la meilleure, ici ou là-bas, il l’ignorait.

     La seule chose qu’il aurait voulu demander à Dieu, c’était d’être renvoyé chez lui.

     Mais on ne le laisserait pas rentrer chez lui…

     Aliochka ne raconte pas d’histoires, sa voix comme ses yeux montrent bien qu’il est content d’être en prison.

     — Tu vois, Aliochka, lui expliqua Choukhov, pour toi ça s’arrange bien, en somme : le Christ t’a dit d’aller en prison, et tu y es allé pour le Christ. Mais moi, pourquoi je suis là ? Parce qu’en quarante-et-un, on n’était pas prêts pour la guerre, c’est ça ? J’y suis pour quelque chose ?

     — On dirait qu’il n’y a pas de contre-appel… grogna Kildigs de sa couchette.

     — Ouais ! répliqua Choukhov. Faudra le marquer au charbon dans la cheminée : pas de contre-appel aujourd’hui.

     Il bâilla :

     — Y a plus qu’à dormir.

     Juste à ce moment, le fracas de la barre de verrouillage, à l’extérieur, retentit dans la baraque en train de s’apaiser et de revenir au silence. Les deux gars qui avaient emporté les bottes accourent dans le couloir en criant :

     — Contre-appel !

     Le surveillant les suivait de près :

     — Allez dans l’autre moitié !

     Certains dormaient déjà !  Les gars se remuèrent en ronchonnant, enfilèrent leurs bottes (peu étaient en caleçons, on garde ses culottes ouatées pour dormir, sans elles on pourrait geler sous la couverture).

     — Ah les maudits ! jura Choukhov. Mais il n’était pas trop fâché, parce qu’il ne dormait pas encore.

     César envoya une main en haut et déposa sur sa couchette deux gâteaux secs, deux morceaux de sucre et une rondelle de saucisson.

     — Merci, César Markovitch, dit Choukhov en se penchant dans le passage. Tenez, donnez-moi votre sac, il ne courra pas de risque sous mon oreiller. (Rafler quelque chose en passant, c’est moins facile en haut, d’ailleurs, qui irait chercher quelque chose chez lui ?)

     César lui passa son sac blanc bien ficelé. Choukhov le mit sous son matelas et attendit le temps qu’on fasse sortir plus de gars, histoire de rester moins longtemps pieds nus dans le couloir. Mais le surveillant montra les dents :

     — Dis donc, toi, là-bas ! dans le coin !

     Et Choukhov sauta lestement sur le plancher, pieds nus (ses bottes et ses chaussettes russes étaient si bien installées sur le poêle que c’aurait été dommage de les en retirer!). Des pantoufles, il en avait cousu un paquet, mais toujours pour les autres, sans rien garder pour lui. Et puis, il avait l’habitude, ce n’était pas long à faire.

     Les pantoufles trouvées dans la journée sont également confisquées.

     Les brigades qui avaient donné leurs bottes à faire sécher avaient l’air malin, à présent, avec aux pieds des pantoufles, de simples chaussettes russes ou… rien du tout.

     — Allez ! Allez ! mugissait le surveillant.

     — Vous voulez un coup de trique, fumiers ? faisait de même le chef de baraque.

     On les chassa dans l’autre moitié de la baraque, les derniers se retrouvaient dans le couloir. Choukhov se mit contre le mur du réduit pour la tinette. Le sol sous ses pieds était mouillé et un air glacial soufflait dans l’entrée, sous la porte.

     Une fois qu’ils eurent tous été chassés, le surveillant et le chef de baraque refirent un tour pour voir si personne ne se cachait ou n’était en train de dormir, casé dans un coin. Parce que ne pas avoir le compte est un malheur, qu’il en manque ou qu’il y en ait en trop, il faut recompter, donc faire un nouvel appel. Ils firent le tour et revinrent à la porte.

     — Un, deux, trois, quatre… Maintenant, ils laissaient rapidement entrer les gars un par un. Choukhov pénétra de force le dix-huitième. Courut à son wagonnet, posa le pied sur la barre d’appui et hop ! il était de retour en haut.

     Bon. On remet ses jambes dans les manches de la veste matelassée, la couverture, le caban par-dessus, allez, on dort ! C’est maintenant la deuxième moitié qu’on va passer dans la nôtre, mais ce n’est pas un mallheur, pour nous.

     César revient. Choukhov lui descend son sac.

     Aliochka revient. Il se débrouille mal, il rend service à tout le monde, sans en tirer aucun profit.

     — Tiens, Aliochka !

     Choukhov lui tend un gâteau sec.

     Aliochka sourit.

     — Merci ! Mais vous n’en avez pas, vous !

     — Mange donc !

     Nous n’en avons pas, mais nous trouvons toujours quelque chose qui nous rapporte.

     Maintenant, le rond de saucisson dans le bec ! À pleines dents ! L’odeur de la viande ! Et le jus de la viande, du vrai. Le voilà passé dans le ventre.

     Fini, le saucisson.

     Le reste, réfléchit Choukhov, ce sera pour demain, avant la répartition.

     ll s’enfouit des pieds à la tête sous la mince couverture mal lavée, sans plus faire attention aux zeks de l’autre moitié qui s’entassaient entre les wagonnets en attendant leur contre-appel.


     Choukhov s’endormait pleinement satisfait. Il avait connu plein de réussites dans cette journée : on ne l’avait pas expédié au cachot, la brigade n’avait pas été envoyée à la « Cité socialiste », au déjeuner il avait resquillé une kacha, le brigadier s’était bien débrouillé avec les normes, Choukhov avait monté son mur joyeusement, il ne s’était pas fait prendre avec sa lame de scie à la fouille, il s’était fait le soir des suppléments avec César et il avait acheté du tabac. Et il n’était pas tombé malade, il avait surmonté le mal.

     Voilà une journée de passée, que rien n’était venu assombrir, une journée presque heureuse.


     De telles journées, sa peine en comptait, d’un bout à l’autre, trois mille six cent cinquante-trois.    

     Les trois jours en plus, c’était à cause des années bissextiles…



1959