mercredi 27 novembre 2019

L'œil disparu (Mikhaïl Boulgakov)


     Le texte qui suit est tiré des « Récits d’un jeune médecin », autobiographiques et commencés alors que Boulgakov exerçait encore la médecine, ce qu’il fit brièvement pendant la première guerre mondiale, pour se consacrer peu après à la littérature, en vivant difficilement, ignoré de bien des gens, au point qu’A. Fadeïev, le piètre président de l’Union des écrivains, vint le voir en 1940, à la veille de sa mort, et s’aperçut peut-être qu’il avait raté quelqu’un…
     
     Comme on trouvera dans le texte une allusion à une nouvelle de Tchékhov, Chirurgie, celle-ci est traduite à la suite...




L’œil disparu

(Mikhaïl Boulgakov)




     Une année avait donc passé1. Un an exactement que ma voiture s’était arrêtée devant ce même bâtiment. Le même voile de pluie qu’aujourd’hui s’accrochait alors aux fenêtres, les dernières feuilles, sur les bouleaux, jaunissaient tout aussi tristement qu’à présent. Rien n’avait changé aux alentours, semblait-il. Mais moi, j’avais fortement changé. Et j’allais célébrer cette soirée de remémorations dans une solitude absolue…
     Faisant grincer le plancher, je passai dans ma chambre et me regardai dans la glace. Oui, la différence était grande. Un an plus tôt, un visage glabre s’était reflété dans le miroir tiré de ma valise. La raie sur le côté ornait une tête qui avait alors vingt-trois ans. Aujourd’hui, la raie avait disparu. Les cheveux étaient rejetés en arrière sans autre prétention. On ne saurait séduire qui que ce soit avec une raie à trente verstes2 de la ligne de chemin de fer. Pareil pour ce qui est de se raser. Au-dessus de ma lèvre supérieure s’était solidement fixée une bande de poils pareille à une brosse à dents raide et jaunie, et mes joues étaient devenues si râpeuses qu’il m’était agréable, lorsque l’avant-bras me démangeait quand je travaillais, de le passer sur ma joue faisant office de brosse. C’est toujours le cas lorsqu’on ne se rase pas trois fois dans la semaine, mais une seule fois.
     J’avais lu un jour – où au juste, j’ai oublié… – l’histoire d’un Anglais qui s’était retrouvé tout seul sur une île déserte. C’était un Anglais intéressant. Il était resté si longtemps sur son île qu’il en avait même des hallucinations. Et lorsqu’un bateau s’était approché de l’île  et que d’une barque étaient sortis ses sauveteurs, l’ermite les avait reçus à coups de revolver, les prenant pour un mirage, une tromperie de l’étendue liquide et dépeuplée. Mais il était rasé. Sur son île déserte, il se rasait tous les jours. Je me souviens de l’immense respect qu’avait éveillé en moi cet orgueilleux fils d’Albion. Et quand j’étais venu ici, j’avais dans ma valise un « Gillette » de sûreté et une douzaine de lames, ainsi qu’un coupe-choux et un blaireau. Et j’étais bien décidé à me raser un jour sur deux, parce que ce n’était en rien pire que sur une île déserte, ici.
     Mais voilà qu’un jour du lumineux mois d’avril, alors que j’avais disposé tous ces charmantes choses anglaises dans la lumière oblique de rayons dorés et que je venais de redonner tout son poli à ma joue droite, Iégorytch3 fit irruption chez moi en piétinant comme un cheval dans ses grandes bottes trouées pour m’informer q’un accouchement avait lieu dans les buissons de la réserve domaniale, au-dessus de la petite rivière. Je me souviens de m’être essuyé la joue gauche avec ma serviette et de m’être précipité avec Iégorytch. Et de courir tous les trois à la rivière gonflant ses eaux boueuses entre les bosquets dénudés d’une oseraie – tous les trois, c’est-à-dire la sage-femme avec des pinces à torsion, un rouleau de gaze et un flacon de teinture d’iode, moi-même les yeux farouchement écarquillés, et Iégorytch en arrière. Tous les cinq pas, il s’accroupissait et arrachait sa botte gauche avec force malédictions : sa semelle s’était décollée. Le vent nous arrivait de face, le vent féroce et doux du printemps russe, le peigne s’était détaché des cheveux de Pélaguéïa  Ivanovna, la sage-femme, son chignon s’était défait et ses cheveux venaient lui battre l’épaule.
     — Espèce de diable, qu’as-tu à boire tout ton argent ? marmonnai-je en courant à Iégorytch. Une vraie cochonnerie. Tu es gardien d’hôpital et tu as l’air d’un va-nu-pieds. 
     — Ah ouiche, l’argent ! grogna rageusement Iégorytch. Souffrir comme un martyr pour vingt roubles par mois… Ah toi, maudite ! Il frappait la terre du pied, tel un trotteur furieux. L’argent…On n’en a même pas assez pour boire, sans parler de bottes…
     — Le plus important, pour toi, c’est de boire, dis-je d’une voix sifflante, hors d’haleine, du coup tu te balades comme un loqueteux…
     Du côté du petit pont vermoulu se fit entendre un petit cri plaintif qui survola les hautes eaux tumultueuses et s’éteignit. Nous accourûmes et aperçûmes une femme se tordant par terre, la chevelure en désordre. Son foulard avait glissé et ses cheveux se collaient à son front en sueur, elle roulait les yeux de souffrance et ses ongles lacéraient la touloupe qui était sur elle. Un sang rouge vif tachait les rares brins d’herbe vert pâle commençant à sortir de la terre grasse et gorgée d’eau.
     — Elle n’a pas eu le temps d’arriver, disait d’une voix précipitée Pélaguéïa  Ivanovna qui, tête nue et pareille à une sorcière, dévidait son rouleau de gaze. 
     Et c’est là, tandis que rugissait joyeusement l’eau se ruant entre les piles de rondins noircie du pont, que Pélaguéïa  Ivanovna et moi mîmes au monde un enfant de sexe masculin. Il était en vie, et nous sauvâmes également la mère. Ensuite, deux gardes-malades transportèrent l’accouchée à l’hôpital sur un brancard, aidées par un Iégorytch déchaussé du pied gauche, s’étant enfin défait de l’objet de sa haine, la semelle putréfiée.
     Quand elle fut allongée sous les draps, blême mais déjà apaisée et qu’on eut mis le bébé dans un berceau à côté d’elle, je lui demandai :
     — Hé bien, la mère, tu n’as trouvé de meilleur endroit qu’un pont pour accoucher ? Pourquoi n’es-tu pas venue à cheval ?
     Elle répondit :
     — Mon beau-père ne m’a pas donné de cheval; Cinq verstes tout au plus, m’a-t-il dit, tu y arriveras bien. Tu es en bonne santé. Inutile de faire courir un cheval pour rien…
     — Ton beau-père est un crétin et un porc, répliquai-je.
     — Ah, ce que le peuple peut être ignorant, ajouta d’un ton de regret Pélaguéïa  Ivanovna qui se mit ensuite à rire de quelque chose.
     Je saisis son regard fixé sur ma joue gauche. 
     Je sortis et allai me regarder dans une glace de la salle d’accouchement. La glace me montra la même chose que d’habitude : une physionomie grimaçante de type clairement dégénéré avec un œil poché du côté droit. Mais – et cette fois la glace n’y était pour rien – on aurait pu danser comme sur un parquet sur la joue droite du dégénéré, tandis qu’une épaisse broussaille roussâtre recouvrait sa joue gauche. Le menton faisait office de séparation. Me revint en mémoire un livre à la reliure jaune avec l’inscription « Sakhaline4 ». On y voyait diverses photographies d’hommes.
     « Meurtre, effraction, hache couverte de sang, pensai-je, dix ans… Tout de même, quelle vie originale je mène, sur mon île déserte. Il faut que je finisse de me raser… »
     Humant les effluves d’avril en provenance des champs noircis, j’écoutais les corneilles croasser du faîte des bouleaux et je cillais devant les rayons d’un jeune soleil en traversant la cour pour aller finir de me raser. Il était près de trois heures de l’après-midi. Mais je ne pus achever de me raser qu’à neuf heures du soir. Pour autant que j’aie pu le constater, à Mouriévo, les imprévus comme cet accouchement dans les buissons n’arrivaient jamais seuls. À peine avais-je empoigné la clenche de la porte donnant sur mon perron  qu’un museau de cheval se montra au portail, suivie d’une télègue couverte de boue de tous les côtés et cahotant fortement. Elle était conduite par une femme qui criait d’une voix grêle :
     — Avance, sale teigne !
     Et, du perron,  j’entendis un moutard pleurnicher dans un tas de hardes. 
     Il s’avéra, bien entendu, qu’il avait une jambe cassée, et nous nous affairâmes donc pendant deux heures, l’aide-médecin5 et moi à poser un plâtre au gamin qui, lui, hurla deux heures d’affilée. Ensuite, il fallut dîner, puis j’eus la flemme de me raser, j’avais envie de lire, mais le crépuscule arriva peu à peu et recouvrit tout, et j’allai, morose et grimaçant, finir de me raser. Mais comme le « Gillette » cannelé était resté tout ce temps abandonné dans l’eau savonneuse, une étroite bande rouillée y demeura à jamais, souvenir de couches printanières près du pont.
     Oui… Il ne servait à rien de se raser deux fois par semaine. Il nous arrivait d’être complètement enneigés, sous les mugissements incroyables de la tempête, bloqués deux jours de rang à l’hôpital sans même envoyer chercher les journaux à Vozniessiensk, à neuf verstes de là, je passais de longues soirées à marcher de long en large dans mon cabinet, aussi avide de lire les journaux que lorsque, enfant, j’attendais « Le trappeur » de Cooper6. Ces habitudes anglaises n’avaient tout de même pas complètement disparu sur mon île déserte de Mouriévo, et de temps à autre je tirais de son étui noir le jouet brillant et me rasais avec indolence et en ressortais lisse et propre comme le fier insulaire. Dommage seulement qu’il n’y eût personne pour m’admirer.
     Permettez… oui… il y eut encore un cas où, je me souviens, Axinia venait d’apporter dans mon cabinet une chope ébréchée remplie d’eau bouillante et j’avais sorti le rasoir, lorsqu’on frappa sauvagement à la porte en m’appelant. Et nous partîmes terriblement loin, Pélaguéïa  Ivanovna et moi, emmitouflés dans nos touloupes de mouton, nous filâmes comme un noir fantôme, formé des chevaux et du cocher, et lancé à travers l’océan de blancheur en furie. La tempête sifflait comme une sorcière, hurlait, crachait, riait aux éclats, et je ressentais un froid que je connaissais bien dans la région du plexus solaire à la pensée que nous allions nous égarer dans cette obscurité tourbillonnante et démoniaque et que cette nuit, nous courrions tous, Pélaguéïa  Ivanovna, le cocher, les chevaux et moi-même, à notre perte7. Je me rappelle encore l’idée idiote qui me vint à l’esprit : celle d’injecter de la morphine à la sage-femme, au cocher et à moi-même lorsque nous gèlerions de froid et que la neige nous aurait déjà recouverts à moitié… À quoi bon ?… Mais pour ne pas souffrir. « Tu gèleras très bien même sans morphine, toubib, m’avait répondu, je m’en souviens, une voix sèche et forte, tu verras… » Ouh-hou-hou ! Khasss ! sifflait la sorcière, et nous étions secoués tant et plus, dans notre traîneau… Bon, on imprimera dans un journal de la capitale, en dernière page, que le docteur Untel a péri en accomplissant ses obligations de service, en même temps que Pélaguéïa  Ivanovna, un cocher et une paire de chevaux. qu’ils reposent en paix dans l’océan neigeux. Sapristi… les pensées qui peuvent vous traverser l’esprit, lorsque ce qu’on appelle le devoir vous emporte loin de tout…
     Nous n’avons pas péri, nous ne sommes pas perdus, nous sommes arrivés au village de Grichtchévo, où je me mis à réaliser la deuxième version podalique8 de ma vie. La parturiente était la femme du maître d’école et, tandis que,  baignant dans le sang jusqu’au coude et les yeux aveuglés par la sueur, à la lumière d’une lampe, 
nous nous mettions en quatre, Pélaguéïa  Ivanovna et moi, pour réaliser cette version, on entendait, derrière les planches de la porte, le mari gémir et faire les cent pas à l’arrière de l’izba. Subissant les gémissement de la femme et les sanglots incessants de l’homme, j’avoue sous le sceau du secret avoir cassé le bras de l’enfant. Il semblait mort quand nous le sortîmes. Ah, comme la sueur m’a ruisselé dans le dos ! Il me vint un instant à l’esprit qu’un terrible bonhomme allait surgir, énorme et tout noir, dans l’izba, et dire d’une voix minérale : « Aha. Qu’on lui reprenne son diplôme ! »
     Plus mort que vif, je regardais le petit corps jaune et inerte et la mère à la pâleur de cire étendue sans mouvement, évanouie sous l’action du chloroforme. Le souffle de la tempête battait par le vasistas que nous avions ouvert un instant pour atténuer l’odeur suffocante de chloroforme, et ce souffle se transformait en un nuage de vapeur. Puis je refermai bruyamment le vasistas et fixai de nouveau du regard le petit bras ballotant, abandonné, dans les mains de la sage-femme. Ah, je ne saurais exprimer le désespoir dans lequel j’étais plongé en rentrant – seul, car j’avais laissé sur place Pélaguéïa  Ivanovna afin de prendre soin de la mère. J’étais secoué dans le traîneau au milieu de la tempête déjà moins forte, les forêts lugubres me regardaient d’un air de reproche dépourvu du moindre espoir. Je me sentais vaincu, défait, écrasé par un destin cruel. Destinée qui m’avait jeté dans ce coin perdu et m’avait contraint à lutter seul, sans recevoir ni directive ni soutien. Au travers de quelles difficultés incroyables dois-je passer ! Le cas les plus insidieux, le plus compliqué peut se présenter à moi, d’ordre chirurgical le plus souvent, et je dois y faire face, tourner vers lui ma figure non rasée et remporter la victoire. Et sinon, il ne me reste plus qu’à me tourmenter comme à présent, cahotant dans les ornières et laissant derrière moi le petit cadavre d’un nouveau-né et sa maman. Demain, pour peu que la tempête s’apaise, Pélaguéïa  Ivanovna me l’amènera à l’hôpital et, très grave question, réussirai-je à la sauver ? Et comment le pourrai-je ? Que faut-il entendre par ce mot sublime ? En fait, je procède au petit bonheur, sans rien savoir. Bon, jusqu’à présent, j’ai eu de la chance, je me suis heureusement tiré, mes mains ont fait des choses admirables, mais aujourd’hui la chance a tourné. Ah, j’ai le cœur serré de délaissement, de froid, de solitude. Et puis, peut-être ai-je commis un crime — ce petit bras. Se rendre quelque part, se jeter aux pieds de quelqu’un, dire ceci et cela, que moi, docteur Untel, ai cassé le bras d’un enfant lors de l’accouchement. Reprenez-moi mon diplôme, je n’en suis pas digne, chers collègues, expédiez-moi à Sakhaline. Pfff, en voilà un neurasthénique !
     Je me roulai en boule au fond du traîneau, me recroquevillant pour échapper un peu aux cruelles morsures du froid, je me faisais l’effet d’un petit chien pitoyable, d’un chien errant et sans expérience.
     Nous voyageâmes longtemps avant que ne brillât la lanterne au portail de l'hôpital, cette lanterne petite mais si gaie, me semblant  toujours familiale. Elle clignotait, disparaissait, s’illuminait, se reperdait, me faisait de nouveau signe d’approcher. En la voyant, mon âme esseulée en éprouva quelque soulagement, et quand sa lueur s’affermit devant mes yeux, quand elle grandit et se rapprocha, quand les murs de l’hôpital, de noirâtres devinrent d’un gris tirant sur le blanc et que je franchis le portail, j’en vins à me dire :
     « L’histoire du bras, ce sont des bêtises. Cela ne signifie rien du tout. Il était déjà mort, son enfant, lorsque tu l’as estropié. Au lieu de penser à ce bras, dis-toi plutôt que la mère est vivante. »
     La lanterne m’avait réconforté, de même que le perron bien connu, cependant, une fois dans la maison, en montant l’escalier menant à mon cabinet, en sentant la chaleur du poêle et en savourant par avance le sommeil qui me libérerait de tous mes tourments, je marmonnais :
     « Bon, c’est ma vie, mais elle est tout de même bien affreuse et solitaire. Terriblement solitaire. »
     Le rasoir traînait sur la table, avec à côté de lui la chope d’eau bouillante qui avait refroidi. Je flanquai dédaigneusement le rasoir dans un tiroir. J’avais bien besoin de me raser…
     Et voilà, une année entière a passé. Une année qui, tant qu’elle s’écoulait m’a semblé bigarrée, variée, compliquée et effrayante, même si je comprends à présent qu’elle a passé comme un ouragan. Mais, en me regardant dans le miroir, je vois la trace qu’elle a laissée sur mon visage. Mes yeux sont plus sévères et plus inquiets, ma bouche a plus d’assurance, elle est plus virile, le pli à la racine du nez va me rester toute la vie, de même que mes souvenirs. Dont je vois dans le miroir le flot impétueux. Permettez, quand ai-je encore tremblé pour mon diplôme en m’imaginant qu’un tribunal fantastique allait me juger et que les juges allaient me demander d’un ton menaçant :
     « Et la mâchoire du soldat, où est-elle ? Réponds, scélérat diplômé de l’Université ! »
     Comment pourrais-je ne pas m’en souvenir ! Le fait est que, en dépit de l’existence d’un aide-médecin nommé Diémiane Loukitch, lequel arrachait les dents aussi adroitement qu’un charpentier extirpe les clous rouillés de vieilles planches, le tact et le sentiment de ma propre dignité m’avaient suggéré, dès mes premiers pas à l’hôpital de Mouriévo, qu’il me fallait apprendre à arracher les dents moi-même. Diémiane Loukitch pouvait s’absenter ou être souffrant, et nos sages-femmes9 peuvent tout faire, excepté une chose : arracher des dents, ça, non, pardon, ce n’est pas leur affaire.
     Ainsi donc…  Je me souviens fort bien d’une figure d’un rouge vermeil mais consumée de souffrance, celle d’un homme assis sur un tabouret en face de moi. C’était un soldat revenu, comme bien d’autres, du front désagrégé après la révolution. Je me souviens parfaitement d’une dent énorme, solidement implantée dans la mâchoire et présentant une cavité. La mine savante, clignant des yeux et émettant de petits cris affairés, je plaçai ma pince sur la dent, tout en repensant de façon inopinée au récit de Tchékhov bien connu, celui du sacristain à qui l’on arrache une dent10. Et là, pour la première fois, ce récit ne me parut pas drôle du tout.
     Il y eut un sonore craquement dans la bouche du soldat qui poussa un hurlement bref :
     — Oho-oh !
     Puis ma main ne rencontra plus de résistance, et la pince ressurgit de la bouche en serrant dans ses mâchoires un objet blanc et ensanglanté. Là, mon cœur se serra, parce que l’objet en question dépassait en volume n’importe quelle dent, même la molaire du soldat. Au début, je n’y compris rien, mais ensuite je faillis éclater en sanglots : la pince tenait certes une dent aux racines extrêmement longues, mais pendait en plus, accroché à la dent, un énorme bout d’os inégal et d’un blanc éclatant.
     « Je lui ai brisé la mâchoire », me suis-je dit, et mes jambes flageolèrent. Bénissant le sort de n’avoir à mes côtés ni l’aide-médecin ni les sages-femmes, j’enveloppai comme un voleur le fruit de mon travail hardi dans de la gaze et le cachai dans ma poche. Le soldat oscillait sur le tabouret en se cramponnant d’une main au pied du fauteuil obstétrical et de l’autre au pied du tabouret, et me regardait avec des yeux fous et exorbités. Désemparé, je lui fourrai sous le nez un verre contenant une solution de permanganate de potassium et lui ordonnai :
     — Rince-toi la bouche.
     Le procédé était stupide. Il se remplit la bouche avec la solution, et lorsqu’il la recracha dans la cuvette, le flux mélangé au sang vermeil du soldat se métamorphosa en cours de route en un liquide épais d’une teinte jamais vue. Puis le sang jaillit de la bouche du soldat si fort que j’en fus pétrifié. Si j’avais entaillé avec mon rasoir la gorge du malheureux, c’est à peine si le sang eût coulé plus fort. Lâchant le verre au permanganate, je me jetai sur le soldat avec des compresses de gaze et en bouchai le trou béant dans la mâchoire. La gaze devint rouge en un instant et, en la retirant, je vis avec horreur que le trou était si large qu’on aurait pu y placer une reine-claude de bonne taille.
     « Je l’ai joliment arrangé ,le soldat ! » me disais-je, au désespoir, en tirant de longues bandes de gaze de la boîte. Le sang cessa enfin de couler et je badigeonnai de teinture d’iode le trou dans la mâchoire.
     — Ne mange rien pendant trois ou quatre heures, dis-je à mon patient d’une voix tremblante.
     — je vous remercie infiniment, répondit le soldat en regardant avec stupéfaction la cuvette remplie de son sang.
     — Mon ami, dis-je d’une voix pitoyable, voilà ce que tu vas faire : repasse me voir demain ou après-demain. Il faudra peut-être, vois-tu, que j’y jette un coup d’œil… La dent d’à côté me paraît suspecte elle aussi… D’accord ?
     — Nous vous remercions infiniment, fit le soldat d’un air sombre, et il s’éloigna en se tenant la joue, tandis que je fonçais dans la salle de consultation où je restai quelque temps la tête dans les mains et me balançant comme si j’avais moi-même une rage de dents. Quatre ou cinq fois je sortis de ma poche la boule dure et ensanglantée, pour la recacher juste après.
     Durant une semaine, je fus dans une sorte de brouillard, je maigrissais et dépérissais.
     « Le soldat va avoir la gangrène ou faire une septicémie… Ah, que le diable m’emporte ! Qu’est-ce qui m’a pris de me ruer sur lui avec ma pince ? »
     D’absurdes images se présentaient à moi. Voilà le soldat qui se met à trembler. D’abord, il marche en parlant de Kérenski et du front, puis on l’entend de moins en moins. Il n’a plus la tête à Kérenski. Le soldat est étendu, la tête sur une oreille recouvert d’indienne, il délire. Il a quarante de fièvre. Tout le village vient lui rendre visite. Ensuite, le soldat gît sur une table11sous les icônes, les narines pincées.
     Au village, c’est le début des commérages.
     « D’où cela viendrait-il ? »
     « Le toubib lui a arraché une dent… »
     « Eh bien voilà… »
     Ensuite, ça va plus loin. Enquête. Arrive un homme sévère.
     « C’est vous qui avez arraché une dent au soldat ? »
     « Oui, c’est moi… »
     On exhume le soldat. Jugement. Déshonneur. Je suis la cause de la mort. Et voilà, je ne suis plus médecin, je ne suis qu’un malheureux jeté par-dessus bord, un défunt, plutôt.
     Le soldat ne se remontrait pas, je me faisais un sang d’encre, la boule de gaze se parcheminait et brunissait dans un tiroir de mon bureau. Je devais aller dans une semaine chercher la paye du personnel au chef-lieu de district. Je partis cinq jours plus tard et commençai par rendre visite au médecin de l’hôpital de district. Cet homme à la barbiche imprégnée de tabac travaillait là depuis vingt-cinq ans. Il en avait vu de toutes les couleurs. Assis le soir dans son cabinet, je buvais tristement du thé au citron en passant mes doigts sur la nappe, à la fin je n’y tins plus et me mis à parler à mots couverts, tenant des propos brumeux et mensongers : voilà, à ce qu’on dit, il y a des cas… si l’on arrache une dent  et que l’on casse la mâchoire… la gangrène, n’est-ce pas, peut se déclarer ?… Vous savez, un morceau… j’ai lu…
     L’autre écoutait, écoutait, ses petits yeux décolorés braqués sur moi, sous la broussaille des sourcils, et soudain il dit ceci :
     — C’est l’alvéole, que vous avez cassée… Vous arriverez très bien à arracher les dents… Laissez tomber le thé, on va se boire un coup de vodka avant de souper.
     Et mon soldat-martyr me sortit aussitôt et à jamais de l’esprit.
     Ah, ce miroir des souvenirs… Une année a passé. Comme cela me fait rire, de repenser à cette alvéole ! À vrai dire, je ne saurai jamais arracher les dents comme  Diémiane Loukitch. Tant s’en faut. Il les arrache à raison de cinq par jour, moi une toutes les deux semaines. Tout de même, j’arrache comme bien des gens voudraient en être capables. Et je ne casse pas d’alvéole, et si ça m’arrivait, je ne m’affolerais pas.
     Mais qu’est-ce que les dents ? Que n’ai-je pas vu, que n’ai-je pas fait au cours de cette année à nulle autre pareille ?
     Dans ma chambre, la soirée s’écoulait. La lampe était déjà allumée, et moi, flottant dans la fumée amère du tabac, je dressais mon bilan. Mon cœur débordait de fierté. J’avais fait deux amputations de la cuisse, je ne comptais même pas les doigts que j’avais coupés. Et les curetages : j’en étais à dix-huit. Une hernie. Une trachéotomie. Que j’avais pratiquée avec succès. Combien d’abcès gigantesques j’avais ouverts ! Et les bandages de fractures. Les plâtrages et les bandages empesés. Je réduisais les luxations. Intubations. Accouchements. Vous pouvez venir avec ce que vous voulez. Je ne me risquerai pas à faire une césarienne, c’est vrai. On peut envoyer la parturiente en ville. Mais les forceps et les versions, autant que vous voulez.
     Je me souviens de l’examen final d’État en médecine légale. Le professeur m’avait dit :
     — Parlez-moi des blessures à bout portant.
     Je m’étais mis à en parler longuement, de façon un peu désinvolte, une page d’un énorme manuel flottait dans ma mémoire visuelle. J’avais fini par être à bout de ressources, le professeur m’avait jeté un regard dégouté et m’avait déclaré d’une voix grinçante :
     — Il n’y a rien, dans les blessures à bout portant, qui ressemble à ce que vous avez raconté. Combien avez-vous de cinq12 ?
     — Quinze, avais-je répondu.
     Il avait mis un trois en face de mon nom, et j’étais ressorti dans un brouillard d’infamie.
     Peu après, j’étais parti pour Mouriévo, et me voici seul ici. Du diable si je sais ce que donnent les blessures à bout portant, mais lorsqu’ici j’ai eu devant moi un homme étendu sur la table d’opération, avec aux lèvres une mousse rose et sanglante, crevée de bulles d’air, croyez-vous que j’aie perdu pied ? Non, en dépit du fait qu’il avait reçu en pleine poitrine et à bout portant une décharge de chevrotine13 et qu’on lui voyait le poumon et que des lambeaux de chair de sa poitrine pendouillaient, me suis-je démonté, par hasard ? Et un mois et demi plus tard, il est ressorti vivant de mon hôpital. À l’université, je n’avais jamais eu le droit de tenir des forceps entre mes mains, mais ici, je les ai appliqués en une minute – d’accord, en tremblant. Je ne cacherai pas que j’ai fait naître un enfant étrange : la moitié de sa tête était tuméfiée, violacée et il lui manquait un œil. J’en fus glacé. J’entendis confusément les mots d’apaisement de Pélaguéïa  Ivanovna :
     — Ce n’est rien, docteur, vous lui avez appliqué l’une des cuillers sur l’œil.
     J’ai tremblé pendant deux jours, mais le troisième jour, la tête était redevenue normale.
     Ce que j’ai recousu de plaies ! Ce que j’ai vu de pleurésies purulentes et combien de côtes ai-je brisées dans ces cas-là ! Combien de pneumonies, de cas de typhus, de cancer, de syphilis, combien de hernies ( que j’ai remises14), d’hémorroïdes, de sarcomes ! 
     Inspiré, j’ouvris le registre des consultations et, durant une heure, fis les comptes. Jusqu’au bout. En une année, jusqu’à ce soir, j’avais reçu quinze mille six cent trente et un malades.J’en avais eu deux cents hospitalisés, six seulement étaient morts.
     Je refermai le registre et me traînai jusqu’à mon lit. Étendu et sur le point de m’endormir, moi qui venais de fêter mes vingt-quatre ans, je me disais que j’avais maintenant une énorme expérience. Que pouvais-je redouter ? Rien. J’extirpais les pois des oreilles des gamins, je coupais, taillais, incisais… Ma main est virile, elle ne tremble pas. J’ai vu toutes sortes de sales tours, j’ai appris à démêler des histoires de bonnes femmes que personne d’autre ne comprendrait. 
     Je m’y retrouve comme Sherlock Holmes débrouille des documents secrets… Le sommeil se rapprochait de plus en plus…
     — Je ne vois absolument pas de cas pouvant me faire perdre mon latin, grommelai-je en m’endormant… peut-être que là-bas, dans la capitale, on dira que c’est une prétention d’aide-médecin15, eh bien, qu’on le dise… ils sont bien, eux… dans leurs cliniques, leurs universités… dans leurs cabinets de radiologie… moi, je suis ici… un point c’est tout… et les paysans ne peuvent pas se passer de moi… Comme un coup frappé à la porte me faisait trembler, naguère, comme je me crispais mentalement de peur… Alors que maintenant…

     — Quand est-ce arrivé, au juste ?
     — Il y a une semaine, petit père, une semaine, cher monsieur… C’est sorti comme ça…
     Et la bonne femme se mit à pleurnicher.
     C’était par une matinée grisâtre d’octobre, le premier jour de ma deuxième année à Mouriévo. La veille au soir, j’étais plein de fierté et me congratulais en m’endormant, et ce matin, en blouse, j’examinais quelque chose avec du désarroi…
     Elle tenait dans ses bras un marmot d’un an, comme elle aurait tenu une bûche, et ce marmot n’avait pas d’œil gauche. En guise d’œil, une boule jaune de la grosseur d’une petite pomme saillait entre ses paupières distendues et amincies. Le loupiot criait de douleur et se débattait, la femme pleurnichait. Et moi, j’étais perdu.
     J’examinais le problème de tous les côtés. Diémiane Loukitch et la sage-femme se tenaient derrière moi. Ils se taisaient, n’ayant jamais rien vu de tel.
     « Qu’est-ce que c’est ?… Une hernie cérébrale ?… Hmm… il est encore en vie… Un sarcome ?… Hmm… c’est un peu mou… Une tumeur effrayante, d’un genre jamais vu ?… D’où a-t-elle poussé ?… À partir de l’œil qui était à cet endroit ?… Mais peut-être qu’il n’y en a jamais eu… En tout cas, maintenant, il n’y en a pas… »
     — Bon, voilà, dis-je d’un air inspiré, il va falloir couper ce truc-là…
     Je me voyais déjà en train d’inciser la paupière, de séparer les deux côtés et…
     Et quoi ?… Que faire ensuite ? Cela peut en effet venir du cerveau… Et merde !… C’est mou, ça ressemble à de la matière grise…
     — Couper quoi ? demanda la femme en blêmissant. Couper sur l’œil ? Vous n’avez pas mon accord.
     Et, épouvantée, elle se mit à remmailloter le bébé. 
     Il n’a pas d’œil du tout, répondis-je catégoriquement. Tu vois toi-même, où veux-tu qu’il soit ? Ton enfant a une étrange tumeur…
     — Donnez-lui des gouttes, dit la femme épouvantée.
     — Tu veux rire ? Il est bien question de gouttes ! Des gouttes ne seront ici d’aucune aide !
     — Alors quoi, il va rester comme ça, sans son œil ?
     — Je te dis qu’il n’en a pas…
     — Il l’avait avant-hier ! s’écria la femme, au désespoir.
     « Merde !… »
     — Bon, je ne sais pas, peut-être qu’il l’avait… zut… mais maintenant, il n’en a plus… Et tu sais quoi, ma jolie, amène-le à la ville, ton bébé. Là-bas, ils l’opéreront immédiatement… Hein, Diémiane Loukitch ?
     — Mm… oui, répondit l’aide-médecin d’un air très réfléchi, ne sachant visiblement pas quoi dire – c’est quelque chose de très insolite.
     — L’opérer en ville ? demanda la femme épouvantée. Je ne le permettrai pas.
     Pour finir, la bonne femme remporta son marmot  sans avoir permis qu’on touchât à son œil.
     Je me cassai la tête pendant deux jours, haussant les épaules et farfouillant dans la bibliothèque pour examiner des dessins représentant des bébés avec des protubérances à la place des yeux… Du diable !
     Et deux jours plus tard, j’avais oublié le bébé.

     Une semaine s’écoula.
     — Anna Joukhova ! criai-je.
     Une bonne femme toute joyeuse entra, un bébé dans les bras.
     — De quoi s’agit-il ? demandai-je par habitude.
     — J’ai le côté pris, j’ai du mal à respirer, annonça-t-elle en souriant inexplicablement d’un air moqueur.
     Le son de sa voix me fit me réveiller.
     — Vous me reconnaissez ? demanda la femme, toujours moqueuse. 
     — Attends… attends… oui, c’est ce… Attends… c’est le même enfant que l’autre jour ?
     — Le même. Vous vous rappelez, docteur, vous disiez qu’il n’avait pas d’œil et qu’il fallait l’opérer pour…
     J’étais abasourdi. La bonne femme me regardait d’un air triomphant, un rire jouait dans ses yeux.
     L’enfant restait sans rien dire dans les bras de la femme, regardant le monde de ses yeux noisette. Pas trace de la moindre cloque jaune.
     « C’est de la sorcellerie… » me dis-je avec impuissance.
     Reprenant ensuite un peu mes esprits, je tirai avec précautions sur la paupière. Le marmot pleurnichait, essayait de tourner la tête, mais j’avais eu le temps de voir… une toute petite cicatrice sur la muqueuse… Aha…
     — C’est le jour qu’on est parti de chez vous… Ça a crevé…
     — Pas la peine de m’en dire plus, femme, dis-je avec gêne. J’ai compris…
     — Et vous qui disiez qu’il n’avait pas d’œil… Voyez un peu ce qu’il a poussé. Et la bonne femme de ricaner pour se moquer de moi.
     « J’ai compris, le diable m’emporte… un énorme abcès avait poussé sur sa paupière inférieure, ça lui bouchait l’œil complètement… après, quand il a crevé, le pus a coulé au-dehors… et tout s’est remis en place… »

     Non. Jamais plus, même en m’endormant, je ne marmonnerai fièrement qu’on ne saurait m’étonner. Non. Une année s’est écoulée, il s’en écoulera une autre qui sera aussi riche en surprises que la première… il faut donc étudier avec humilité.    
  


  1. Dans le premier récit du cycle, le jeune médecin narrateur débarque en septembre 1917 à l’hôpital de Mouriévo, dans les profondeurs de la Russie, à une quarantaine de kilomètres du chef-lieu de district, Gratchevka, dans la province (le « gouvernement ») de Smoliensk. L’auteur a un peu joué sur les dates et les lieux, comme il se doit : en réalité, c’est en septembre 1916 qu’il avait été affecté à un petit hôpital de la province de Smoliensk, et il avait alors vingt-cinq ans et non pas vingt-trois…
  2. Rappel : la verste faisait un peu plus qu’un kilomètre.
  3. C’est le gardien de l’hôpital. Sa femme, Axinia, qu’on verra plus loin, sert de cuisinière au narrateur.
  4. On peut y voir une première allusion à Tchékhov…
  5. Sorte d’infirmier aux attributions étendues – voir la note 2 du texte de Tchékhov qui suit ce récit. Ici, l’aide-médecin s’appelle Diémiane Loukitch. On va le voir un peu plus loin.
  6. Fenimore Cooper, très populaire en Russie, de même que Mayne Reid. 
  7. Image classique de la littérature russe. Voir par exemple le récit Maitre et serviteur de Tolstoï.
  8. Manœuvre d’obstétrique. La première expérience avait été racontée dans un récit antérieur.
  9. Outre Pélaguéïa  Ivanovna, il y en a une deuxième, Anna Nikolaïevna.
  10. Il s’agit de la petite nouvelle Chirurgie, qu’on lira ci-dessous.
  11. Tradition funèbre.
  12. Les notes, en Russie, vont de un (zéro chez nous) à cinq (excellent). Le trois signifie : très médiocre.
  13. Le texte russe précise : de chevrotine à loup.
  14. Tout à l’heure, il n’y en avait qu’une. Différentes interprétations sont possibles. De même, j’ai rencontré d’autres chiffres pour le nombre total de malades soignés : 15 630, 15 613…
  15. Dans le texte : du feldscherisme ; feldscher étant le mot repris de l’allemand et désignant l’aide-médecin.







     Voici maintenant la petite nouvelle humoristique de Tchékhov à laquelle Boulgakov fait allusion dans le récit précédent. Elle fut publiée en août 1884 dans la revue « Fragments », sous la signature souvent utilisée les premières années : A. Tchékhontié. Repris ensuite dans différents recueils, sous le nom de Tchékhov. Celui-ci s’est inspiré d’un souvenir de jeune médecin ayant travaillé dans un hôpital de zemstvo et y ayant vu un étudiant faire des dégâts sur la dentition d’un patient, le chirurgien dentiste expérimenté étant trop occupé pour pratiquer lui-même l’intervention…





Chirurgie

(Anton Tchékhov)



     L’hôpital du zemstvo1. En l’absence du docteur parti se marier, les consultations sont assurées par l’aide-médecin2 Kouriatine, gros homme d’environ quarante ans, vêtu d’un veston élimé de tussor couleur sable et d’un pantalon râpé en jersey. Son visage exprime le sens du devoir et l’amabilité. Il tient un cigare à l’odeur infecte entre l’index et le majeur de sa main gauche. 
    Le sacristain Vonmiglassov3 entre dans la salle de consultation ; c’est un vieillard grand et robuste, portant une soutane marron et une large ceinture de cuir. Il a sur l’œil droit une taie qui le lui ferme à moitié, et sur le nez une verrue qui, de loin, ressemble à une grosse mouche. Le sacristain recherche un instant du regard une icône, puis, n’en ayant pas trouvé, fait un signe de croix devant une bouteille contenant une solution d’acide phénique ; après quoi il tire d’un mouchoir rouge un morceau de pain bénit et le pose en s’inclinant devant l’aide-médecin.
     — A-a-a… Merci ! bâille celui-ci. Qu’est-ce qui vous amène ?
     — Bon dimanche à vous, Sergueï Kouzmitch… Je fais appel à votre bonté… Le psaume le dit fort véridiquement, excusez : « Je mêle des larmes à ma boisson4… » Je m’assois l’autre jour pour prendre le thé avec ma vieille et – mon Dieu, pas moyen d’avaler quoi que ce soit, il ne reste plus qu’à se coucher et mourir… Je prends une gorgée minuscule – je n’en ai pas la force ! Et tout le côté me lance, pas seulement la dent… Ça me fait un mal, ça me fait un mal ! Ça donne dans l’oreille, excusez, comme si j’avais dedans un petit clou ou quelque autre objet : j’ai des élancements, mais des élancements ! Pêcheur transgressant la loi… J’ai souillé mon âme de péchés et vécu dans la paresse… C’est pour mes péchés, Sergueï Kouzmitch, pour mes péchés ! Le père me le reproche, après la messe : « Tu as la langue qui fourche, Iéfime, et tu nasilles. On ne comprend pas un traître mot de ce que tu chantes. » Il s’agit bien de chanter, jugez vous-même, lorsqu’on ne peut pas ouvrir la bouche, quand on a une telle chique, excusez, et qu’il n’y a pas moyen de dormir…
     — Moui… Asseyez-vous… Ouvrez la bouche !
     Vonmiglassov s’assoit et ouvre la bouche.
     Kouriatine fronce les sourcils, examine la bouche et découvre, parmi les dents jaunies par le temps et le tabac, une dent embellie par une cavité béante.
     — Le père diacre m’a fait appliquer dessus du raifort imprégné de vodka – sans résultat. Glikéria Anissimovna – que Dieu la bénisse, ainsi que les siens ! – m’a donné à porter un fil venant du mont Athos et m’a dit de verser sur la dent du lait chaud, j’avoue avoir passé le fil à mon poignet mais n’ai pas observé la prescription relative au lait : c’est le carême et je crains Dieu…
     — Préjugé… (un silence). Il faut l’arracher, Iéfime Mikhéitch ! 
     — Vous le savez mieux que moi, Sergueï Kouzmitch. Vous avez étudié de façon à connaître l’affaire, arracher, soigner avec des gouttes ou autrement… C’est à cette fin que vous voilà nos bienfaiteurs, que Dieu vous bénisse, il nous faut prier pour vous, nos vrais pères, nuit et jour… jusqu’au cercueil…
     — Ce n’est rien, dit l’aide-médecin en jouant les modestes, tout en allant farfouiller parmi les instruments contenus dans une armoire. C’est juste de la chirurgie, trois fois rien… Ce n’est qu’une question d’habitude et de fermeté de la main… Un jeu d’enfant… L’autre jour, exactement comme vous, arrive à l’hôpital Alexandre Ivanytch Iéguipietski, un propriétaire… Lui aussi pour une dent… Un homme avec de l’instruction, posant des questions à propos de tout, en gros et en détail. Il me serre la main, m’appelle par mon prénom et mon patronyme… Il a vécu sept ans à Pétersbourg et a reniflé tout ce qui porte le titre de professeur… Il est resté ici un long moment… Au nom du Ciel, me supplie-t-il, arrachez-moi cette dent,  Sergueï Kouzmitch ! Pourquoi pas ? Ça peut se faire. Il faut juste avoir l’intelligence de la chose, sans quoi ce n’est pas possible… Il y a différentes sortes de dents. On arrache certaines avec un davier, d’autres avec un pied-de-biche, d’autres encore avec une clé… Ça dépend.
     L’aide-médecin prend le pied-de-biche, le regarde quelques instants d’un air interrogateur, puis le repose et s’empare du davier.
     — Bon, monsieur5, ouvrez la bouche toute grande… dit-il en s’approchant du sacristain, la pince à la main. On va la… à l’instant… Un jeu d’enfant… Il suffit d’entailler la gencive… d’exercer une traction dans l’axe vertical… et c’est tout… (il entaille la gencive)… et c’est tout…
     — Vous êtes nos bienfaiteurs… Nous autres, gens stupides, ça ne nous vient pas à l’esprit, mais vous, le Seigneur vous a éclairés…
     — Ne raisonnez pas la bouche ouverte… Celle-ci n’est pas difficile à arracher, mais il reste parfois des chicots… Celle-ci, c’est un jeu d’enfant… (il applique le davier). Attendez, ne bougez pas… Restez tranquille… En un clin d’œil… (il effectue une traction). L’essentiel est d’attraper la dent au plus bas (il tire)… pour ne pas casser la couronne…
     — Nos Saints Pères… Sainte Vierge… Vvv…
     — Pas celle-là, pas celle-là… Comment s’appelle-t-elle ?  Ne m’attrapez pas les mains ! Baissez vos mains ! (il tire). À l’instant… Voilà, voilà… Pas facile, à vrai dire…
     — Pères… protecteurs… (il crie). Anges ! Oh-oh… Mais tire pour de bon, quoi ! Pourquoi tirer cinq ans ?
     — C’est que… la chirurgie… on ne peut pas tout de suite… Voilà, voilà…
     Vonmiglassov remonte ses genoux jusqu’aux coudes, agite les doigts, écarquille les yeux, sa respiration est saccadée… Il a les larmes aux yeux et de la sueur coule sur sa figure cramoisie. Kouriatine souffle du nez, s’agite autour du sacristain et tire… Une demi-minute de supplice absolu s’écoule – et la pince se décroche de la dent. Le sacristain fait un bond et glisse ses doigts dans sa bouche. Il y tâte sa dent, qu’il trouve à sa place.
     — Ah ça, pour tirer, il a tiré ! dit-il d’une voix à la fois larmoyante et railleuse. J’espère qu’on te tirera tout pareil dans l’autre monde ! Mes plus humbles remerciements ! Lorsqu’on ne sait pas arracher une dent, on ne s’en mêle pas ! J’en vois trente-six chandelles…
     — Et toi, se fâche l’aide-médecin, pourquoi m’attrapes-tu le bras ? Je tire, et toi tu me pousse le bras en me disant diverses sottises… Abruti !
     — Abruti toi-même !
     — Tu crois que c’est facile, d’arracher une dent, hein, moujik ? Essaie un peu ! Ce n’est pas comme de grimper au clocher pour sonner les cloches à la volée ! (railleur) « Il ne sait pas, il ne sait pas ! » En voilà, un précepteur ! Voyez-moi ça… Monsieur Iéguipietski, Alexandre Ivanytch, je lui ai arraché une dent sans l’entendre dire un mot… Une personne un peu mieux que toi, et qui ne m’attrapait pas le bras… Assieds-toi ! Assis, je te dis !
     — Je vois trente-six chandelles… Laisse-moi reprendre mon souffle… Aie ! (il s’assoit) Mais ne tire pas longuement, arrache.  Ne tire pas à moitié, vas-y carrément, d’un seul coup !
     — Tu vas m’apprendre ! Ah, Seigneur, ce peuple ignorant ! Il y a de quoi devenir fou, à vivre avec des gens comme ça ! Ouvre la bouche… (il replace la pince) La chirurgie, mon ami, n’est pas une plaisanterie… Ce n’est pas comme de réciter au sein du chœur… (il effectue une traction) Ne remue pas… Il s’en suit que la dent s’est enracinée avec le temps, elle a poussé de profondes racines… (il tire) Reste immobile… Bon, bon… (on entend un craquement) Je le savais bien !
     Vonmiglassov reste un petit moment immobile, comme inconscient. Il est tout étourdi. Ses yeux regardent devant lui d’un air stupide, la sueur coule sur son visage blême.
     — J’aurais mieux fait de prendre le pied-de-biche, marmonne l’aide-médecin. En voilà une histoire !
     Revenu à lui, le sacristain se fourre les doigts dans la bouche  et trouve, à la place de la dent, deux saillies aiguës.
     — Sale d-démon… articule-t-il. C’est pour notre perte qu’on vous a postés ici, monstres !
     — C’est ça, insulte-moi encore… marmonne l’aide-médecin en replaçant le davier dans l’armoire. Espèce d’ignare… On ne t’a pas assez régalé de verges de bouleau, au séminaire… Monsieur Iéguipietski, Alexandre Ivanytch, a vécu sept ans à Pétersbourg… il a de l’instruction… rien que son costume coûte cent roubles… et lui n’a pas dit de jurons… Qu’as-tu à faire le paon ? On ne t’a rien fait, tu ne vas pas en crever !
     Le sacristain reprend sur la table son pain bénit et, se tenant la joue d’une main, regagne ses pénates.



  1. Unité administrative en région.  https://fr.wikipedia.org/wiki/Zemstvo 
  2. Terme d’origine allemande (feldscher) : intermédiaire entre le médecin de plein droit et l’infirmière qui, en Russie, relevait davantage de ce que nous appelons aide-soignante. Tchékhov, visiblement, ne les aimait guère, car il les prend très souvent à partie dans ses récits. Voir par exemple Une mésaventure.
  3. Nom signifiant en slavon « Écoute ma voix », début de psaume.
  4. Psaume 102. La suite contient des extraits de prières récitées pendant le Grand Carême de Pâques.
  5. Comme d’habitude seulement indiqué par un petit sifflement à la fin de « bon »…

mardi 12 novembre 2019

Dans le ravin (Anton Tchékhov)


     Ce récit fut écrit à la fin 1899, juste après la fin de la rédaction de La dame au petit chien. Il parut en janvier 1900 dans la revue politico-littéraire « La vie », éditée à Saint-Pétersbourg et devenue mensuelle depuis l’année précédente. Il fut rédigé à Ialta. Mais les notes dans les carnets de l’écrivain se rapportant au thème remontent à 1895, quand il habite encore dans sa propriété de Miélikhovo. C’est là qu’en 1897 il avait déjà écrit la nouvelle Les moujiks. Des scènes de la vie du peuple se trouvent dans les deux récits. 

     Tchékhov envisageait d’abord un texte assez court, mais le récit s’est vite étoffé, ne pouvant plus être donné à un simple journal. Entre-temps, le rédacteur en chef de la revue « La vie » avait envoyé un télégramme à Tchékhov pour lui demander de soutenir la revue en lui donnant un texte. La revue en question était politiquement marxisante, Gorki en dirigeait la section littéraire, qu’appréciait Lénine… lequel écrivait, sous pseudonyme, des articles dans la section politico-sociale de la revue. Gorki, fort intéressé par la collaboration de Tchékhov, lui écrivit pour appuyer la demande du directeur. Tchékhov donna son accord. Gorki avait en fait des visées politiques : que la revue ne soit pas de stricte obédience marxiste (le « marxisme légal » qui s’exprimait en acceptant la censure) – on sait que Gorki fut longtemps farouchement anti-bolchevik, avant de se rallier, comme d’autres, lui le faisant en jouant parfois un rôle positif, mais hélas pas toujours. Mais les marxistes quittèrent la revue pour en fonder une autre, « Le commencement »… qui fut vite interdite de publication par la censure. Gorki et le rédacteur en chef réclament tout le temps le récit à Tchékhov, lequel n’a pas encore commencé à le rédiger, il remplit simplement ses carnets de notes. Il s’y mettra seulement en novembre. Les deux autres le bombardent de lettres et de télégrammes.

     En effet, la triste description de Tchékhov ne concorde pas avec la tendance à l’apologie du développement industriel qui était le fait des propagandistes relevant du « marxisme légal ». L’auteur jugeait lui même « effrayant » son récit, comme il l’écrivit à Olga Knipper dans une lettre du début janvier 1900. De même que pour la nouvelle Les moujiks, Tchékhov s’était inspiré de ce qu’il avait pu observer pendant des années à Miélikhovo. L’aspect industriel – les fabriques – remonte à ses observations de jeune médecin et à sa participation à la lutte contre l’épidémie de choléra au début des années dix-huit cent quatre-vingt dix. Par ailleurs, l’épisode de la fausse monnaie renvoie à une rencontre faite en 1890 sur l’île de Sakhaline.

     Après la publication du récit, Gorki se montre enthousiaste et fait part à l’auteur d’une appréciation positive, et même flatteuse, de la part de Tolstoï. Gorki écrira un article critique extrêmement élogieux à propos de la nouvelle Dans le ravin. Le reste de la critique se partage, comme d’habitude, certains voyant bien campés en Anissime et Axinia les nouveaux « héros de notre temps », tandis que le courant libéral percevait dans le récit le « pessimisme foncier » de l’auteur. Cette dernière critique se retrouvant chez le bolchevik Lounatcharski, attendant l’apparition de héros plus positifs…

     La revue « La vie » ne survécut pas longtemps au retour en son sein des auteurs du « marxisme légal », elle fut fermée au printemps 1901. La nouvelle, dont l’impression avait causé des soucis à Tchékhov à cause de nombreuses coquilles et de corrections non observées, fut intégrée en 1903 au recueil édité par Adolf Marx, en même temps qu’elle reparaissait dans sa revue « Niva ».











Dans le ravin


(Anton Tchékhov)



I

     Le village d’Oukleïevo était situé dans un ravin, si bien que, depuis la route ou la gare du chemin de fer, on ne voyait que le clocher et les cheminées des fabriques d’indiennes. Quand les voyageurs demandaient quel était ce village, on leur disait :

     — C’est le village où, à un repas de funérailles, le sacristain a mangé tout le caviar.

     Un jour, lors d’un repas funèbre chez le fabricant Kostioukov, un vieux sacristain aperçut au milieu des hors-d’œuvre du caviar grenu qu’il se mit à manger avec avidité ; on le poussait, on le tirait par la manche, il était comme engourdi de plaisir : il ne sentait rien et continuait à manger.  Il mangea tout le caviar, et c’était une boîte de quatre livres1. Beaucoup de temps s’était écoulé depuis, le sacristain était mort depuis longtemps, mais on se souvenait toujours du caviar. Était-ce que l’on vécût si misérablement dans le coin, ou que les gens fussent incapables de faire attention à autre chose qu’à cet incident insignifiant survenu dix ans plus tôt, en tout cas on ne racontait rien d’autre à propos d’Oukleïevo.
  
     Une agitation fébrile régnait en permanence au village où s’étalait même en été une boue marécageuse, et surtout sous les palissades surplombées de vieux saules courbés qui donnaient de vastes ombres. Il y régnait toujours une odeur de déchets industriels et d’acide acétique, produit employé pour la fabrication des indiennes. Les fabriques – trois produisant des indiennes et une tannerie – ne se trouvaient dans le village lui-même, mais en bordure, un peu plus loin. Ce n’étaient pas de grandes usines, elles n’employaient pas plus de quatre cents  ouvriers en tout. L’eau de la rivière puait souvent à cause de la tannerie ; les déchets polluaient les prés, le bétail des paysans était atteint par le charbon et l’on avait ordonné la fermeture de l’usine. Officiellement fermée, elle travaillait en secret, ce que savaient parfaitement le commissaire rural et le médecin du district, à qui le propriétaire de la fabrique versait dix roubles chaque mois. Il y avait en tout et pour tout dans le village deux maisons acceptables, en pierre et au toit de tôle ; l’une abritait l’administration du volost2, et dans l’autre, à un étage, située juste en face de l’église, habitait Grigori Piétrov3 Tsyboukine, un petit-bourgeois4 originaire de Iépiphane.

     Grigori tenait une petite épicerie, mais c’était seulement pour la forme, en fait il faisait commerce de tout ce qui se présentait, vodka, bétail, céréales ou porcs, et lorsque, par exemple, on demandait à l’étranger des coiffes pour chapeaux de femmes, il gagnait trente kopecks sur chaque paire ; il achetait et vendait des coupes de bois, prêtait de l’argent à intérêt, bref, c’était un vieil homme très capable.

     Il avait deux fils. L’aîné, Anissime, était employé dans la police, à la section des recherches, et était rarement à la maison. Stépane, le cadet, s’était mis dans le commerce et il aidait son père, mais il n’y avait pas à attendre de véritable aide de sa part, car il était sourd et de santé fragile ; son épouse Axinia, belle femme svelte qui portait les jours de fête un chapeau et une ombrelle, se levait tôt, se couchait tard et passait sa journée à courir, en relevant ses jupes et en faisant sonner ses clés, tantôt à l’entrepôt, tantôt à la cave ou à la boutique, et le vieux Tsyboukine l’observait joyeusement,  l’œil pétillant, regrettant en même temps que ce ne fût pas son fils aîné qui l’eût épousée, au lieu du cadet sourd qui, visiblement, n’y connaissait rien en matière de beauté féminine.

     Le vieil homme avait toujours été enclin à la vie de famille et il aimait sa famille plus que tout au monde, en particulier son fils aîné, le limier, et sa bru. À peine mariée au sourd, Axinia avait fait preuve d’une extraordinaire activité, sachant très vite à qui l’on pouvait prêter et à qui surtout pas, elle gardait les clés sur elle sans même les confier à son mari, faisait les comptes avec un boulier5, regardait les dents des chevaux aussi bien qu’un moujik, le tout en riant ou en criant ; et, quoi qu’elle dît ou fît, le vieux murmurait avec attendrissement :

     — Ça, c’est une  petite bru ! Une vraie beauté, la petite mère !

     Il était veuf, mais, un an après le mariage de son fils, n’avait pu s’empêcher de se remarier. On lui trouva à trente verstes d’Oukleïevo une jeune fille de bonne famille, une certaine Varvara Nikolaïevna, plus toute jeune mais jolie et de belle allure. Aussitôt qu’elle se fut installée dans sa chambrette en haut, une lumière nouvelle se mit à briller dans la maison comme si l’on avait changé toutes les fenêtres. Les veilleuses s’allumèrent devant les icônes, les tables se couvrirent de nappes blanches comme neige, aux fenêtres et à la barrière apparurent des fleurs à ocelles rouges et, à table, on ne mangeait plus à l’écuelle commune, chacun avait une assiette devant lui. Le sourire de Varvara Nikolaïevna était agréable et affectueux, et la maison entière avait l’air de sourire. Et l’on vit arriver dans la cour, chose qui ne s’était jamais produite jusque là, des mendiants, des vagabonds, des pèlerins ; sous les fenêtres se firent entendre les voix plaintives et chantantes des bonnes femmes du village et la toux honteuse des moujiks hâves et affaiblis renvoyés d’une usine ou de l’autre pour ivrognerie. Varvara leur apportait de l’aide en leur donnant de l’argent, du pain, de vieux habits, et par la suite, une fois familiarisée avec les lieux, elle se mit à retirer pour eux des choses à la boutique. Le sourd la vit un jour emporter un quart de livre de thé, ce qui l’embarrassa.

     — Alors, maman a pris un quart de livre de thé, fit-il savoir à son père. Où faut-il l’inscrire ?

     Le vieux ne répondit rien mais resta à réfléchir, ses sourcils s’agitant, puis il monta chez sa femme.
     — Varvarouchka, petite mère, si tu as besoin de quelque chose à l’épicerie, prends-le. Prends-le de bon cœur, n’hésite pas.

     Et le lendemain, le sourd qui traversait la cour en courant lui cria :
     
     — Mère, s’il vous faut quelque chose, prenez-le !

     Les aumônes qu’elle faisait étaient quelque chose de nouveau, de gai et de primesautier, de même que les veilleuses et les petites fleurs à ocelles rouges. Lorsque, le dernier jour gras à la veille du Carême, ou à la fête paroissiale, qui durait trois jours, on refilait aux moujiks des salaisons gâtées exhalant une telle odeur qu’on avait du mal à rester à proximité du tonneau, et qu’on acceptait des ivrognes, en gage, des faux, des bonnets de fourrure ou des fichus de femme, quand les ouvriers des fabriques, assommés par la vodka de mauvaise qualité, se vautraient dans la boue et que le péché semblait s’etre condensé comme un brouillard emplissant l’air, on ressentait quelque soulagement à l’idée qu’il se trouvait là-bas, dans la maison, une femme propre et douce, n’ayant rien à voir ni avec les salaisons ni avec la vodka ; en ces jours péniblement embrumés, ses aumônes agissaient comme une soupape de sécurité dans une machine.

     Chez Tsyboukine, les journées étaient bien remplies. Avant même le lever du soleil, Axinia se secouait, se débarbouillait dans l’entrée, dans la cuisine le samovar bouillait et son ronflement n’annonçait rien de bon. Le vieux Grigori Piétrov, vêtu d’une longue redingote noire et d’un pantalon en indienne, chaussé de hautes bottes luisantes, petit bonhomme propret, déambulait dans les pièces en frappant du talon comme le petit beau-père d’une chanson connue6. On ouvrait la boutique. Quand il faisait jour, on amenait au perron le drojki léger dans lequel le vieux prenait place d’un air gaillard, sa casquette enfoncée jusqu’aux oreilles, et, à le voir, personne n’eût dit qu’il avait déjà cinquante-six ans. Sa femme et sa bru assistaient à son départ et, lorsqu’il portait une bonne redingote propre et qu’au drojki était attelé l’énorme étalon noir qui avait coûté trois cents roubles, le vieux n’aimait pas voir s’approcher des moujiks se plaignant et quémandant ; il détestait les moujiks, les méprisait, et s’il en voyait un attendre au portail, il lui criait d’un ton courroucé :

     — Qu’as-tu à rester là ? Va-t-en !

     Ou, si c’était un mendiant, il lui criait :

     — Dieu y pourvoira !

     Il partait pour affaires ; habillée de sombre, portant un tablier noir, sa femme faisait le ménage ou aidait à la cuisine. Axinia tenait le magasin et l’on entendait au-dehors tinter les bouteilles et sonner les pièces, on entendait les rires et les cris d’Axinia, et les protestations des clients qu’elle grugeait ; on pouvait voir qu’en même temps avait lieu dans la boutique un commerce clandestin de vodka. Le sourd se tenait aussi à l’épicerie ou il allait marcher dans la rue, tête nue et les mains dans les poches, regardant d’un œil distrait tantôt les izbas, tantôt le ciel. À la maison, on buvait du thé six fois par jour, et l’on y prenait quatre repas. Le soir, on faisait le compte de la recette, qu’on inscrivait avant d’aller dormir à poings fermés.

     À Oukleïevo, les trois fabriques d’indiennes et les demeures des fabricants, Khrymine anciens, Khrymine jeunes et Kostioukov, étaient reliées par le téléphone. On avait aussi installé le téléphone à la direction du volost, mais il avait vite cessé d’y fonctionner car, là-bas, les punaises et les cancrelats avaient élu domicile. Le chef du volost était inculte et, quand il écrivait, mettait une mjuscule au début de chaque mot, mais lorsque le téléphone avait arrêté de fonctionner, il avait dit :

     — Hé bien, maintenant, sans téléphone, ça va devenir difficile.

     Les vieux Khrymine étaient constamment en procès avec les jeunes, ces derniers se querellaient aussi parfois entre eux, ouvrant de nouveaux procès, et les usines ne travaillaient pas pendant un ou deux mois, le temps qu’ils fassent la paix, cela fournissait une distraction aux habitants d’Oukleïevo, vu que les disputes donnaient lieu à toutes sortes de discussions et de cancans. Les jours de fête, Kostioukov et les Khrymine jeunes organisaient des balades en voiture, fonçant dans le village en écrasant des veaux.  Axinia, endimanchée et froufoutant dans ses jupons empesés, faisait les cent pas devant sa boutique ; les Khrymine jeunes l’attrapaient et faisaient mine de l’enlever. Et Tsyboukine se promenait aussi pour faire voir son nouveau cheval, et il emmenait Varvara avec lui.

     Le soir, après ces promenades, au moment d’aller dormir, un accordéon coûteux se mettait à jouer chez les Khrymine jeunes, et, si c’était une nuit de lune, les sons éveillaient une joie inquiète, Oukleïevo n’avait plus l’air d’une fosse.   
     
     

  1. La livre en question fait un peu plus de quatre cents grammes.
  2. Le district rural.
  3. Pour Piétrovitch, fils de Pierre.
  4. Classement socio-professionnel : les nobles, les gens d’église, les petits-bourgeois (commerçants et artisans) et les moujiks.
  5. Très utilisé en Russie avant l’apparition de l’informatique.
  6. Mentionnée dans un recueil d’un nommé Chéïne paru en 1870, aux pages 336 et 337, indication pour les bibliophiles…




II

     Anissime, le fils aîné, venait très rarement à la maison, seulement à l’occasion des grandes fêtes, mais il y faisait souvent parvenir des friandises et des lettres qu’amenaient pour lui des gens du pays ; les lettres étaient d’une autre écriture que la sienne, et très belle, toujours rédigées sur du beau papier et ayant l’air d’une demande. Elles étaient remplies d’expressions qu’Anissime n’utilisait jamais en parlant : « Chers papa et maman, je vous envoie une livre de thé aromatisé pour la satisfaction de vos besoins physiques. »

     On lisait, griffonné au bas de chaque lettre, écrit comme avec une plume abîmée : « Anissime Tsyboukine », et en-dessous, de nouveau de la superbe écriture : « Agent ».

     Les lettres étaient lues et relues à haute voix, et le vieux, tout remué, rouge d’émotion, disait :

     — Bon, il n’a pas voulu rester à la maison, il a pris la voie savante. Eh bien soit ! Chacun sa voie.

     Un jour, avant le carnaval1, il tomba une forte pluie mêlée de grésil ; le vieux et Varvara s’étaient mis devant la fenêtre pour regarder, et voilà que tout à coup ils voient arriver Anissime, venant de la gare en traîneau. On ne l’attendait pas du tout. Il entra, l’air inquiet et préoccupé, air qu’il conserva par la suite, tout en affichant une certaine désinvolture. Il ne se pressait pas pour repartir, on avait l’impression qu’il avait été renvoyé de son poste. Varvara était contente de le voir ; elle le regardait malicieusement, soupirait et hochait la tête.

     — Qu’est-ce que c’est que ça, mon Dieu ! disait-elle. Un gaillard de vingt-sept ans qui reste garçon, ah là là…

     De la pièce voisine, on n’entendait, de ses paroles débitées doucement et d’une voix unie, seulement ceci : « Ah là là ». Elle se mit à chuchoter avec le vieux et avec Axinia, et leur visage à tous les deux arbora aussi une expression malicieuse et mystérieuse, ils avaient des mines de conspirateurs.

     On avait décidé de marier Anissime. 

     — Ah là là !… Il y a longtemps qu’on a marié ton petit frère, disait Varvara, et toi tu es toujours sans compagne, comme un coq au marché. À quoi est-ce que cela ressemble ? Vrai, marie-toi, plaise à Dieu, tu retourneras à ton travail si le cœur t’en dit, et ta femme restera ici pour nous donner un coup de main. Tu vis dans le désordre, mon gars, tu as oublié toutes les règles, à ce que je vois. Ah là là, avec vous autres de la ville, il n’y en a que pour le péché.

     Lorsque les Tsyboukine se mariaient, on choisissait pour eux les plus belles fiancées, comme pour les gens riches. Et l’on en trouva une belle pour Anissime à son tour. Lui-même était d’une apparence très quelconque, sans rien de remarquable ; de faible constitution, souffreteux, il était plutôt petit et il avait les joues pleines et rebondies comme s’il les gonflait. Ses yeux ne cillaient pas et il avait le regard perçant, sa barbe était rousse et clairsemée, et lorsqu’il réfléchissait, il la fourrait dans sa bouche et la mordillait ; en outre, il s’enivrait souvent, ce qu’on voyait à sa figure et à sa démarche. Mais quand on l’informa qu’on avait une fiancée pour lui, une très belle, il déclara :

     — Eh bien, je ne suis pas non plus borgne. Dans notre famille, les Tsyboukine, on peut le dire, on est tous beaux.

     Le village de Torgouïevo était situé à proximité de la ville. La moitié du bourg avait récemment été rattachée à la ville – l’autre moitié restait indépendante –, et une veuve vivait là dans sa petite maison ; elle avait une sœur si pauvre qu’elle travaillait à la journée, et qui avait une fille nommée Lipa2, travaillant elle aussi à la journée. On parlait à Torgouïevo de la beauté de Lipa, et seule son extrême pauvreté dérangeait tout le monde ; on la voyait se marier avec quelque barbon ou avec un veuf, en dépit de sa pauvreté, ou quelqu’un la prendrait « juste comme ça » avec lui, et sa mère, du coup, mangerait à sa faim. Varvara entendit parler de Lipa et se rendit à Torgouïevo.

     On organisa ensuite chez la tante une entrevue de pré-fiançailles dans les règles, avec du vin et des hors-d’œuvre, et Lipa portait une robe rose toute neuve, qu’on avait fait confectionner tout exprès, et un ruban ponceau brillait comme une flamme dans sa chevelure. Elle était maigriotte, faible et pâle, avec des traits fins et délicats hâlés par le travail au grand air ; un sourire triste et timide ne quittait pas son visage et ses yeux avaient un regard enfantin – empreint de confiance et de curiosité.

     C’était une toute jeune fille à la poitrine à peine marquée, mais elle était tout de même en âge de se marier. Elle était en effet jolie et une seule chose en elle pouvait déplaire : ses grandes mains d’homme qui pendaient à présent, désœuvrées, comme deux grandes pinces.

     — Elle est sans dot, mais nous n’en tenons pas compte, disait le vieux Tsyboukine à la tante : pour notre fils Stepane, nous avons aussi pris quelqu’un de famille pauvre, et nous ne tarissons pas d’éloges à son sujet. Elle montre autant d’adresse à la maison que dans les affaires.

     Se tenant près de la porte, Lipa semblait dire : « Faites de moi ce que vous voulez, j’ai confiance en vous », tandis que sa mère Praskovia, la journalière, se cachait à la cuisine, gênée à en mourir. Autrefois, dans sa jeunesse, un marchand chez qui elle lavait le plancher s’était emporté contre elle et l’avait foulée aux pieds ; médusée, elle avait eu terriblement peur, et cette peur lui était restée pour la vie. L’effroi lui faisait toujours trembler les mains et les pieds, ainsi que les joues.  Assise dans la cuisine, elle s’efforçait d’écouter de quoi parlaient les invités et n’arrêtait pas de faire des signes de croix, ses doigts pressés sur son front et ses yeux rivés à l’icône. Anissime, un peu ivre, ouvrait la porte de la cuisine et lui disait d’un ton désinvolte :

     — Qu’avez-vous à rester là, précieuse petite maman ? Nous nous ennuyons, sans vous.

     Et Praskovia, intimidée, serrant ses mains contre sa poitrine maigre et décharnée, répondait :

       Vous n’y pensez pas, monsieur… Nous vous sommes bien obligés, monsieur3.

     Après cette visite, on fixa le jour du mariage. Ensuite, à la maison, Anissime ne fit qu’aller et venir d’une pièce à l’autre en sifflotant, ou alors, se rappelant soudain quelque chose, il devenait pensif, regardant le plancher sans bouger de son œil perçant, comme s’il avait voulu percer un trou dans le sol. Il ne montrait pas de satisfaction à l’idée de se marier et de se marier bientôt, la semaine de Saint-Thomas4, pas plus qu’il n’exprimait le désir de rencontrer sa fiancée, il ne faisait que siffloter. On voyait bien qu’il ne se mariait que pour suivre la volonté de son père et de sa belle-mère, et parce que c’est la coutume à la campagne : le fils se marie pour qu’il y ait de l’aide à la maison. En partant, il ne montra aucune hâte et se comporta tout autrement que les autres fois : il avait un air très dégagé et parlait d’autre chose que de ce qu’il fallait.
    
     



  1. Mardi gras étalé sur une semaine, juste avant le Grand Carême de Paques.
  2. Lipa a plusieurs sens, en russe : tilleul, mais aussi chiqué. Quant au nom du village, c’est un peu « le village du commerce ».
  3. « Monsieur »  est indiqué par un sifflement de politesse respectueuse à la fin du mot. La deuxième formule est employée par le cuisinier à la fin de l’acte III de La mouette   
  4. Ou de Quasimodo : juste après Pâques.








III

     Au village de Chikalova vivaient deux couturières, des sœurs de la secte des Flagellants1. On leur avait commandé les habits pour le mariage, et elles venaient souvent faire les essayages, prenant longuement le thé à l’occasion. Elles avaient fait à Varvara une robe couleur cannelle avec des dentelles noires et du jais, et pour Axinia une robe vert clair, jaune sur le devant, avec une traîne. Lorsque les couturières eurent terminé, Tsyboukine les paya non en argent, mais avec des marchandises de son magasin ; elles en repartirent en tenant tristement des paquets de bougies et de boîtes de sardines dont elles n’avaient nul besoin ; sorties du village, elles s’assirent sur un petit tertre et se mirent à pleurer.

     Anissime arriva trois jours avant la noce, entièrement vêtu de neuf. Il portait des caoutchoucs luisants et, en guise de cravate, un cordon rouge orné de petites boules, et il avait jeté sur ses épaules un manteau neuf, sans en passer les manches.

     Ayant prié avec gravité, il salua son père et lui donna dix roubles-argent et dix pièces de cinquante kopecks ; Varvara reçut la même chose, et Alexia eut vingt pièces de vingt-cinq kopecks.  Le charme de ces cadeaux résidait surtout dans le fait que les pièces étaient toutes neuves et brillaient à qui mieux mieux sous le soleil. S’efforçant de paraître posé et sérieux, Anissime avait les traits tendus et les joues gonflées, et il sentait le vin ; il avait vraisemblablement couru au buffet de la gare à chaque arrêt du train. Et il y avait encore en lui une sorte de désinvolture, quelque chose de superflu. Après, Anissime et le vieux burent du thé en grignotant, tandis que Varvara palpait ses pièces toutes neuves et posait des questions à propos de gens du coin vivant en ville.

     — Tout va bien pour eux, remercions Dieu, disait Anissime. Il y a juste Ivan Iégorov qui a été touché dans sa famille : il a perdu sa vieille Sofia Nikiforovna, qui est morte de phtisie. On a commandé chez un pâtissier le repas funéraire pour le repos de son âme, à deux roubles et demi par tête. Avec du vin. De vrais moujiks, les gens de chez nous ! Et l’on a payé deux roubles et demi aussi pour eux. Ils n’ont rien mangé. Qu’est-ce qu’un moujik peut comprendre aux sauces ?

     — Deux roubles et demi ! fit le vieux en hochant la tête.

     — Et alors ? On n’est pas au village, là-bas. On entre au restaurant manger un morceau, on demande ceci et cela, il arrive de la compagnie, on boit – mais dis donc, voici déjà l’aube, et c’est trois-quatre roubles par personne, s’il vous plaît. Et lorsque Samorodov est de la partie, il aime terminer avec du café arrosé de cognac, et le petit verre de cognac coûte soixante kopecks, monsieur !

     — En voilà, des blagues ! dit le vieux admiratif.

     — Je suis toujours avec Samorodov, maintenant. C’est lui qui écrit les lettres que vous recevez. Il écrit magnifiquement. Et si je devais raconter quel genre d’homme est Samorodov, maman, rpoursuivit-il gaiement en s’adressant à Varvara, vous ne le croiriez pas. Nous l’appelons tous Moukhtar, car c’est une sorte d’Arménien – il est tout noir. Je lis dans ses pensées, je le connais parfaitement, maman, il le sent et me suit sans arrêt, il ne me lâche pas, nous sommes comme deux doigts de la main. Ça lui fait peur, on dirait, mais il ne peut pas se passer de moi. Il me suit partout. Je vois clair, maman, j’ai l’œil juste. Au marché aux puces, je vois un moujik vendre une chemise. « Arrête, c’est une chemise volée ! » Et, de fait, la chemise a été volée.

     — Comment le sais-tu ? demanda Varvara.

     — J’ai simplement l’œil qu’il faut. Je ne sais pas de quelle chemise il s’agit, mais quelque chose m’attire de ce côté-là : voilà une chemise volée, un point c’est tout. Chez nous, dans la police, voilà ce qu’on dit : « Bon, Anissime est allé tirer la bécasse ! » Cela veut dire : chercher un objet volé. Oui… Voler, quelque chose, tout le monde peut le faire, mais où le garder ? La terre est vaste, mais on ne peut cacher nulle part un objet volé.

     — Dans notre village, on a volé la semaine dernière un mouton et deux petites brebis chez les Gountoriev, dit Varvara en poussant un soupir. Et on a personne pour faire les recherches… Ah là là…

     — Pourquoi donc ? Les chercher, c’est faisable. Ce n’est rien du tout, c’est faisable.

     Le jour du mariage arriva. C’était une fraîche, mais claire et joyeuse journée d’avril. Les troïkas et les attelages à deux chevaux commencèrent à circuler dès le petit matin au village, faisant sonner leurs grelots et arborant des rubans bariolés attachés aux brancards et aux crinières. Cette agitation inquiétait les freux croassant dans les saules, et les étourneaux chantaient tant qu’ils pouvaient sans s’arrêter, comme s'ils se réjouissaient de la noce chez les Tsyboukine.

     Dans la maison, sur les tables se trouvaient déjà de longs poissons, des jambons et des volailles farcies, des boîtes de sprats, diverses salaisons et marinades et une quantité de bouteilles de vodka et de vin, cela sentait le saucisson fumé et le homard pas frais. Le vieux passait près des tables en frappant du talon et en aiguisant des couteaux l’un contre l’autre. On interpellait à tout bout de champ Varvara pour réclamer quelque chose et, l’air désemparée, hors d’haleine, elle courait à la cuisine où travaillaient depuis l’aube le cuisinier de Kostioukov et la cuisinière des Khrymine jeunes. Frisée, en corset, sans robe, Axinia tourbillonnait dans la cour en faisant grincer ses bottines neuves, on ne voyait que ses genoux nus et sa gorge découverte. Il y avait du bruit, on entendait des jurons et des exclamations ; les passants s’arrêtaient devant le portail grand ouvert, tout faisait sentir qu’il se préparait quelque chose sortant de l’ordinaire.

     — On est allé chercher la fiancée !

     Les grelots tintaient dans le village, puis mouraient au loin… À deux heures passées, il y eut une ruée : on entendait de nouveau les grelots, on amenait la fiancée ! L’église était remplie, le lustre était allumé, les chantres suivaient un livret, selon le souhait du vieux  Tsyboukine. Le flamboiement des lueurs et l’éclat des robes aveuglaient Lipa, elle avait l’impression que les grosses voix des chantres lui martelaient la tête ; le corset qu’elle portait pour la première fois de sa vie la gênait, et ses bottines la serraient ; regardant sans comprendre, elle avait l’air de venir de reprendre conscience après un évanouissement. Anissime, en redingote noire, avec son petit cordon rouge en guise de cravate, était songeur, fixait toujours le même point et se signait rapidement lorsque les chantres se mettaient à beugler. L’attendrissement le gagnait, il avait envie de pleurer. Cette église lui était familière depuis sa petite enfance ; sa défunte mère l’y conduisait autrefois pour communier, il chantait en chœur avec les autres enfants ; chaque recoin, chaque icône lui évoquaient des souvenirs. Voilà qu’on posait sur sa tête la couronne nuptiale, l’ordre exigeait qu’on le mariât, mais lui n’y pensait déjà plus, il ne s’en souvenait plus, il avait complètement oublié son mariage. Les larmes l’empêchaient de voir les icônes, il se sentait oppressé, il priait  et demandait à Dieu que les malheurs inévitables, déjà prêts à fondre sur lui du jour au lendemain, lui fussent de quelque façon épargnés, comme, en pleine sécheresse, des nuées menaçantes contournent un village sans qu’il reçoive une goutte de pluie. Et il avait, par le passé, déjà entassé une masse de péchés, un vrai bourbier, quelque chose d’irréparable, à tel point qu’il était assez absurde d’en demander pardon. Mais il demandait tout de même pardon, il eut même un lourd sanglot auquel personne ne fit attention, on supposa qu’il était éméché.

     En pleurs, un enfant demanda avec anxiété :

     — Petite maman, emmène-moi hors d’ici, maman chérie !

     — Silence, là-bas ! cria le prêtre.
     
     En revenant de l’église, la foule suivit en courant ; il y avait aussi plein de monde devant la boutique, près du portail et dans la cour, sous les fenêtres. Des femmes du villages étaient venues chanter les louanges des mariés. À peine ceux-ci eurent-ils franchi le seuil que déjà les chantres, se tenant dans l’entrée avec leurs livrets, commencèrent à chanter à pleine gorge ; une musique commandée tout exprès en ville se mit à jouer. On apportait déjà des flûtes de mousseux du Don, et le maître charpentier Iélizarov, grand vieillard maigre aux sourcils si drus qu’on distinguait à peine ses yeux, dit en s’adressant aux jeunes mariés :

     — Anissime et toi, ma petite, aimez-vous, vivez selon la loi divine, mes enfants, et la Reine des Cieux ne vous abandonnera pas.  
      
     Il s’appuya contre l’épaule du vieux Tsyboukine et eut un sanglot.

     — Pleurons, Grigori Piétrov, pleurons de joie ! dit-il d’une petite voix avant de se mettre à rire et de poursuivre d’une sonore voix de basse :

     — Ho ! ho ! ho ! Te voilà encore avec une belle bru ! En elle, tout est en bonne place, tout est lisse, pas de cliquetis, tout le mécanisme est en bon état, il y a beaucoup de vis.

     Il était natif du district de Iégorievsk, mais travaillait depuis sa jeunesse aux fabriques d’Oukleïevo et dans les environs, et s’était habitué à l’endroit. Cela faisait longtemps qu’on le voyait ainsi, vieux, long et maigre, et depuis longtemps on l’appelait Béquille. Peut-être parce que, depuis plus de quarante ans, il s’occupait seulement de réparations dans les usines, il ne jugeait les hommes et les choses que du point de vue de leur solidité : une réparation s’impose-t-elle ou non ? Avant de s’asseoir à une table, il éprouva la solidité de quelques chaises et il tâta aussi le lavaret.

     Après le mousseux, tout le monde s’attabla. Les invités parlaient en faisant bouger leurs chaises. Dans l’entrée, les chantres chantaient, la musique jouait, et au même moment, dans la cour, les bonnes femmes célébraient d’une seule voix les mariés – cela faisait un effrayant et sauvage mélange de sons, on en avait le vertige.

     Béquille se tournait sur sa chaise et ses coudes heurtaient ses voisins qu’il empêchait de parler, tantôt il pleurait, tantôt il poussait de gros rires.

     — Petites, petites, petites… marmonnait-il vite, Axiniouchka-petite mère, Varvarouchka, nous vivrons tous en paix et en bonne entente, mes chères petites haches…

     Il buvait peu, et il suffisait à présent d’un petit verre d’eau-de-vie anglaise pour le griser. Cette détestable eau-de-vie, faite on ne savait avec quoi, abrutissait tous ceux qui en buvaient comme un coup de trique. Les langues devenaient pâteuses.

     Il y avait là le clergé, des employés des fabriques avec leurs épouses, des marchands et des aubergistes des autres villages. Le chef du volost2 et son secrétaire, qui travaillaient ensemble depuis quatorze ans et n’avaient, de tout ce temps, jamais signé un seul papier ni laissé sortir de leur administration quiconque sans l’avoir trompé ou grugé, siégeaient côte à côte, l’un comme l’autre gros et gras, semblant à tel point imprégnés d’injustice que même la peau de leur visage avait quelque chose de particulier, de frauduleux. La femme du secrétaire, extrêmement maigre et bigleuse, avait amené avec elle tous ses enfants et, comme un rapace, louchait sur les assiettes et attrapait tout ce qui lui tombait sous la main, s’en remplissant les poches pour elle et ses enfants.

     Pétrifiée, Lipa était assise avec la même expression qu’à l’église. Depuis qu’il avait fait sa connaissance, Anissime n’avait pas échangé un seul mot avec elle, si bien qu’il ne connaissait pas le son de sa voix ; assis à présent à côté d’elle, il continuait à se taire en buvant de l’eau-de-vie anglaise ; une fois éméché, il dit en s’adressant à sa tante, assise en face de lui :

     — J’ai un ami qui s’appelle Samorodov. Un homme particulier. C’est un honorable citoyen3 qui a droit à la parole. Mais je vois au fond de lui, tantine, et il le sent. Si vous le voulez bien, buvons à la santé de Samorodov, tantine !

     Varvara faisait le tour de la table pour offrir à manger aux invités, épuisée, désemparée et visiblement contente qu’il eût tant à manger, et tant de riches plats – personne n’irait récriminer. Le soleil se coucha et le repas se poursuivait ; les gens ne savaient plus ce qu’ils mangeaient ni ce qu’ils buvaient, on ne s’entendait plus et ce n’était que de temps en temps, quand la musique s’arrêtait, qu’on distinguait le cri d’une femme dans la cour :

     — Vous nous avez sucé le sang, monstres ! Puissiez-vous crever !

     On dansa le soir au son de la musique. Les Khrymine jeunes arrivèrent en apportant de leur vin et l’un d’eux, en dansant le quadrille, tenait dans chaque main une bouteille et avait un petit verre dans la bouche, ce qui faisait rire tout le monde. Entre deux quadrilles, on dansait soudain à croupetons ; la verte Axinia voltigeait, faisant du vent avec sa traîne. Quelqu’un marcha sur l’un de ses volants et Béquille s’écria :

     — Hé, les enfants, vous avez arraché une plinthe !

     Axinia  avait des yeux gris et candides qui cillaient rarement, et un sourire naïf jouait constamment sur son visage. Et dans ces yeux qui ne cillaient pas, dans cette petite tête posée sur un long cou, dans cette sveltesse, il y avait quelque chose qui rappelait un serpent ; habillée de vert, la poitrine en jaune, souriante, son regard était celui d’une vipère au printemps au milieu du seigle vert, levant et allongeant la tête pour voir un passant. Les Khrymine se comportaient librement avec elle, et il était très clair qu’elle entretenait depuis longtemps des relations intimes avec l’aîné. Mais le sourd ne voyait rien et ne la regardait pas ; il était assis, les jambes croisées, et mangeait des noix en faisant tellement de bruit en les cassant qu’on aurait dit qu’il tirait des coups de pistolet.

     Et soudain le vieux Tsyboukine se plaça au centre de la salle et agita son mouchoir pour montrer qu’il voulait aussi danser à la russe, et un murmure approbateur parcourut toute la maison et la cour :


     Il va danser lui-même ! Lui-même !

     Varvara dansa, le vieux ne faisant qu’agiter son mouchoir et claquer des talons en mesure, mais ceux qui, dans la cour, penchés les uns sur les autres, regardaient par les fenêtres, étaient enthousiasmés, pour un instant on lui pardonna tout – et sa richesse et ses vexations.

     — Bravo, Grigori Piétrov ! entendait-on dans la foule. Allez, essaye ! Tu es donc encore capable de  faire4  quelque chose ! Ha, ha, ha ! 


     Tout cela se termina tard, à plus d’une heure du matin. Titubant, Anissime fit le tour des chantres et des musiciens pour leur dire au revoir, et leur remit à chacun une pièce de cinquante kopecks neuve. Le vieux, qui ne chancelait pas mais traînait la jambe, raccompagna les invités en disant à chacun :

     — La noce a coûté deux mille roubles.

     Pendant que les gens se dispersaient, quelqu’un prit par mégarde le bon pardessus d’un aubergiste de Chikalova en lui laissant un vieux en échange ; Anissime devint tout rouge et se mit à crier :

     — Arrête ! Je vais tout de suite le retrouver ! Je sais qui l’a  volé ! Arrête !

     Il s’élança dans la rue et se jeta à la poursuite de quelqu’un ; on l’attrapa, on le ramena à la maison en le soutenant sous les bras et on le poussa, ivre, rouge de colère et tout en sueur, dans la chambre où la tante avait déjà déshabillé Lipa, et on l’y enferma.       
     


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Khlysts
  2. Voir chapitre I, note (2).
  3. État intermédiaire entre l’état de marchand et la noblesse, institué par Catherine II.
  4. Connotation érotique dans le verbe russe.





IV

     Cinq jours passèrent. S’apprêtant à partir, Anissime monta chez Varvara pour lui dire au revoir. Chez elle, toutes les veilleuses brûlaient devant les icônes, cela sentait l’encens, elle-même était assise près de la fenêtre, tricotant un bas de laine rouge.

     — Tu ne seras pas resté bien longtemps avec nous, dit-elle. T’ennuierais-tu ? Ah là là là… Nous vivons bien, nous avons de tout en quantité, ton mariage s’est passé très correctement ; le vieux l’a dit, il y en a eu pour deux mille roubles. Bref, nous vivons comme des marchands, mais voilà, on s’ennuie, chez nous. Nous faisons trop de tort aux gens. Mon cœur en souffre, mon ami, mon Dieu, comme nous faisons du tort  ! Que ce soit lorsque nous échangeons un cheval, lorsque nous achetons quelque chose, ou encore lorsque nous engageons un ouvrier, ce n’est que tromperie. Tromperie sur tromperie. Au magasin, l’huile que nous vendons  est amère, elle est gâtée, le goudron chez les gens est meilleur. Crois-tu vraiment que nous ne pourrions pas vendre de la bonne huile ?

     — Chacun sa voie, maman.

     — Mais il faut penser à la mort ! Oh, vraiment, tu devrais en parler à ton père !

     — Parlez-lui plutôt vous-même.

     — Bah ! Je lui dis ce que je pense, et il me répond comme toi : chacun sa voie. Dans l’autre monde, on se mettra aussi à examiner la voie de chacun. Dieu juge avec justice.

     — Bien sûr que non, personne ne se mettra à ça, dit Anissime en soupirant. De toute façon, maman, Dieu n’existe pas, maman. Il n’y aura rien à examiner !

     Varvara le regarda avec étonnement et se mit à rire en levant les bras au ciel. En la voyant qui s’étonnait avec tant de sincérité et le regardait comme un drôle de type, Anissime se troubla.

     — Peut-être que Dieu existe, mais il n’y a pas de foi, dit-il. Quand on m’a marié, à l’église, je n’étais pas dans mon assiette. C’est comme lorsqu’on prend un œuf sous une poule et qu’un poussin piaille à l’intérieur, pendant qu’on me posait la couronne nuptiale, ma conscience s’est mise à piailler en moi, je me disais tout le temps : Dieu existe ! Et puis je suis sorti de l’église, et là, rien. Et comment puis-je savoir si Dieu existe ou non ? On ne nous l’enseigne pas dans notre petite enfance, et le bébé qui tête sa mère, on ne lui enseigne qu’une chose : à chacun son destin. Papa non plus ne croit pas en Dieu. Vous avez dit l’autre jour qu’on avait volé des moutons chez Gountoriev… J’ai trouvé le coupable : c’est un moujik de Chikalova ; il a volé les moutons, mais les peaux sont chez papa… La voilà, votre foi !

     Anissime fit un clin d’œil et hocha la tête. 

     — Le chef du volost non plus ne croit pas en Dieu, reprit-il. Pas plus que le secrétaire et le sacristain. Et s’ils vont à l’église et observent les jeûnes, c’est pour qu’on ne dise pas de mal d’eux, et au cas où le Jugement dernier aurait tout de même lieu. On dit à présent que ce serait la fin du monde, parce que le peuple se laisse aller, qu’on ne respecte plus se parents, et ainsi de suite. Ce sont des sottises. À mon avis, maman, tout le malheur vient de ce que les gens ont peu de conscience. Je lis en eux, maman, et je comprends. Si un homme a une chemise volée, je le vois. Quelqu’un est assis dans une auberge, il vous semble qu’il boit du thé, rien de plus, mais moi, à part le thé, je vois qu’il n’a pas de conscience. On peut marcher toute une journée sans rencontrer une seul homme avec une conscience. Et la raison de tout cela, c’est qu’on ne sait pas si Dieu existe ou non… Bon, adieu, maman. Portez-vous bien et ne gardez pas un mauvais souvenir de moi.

     Anissime s’inclina très bas devant Varvara.

     — Nous vous remercions pour tout, maman, dit-il. Vous êtes d’un grand profit pour notre famille. Vous êtes une femme très honnête et je suis très content de vous. 

     Ému, Anissime sortit, mais revint et déclara :

     — Samorodov m’a mêlé à une affaire : je deviendrai riche… ou ce sera ma perte. Si cela devait arriver, maman, consolez mon père.

     — Penses-tu ! Dieu est miséricordieux. Mais toi, Anissime, tu devrais être plus gentil avec ta femme, vous avez l’air de vous bouder, au moins, faites-vous des sourires.

     — C’est qu’elle est un peu bizarre… dit Anissime en soupirant; Elle ne comprend rien et ne dit rien. Elle est très jeune, il faut la laisser grandir…

     Un grand étalon blanc bien nourri attendait déjà devant le perron, attelé à un cabriolet.

     Le vieux Tsyboukine prit son élan et sauta crânement pour s’y asseoir et saisir les rênes. Anissime embrassa Varvara, Axinia et son frère. Lipa se tenait aussi sur le perron, immobile et regardant de côté, comme si elle était là sans but précis et non pour assister au départ de son mari. Anissime s’approcha d’elle et lui effleura légèrement la joue de ses lèvres.

     — Adieu, dit-il.

     Et, sans le regarder, elle eut un sourire un peu étrange ; un tremblement parut sur son visage et elle fit pitié à tout le monde, sans qu’on sût pourquoi.

     Pendant qu’ils remontaient pour sortir du ravin, Anissime regarda tout le temps en arrière, contemplant le village. La journée était chaude et claire. On sortait le bétail pour la première fois, et à côté du troupeau marchaient des jeunes filles et des femmes endimanchées. Heureux d’être en liberté, un taureau brun mugissait et labourait la terre de ses pattes de devant. De partout, en haut comme en bas, chantaient les alouettes.  Anissime regardait l’église gracieuse et blanche – on l’avait récemment blanchie – en se rappelant qu’il y avait prié cinq jours plus tôt ; il vit aussi le toit vert de l’école et la rivière où autrefois il se baignait et pêchait, et son cœur palpita de joie, il ressentit le désir qu’une muraille surgît brusquement de la terre pour l’arrêter, le laissant ici avec seulement son passé.

     À la gare, ils allèrent au buffet et burent un petit verre de xérès. Le vieux chercha son porte-monnaie pour payer.

     — C’est moi qui régale ! dit Anissime.

     Attendri, le vieux lui tapa sur l’épaule en faisant un clin d’œil au buffetier : regarde un peu le fils que j’ai !

     — Si tu restais travailler avec nous, Anissime, tu n’aurais pas de prix ! Je te couvrirais d’or de la tête aux pieds, fiston !

     — C’est absolument impossible, papa.

     Le xérès était aigrelet et sentait la cire à cacheter, mais ils en burent encore un verre.

     Lorsque le vieux revint de la gare, il ne reconnut pas d’emblée sa jeune bru. Aussitôt son mari parti, Lipa avait changé, devenant gaie. Pieds nus, dans une vieille jupe usée, ses manches retroussées très haut, elle lavait l’escalier dans l’entrée en chantant d’une petite voix argentine ; et lorsqu’elle portait dehors son grand baquet d’eau sale et regardait le soleil avec son sourire enfantin, elle avait elle aussi l’air d’une alouette.

     Un vieil ouvrier passant à côté du perron hocha la tête et gloussa :

     — Tes brus, Grigori Piétrov, c’est Dieu qui te les envoie ! Ce ne sont pas des femmes, ce sont de vrais trésors !




V

     Le huit juillet, un vendredi, Iélizarov, surnommé Béquille, et Lipa revenaient d’un pèlerinage au bourg de Kazanskoïé, pour la célébration de la Vierge de Kazan. Praskovia, la mère de Lipa les suivait de loin, toujours à la traîne car elle était malade et s’essoufflait. Le soir tombait.

     — Aha !… s’étonnait Béquille en écoutant Lipa. Aha !… Et alors ?

     — Moi, Ilia Makarytch, j’aime beaucoup la confiture, disait Lipa. Je m’assois dans un coin et je bois du thé en mangeant des confitures. Ou j’en bois avec Varvara Nikolaïevna, et elle raconte une histoire tendre. Elle a beaucoup de confiture, quatre bocaux. « Mange, Lipa, elle me dit, ne te gêne pas ! »

     — Aha !… Quatre bocaux !

     — Ils vivent comme des riches. Du thé avec des petits pains blancs, et du bœuf tant qu’on veut. Ils vivent comme des riches, mais chez eux, c’est effrayant, Ilia Makarytch. Oh, ce que c’est effrayant !

     — De quoi as-tu peur, mon enfant ? demanda Béquille en se retournant pour voir si Praskovia était loin.

     — D’abord, au moment du mariage, j’avais peur d’Anissime Grigoritch. Il ne me faisait1 pas de mal, mais lorsqu’il venait tout près de moi, j’étais complètement gelée, jusque dans tous mes os. Je n’ai pas dormi une pauvre petite nuit, je ne faisais que trembler et prier. À présent, j’ai peur d’Axinia, Ilia Makarytch. Elle sourit tout le temps,  mais parfois elle regarde par la fenêtre avec plein de colère dans le regard, avec des yeux qui brillent vert, comme ceux des brebis à l’étable. Les Khrymine jeunes l’embobinent : « Votre vieux, qu’ils disent, possède un terrain de quarante déciatines2 à Boutiokino, une terre avec du sable et de l’eau, qu’ils disent, alors toi, Axioucha, qu’ils disent, fais-toi construire une briqueterie, nous nous mettrons dans l’affaire. » La brique, maintenant, ça vaut vingt roubles les mille. C’est avantageux. Hier, au dîner, voilà Axinia qui dit au vieux : « Je veux monter une briqueterie à Boutiokino, je les vendrai à mon nom. » Elle dit ça avec un petit sourire. La figure de Grigori Piétrovitch s’est assombrie, visiblement ça ne lui plaisait pas. « Tant que je serai en vie, qu’il a dit, on ne fera rien séparément, mais tout ensemble. » Elle lui a jeté un regard en grinçant des dents… On a servi des beignets, eh bien, elle n’en a pas mangé !

     — Aha ! Elle n’en a pas mangé !

     — Et tu me feras la grâce de me dire quand elle dort ! reprit Lipa. Elle s’endort une petite demi-heure et hop, la voilà debout à aller et venir pour vérifier que les moujiks je mettent pas le feu à quelque chose et ne dérobent rien… Elle fait peur, Ilia Makarytch ! Et les Khrymine jeunes ne sont pas allés se coucher après le mariage, ils sont   partis en ville pour plaider ; et les gens disent que tout ça, c’est Axinia. Deux des frères lui ont promis de faire construire la briqueterie, et le troisième se fâche, et la fabrique est restée sans travailler un mois, et mon oncle Prokhor, faute de travail, ramassait les croûtons de pain dans les cours. Vas plutôt labourer, mon oncle, je lui ai dit, ou va scier du bois, plutôt que de te couvrir de honte ! « Pour le travail chrétien, qu’il me fait, j’ai perdu la main, je ne sais plus rien faire, Lipynka !… »

     Ils firent halte près d’un bosquet de jeunes trembles pour se reposer et attendre Praskovia. Iélizarov était patron depuis longtemps, mais n’avait pas de chevaux et parcourait à pied tout le district  en portant juste un petit sac avec des oignons et du pain, et il marchait d’un bon pas en gesticulant, il était difficile de rester à sa hauteur.

     Une borne se trouvait à l’entrée du bosquet. Iélizarov la tapota pour éprouver sa solidité. Praskovia s’approcha, essoufflée. Son visage ridé et perpétuellement épouvanté brillait de bonheur : elle était allée aujourd’hui à l’église comme les autres gens, puis à la foire, où elle avait bu du kvas de poire ! Cela lui arrivait rarement, il lui semblait même à présent qu’elle avait, pour la première fois de sa vie, été heureuse comme un coq en pâte. Après s’être reposés, tous les trois repartirent ensemble. Le soleil se couchait déjà, et ses rayons traversaient le bosquet, jouant sur les troncs. Devant eux, des voix retentissaient. Les jeunes filles d’Oukleïevo avaient pris de l’avance, mais elles s’attardaient dans le bosquet : sans doute ramassaient-elles des champignons.

     — Hé, les filles ! cria Iélizarov. Hé, les petites beautés !

     Des rires lui répondirent.

     — Voilà Béquille ! C’est Béquille ! Le vieux birbe ! 

     L’écho riait lui aussi. On laissa le bosquet en arrière. On commençait à apercevoir le haut des cheminées des fabriques, on vit étinceler la croix du clocher : c’était le village, « celui où, à un repas de funérailles, le sacristain avait mangé tout le caviar ». On arrivait presque aux maisons ; il n’y avait plus qu’à descendre au fond de ce grand ravin. Lipa et Praskovia, qui marchaient pieds nus, s’assirent dans l’herbe pour se rechausser ; le charpentier s’assit avec elles. Vu d’en haut, Oukleïevo avait l’air joli et paisible, avec ses saules, son église blanche et sa petite rivière ; gênaient seulement les toits des usines, peints, pour faire des économies, en une couleur sombre bien peu avenante. Sur l’autre pente, on voyait le seigle – en gerbes et en moyettes dispersées ça et là, comme éparpillées par une tempête, et aussi en rangées, celui qu’on venait de faucher ; et l’avoine, déjà mûre, miroitait au soleil comme de la nacre. C’était le temps de la moisson. Aujourd’hui était jour de fête, le lendemain, samedi, il faudrait engranger le seigle et rentrer le foin, et puis le travail cesserait de nouveau dimanche ; un tonnerre lointain se faisait entendre tous les jours ; on étouffait, le temps semblait à la pluie et chacun regardait les champs en se demandant si l’on arriverait à faucher le blé à temps, à la joie se mêlait de l’inquiétude.

     — Les faucheurs sont chers, maintenant, dit Praskovia. Un rouble quarante par jour !

     Et les gens rentraient toujours de la foire de Kazanskoïé ; des femmes, des ouvriers des fabriques avec des casquettes neuves, des mendiants, des gamins… Tantôt passait une télègue qui soulevait la poussière, avec un cheval non vendu courant derrière elle, l’air heureux qu’on ne l’eût pas vendu, tantôt c’était une vache qu’on tirait par les cornes et qui résistait, puis encore une télègue trimbalant des moujiks ivres dont les jambes pendaient. Une vieille menait un garçon portant une grande chapka et de grandes bottes ;  le garçon était épuisé par la chaleur et les bottes qui l’entravaient en l’empêchant de plier les genoux, mais il continuait à souffler de toutes ses forces dans une petite trompette ; ils étaient déjà en bas et avaient tourné le coin de la rue, qu’on entendait toujours le son de la trompette.

     — Nos fabricants sont un peu dérangés, dit Iélizarov. Un vrai malheur ! Kostioukov s’est fâché contre moi. « Il t’en a fallu, m’a-t-il dit, des planches, pour les corniches ! » « Comment ça ? j’ai répondu. Juste ce qu’il fallait, Vassili Danilytch. Je ne mange pas de planches avec ma kacha. » « Comment peux-tu me parler ainsi, bougre d’andouille ? m’a-t-il crié. Tâche de ne pas oublier à qui tu parles ! C’est moi qui t’ai fait passer maître charpentier ! » « La belle affaire ! ai-je dit. Avant de l’être, je buvais chaque jour du thé, tout pareil. » « Vous êtes tous des filous… » m’a-t-il dit. Je me suis tu. Nous sommes des filous en ce monde, me suis-je dit, dans l’autre monde ce sera vous. Ha-ha-ha ! » Le jour suivant, il mollissait : « Ne sois pas en colère contre moi, Makarytch, pour ce que je t’ai dit. Si mes paroles ont été excessives, songe que je suis un marchand de la première guilde3 et ton supérieur : tu dois te taire. » « C’est juste, ai-je fait, vous êtes marchand de la première guilde et moi charpentier. Saint Joseph était également charpentier. Notre travail est honnête et agréable à Dieu ; mais s’il vous plaît d’être mon supérieur, faites donc, Vassili Danilytch. » Après quoi, je veux dire après cette discussion, je me suis interrogé : qui est vraiment au-dessus de qui, du marchand de la première guilde ou du charpentier ? Nous voyons que c’est le charpentier, les enfants !

     Béquille réfléchit un peu et ajouta :

     — Donc, les enfants : des deux, celui qui peine et qui endure, c’est lui le supérieur.

     Le soleil était couché et un épais brouillard d’une blancheur de lait se levait au-dessus de la rivière, sur l’enceinte de l’église et sur les clairières près des usines. À présent, alors que l’obscurité venait vite, des lueurs brillaient en contrebas, et tandis que le brouillard paraissait cacher un gouffre sans fond, Lipa et sa mère, nées misérables et prêtes à vivre ainsi jusqu’à leur mort, en donnant tout aux autres à l’exception de leur âmes douces et effrayées, eurent peut-être l’impression fugitive que, dans la série infinie des vies au sein de ce monde immense et plein de mystères, elles aussi étaient une force, qu’elles étaient supérieures à quelqu’un ; elles se trouvaient bien d’être assises ici tout en haut, elles souriaient avec bonheur, en oubliant qu’il leur faudrait tout de même redescendre.

     Ils arrivèrent enfin à la maison. Près du portail et de la boutique, des faucheurs étaient assis par terre. D’ordinaire, les gens d’Oukleïevo ne venaient pas travailler chez Tsyboukine, il fallait engager des étrangers et, à présent, on croyait voir dans l’obscurité des gens tous pourvus de longues barbes noires. Le magasin était ouvert, on voyait le sourd y jouer aux dames avec un garçon. Les faucheurs chantaient doucement, de façon à peine audible, ou alors ils se mettaient à demander à voix haute qu’on leur payât la journée de la veille, ce qu’on leur refusait pour les faire rester jusqu’à demain. Le vieux Tsyboukine, en gilet, sans redingote, buvaient du thé avec Axinia sous un bouleau, près du perron, une lampe brûlait sur la table.

     — Grand-pè-ère ! dit un faucheur au-delà du portail, comme par taquinerie. Paye-nous au moins la moitié ! Grand-pè-ère !

     Et des rires s’élevèrent aussitôt, et puis la chanson reprit, qu’on entendait à peine… Béquille s’assit pour boire du thé lui aussi.

     — Donc, nous étions à la foire, se mit-il à raconter. Nous nous sommes bien amusés, les enfants, nous nous sommes très bien amusés, gloire à toi, Seigneur. Il est aussi arrivé quelque chose de très fâcheux : Sachka, le forgeron, a acheté du tabac et il a donc donné cinquante kopecks au marchand. Et la pièce était fausse, poursuivit Béquille en jetant un regard à la ronde ; il avait voulu chuchoter, mais il parlait d’une voix sifflante et étranglée, tout le monde l’avait entendu. Et la pièce, donc, était fausse. D’où sort-elle ? lui demande-t-on. Et le voilà qui répond : c’est Anissime Tsyboukine qui me l’a donnée. Pendant son mariage… On a hélé le commissaire et on l’a emmené… Attention à ce que ça ne fasse des cancans, Piétrovitch…

     — Grand-pè-ère ! reprenait la voix taquine de l’autre côté du portail. Grand-pè-ère !

     Il y eut un silence. 

     — Ah, les enfants, les enfants, les enfants, marmonna rapidement Béquille en se levant ; il tombait de sommeil. Eh bien, merci pour le thé et le sucre, les enfants. Je suis complètement vermoulu, les poutres en moi sont toutes pourries. Ho-ho-ho !

     Et il dit en s’en allant :

     — Il est temps de mourir, je crois bien !

     Et il eut un sanglot. Le vieux Tsyboukine ne finit pas son thé, mais resta assis, pensif ; on aurait dit, à son expression, qu’il prêtait l’oreille aux pas de Béquille, pourtant déjà loin.

     — Sacha le forgeron a sans doute menti, dit Axinia en devinant ses pensées.

     Il entra dans la maison et en ressortit peu après en tenant un rouleau ; il le déroula : les roubles tout neufs brillèrent. Il prit une pièce qu’il éprouva entre ses dents et jeta sur le plateau du samovar ; suivie d’une autre…

     — Ces roubles sont bel et bien faux… dit-il en regardant Alexia avec embarras. Ce sont ceux qu’Anissime avait amenés, dont il nous avait fait cadeau… Prends-les, ma fille, chuchota-t-il en lui mettant le rouleau dans les mains, prends-les et va les jeter dans le puits… Les maudits ! Et fais attention aux commérages. Que ça n’aille pas plus loin… Emporte le samovar, éteins la lampe…

     Se trouvant dans la remise, Lipa et Praskovia virent toutes les lumières s’éteindre l’une après l’autre ; en haut seulement, chez Varvara, luisaient les veilleuses bleues et rouges devant les icônes, exhalant la satisfaction paisible de l’ignorance. Praskovia n’avait jamais pu se faire à ce que sa fille, mariée à un homme riche, en fût encore, quand elle rentrait,  à hésiter timidement dans le vestibule avec un sourire quémandeur, et alors on lui donnait du thé et du sucre. Et Lipa ne pouvait pas non plus s’habituer à sa situation, et après le départ de son mari, n’était pas restée dormir dans son lit, mais dormait selon le cas dans la cuisine ou dans la remise, et tous les jours elle lavait le plancher ou faisait la lessive, en ayant l’impression d’être à la journée. Même à présent, à leur retour de pèlerinage, elles avaient pris le thé dans la cuisine avec la cuisinière, puis étaient allées se coucher par terre dans la remise, entre la cloison et les traîneaux. Il y faisait sombre et il y avait une odeur de collier d’attelage. Les lumières s’éteignirent autour de la maison, ensuite on entendit le sourd fermer la boutique et les faucheurs s’installer dans la cour pour dormir. Au loin, chez les Khrymine jeunes, on jouait de l’accordéon coûteux… Praskovia et Lipa commencèrent à s’endormir.

     Quand elles furent réveillées par des pas, la lune brillait ; Axinia se tenait sur le seuil de la remise, sa literie dans les bras.

     — Il fera peut-être plus frais ici, dit-elle, puis elle entra et se coucha tout près de la porte, baignée par la lumière de la lune.

     Elle ne dormait pas et poussait de lourds soupirs, se découvrant complètement à cause de la chaleur, rejetant tout et, à la lumière féérique de la lune, quel bel et fier animal c’était ! Un peu plus tard, on entendit de nouveaux pas ; sur le seuil apparut le vieux, tout blanc.

     — Axinia ! appela-t-il. Tu es là ?

     — Eh bien quoi ? répondit-elle rageusement.

     — Je t’ai dit tantôt de jeter les roubles dans le puits. L’as-tu fait ?

     — Et puis quoi encore, jeter du bien à l’eau ! Je les ai donnés aux faucheurs…

     — Ah mon Dieu ! fit le vieux, abasourdi et épouvanté. Quelle polissonne ! Ah mon Dieu !

     Il leva les bras au ciel et s’en alla en continuant à marmonner. Un peu plus tard, Axinia s’assit et, dépitée, soupira profondément, puis elle se leva, reprit sa literie dans ses bras et sortit.

     — Pourquoi m’as-tu donnée en mariage à ces gens, maman ? dit Lipa.

     — On doit se marier, ma fille. Ce n’est pas nous qui fixons les règles.

     Elle étaient déjà prêtes à se laisser envahir par un sentiment de tristesse inconsolable. Mais il leur semblait que quelqu’un les regardait depuis le ciel, des profondeurs bleues où logent les étoiles, quelqu’un qui voyait tout ce qui se passait à Oukleïevo et qui veillait. Le mal pouvait être grand, la nuit restait belle et sereine, et dans le monde de Dieu, la vérité existe et elle demeurera, aussi sereine et aussi belle, et  tout sur terre n’attend de ne faire qu’un avec la vérité, comme la lumière de la lune et la nuit ne font qu’un. 

     Et toutes les deux, apaisées, serrées l’une contre l’autre, s’endormirent.



  1. De même que lorsqu’elle parlait de Varvara, un peu plus haut, Lipa utilise, dans le texte russe, le pluriel de politesse d’un inférieur pour évoquer Anissime.
  2. La déciatine faisait 1,1 hectare environ.
  3. Il y avait trois ordres de marchands. Ici, c’est le niveau supérieur.





VI

     On avait appris depuis un bon moment qu’Anissime avait été emprisonné pour fabrication et émission de fausse monnaie. Les mois passèrent, la moitié d’une année s’écoula, un long hiver passa, le printemps arriva, et l’on s’était habitué, à la maison comme au village, au fait qu’Anissime fût en prison. Et lorsque quelqu’un passait la nuit devant la maison ou le magasin, il se souvenait qu’Anissime était en prison ; et lorsqu’on sonnait du côté du cimetière, cela rappelait aussi, bizarrement, qu’il était en prison et attendait son jugement.

     On aurait dit qu’une ombre s’était étendue sur la cour. La maison avait noirci, son toit avait rouillé, la lourde porte de la boutique, doublée de fer et peinte en vert avait l’air défraîchie ou, comme disait le sourd « s’était encroûtée » ; le vieux lui-même semblait avoir foncé. Depuis longtemps il ne se souciait plus de ses cheveux ni de sa barbe, il était hirsute, il ne sautait plus dans sa voiture mais s’y asseyait simplement, et il ne criait plus aux mendiants : « Dieu y pourvoira ! » Ses forces diminuaient, tout le monde pouvait le voir.  Il faisait moins peur au gens, déjà, et le commissaire de police avait dressé procès-verbal au magasin, bien qu’il continuât à recevoir son dû ; il avait été convoqué en ville à trois reprises pour commerce clandestin de vin, et à chaque fois l’affaire avait été ajournée pour cause d’absence de témoins, et le vieux se faisait du mauvais sang.

     Il allait souvent voir son fils, engageait des gens, présentait des requêtes, donnait de l’argent pour des bannières de procession. Il apporta au surveillant de la prison d’Anissime un porte-verre en argent avec une inscription en émail : « L’âme connaît la mesure », ainsi qu’une longue cuiller.

     — Personne auprès de qui faire des démarches, disait Varvara. Ah là là !… Il faudrait demander à un maître, écrire à un chef… Pour qu’ils le libèrent d’ici le procès ! Pourquoi torturer ce garçon ?

     Elle aussi, était affligée, mais elle grossissait, devenait encore plus blanche, elle continuait à allumer les veilleuses devant les icônes et à veiller à ce que tout fût propre dans la maison, et offrait aux visiteurs de la confiture et de la guimauve à la pomme. Le sourd et Axinia tenaient la boutique. Ils s’étaient lancés dans une nouvelle entreprise, une briqueterie à Boutiokino, et Axinia s’y rendait presque chaque jour en voiture ; elle conduisait elle-même et, en croisant des connaissances, elle étirait son cou comme un serpent dans le seigle vert, avec un sourire naïf et énigmatique. Et Lipa jouait sans cesse avec l’enfant qu’elle avait eu avant le Carême. C’était un petit bambin tout maigre, pitoyable, et il semblait étrange qu’il criât et regardât, qu’il passât pour un être humain et qu’on lui eût donné un nom : Nikifor1. Il était couché dans son berceau, et Lipa s’approchait du seuil et le saluait en s’inclinant :

     — Bonjour, Nikifor Anissimytch !

     Et elle se précipitait sur lui pour l’embrasser. Puis revenait vers la porte et le saluait :

     — Bonjour, Nikifor Anissimytch !

     Et il levait en l’air ses petits pieds rouges, pleurant et riant en même temps, comme le charpentier Iélizarov. 

     Le jour du jugement fut enfin fixé. Le vieux partit pour quatre ou cinq jours. On entendit ensuite dire qu’on avait pris comme témoins des moujiks du village ; le vieil ouvrier reçut aussi une convocation et partit à son tour.

     L’affaire fut jugée un jeudi. Mais le dimanche suivant, le vieux n’était toujours pas revenu et l’on restait sans nouvelles. Le mardi soir, assise devant la fenêtre ouverte, Varvara tendait l’oreille, guettant le retour du vieux. Dans la pièce voisine, Lipa jouait avec son enfant. Elle le faisait sauter dans ses bras en disant avec enthousiasme :

     — Tu deviendras grand, grand-grand ! Tu seras un moujik, nous irons ensemble travailler à la journée ! Ensemble comme journaliers !

     — Voyons ! En voilà une idée, d’être journalier, petite sotte ! Il sera marchand, il travaillera avec nous !…

     Lipa se mit à chantonner pour reprendre un peu plus tard :

     — Tu deviendras grand, grand-grand ! Tu seras un moujik, nous irons ensemble travailler à la journée !

     — Voyons ! Tu remets ça !

     Nikifor dans les bras, Lipa s’arrêta sur le seuil et demanda :

     — Maman, d’où vient que je l’aime tant ? Que je le plains tellement ? continua-t-elle d’une voix tremblante, les yeux brillants de larmes. Qui est-ce ? Qui est-il au fond ? Il est léger comme une plume, comme une petite miette, et je l’aime, je l’aime comme une véritable personne. Il ne peut rien faire, ne parle pas, et je lis tous ses désirs dans ses petits yeux.

     Varvara tendit l’oreille : lui parvenait le bruit du train du soir s’approchant de la gare.  Le vieux n’était-il pas arrivé ? Elle n’écoutait déjà plus Lipa, ne comprenait plus de quoi celle-ci lui parlait, elle ne se souvenait plus du temps écoulé, elle tremblait de tout son corps, et ce n’était pas de crainte, mais de curiosité. Elle vit passer rapidement et bruyamment une télègue pleine de moujiks. C’étaient les témoins revenant de la gare. Le vieil ouvrier sauta à bas de la télègue quand celle-ci passa devant le magasin, et il entra dans la cour, où on put entendre qu’on le saluait, avant de se mettre à lui poser des questions…

     — Privation2 des droits et de tout bien, dit-il à haute voix. Et six ans de travaux forcés en Sibérie.

     On vit sortir Axinia de la boutique par la porte de derrière ; elle venait de vendre du pétrole et tenait d’une main la bouteille et de l’autre l’entonnoir, et elle avait des pièces d’argent entre les dents.

     — Où est papa ? demanda-t-elle en zézayant.

     — À la gare, répondit l’ouvrier. Il a dit : « Je viendrai dès qu’il fera plus sombre. »

     Lorsqu’on sut dans toute la maison qu’Anissime était condamné aux travaux forcés, à la cuisine, la cuisinière, pensant que les convenances l’exigeaient, commença à se lamenter comme on pleure un mort :

     — Pourquoi nous abandonnes-tu, Anissime Grigoritch, faucon de lumière ?

     Les chiens inquiets se mirent à aboyer. Varvara courut à la fenêtre et, dans l’agitation de son angoisse, cria de toutes ses forces, la voix tendue :

     — As-sez, Stépanida, as-sez ! Ne nous fais pas souffrir ! Au nom du Christ !

     On en avait oublié d’allumer le samovar, on ne pensait plus à rien. Lipa seule n’arrivait pas à comprendre ce qui se passait et continuait à courir à droite et à gauche avec son enfant.

     Quand le vieux arriva, venant de la gare, on ne lui posa aucune question ; ayant dit bonsoir, il fit en silence le tour des pièces de la maison ; il ne dîna pas.

     — Personne auprès de qui faire des démarches… commença Varvara quand ils furent seuls. J’avais dit qu’il fallait demander aux maîtres, vous ne m’avez pas écouté… Faire une supplique…

     — Des démarches, j’en ai fait ! dit le vieux en faisant un geste de découragement. Quand Anissime a été condamné, je me suis adressé à son défenseur. « C’est trop tard, m’a-t-il dit, on ne peut rien faire, maintenant. » Anissime lui-même l’a dit aussi : trop tard. En sortant du tribunal, j’ai tout de même causé avec un avocat ; je lui ai versé un acompte… Je vais attendre une petite semaine et puis j’y retournerai. À la grâce de Dieu.

     Le vieux parcourut de nouveau toutes les pièces en silence, et dit en revenant auprès de Varvara :

     — Je dois être malade. Ma tête… tout se brouille. Mes idées ne sont pas claires.

     Il ferma la porte pour que Lipa n’entendît pas et poursuivit à voix basse :

     — J’ai des ennuis avec mon argent. Tu te souviens qu’avant son mariage, à la Saint-Thomas,  Anissime m’avait apporté des pièces neuves d’un rouble et de cinquante kopecks ? J’en ai mis de côté un rouleau, et j’en ai mêlé d’autres à mes propres pièces… Autrefois, mon oncle Dmitri Filatytch ( Dieu ait son âme) allait toujours chercher de la marchandise soit à Moscou, soit en Crimée. Pendant ce temps, sa femme, elle, courait la prétentaine à droite et à gauche. Ils avaient six enfants. Il arrivait à mon petit oncle, quand il était gris, de se mettre à rire : « Parmi ces enfants, disait-il, je ne peux pas démêler lesquels sont les miens et lesquels sont à d’autres. » Il était accommodant, quoi. Eh bien, de la même façon, je ne peux  pas m’y retrouver, à présent, dans mon argent, savoir quelles sont les bonnes pièces et quelles sont les fausses. 

     — Bon, à la grâce de Dieu !

     — Je prends un billet à la gare, je donne trois roubles et voilà qu’ils me semblent faux. C’est effrayant. Je dois être malade.

     — Que dire, nous sommes tous soumis à la volonté de Dieu…. Oh là là… dit Varvara en hochant la tête. Il faudrait réfléchir à tout cela, Piétrovitch3… Il faut tout prévoir, tu n’es plus jeune. Tu mourras, attention à ce que, toi parti, on ne fasse pas de tort à ton petit-fils. Oh, j’ai peur pour Nikifor, on lui fera du mal ! On peut dire qu’il n’a plus de père, sa mère est jeune et stupide… Tu devrais lui laisser au moins du terrain, ce Boutiokino, décidément ! Réfléchis ! poursuivit Varvara en cherchant à le persuader. Le petit est gentil, ce serait dommage ! Pars demain et rédige le papier. Pourquoi attendre ?

     — Je l’avais oublié, mon petit-fils, dit Tsyboukine. Il faut que je le voie. Tu dis qu’il est gentil, cet enfant ? Eh bien, qu’il grandisse ! Dieu veuille !

     Il ouvrit la porte et, de son doigt recourbé, fit signe à Lipa. Elle s’approcha, son enfant dans les bras. 

     — Si tu as besoin de quoi que ce soit, Lipynka, demande-le, dit-il. Et mange ce dont tu as envie, nous ne regardons pas à la dépense, il faut que tu sois en bonne santé.  Il fit un signe de croix sur l’enfant.  Et veille bien sur mon petit-fils. Je n’ai plus de fils, il me reste ce petit-fils.

     Des larmes lui coulèrent sur les joues ;  il eut un sanglot et se détourna. Peu après, il se coucha et s’endormit profondément, après sept nuits d’insomnie.         
     


  1. Je transcris. Le nom correspondant est pour nous Nicéphore. Anissimytch pour Anissimovitch, comme d’habitude : fils d’Anissime.
  2. Il y a une coquille dans le texte russe…
  3. Rappel : la familiarité permet d’appeler quelqu’un par son seul patronyme.





VII

     Le vieux partit en ville pour peu de temps. Quelqu’un raconta à Axinia qu’il allait voir un notaire pour faire son testament, et qu’il léguait Boutiokino, le terrain sur lequel elle faisait cuire des briques, à son petit-fils Nikifor. On l’en informa le matin, alors que le vieux et Varvara prenaient le thé sous le bouleau près du perron. . Elle ferma la boutique par devant et par derrière, prit toutes les clés qu’elle avait et alla les jeter aux pieds du vieux.

     — Je ne travaillerai plus pour vous ! cria-t-elle tout haut avant d’éclater en sanglots. Ainsi, je ne suis pas votre bru, mais une employée de maison ! Cela fait rire tout le monde : « Voyez un peu, dit-on, quelle femme de ménage ont trouvée les Tsyboukine ! » Je ne me suis pas engagée chez vous ! Je ne suis pas une pauvresse, j’ai mon père et ma mère.

     Sans essuyer ses larmes, elle fixa le vieux de ses yeux humides que la colère faisait loucher ; criant de toutes ses forces, elle avait le visage et le cou rouges et tendus.

     — Je ne veux plus être une employée ! reprit-elle. Je n’en peux plus ! Le boulot, rester à la boutique toute la sainte journée, la nuit courir chercher la vodka, ça c’est pour moi – et le terrain, c’est pour la bagnarde et son petit diable ! C’est la patronne, ici, la maîtresse, et moi je suis sa servante ! Donnez-lui tout, à la femme du prisonnier, et qu’elle s’étouffe avec, je rentre chez moi ! Trouvez-vous une autre idiote, maudits monstres !

     De toute sa vie, le vieux n’avait pas lancé d’injures, n’avait jamais puni ses enfants, et l’idée même qu’un membre de sa famille put l’invectiver ou lui manquer de respect ne l’avait jamais effleuré ; épouvanté, il courut à la maison et s’enferma dans une armoire. Et Varvara était tellement effarée qu’elle n’arrivait pas à se lever, elle agitait seulement les mains comme pour se protéger d’une abeille.

     — Ah mon Dieu , qu’est-ce que c’est ? bredouilla-t-elle avec effroi. Mais que crie-t-elle ? Oh là là… On va l’entendre ! Moins fort… Aie, moins fort !

     — Vous avez donné Boutiokino à la bagnarde, continua à crier Axinia, donnez-lui tout, à présent – je ne veux rien venant de vous ! Allez au diable ! Vous ne faites tous qu’une seule bande, ici ! Je vous ai assez vus ! Ils dévalisent les passants comme les voyageurs, ces brigands, ils volent le vieux comme le jeune ! Et qui vend de la vodka sans patente ?  Et la fausse monnaie ? Ils ont rempli leurs coffres de fausse monnaie – et maintenant, ils n’ont plus besoin de moi !

     Près du portail grand ouvert, une foule s’était déjà massée qui regardait dans la cour.

     — Que les gens voient ça ! criait Axinia. Je vais vous couvrir de honte ! Vous faire mourir de honte ! Vous vous traînerez à mes pieds ! Hé, Stepane ! lança-t-elle au sourd, Partons tout de suite chez moi ! Allons chez mon père, chez ma mère, je ne veux pas vivre chez des repris de justice ! Prépare-toi !

     Dans la cour, du linge pendait, accroché aux cordes tendues ; elle décrocha ses jupons et ses hauts, encore humides, et les lança au sourd. Puis, écumante de rage, elle se démena près du linge, arrachant tout et jetant à terre ce qui n’était pas à elle pour le piétiner.

     — Ah mon Dieu, calmez-la ! gémissait Varvara. Pourquoi est-elle comme ça ? Rendez-lui Boutiokino, rendez-le lui, au nom du Christ !

     — Quelle femme ! disait-on près du portail. En voilà une femme ! Déchaînée, que c’en est effrayant !

     Axinia courut à la cuisine, où l’on faisait une lessive. Lipa savonnait toute seule du linge, la cuisinière était partie en rincer à la rivière. De la vapeur s’élevait du baquet et du chaudron à côté du fourneau, la buée rendait la cuisine étouffante et l’on y voyait mal à cause de ce brouillard. Il y avait par terre du linge non lavé, et Nikifor, levant ses petits pieds rouges, était couché sur un banc à côté du tas de linge, de façon qu’il ne se fasse pas de mal en cas de chute. Au moment où Alexia entra, Lipa sortait une chemise de celle-ci du tas de linge, la mettait dans le baquet et tendait déjà la main vers le grand puisoir plein d’eau bouillante, sur la table…

     — Rends-moi ça ! dit Axinia en la regardant haineusement, et elle retira la chemise du baquet. Tu n’as pas à toucher mon linge ! Tu es la femme d’un détenu, tu dois savoir qui tu es, et connaître ta place !

     Lipa la regarda avec stupéfaction et incompréhension, mais elle saisit brusquement le regard que l’autre lançait à l’enfant, comprit et fut glacée d’effroi.

     — Tu as pris ma terre, alors voilà pour toi ! Et Axinia s’empara du puisoir et jeta l’eau bouillante qu’il contenait sur Nikifor.

     Et l’on entendit alors un cri comme on n’en avait jamais entendu à Oukleïevo, on avait peine à croire qu’une créature  menue et faible comme Lipa pût crier ainsi. Et le silence se fit soudain au dehors. Axinia entra dans la maison sans rien dire, son ancien sourire candide sur les lèvres… Le sourd continuait à aller et venir dans la cour, du linge plein les bras, puis il se mit à l’étendre en prenant son temps, sans dire un mot. Et, jusqu’à ce que la cuisinière revînt de la rivière, personne ne se décida à aller voir dans la cuisine.




VIII

     On amena Nikifor à l’hôpital du zemstvo, il y mourut vers le soir. Lipa n’attendit pas qu’on vienne la chercher, elle enveloppa l’enfant mort d’une couverture et rentra à la maison.

     Tout neuf, récemment construit, l’hôpital se tenait sur une hauteur ; les rayons du soleil couchant l’illuminaient, on aurait cru à un incendie à l’intérieur.  En contrebas se trouvait un petit bourg. Lipa descendit en suivant la route et s’arrêta avant le bourg, s’asseyant près d’un petit étang. Une femme y avait emmené boire son cheval, et voilà que le cheval ne buvait pas.

     — Qu’est-ce qu’il te faut encore ? disait doucement la femme, perplexe. Que veux-tu donc ?

     Assis au bord de l’eau, un garçon en chemise rouge, nettoyait les bottes de son père. Et l’on ne voyait personne en dehors d’eux, ni dans le bourg ni sur la hauteur.

     — Il ne boit pas… dit Lipa en regardant le cheval.

     Mais la femme et le garçon aux bottes s’en allèrent, on ne voyait plus personne. Le soleil s’était couché pour dormir, se cachant sous un brocart de pourpre et d’or, et de longs nuages rouges et mauves veillaient à la tranquillité de son repos en s’étirant dans le ciel. Quelque part au loin, on ne savait où, un butor criait, son mugissement sourd et mélancolique ressemblant à celui d’une vache enfermée dans un hangar. On entendait à chaque printemps le cri de cet oiseau mystérieux, sans le connaître ni savoir où il vivait. En haut, à l’hôpital, dans les buissons du pourtour de l ‘étang, au-delà du bourg et dans les champs à la ronde, les rossignols chantaient. Un coucou  comptait les années de quelqu’un, faisait une erreur et recommençait. Dans l’étang, les grenouilles en colère s’évertuaient à s’interpeller, on pouvait même distinguer leurs paroles : « Tu es comme ci ! Et toi comme ça ! » Quel vacarme ! On aurait dit que toutes ces créatures criaient et chantaient à dessein, pour que personne ne dormît en ce soir de printemps, pour que tous, jusqu’aux grenouilles en colère, en chérissent chaque instant, et jouissent de chaque minute : on ne vit qu’une fois !

     Un croissant de lune argenté éclairait le ciel où se voyaient de nombreuses étoiles. Lipa ne se rappelait pas combien de temps elle était restée près de l’étang, mais quand elle se leva et s’en alla, tout le bourg était endormi, on n’y voyait plus aucune lumière. Il y avait sans doute une douzaine de verstes jusqu’à la maison, mais elle n’en avait pas la force, elle ne se voyait pas faire le chemin ; la lune brillait tantôt devant elle, tantôt sur la droite, et le coucou continuait à crier, mais d’une voix déjà enrouée, avec une sorte de rire moqueur : fais attention, tu vas t’égarer ! Lipa marchait vite, elle avait perdu le fichu qui avait glissé de sa tête… elle regardait le ciel en se demandant où était à présent l’âme de son enfant : la suivait-elle, ou était-elle déjà au ciel avec les étoiles, sans plus penser à sa mère ? Oh, cette solitude en pleine campagne, la nuit, au milieu de tous ces chants, lorsqu’on ne peut pas chanter soi-même, au milieu de ces incessants cris de joie, quand on ne peut pas se réjouir soi-même, sous le regard de la lune également solitaire, indifférente à tout – au printemps comme à l’hiver, à la vie des gens comme à leur mort… À l’âme affligée, la solitude pèse. Si seulement elle avait quelqu’un auprès d’elle, sa mère Praskovia, Béquille, la cuisinière ou quelque moujik !

     — Bou-ou ! criait le butor. Bou-ou !

     Et soudain une voix humaine se fit clairement entendre :

     — Attelle, Vavila !

     Devant, un feu de bois brûlait au bord de la route ; il ne faisait plus de flammes, seules des braises luisaient. On entendait des chevaux mâcher. Deux chariots se dessinèrent dans l’obscurité, l’un portant une futaille et l’autre, plus petit, rempli de sacs, ainsi que deux hommes : l’un menait un cheval pour l’atteler, le second se tenait immobile à côté du feu, les mains derrière le dos. Un chien se mit à aboyer près d’un chariot. L’homme qui  menait le cheval s’arrêta et dit :

     — On dirait que quelqu’un marche sur la route.

     — Silence, Boulette ! cria l’autre au chien.

     C’était la voix d’un vieil homme. Lipa s’arrêta et dit :

     — Que Dieu vous aide !

     — Le vieil homme s’approcha d’elle et répondit au bout de quelques instants :

     — Bonsoir !

     — Votre chien ne va pas me mordre, grand-père ?

     — Nullement, viens. Il ne te fera rien.

     — J’étais à l’hôpital, dit Lipa après un silence. Mon petit y est mort aujourd’hui. Je le ramène à la maison.

     Cela déplut sans doute au vieillard, car il  s’écarta et dit rapidement :

     — Ce n’est rien, ma petite. C’est la volonté divine. Tu lambines, mon gars ! dit-il en se retournant vers son compagnon. Presse-toi un peu.

     — Je ne vois pas l’arc du brancard, dit l’autre gars. Il n’est pas là.

     — C’est du Vavila, ça.

     Le vieux ramassa un tison et souffla dessus : on ne vit d’abord que ses yeux et son nez puis, lorsque l’arc fut retrouvé, il s’approcha de Lipa avec son tison et la regarda ; et de la tendresse et de la compassion se lisaient dans son regard.

     — Tu es une mère, dit-il. Chaque mère regrette son enfant.

     Et il soupira et hocha la tête. Vavila lança quelque chose sur le feu, le piétina et tout devint noir aussitôt.  ; la vision s’éteignit, il n’y avait plus que la campagne, le ciel étoilé et puis les oiseaux bruyants qui s’empêchaient les uns les autres de dormir. Un râle gémissait à l’endroit même occupé avant par le brasier, aurait-on dit. 

     Une minute s’écoula, et les chariots redevinrent visibles, ainsi que le vieillard et le longiligne Vavila. Les chariots avancèrent en grinçant sur la route.

     — Vous êtes des saints ? demanda Lipa au vieil homme.

     — Non. Nous sommes de Firsanovo.

     — Tu m’as regardée tout à l’heure et mon cœur s’est adouci. Et l’autre gars est paisible. Alors je me suis dit : ce doit être des saints.

     — Tu vas loin ?

     — À Oukleïevo.

     — Assieds-toi, nous allons te conduire à Kouzmienki. Là, tu continueras tout droit, et nous prendrons à gauche.

     Vavila s’installa sur le chariot où était la barrique, le vieux et Lipa sur l’autre. Ils partirent au pas, Vavila en tête.

     — Mon petit a souffert toute la journée, dit Lipa. Il me regardait de ses petits yeux sans rien dire, il voulait parler, mais ne pouvait pas. Seigneur Dieu, Reine des Cieux ! De chagrin, je tombais par terre à chaque instant. J’étais debout et voilà que je tombais à côté du lit. Dis-moi, grand-père, pourquoi un petit doit-il souffrir avant de mourir ? Quand c’est une grande personne qui souffre, un homme ou une femme, ses péchés lui sont pardonnés, mais un petit qui n’a pas de péchés, pourquoi ?

     — Qui peut le savoir ? répondit le vieillard.

     Ils avancèrent en silence une demi-heure.

     — On ne peut pas tout savoir, le pourquoi et le comment, dit le vieillard. Deux ailes ont été attribuées à l’oiseau, et non quatre, parce qu’il est capable de voler avec deux ailes ; de même, il n’est pas donné à l’homme de tout savoir, il n’a droit qu’à la moitié ou au quart. Il sait ce dont il a besoin pour vivre.

     — Grand-père, il m’est plus facile de marcher. Là, j’ai le cœur secoué.

     — Ce n’est rien. Reste.

     Le vieillard bâilla et fit un signe de croix devant sa bouche.

     — Ce n’est rien, répéta-t-il. Ton chagrin n’est  qu’un demi-malheur. La vie est longue – tu connaîtras encore du bon et du mauvais, de tout. Elle est grande, notre mère Russie ! dit-il en regardant des deux côtés. J’ai été par toute la Russie, j’y ai tout vu et tu peux me croire, petite. Il y aura du bon, il y aura du mauvais. Je suis allé à pied en Sibérie, j’ai été sur l’Amour et dans l’Altaï, j’ai émigré en Sibérie, j’y ai labouré la terre, et puis la mère Russie m’a manqué et je suis revenu dans mon village natal. Nous sommes rentrés à pied en Russie ; je me souviens d’une fois où nous avions pris le bac ; moi j’étais maigre-maigre, en guenilles, pieds nus, gelé, je suçais un croûton de pain, et un autre passager du bac – s’il est mort, que Dieu ait son âme – m’a jeté un regard compatissant, ses larmes se sont mises à couler. « Hélas, m’a-t-il dit, tes jours sont aussi noirs que ton pain… » Et je suis arrivé chez moi comme un sans feu ni lieu, suivant l’expression ; j’avais une femme qui est restée en Sibérie, elle est enterrée là-bas. Et voilà, je suis valet de ferme. Et puis ? Je vais te dire : par la suite, il y a eu du mauvais, il y a eu aussi du bon. Et je n’ai pas envie de mourir, ma petite, je vivrais bien encore une petite vingtaine d’années, donc il y a eu davantage de bon que de mauvais. Elle est grande, notre mère Russie ! dit-il en regardant une nouvelle fois de tous côtés.

     — Grand-père, demanda Lipa, quand quelqu’un meurt, combien de temps son âme reste-t-elle à errer sur la terre ? 

     — Qui peut le savoir ? Demandons à Vavila, il a été à l’école. De nos jours, on apprend toutes sortes de choses. Vavila ! appela le vieux.

     — Hein ?

     — Dis, Vavila, quand quelqu’un meurt, combien de temps son âme reste-t-elle à errer sur la terre ? 

     Vavila arrêta son cheval et répondit :

     — Neuf jours. Lorsque mon oncle Kirill est mort, son âme est restée treize jours dans notre izba.

     — Comment le sais-tu ?

     — Ça a cogné dans le poêle pendant treize jours.

     — Bon, d’accord. Allons-y, dit le vieillard qui, visiblement, n’y croyait pas du tout.

     Près de Kouzmienki, les chariots tournèrent et prirent la grande route, et Lipa continua son chemin. L’aube pointait. Quand elle descendit dans le ravin, l’église et les izbas d’Oukleïevo se dissimulaient dans le brouillard. Il faisait froid, et elle avait toujours l’impression d’entendre le coucou. 

     Lorsque Lipa parvint à la maison, on n’avait pas encore mené le bétail aux champs ; tout le monde dormait. Elle s’assit sur le perron pour attendre. Le vieux Tsyboukine sortit le premier ; il comprit au premier regard ce qui s’était passé et resta longtemps à clapper des lèvres sans pouvoir dire un mot. 

     — Hélas, Lipa, dit-il, tu n’as pas protégé mon petit-fils…

     On réveilla Varvara. Elle leva les bras au ciel, éclata en sanglots et se mit aussitôt à arranger l’enfant.

     — Il était tout mignon, ce garçon… disait-elle. Ah là là… Un seul enfant, et cette idiote n’a pas su le garder…

     Un service funèbre se tint le matin et le soir. L’enterrement eut lieu le lendemain, et après l’enterrement, les invités et le clergé mangèrent beaucoup, de façon si gloutonne qu’on aurait dit qu’ils n’avaient pas mangé depuis longtemps.  Lipa servait à table, et le prêtre, levant sa fourchette où était piqué un lactaire salé, lui dit :

     — Ne vous affligez pas sur le bébé. Le royaume des Cieux est pour eux.

     Et ce fut seulement lorsque tout le monde fut parti que Lipa comprit vraiment que Nikifor n’était plus là, qu’il ne serait plus jamais là, et elle fondit en larmes. Elle ne savait pas dans quelle pièce aller pleurer, car elle sentait que désormais, après la mort du garçon, elle n’avait plus sa place dans cette maison, que sa présence n’avait plus de raison d’être, qu’elle était de trop ; et les autres le comprenaient aussi.

     — Qu’as-tu à pleurer ici ? cria soudain Axinia apparue sur le seuil ; elle s’était entièrement habillée de neuf pour l’enterrement et s’était mis de la poudre. Tais-toi !

     Lipa voulut arrêter de pleurer mais n’y parvint pas et sanglota encore plus fort.

     — Tu m’entends ? cria Axinia qui,vdans une colère noire, tapa du pied. Je parle à qui ? Fiche le camp et qu’on ne te voie plus, bagnarde ! Ouste !

     — Allons, allons, allons ! s’interposa le vieux. Calme-toi, Axiouta, petite mère… Elle pleure, ça se comprend… son bébé est mort…

     Ça se comprend… le singea Axinia. Elle peut rester cette nuit, mais qu’elle ne soit pas là demain ! Ça se comprend… le contrefit-elle encore et, se mettant à rire, elle se dirigea vers la boutique.

     Tôt le le lendemain, Lipa partit chez sa mère, à Torgouïevo.





IX

     Aujourd’hui, le toit et la porte du magasin ont été repeints et brillent comme neufs, des géraniums fleurissent gaiement aux fenêtres comme autrefois, et l’on a presque oublié ce qui est arrivé chez les Tsyboukine il y a trois ans.

     Le vieux Grigori Piétrovitch passe pour le patron, comme à l’époque, mais en fait tout est désormais entre les mains d’Axinia ; elle vend et elle achète, et rien ne se fait sans son consentement. La briquèterie marche bien ; du fait qu’on a besoin de briques pour le chemin de fer, leur prix a grimpé jusqu’à vingt-quatre roubles les mille ; des femmes et des jeunes filles amènent les briques à la gare et en chargent les wagons, chacune reçoit pour cela vingt-cinq kopecks par jour. 

     Axinia s’est associée aux Khrymine, et leur usine s’appelle maintenant : « Khrymine jeunes et Cie ». Ils ont ouvert un cabaret à côté de la gare, et ce n’est plus dans la fabrique qu’on entend jouer l’accordéon coûteux, mais dans ce cabaret ; là aussi vient souvent le directeur de la poste, qui a également acquis un commerce, de même que le chef de gare. Les Khrymine jeunes ont offert à Stépane une montre en or que le sourd passe son temps à sortir de sa poche pour la porter à son oreille.

     On dit au village, à propos d’Axinia, qu’elle a acquis une grande force ; et en vérité, lorsque le matin elle se rend à son usine, son sourire naïf aux lèvres, belle et heureuse, et lorsque elle y donne ses directives, on sent en elle une grande force. Tout le monde la craint, à la maison, au village et à l’usine. Quand elle va à la poste, le directeur se précipite et lui dit :

     — Je vous prie respectueusement de vous asseoir, Xénia1 Abramovna !

    Un propriétaire se piquant d’élégance, portant un pardessus en tissu fin et de hautes bottes vernies, homme d’un certain âge qui lui vendait un cheval, fut tellement emballé en discutant avec elle qu’il lui rabattit tout ce qu’elle demanda. il lui tint longuement la main et lui dit, en fixant ses yeux malicieux, gais et candides:

     — Je suis prêt à tout pour faire plaisir à une femme comme vous, Xénia Abramovna. Dites-moi seulement quand nous pouvons nous voir sans être dérangés.

     — Mais quand il vous plaira !

     Et depuis, le dandy plus tout jeune vient presque tous les jours à la boutique boire de la bière. Une bière effroyable, amère comme de l’absinthe. Le propriétaire hoche la tête, mais boit.

     Le vieux Tsyboukine ne se mêle plus des affaires. Il ne conserve plus d’argent sur lui, parce qu’il n’arrive pas à distinguer les vraies pièces des fausses, faiblesses dont il ne parle à personne. Il perd un peu la mémoire, et si l’on ne lui donne pas à manger, il ne demande rien ; on s’est déjà habitué à dîner sans lui, et Varvara dit souvent :

     — Hier, notre vieux s’est encore couché sans avoir mangé.

     Elle dit cela avec une indifférence née de l’habitude. Le vieux garde sa pelisse été comme hiver, sans qu’on sache pourquoi, et ce n’est que lorsqu’il fait très chaud qu’il ne sort pas, restant à la maison. D’ordinaire, s’étant enveloppé de sa pelisse et en ayant relevé le col, il va faire un tour dans le village, suivant la route qui mène à la gare, ou encore il reste assis du matin au soir sur un banc à la porte de l’église. Il reste assis sans bouger. Les passants le saluent, mais il ne répond pas, parce qu’il continue à ne pas aimer les moujiks. Lorsqu’on lui pose une question, il répond de façon polie et sensée, mais avec brièveté. 

     Au village, on raconte que sa bru l’a chassé de sa propre maison et ne lui donne rien à manger, il vivrait d’aumônes ; ce qui fait plaisir à certains, tandis que d’autres le plaignent.

     Varvara a encore beaucoup grossi, elle est de plus en plus blanche, elle s’occupe comme par le passé de bonnes œuvres, et Axinia ne l’en empêche pas. Il y a tant de confitures, maintenant, qu’on n’en vient pas à bout avant les baies de l’année suivante ; elles se candissent et Varvara, ne sachant qu’en faire, en pleure presque.

     On oublie peu à peu Anissime. On a reçu un jour une lettre de lui, en vers, écrite sur une grande feuille de papier en forme de supplique, toujours de la même splendide écriture. Il est clair que son ami Samodorov purge sa peine avec lui. En dessous des vers, d’une mauvaise écriture, à peine lisible, une ligne disait : « Ici, je suis tout le temps malade et je souffre, aidez-moi au nom du Christ. »

     Par un lumineux jour d’automne, un peu avant le soir, le vieux Tsyboukine était assis à la porte de l’église, le col de sa pelisse relevé, on ne voyait que son nez et la visière de sa casquette. À l’autre extrémité du banc siégeait le maître charpentier Iélizarov et, à côté de lui se trouvait le gardien de l’école, Iakov, vieil édenté de soixante-dix ans. Béquille et le gardien causaient.

     — Les enfants doivent le boire et le manger aux vieux… honore ton père et ta mère, disait Iakov avec irritation ; et elle, la bru, elle a chassé son beau-père de sa propre maison. Le vieillard n’a rien à boire ni à manger – où peut-il aller ? Deux jours qu’il n’a pas mangé.

     — Deux jours ! s’étonna Béquille.

     — il reste assis à ne rien dire. Il est affaibli. Pourquoi se taire ? Il devrait porter plainte – au tribunal, on ne lui ferait pas de compliments, à la bru.

     — On fait des compliments à qui, au tribunal ? demanda Béquille qui avait mal entendu.

     — Quoi ?

     — C’est une femme appliquée, rien à dire. Dans leur partie, c’est indispensable… sans pécher, naturellement.

     — De sa propre maison, reprit Iakov avec irritation. Acquiers ta maison, là tu auras le droit… Une drôle de… quand on y pense ! Un flé-au !

     Tsyboukine écoutait sans broncher.

     — Dans sa propre maison ou dans celle d’un autre, peu importe, du moment qu’on y soit au chaud et que les femmes ne vous cherchent pas querelle… dit Béquille en se mettant à rire. Quand j’étais jeune, j’ai beaucoup regretté ma Nastassia. Un gentil papillon. Elle me disait toujours : « Achète une maison, Makarytch ! Achète une maison, Makarytch ! Achète un cheval, Makarytch ! » Elle était mourante, qu’elle me disait encore : « Achète-toi un drojki, Makarytch, pour ne plus avoir à marcher ! » Moi, je lui achetais du pain d’épice, c’est tout.

     — Le mari est sourd et obtus, poursuivit Iakov sans écouter Béquille ; il est bête comme une oie. Est-ce qu’il peut y comprendre quelque chose ? Tape avec ton bâton sur la tête d’une oie, elle ne comprendra pas.

     Béquille se leva pour rentrer chez lui, à l’usine. Iakov se leva également, et ils s’en allèrent tous les deux en continuant à converser. Quand ils eurent fait une cinquantaine de pas, le vieux Tsyboukine se leva à son tour et se traîna derrière eux, marchant d’un pas hésitant, comme sur de la glace.

     Le village était déjà plongé dans le crépuscule, et le soleil éclairait juste le haut de la route qui serpentait le long de la pente, depuis le fond du ravin. Des vieilles sortaient du bois avec des enfants, portant des paniers remplis de lactaires. Une troupe de femmes et de jeunes filles revenaient de la gare, où elles avaient chargé des wagons de briques ; elles avaient le nez et les joues, en dessous des yeux, couverts de poussière de brique rouge. Elles chantaient. Lipa marchait devant, chantant de sa voix grêle et se mettant à chanter plus fort en regardant le ciel, comme pour célébrer avec ravissement et solennité la fin de la journée : Dieu merci, la journée était terminée et l’on pouvait se reposer. Dans la foule se trouvait sa mère, la journalière Praskovia, qui marchait en tenant un petit balluchon et respirait, comme toujours, péniblement.

     — Bonsoir, Makarytch ! dit Lipa en apercevant Béquille. Bonsoir, mon ami !

     — Bonsoir, Lipynka ! répondit joyeusement Béquille. Mes paillons, mes petites, chérissez votre riche charpentier ! Ho-ho ! Mes petites, mes petites (Béquille eut un sanglot). Mes chères petites haches. 

     Béquille et Iakov continuèrent leur chemin, on les entendait bavarder. Puis le vieux Tsyboukine fut en présence de la foule, et le silence se fit d’un coup. Lipa et Prascovia restèrent un peu en arrière et, quand le vieillard fut à leur hauteur, Lipa le salua très bas et dit :

     — Bonsoir, Grigori Piétrovitch !

     Et sa mère s’inclina aussi. Le vieillard s’arrêta et les regarda sans rien dire ; ses lèvres tremblaient et il avait les yeux pleins de larmes. Lipa sortit du balluchon de sa mère un morceau de gâteau au gruau et le lui donna. Il le prit et se mit à manger.

     Le soleil avait fini de se coucher ; sa lueur s’était éteinte au sommet de la route. Il faisait noir et l’air se rafraîchissait. Lipa et Praskovia poursuivirent leur route et, plus tard, se signèrent longuement.



((1) Axinia est la forme populaire du prénom Xénia.