mardi 25 août 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 2

                                                                                                                                         

Les trente fils du lieutenant Schmidt



     La matinée épineuse prit fin. Sans s’être concertés, Bender et Balaganov quittèrent en vitesse les parages du Comité exécutif. Dans la rue principale, on transportait un long rail bleu sur de larges essieux campagnards. Cela faisait dans la grande rue un tel bruit, une telle chanson, que le charretier, dans sa salopette de grosse toile de pêcheur, avait l’air de convoyer non pas un rail, mais une assourdissante note de musique. Le soleil forçait la vitrine d’un magasin de matériel pédagogique dans lequel, au-dessus de globes terrestres, de crânes et d’un joyeux foie d’ivrogne en carton, s’étreignaient deux squelettes. Dans la pauvre fenêtre d’un atelier de timbres et de cachets, c’étaient des  plaques émaillées qui tenaient le plus de place, portant les inscriptions : « Fermé à l’heure du déjeuner », « Pause déjeuner de 14 à 15 heures », « Fermé pour la pause déjeuner », ou encore simplement « Fermé », « Le magasin est fermé » et enfin une plaque noire fondamentale portant en lettres d’or : « Fermé pour cause d’inventaire ». Ces textes catégoriques étaient visiblement les plus demandés à Arbatov. Pour toutes les autres circonstances de la vie, l’atelier de timbres et de cachets avait pour seule réponse une petite plaque bleue : « Infirmière de garde ».

     Se présentèrent ensuite, à la file, trois magasins d’instruments à vent, de mandolines et de balalaïkas-contrebasses. Des trompettes de cuivre aux lueurs canailles reposaient sur des présentoirs étagés tendus de percaline rouge. L’hélicon-basse était particulièrement beau. Il était si puissant, il se chauffait si paresseusement au soleil, enroulé en anneau, qu’il aurait mieux été à sa place, non dans une vitrine mais au zoo de la capitale, quelque part entre l’éléphant et le python. Et les parents lui auraient amené leurs enfants le dimanche en disant : « Mon petit, voici le pavillon de l’hélicon. L’hélicon dort, à présent. Mais lorsqu’il se réveillera, il se mettra à tous les coups à barrir. » Et les enfants auraient ouvert de grands yeux émerveillés en regardant l’incroyable cuivre.

     À un autre moment, Bender aurait accordé de l’attention aux balalaïkas fraîchement taillées, grandes comme des izbas, ainsi qu’aux disques de gramophone déformés par la chaleur du soleil et aux tambours de pionniers, dont la coloration crâne suggérait que la balle est sotte, quand la baïonnette est brave, mais il n’avait pas la tête à ça, il avait faim.


     — Bien entendu, sur le plan financier, vous êtes au bord de l’abîme ? demanda-t-il à Balaganov.


     — C’est d’argent que vous parlez ? dit Choura. Cela fait une semaine entière que je suis sans le sou.


     — Dans ce cas, jeune homme, vous allez mal finir, dit Ostap d’un ton édifiant. Le gouffre financier est le plus profond des gouffres, on peut y tomber toute sa vie. Bon, ça va, ne soyez pas désolé. J’ai tout de même emporté dans mon bec trois coupons-repas. Le président du Comité exécutif m’avait tout de suite pris en affection.


     Mais les jeunes frères ne purent profiter de la bonté du premier responsable de la ville. Un grand cadenas recouvert soit de rouille, soit de bouillie de sarrasin, pendait aux portes de la cantine « L’ancien ami de l’estomac ».


     — Évidemment, dit Ostap avec amertume. La cantine est fermée à jamais pour cause d’inventaire des escalopes. Il va falloir donner nos corps en pâture aux restaurateurs privés.


     — Les restaurateurs privés aiment qu’on paye en liquide, objecta Balaganov d’une voix sourde.


     — Allez, allez, je ne vais pas vous faire souffrir. Le président a fait tomber sur moi une pluie d’or d’un total de huit roubles. Mais dites-vous bien, mon cher Choura, que je n’ai pas l’intention de vous nourrir gratuitement. Pour chaque vitamine que je vous donnerai à manger, j’exigerai de vous une quantité de menus services.


     Il ne se trouva cependant pas de secteur privé à Arbatov, et les deux frères déjeunèrent dans un jardin coopératif, où des affiches informaient tout spécialement les citoyens de la dernière innovation à Arbatov dans le domaine de l’alimentation populaire :


LA  BIÈRE N’EST VENDUE QU’AUX SYNDIQUÉS


     — Contentons-nous de kvas, dit Balaganov.


     — D’autant, ajouta Ostap, que les kvas locaux sont fabriqués par des producteurs privés sympathisant avec le pouvoir soviétique. Et maintenant, racontez-moi de quoi s’est rendu coupable ce coupe-jarrets de Panikovski. J’aime les récits de petites filouteries.


     Rassasié, Balaganov regarda son sauveur avec gratitude et commença son récit. Lequel dura deux heures et contenait des informations extraordinairement intéressantes.

     

     Dans tous les domaines de l’activité humaine, l’offre et la demande de travail sont réglées par des institutions particulières. Un acteur ne partira à Omsk qu’en sachant pertinemment qu’il n’a pas à y craindre de concurrence et qu’il n’y a pas là-bas d’autre prétendant au rôle d’amant sans passion ou de valet annonçant que le dîner est servi. Le syndicat des cheminots exerce sa tutelle sur les employés du chemin de fer, ses comités locaux prennent soin d’annoncer dans les journaux que les bagagistes au chômage ne peuvent pas espérer se faire embaucher entre Syzran et Viazma, ou que le réseau d’Asie Centrale recherche quatre femmes gardes-barrières. Un expert en marchandises place une annonce dans un journal, et le pays entier apprend qu’un expert en marchandises ayant dix ans d’ancienneté désire, pour raison familiale, quitter Moscou pour la province.


     Tout est bien réglé, coule comme une rivière dans un lit bien dégagé, circule en pleine conformité avec la loi et sous sa protection.


     Un seul marché se trouvait en plein chaos : celui d’une catégorie spéciale d’escrocs se disant les enfants du lieutenant Schmidt. La corporation des enfants du lieutenant était en proie à l’anarchie. Ils n’arrivaient pas à retirer de leur activité les avantages que pouvaient incontestablement leur apporter leurs relations éphémères avec les gérants, les administrateurs et les militants, gens pour la plupart étonnamment crédules.


     Quémandant et extorquant par tout le pays, se promènent de faux petits-fils de Karl Marx, d’inexistants neveux de Friedrich Engels, des frères de Lounatcharski, des cousines de Clara Zetkin ou, au pire, des descendants du célèbre prince anarchiste Kropotkine.


     De Minsk au détroit de Behring et de Nakhitchévan sur l’Araxe à la Terre François-Joseph, toute une parentèle de gens illustres entrent dans les sièges de Comités exécutifs, débarquent sur les quais des gares et roulent en fiacre en arborant un air soucieux. Ils se hâtent. Ils ont du pain sur la planche.


     Arriva un moment où cette offre de parents dépassa la demande, et ce marché original connut la dépression. La nécessité de réformes se fit sentir. Les petits-fils de Karl Marx réglementèrent peu à peu leur activité, de même que les descendants de Kropotkine, d’Engels et les autres, à l’exception de l’exubérante corporation des enfants du lieutenant Schmidt, laquelle demeura éternellement dans l’anarchie, à l’instar de la Diète polonaise. S’avérant grossiers, avides et rebelles, les enfants du lieutenant s’empêchaient mutuellement d’engranger.


     Choura Balaganov, qui se considérait comme le fils premier-né du lieutenant, s’inquiéta pour de bon de la concurrence qui s’était formée. Il lui arrivait de plus en plus souvent de se heurter à des collègues de la corporation gâchant  complètement la fertile campagne ukrainienne et les stations thermales des hauteurs du Caucase, où il avait l’habitude de travailler de façon lucrative.


     — Et vous avez pris peur en voyant les difficultés croissantes ? le railla Ostap.


     Mais Balaganov ne remarqua pas l’ironie. Sirotant son kvas mauve, il poursuivit sa narration.


     Il n’y avait qu’une issue à cette situation tendue : tenir une conférence. Balaganov travailla tout un hiver à sa convocation. Il correspondit avec ceux de ses concurrents qu’il connaissait personnellement. Il fit transmettre aux autres des invitations par les petits-fils de Marx rencontrés en chemin. Et voici qu’enfin, au début du printemps 1928, presque tous les enfants connus du lieutenant Schmidt se réunirent dans une taverne de Moscou, près de la tour Soukhariev. Le quorum était largement atteint : le lieutenant Schmidt se trouvait avoir trente fils, d’un âge allant de dix-huit à cinquante-deux ans, plus quatre filles, toutes les quatre stupides, âgées et laides.


     Dans une courte allocution préliminaire, Balaganov exprima l’espoir que les frères arriveraient à s’entendre et finiraient par élaborer une convention dont la vie elle-même dictait la nécessité. 


     Le projet de Balaganov prévoyait de diviser la totalité de l’Union des Républiques en trente-quatre secteurs d’exploitation, correspondant au nombre des présents. Chaque enfant du lieutenant aurait pour longtemps la jouissance exclusive d’un secteur. Aucun membre de la corporation n’aurait le droit de passer la frontière et d’envahir le domaine d’un autre pour y faire des affaires.


     Personne n’éleva d’objection à l’encontre des nouveaux principes de travail, en dehors de Panikovski qui déclara ne pas avoir  besoin de convention pour vivre. Cependant, des scènes hideuses se déroulèrent lors du partage du pays. Les Hautes Parties Contractantes se prirent de bec dès le début, et ne s’adressèrent plus la parole qu’en y ajoutant des épithètes malsonnantes.


     Toute cette discussion provenait du partage et de l’attribution des secteurs.


     Personne ne voulait des centres universitaires. Personne n’avait besoin de Moscou, de Léningrad ou de Kharkov, coins trop expérimentés. À l’unanimité, tout le monde renonçait à la République des Allemands de la Volga.


     — Eh bien quoi, serait-ce vraiment une si mauvaise République ? demandait naïvement Balaganov. Il me semble que c’est un bon endroit. Gens cultivés, les Allemands ne peuvent pas nous refuser leur aide !


     — On connait ça ! criaient dans leur émoi les enfants du lieutenant. Rien à attendre des Allemands !


     Visiblement, plus d’un participant s’était retrouvé en prison chez les suspicieux colons allemands.


     Enfouis dans les sables, les lointains territoires asiatiques jouissaient également d’une très mauvaise réputation. On leur reprochait leur ignorance de la personnalité du lieutenant Schmidt


     — Pas si bête ! glapissait Panikovski. Donnez-moi le plateau de Russie Centrale et je signe la convention.


     — Quoi ? Tout le plateau ? fit Balaganov. Tu ne veux pas aussi Mélitopol ? Ou Bobrouïsk ?


     À ce nom, Bobrouïsk, un gémissement douloureux parcourut toute l’assemblée. Chacun était prêt à partir séance tenante à Bobrouïsk, qu’on tenait pour un endroit magnifique et un centre intellectuel.


     — Bon, pas le plateau tout entier, insista l’avide Panikovski. La moitié, au moins. Je suis tout de même père de famille, j’ai deux familles.


     Mais on ne lui donna même pas la moitié.


     Après de longs cris, il fut décidé de procéder par tirage au sort. Trente-quatre petits bouts de papier furent découpés, chacun d’eux portant un nom géographique. La fertile Koursk et la douteuse Kherson, la peu défrichée Minoussinsk comme la ville, quasiment sans espoir, d’Achkhabad, Kiev, Petrozavodsk et Tchita – attendant chacune leur patron, toutes les Républiques et toutes les régions étaient couchées dans la chapka à oreillettes en peau de lièvre de quelqu’un.


     De joyeuses exclamations, de sourds gémissements et des jurons accompagnaient le tirage au sort.


     La mauvaise étoile de Panikovski exerça son influence sur l’issue du tirage, il reçut en partage la région de la Volga. Hors de lui, Il se rallia rageusement à la convention.


     — J’y partirai, cria-t-il, mais je vous préviens : si j’y suis mal accueilli, je violerai la convention et franchirai la frontière !


     Balaganov, qui avait reçu le secteur en or d’Arbatov, contigu à celui des Allemands de la Volga, s’alarma et déclara qu’il ne tolérerait pas de violation des normes d’exploitation.


     D’une façon ou d’une autre, tout se trouva réglementé, après quoi les trente fils et les quatre filles du lieutenant Schmidt partirent vers leur secteur de travail.


     — Et vous avez vu vous-même, Bender, cette saleté violer la convention, dit Choura en achevant son récit. Cela faisait longtemps qu’il rampait dans mon secteur, mais je n’arrivais pas à l’attraper jusque-là.


     Contrairement aux attentes du narrateur, la mauvaise action de Panikovski ne suscitait pas la réprobation d’Ostap. Vautré sur sa chaise, Bender regardait nonchalamment devant lui.


     Sur le haut mur du fond de la cantine en plein air étaient dessinés des arbres au feuillage épais, droits comme sur une illustration de chrestomathie. De vrais arbres, il n’y en avait pas dans le jardin, mais l’ombre tombant du mur donnait une fraîcheur vivifiante et satisfaisait entièrement les citoyens. Citoyens qui étaient tous membres du syndicat, puisqu’ils ne buvaient que de la bière, sans rien manger par ailleurs. 


     Ahanant et pétaradant sans arrêt, une automobile verte s’approcha du portail d’entrée ; une portière portait l’inscription suivante, en lettres blanches et en demi-cercle : « Hé, je vous emmène faire un tour ! », avec, en-dessous, les conditions pour faire une promenade dans cette joyeuse voiture : Trois roubles l’heure, course à débattre. Mais il n’y avait pas de passager à l’intérieur.


     Le public du jardin se mit à chuchoter avec inquiétude. Le chauffeur resta cinq ou six minutes à regarder d’un air implorant à travers les grilles du jardin et, ayant visiblement perdu tout espoir de dégoter un client, cria pour provoquer l’intérêt :


     — Le taxi est libre ! Prenez place, je vous en prie !


     Mais aucun des citoyens présents n’exprima le désir de monter dans la voiture « Hé, je vous emmène faire un tour ! ». Et l’invitation du chauffeur eut même un étrange effet sur eux. Ils baissèrent la tête en s’efforçant de ne regarder du côté de la voiture. Le chauffeur hocha la tête et s’éloigna lentement dans son véhicule. Les Arbatoviens le suivirent tristement du regard. Cinq minutes plus tard, l’automobile verte repassa en trombe devant le jardin dans l’autre sens. Le chauffeur sautillait sur son siège et criait quelque chose d’indistinct. La voiture était toujours aussi vide.

     Ostap l’accompagna du regard et dit :


     — Voilà, Balaganov, vous êtes un gandin sans cervelle. Ne vous vexez pas. Je veux seulement indiquer par là votre place au soleil.


     — Allez au diable ! dit grossièrement Balaganov.


     — Vous vous vexez quand même ? Ainsi, selon vous, la place de fils de lieutenant n’est pas celle d’un gandin sans cervelle ?


     — Mais vous êtes vous-même un fils du lieutenant Schmidt ! s’écria Balaganov.


     — Vous êtes un gandin sans cervelle, répéta Ostap. Il en était de même de votre père, et il en sera de même de vos enfants. Gamin ! Ce qui s’est passé ce matin n’est même pas un épisode, ce n’est qu’un pur hasard, un caprice d’artiste. Un gentleman à la recherche d’un billet de dix roubles. Tenter la chance de façon aussi risquée n’est pas dans mon caractère. Seigneur, en voilà un métier ! Fils du lieutenant Schmidt ! Bon, un an ou deux, soit. Et ensuite ? Ensuite, on reconnaîtra vos boucles rousses et on se mettra tout simplement à vous taper dessus.


     — Alors, que faire ? s’inquiéta Balaganov. Comment gagner son pain quotidien ?


     — Il faut faire travailler sa tête, dit Ostap d’un ton sévère. Moi, par exemple, ce sont mes idées qui me nourrissent. Je ne tends pas la patte pour recevoir d’un Comité exécutif un pauvre rouble. J’ai des vues plus larges. Je constate que vous aimez l’argent de façon désintéressée. Dites-moi la somme qui vous plairait.


     — Cinq mille, répondit vite Balaganov.


     — Par mois ?


     — Par an.


     — Alors nos routes se séparent. Il me faut cinq cent mille roubles. D’un seul coup, si c’est possible, pas en plusieurs fois.


     — Peut-être tout de même que vous accepteriez en plusieurs fois ? demanda avec rancune Balaganov.


     Ostap regarda attentivement son interlocuteur et répondit avec le plus grand sérieux :


     — J’accepterais. Mais j’en ai besoin d’un seul coup.


     Balaganov aurait bien ironisé encore sur cette phrase mais, ayant levé les yeux sur Ostap, il s’arrêta net. C’était un athlète au profil de médaille qui était assis à côté de lui. Sa gorge portait en travers une mince cicatrice blanche. Une gaieté menaçante brillait dans ses yeux. 


     Balaganov ressentit soudain une envie irrépressible de se mettre au garde-à-vous. Il eut même envie de toussoter, comme c’est le cas lorsqu’un cadre intermédiaire discute avec un camarade très haut placé. Ayant effectivement toussoté, il demanda avec embarras :


     — Pourquoi donc vous faut-il tant d’argent… et d’un seul coup ?


     — Il m’en faut davantage, en fait, dit Ostap. Cinq cent mille, c’est pour moi le minimum, un préliminaire de cinq cent mille roubles en espèces sonnantes et trébuchantes. Je veux partir, camarade Choura, partir très loin, à Rio de Janeiro.


     — Vous avez de la famille là-bas ? demanda Balaganov.


     — J’ai la tête de quelqu’un ayant de la famille, par hasard ?


     — Non, mais je…


     — Je n’ai pas de famille, camarade Choura, je suis seul au monde. J’avais un père, ressortissant turc, mais il est mort il y a longtemps, dans d’affreuses convulsions. Il ne s’agit pas de cela. Je veux aller à Rio de Janeiro depuis mon enfance. Bien sûr, vous ne savez même pas que cette ville existe.


     Balaganov hocha tristement la tête. Comme foyers culturels dans le monde, il ne connaissait, en dehors de Moscou, que Kiev, Mélitopol et Jmérinka. D’ailleurs, pour lui, la terre était plate.


     Ostap jeta sur la table une page arrachée à un livre.


     — Je l’ai découpée dans la Petite Encyclopédie soviétique. Voici ce qui y est écrit à propos de Rio de Janeiro : « Un million trois cent soixante mille habitants… un grand nombre de mulâtres… près d’une vaste baie donnant sur l’océan Atlantique… » Ah, voilà ! « Pour la richesse des magasins et la splendeur des bâtiments, les rues principales de la ville ne le cèdent en rien aux premières villes du monde. » Vous vous rendez compte, Choura ? Ne le cèdent en rien ! Les mulâtres, la baie, l’exportation du café, on peut dire le dumping du café, le charleston sous le titre « Ma copine a rien qu’un petit machin » et… on n’en finirait pas ! Vous voyez vous-même de quoi il retourne. Un million et demi de gens, et tous en pantalon blanc. Je veux m’en aller d’ici. J’ai depuis un an un très grave désaccord avec le pouvoir soviétique. Il veut édifier le socialisme, pas moi. Cela m’ennuie, d’édifier le socialisme. Vous voyez à présent pourquoi il me faut tant d’argent ?


     — Et où allez-vous trouver cinq cent mille roubles ? demanda à voix basse Balaganov.


     — N’importe où, répondit Ostap. Indiquez-moi seulement un homme riche, et je lui prendrai son argent.


     — Par quel moyen ? En l’assassinant ? demanda tout bas Balaganov, en regardant du côté des tables voisines, où des Arbatoviens portaient des toasts en levant leurs flûtes. 


     — Vous savez, dit Ostap, vous n’auriez pas dû faire signer la convention dite de Soukhariev. Cet effort intellectuel vous a visiblement épuisé. Vous devenez de plus en plus bête. Retenez qu’Ostap Bender n’a jamais tué personne. C’est lui qu’on a voulu tuer, naguère. Mais lui, il est sans tache devant la loi. Certes, je ne suis pas un chérubin. Je n’ai pas d’ailes, mais je respecte le Code pénal. C’est ma faiblesse.


     — Alors comment ferez-vous pour lui prendre son argent ?


     — Comment je m’y prendrai ? Le genre d’appropriation ou de vol dépend des circonstances. J’ai personnellement quatre cents moyens relativement honnêtes de m’approprier de l’argent. Mais il ne s’agit pas ici des moyens. Le problème, c’est qu’il n’y a pas à l’heure actuelle de gens riches. C’est toute l’horreur de ma situation. Un autre, bien sûr, se jetterait sur quelque administration publique sans défense, mais ce n’est pas dans mes principes. Vous connaissez déjà mon respect pour le Code pénal. Il est inopportun de dévaliser la collectivité. Donnez-moi un individu un peu plus riche que les autres. Seulement, il n’y en a pas.


     — Que dites-vous là ? s’écria Balaganov. Il y a des gens très riches.


     — Et vous en connaissez ? répliqua sur-le-champ Ostap. Vous pouvez me donner le nom et l’adresse exacte d’un seul millionnaire soviétique ? Bien sûr qu’il y en a, il doit y en avoir. Du moment que du papier-monnaie circule dans le pays, il doit y avoir des gens qui en ont beaucoup. Mais le moyen de dénicher un pareil roublard ?


     Ostap poussa même un soupir. Visiblement, il en rêvait depuis longtemps, de son richard, et cela le mettait en émoi. 


     — Comme il doit être agréable, dit-il rêveusement, de travailler avec un millionnaire légalement déclaré, dans un État bourgeois bien organisé, aux vieilles traditions capitalistes… Le millionnaire est là-bas une figure populaire. On connaît son adresse. Il habite un hôtel particulier, quelque part à Rio de Janeiro. On peut aller le voir, il reçoit, et, à peine dans le vestibule et après les premières salutations, hop, on le dépouille. Et tout cela, notez bien, dans les formes, poliment : « Hello Sir, pas de panique.  Je dois vous ennuyer un peu. All wright. Et voilà. » De façon civilisée ! Qu’il y a-t-il de plus simple ? Un gentleman fait son petit business dans un monde de gentlemen. Il faut juste éviter de tirer un coup de feu dans le lustre, c’est superflu. Tandis que chez nous… Mon Dieu, mon Dieu ! … Nous vivons dans un pays où il fait si froid ! Chez nous, tout est caché, souterrain. Même le Commissariat du peuple aux Finances, avec son appareil fiscal surpuissant n’arrive pas à dénicher un millionnaire soviétique, et celui-ci se trouve peut-être ici, dans ce jardin d’été, comme on dit, à une table voisine, en train de boire de la bière « Tip-Top » à quarante kopecks. Voilà qui est vexant !


     — Vous pensez donc, demanda Balaganov au bout d’un moment, que si un tel millionnaire caché venait à être déniché, alors…


     — N’en dites pas plus. Je sais ce que voulez dire. Non, vous n’y êtes pas du tout. Je n’irai pas l’étouffer sous un oreiller ou lui tirer dans la tête un coup de revolver Nagant en acier oxydé. Il ne se produira aucune idiotie. Ah, trouver un tel individu ! Je le vois d’ici m’apporter son argent sur une soucoupe à liseré bleu.


     — C’est très bien. Balaganov eut un sourire faussement confiant. Cinq cent mille roubles sur une soucoupe à liseré bleu.


     Il se leva et se mit  tourner autour de la table. Il faisait claquer sa langue d’un air plaintif, s’arrêtait, ouvrait la bouche comme pour dire quelque chose, mais rien ne sortait et il se rasseyait, pour se relever juste après. Ostap observait ses évolutions d’un air indifférent.


     — Il l’apportera lui-même ? demanda tout à coup Balaganov d’une voix grinçante. Sur une soucoupe ? Et s’il ne le fait pas ? Et c’est où, Rio de Janeiro ? C’est loin ? C’est impossible, que tout le monde y soit en pantalon blanc. Laissez tomber ça, Bender. Avec cinq cent mille roubles, on peut vivre très bien y compris chez nous. 


     — Assurément, assurément, fit gaiement Ostap. On peut vivre. Mais ne vous agitez donc pas sans motif. Nous n’avons pas les cinq cent mille roubles.


     Sur le front serein, non encore creusé de sillons, de Balaganov apparut une ride profonde. Il regarda Ostap avec hésitation et articula :


     — Je connais un tel millionnaire.


     Toute gaieté disparut en un instant chez Bender. Son visage se durcit aussitôt, reprenant son profil de médaille.


     — Allez, allez, fit-il. Je ne donne que le samedi, inutile de raconter des bobards.


     — Ma parole, monsieur Bender…


     — Écoutez, Choura, si vous êtes passé définitivement au français, ne m’appelez pas monsieur, mais citoyen. Au fait, l’adresse de votre millionnaire ? 


     — Il vit à Tchernomorsk.


     — Évidemment. Je le savais.  Tchernomorsk ! Là-bas, même avant la guerre, on appelait millionnaire celui qui possédait dix mille roubles. Alors maintenant… j’imagine ce qu’il en est ! Non, tout ça est absurde !


     — Mais non, laissez-moi parler. C’est un véritable millionnaire. Voyez-vous, Bender, il m’est arrivé récemment d’être emprisonné dans le coin…



     Dix minutes plus tard, les frères de lait quittèrent le jardin d’été coopératif où l’on servait de la bière. Le Grand Combinateur se sentait comme un chirurgien qu’attend une opération très grave. Tout est prêt. Les serviettes et les bandes cuisent dans les autoclaves, l’infirmière en toge blanche se déplace silencieusement sur le carrelage, le nickel des instruments et la faïence des récipients brillent, le malade gît sur la table de verre, les yeux révulsés fixant avec langueur le plafond, une odeur de chewing-gum allemand flotte dans l’air particulièrement chauffé. Les mains bien écartées, le chirurgien s’approche du billard, prend des mains de son assistant la lame stérilisée et dit d’un ton sec au malade : « Bien monsieur, retirez votre burnous. »


     — C’est toujours comme ça, avec moi, dit Bender, les yeux pétillants ; je dois entreprendre une affaire valant des millions en manquant de façon palpable de papier-monnaie. Tout mon capital, le fixe, le roulement et la réserve, se monte à cinq roubles… Comment avez-vous dit qu’il s’appelait, votre millionnaire clandestin ?


     — Koreïko, répondit Balaganov.


     — Ah oui, Koreïko. Un nom exquis. Et vous affirmez que personne n’est au courant de ses millions.


     — Personne, à part moi et Proujanski. Mais Proujanski, je vous l’ai dit, est en prison, il a encore trois ans à tirer. Si vous l’aviez vu s’affliger et pleurer quand je suis sorti ! Il se disait visiblement qu’il n’aurait pas dû me parler de Koreïko. 


     — Qu’il vous ait révélé son secret n’est rien. Ce n’est pas cela qui l’affligeait et le faisait pleurer. Il pressentait sûrement que vous me raconteriez toute l’histoire. Ce qui représente bien une perte sèche pour le pauvre Proujanski. Le temps que Proujanski sorte de prison, Koreïko n’aura plus, pour se consoler, que le proverbe : « Pauvreté n’est pas vice ».


     Ostap ôta sa casquette estivale et l’agita en l’air en demandant :


     — J’ai des cheveux blancs ?


     Balaganov rentra le ventre, écarta la pointe de ses pieds de la largeur d’une crosse de fusil et répondit comme un soldat en première ligne :


     — Absolument aucun !


     — Eh bien, j’en aurai. De grandes batailles nous attendent. Vous aussi, Balaganov, vous allez grisonner.


     Balaganov partit soudain d’un petit rire idiot :


     — Comment dites-vous ? Il apportera lui-même l’argent sur une soucoupe à liseré bleu ?


     — À moi sur une soucoupe dit Ostap, et à vous sur une petite assiette. 


     — Et comment est-ce, Rio de Janeiro ? Moi aussi, j’ai envie de porter un pantalon blanc.


     — Rio de Janeiro, c’est le rêve de cristal de mon enfance, répondit sévèrement le Grand Combinateur, n’en approchez pas les pattes. Allons au fait. Envoyez des troupes à ma disposition. Que des unités se trouvent à Tchernomorsk dans les plus brefs délais. Tout le monde en tenue. En avant la musique ! C'est moi qui vais commander la parade !


      










Notice synthétique 




     L’histoire des baïonnettes est une allusion à la vieille doctrine de primauté de l’arme blanche, due à Souvorv, bien sûr dépassée. On peut aussi y voir une moquerie à l’adresse de Tchapaïev et autres héros de la guerre civile.


     Les affiches dans le jardin coopératif sont une allusion depuis que, la Nep se terminant, la chasse aux commerçants privés a commencé et les biens de consommation se sont brusquement raréfiés.


     Syzran et Viazma : allusion dangereusement rajoutée en 1933 aux zones connaissant des révoltes paysannes, que le train traversait sans s’arrêter. Penser aussi aux gares gardées par l’armée, voir Tout passe, de Vassili Grossman.


     Il semble que le quadrillage du territoire par la mafia soviétique de l’époque soit une réalité, d’après un article d’un journal de l’époque brejniévienne.


     Le passage, ainsi que les allusions dans la suite, concernant les Allemands de la Volga fut retiré des éditions  à l’été 1941…


     La cicatrice sur la gorge d’Ostap est la première allusion au meurtre dont il avait été victime à la fin des Douze Chaises, avant que les auteurs ne choisissent de le ressusciter. De même, se profile le tournant par rapport aux Douze Chaises : dans ce premier récit, Ostap filoutait le pouvoir soviétique en profitant des trous dans le filet.  Il a maintenant d’autres vues : il veut émigrer.


     L’origine « turque » d’Ostap Bender est sans doute un masque : il est tout bonnement juif, comme le voleur Bénia Krik des Contes d’Odessa d’Isaac Babel.


     D’après une note trouvée chez A. Préchac, la soucoupe à liseré bleu serait empruntée à des discours et articles de Lénine.


     « Monsieur » et « Citoyen » ne sont pas en français dans le texte, ils sont transcrits. De même pour les quelques termes anglais.


     De même que la Stargorod des Douze Chaises, Tchernomorsk (nom inventé par Cholem Aleikhem et signifiant : de la mer Noire) est un nom imaginaire. Les exagérations évoquées par Ostap renvoient à Odessa, la Marseille russe.


     Remarquer enfin qu’à l’instar d’Arsène Lupin, Ostap Bender ne verse pas le sang. Il doit être vu avec sympathie par le lecteur. Comme il s’oppose au socialisme, c’est dangereux pour les auteurs. D’où des interruptions ultérieures de publication. En attendant, le rôle d’affreux sera tenu par Koreïko, qu’il nous reste à rencontrer…

jeudi 20 août 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov)

      Ayant dû renoncer à des tentatives littéraires devenues dangereuses en 1929 – année du « Grand Tournant » – et n’ayant pas retrouvé, chacun de leur côté, le succès considérable que leur avait valu leur premier roman écrit ensemble, Les Douze Chaises, les deux auteurs s’associent de nouveau et ressuscitent Ostap Bender, dont la gorge avait été tranchée – par l’effet d’un malheureux tirage au sort, les deux compères n’arrivant pas à se mettre d’accord – à la fin du livre précédent. Ledit Ostap va se montrer de plus en plus envahissant…  Le livre paraît en 1931, trois ans après Les douze chaises.  Je renvoie pour plus de détails à la présentation faite pour « Trois textes d’Ilf et Petrov ».

     Ceci est une traduction « à la française », mais en liberté très surveillée. Pour éviter d’alourdir le texte, les notes ont été rassemblées de façon synthétique à la fin du chapitre. Outre mes propres recherches, elles utilisent l’impressionnant appareil de notes situé à la fin de la traduction d’Alain Préchac, en grande partie dues au linguiste et historien de la littérature Ivan Chtcheglov.








Le Veau d’or


(Ilia Ilf et Ievguiéni Petrov)




Première partie


L’équipage de l’« Antilope »





                                                                                                    En traversant la rue, regarde des deux côtés

                                                                                                    (Code de la route)





Chapitre 1


Comment Panikovski viola la convention



     Il faut aimer les piétons.  

     Les piétons constituent la plus grande partie de l’humanité. Qui plus est, sa meilleure partie. Les piétons ont créé le monde. Ce sont eux qui ont construit les villes, érigé des gratte-ciel, installé le tout-à-l’égout et l’eau courante, pavé les rues qu’ils ont éclairées de lampadaires électriques. Ce sont eux qui ont répandu la culture dans le monde entier, inventé l’imprimerie et la poudre, jeté des ponts à travers les rivières, déchiffré les hiéroglyphes, mis en circulation le rasoir de sûreté, anéanti la traite des esclaves et mis au point cent quatorze plats savoureux à partir de fèves de soja.

     Et lorsque tout fut prêt, lorsque notre planète eut l’air relativement bien aménagée, apparurent les automobilistes.

Il faut remarquer que l’automobile également a été inventée par les piétons. Mais, étrangement, les automobilistes l’ont oublié aussitôt. Ils se sont mis à écraser les doux et spirituels piétons. Les rues créées par les piétons sont passées aux mains des automobilistes. Les chaussées sont devenues deux fois plus larges, les trottoirs se réduisant aux dimensions de la bande entourant un paquet de cigarettes. Et les piétons, épouvantés, se sont mis à se serrer contre les murs des maisons.

     Dans une grande ville, les piétons vivent comme des martyrs. On a installé pour eux une sorte de ghetto circulatoire. Il leur est seulement permis de traverser les rues aux carrefours, c’est-à-dire précisément aux endroits où la circulation est la plus forte et où il est des plus faciles de casser le fil auquel tient, d’ordinaire, la vie des piétons.

     Dans notre vaste pays, l’automobile ordinaire, destinée dans l’esprit des piétons au transport pacifique des gens et des marchandises, a pris les traits menaçants d’un obus fratricide. Il met hors de combat des rangs entiers  de membres des syndicats avec leurs familles. Lorsqu’un piéton parvient à émerger en vitesse en évitant la proue argentée d’une voiture, la police lui inflige une amende pour avoir enfreint les règles du catéchisme urbain.

     De façon générale, le prestige des piétons est très chancelant. Eux qui ont donné au monde des gens aussi remarquables qu’Horace, Boyle, Mariotte, Lobatchevski, Gutenberg et Anatole France, les voici maintenant obligés de se livrer aux plus vulgaires pitreries pour qu’on se souvienne seulement de leur existence. Dieu, Dieu qui n’existe pas, à quoi as-tu – même si tu n’existes pas – réduit les piétons !

     En voici un arrivé à Moscou de Vladivostok par la grand route de Sibérie, il tient dans une main un drapeau sur lequel on lit : « Réorganisons le quotidien des ouvriers du textile » et il a sur l’épaule un bâton à l’extrémité duquel brinquebalent des sandales de réserve de la marque « Oncle Vania » et une bouilloire en fer-blanc sans couvercle. C’est un sportif soviétique parti adolescent de Vladivostok et qui, au crépuscule de sa vie, se fera écraser par un lourd autocar dont on n’arrivera pas à relever le numéro.

     Ou cet autre, un Mohican européen de la marche à pied. Il fait le tour du monde à pied en poussant devant lui un tonneau. Il s’en passerait bien, du tonneau qu’il fait rouler ; mais alors personne ne remarquerait en lui un véritable marcheur de fond, et l’on ne parlerait pas de lui dans les journaux. Il lui faut donc sans cesse pousser devant lui ce maudit fût sur lequel s’étale, ô honte ! une grande inscription jaune vantant les qualités inégalées de l’huile pour automobile « Les rêves du chauffeur ».

     Telle est la déchéance du piéton.

     Il n’y a plus que dans les petites villes de Russie que l’on respecte encore le piéton, qu’on l’aime encore. Il y est encore le maître des rues, il déambule avec insouciance sur la chaussée qu’il traverse de la façon qui lui plaît, aussi biscornue soit-elle.

     Le citoyen porteur d’une casquette à dessus blanc, celle que portent surtout les directeurs d’école maternelle et les présentateurs de spectacle, appartenait à coup sûr à la plus grande et meilleure partie de l’humanité. Il allait à pied le long des rues d’Arbatov en jetant à droite et à gauche des regards empreints d’une curiosité condescendante. Il avait à la main une petite trousse de voyage d’obstétricien. La ville n’épatait nullement, c’était visible, le piéton en casquette d’artilleur.

     Il vit une quinzaine de campaniles bleu ciel, vert réséda et rose pâle ; l’or américain, et qui s’écaillait, des coupoles d’églises l’aveugla.  Un drapeau claquait au-dessus d’un bâtiment officiel.

     À côté des portes de pierre blanche en bas des tours de la forteresse provinciale, deux vieilles à l’aspect sévère discutaient en français, se plaignant du pouvoir soviétique et évoquant leurs filles chéries. De la cave d’une église montait un air froid porteur d’une aigre odeur de vin. Visiblement, on y entreposait des pommes de terre.


     — Saint-Sauveur des patates, dit à mi-voix le piéton.


     Étant passé sous une arche de contreplaqué portant un slogan fraîchement écrit à la chaux : « Salut à la Ve Conférence de district des femmes et des jeunes filles », il se retrouva au commencement d’une longue allée dénommée « Boulevard des Jeunes Talents ».


     — Non, fit-il, déçu, ce n’est pas Rio de Janeiro, loin s’en faut.


     Sur presque tous les bancs du « Boulevard des Jeunes Talents » étaient assises des demoiselles solitaires ayant chacune dans les mains un livre ouvert. Les ombres trouées tombaient sur les pages des livres, sur les coudes dénudés, sur les franges attendrissantes. Lorsque l’étranger s’avança dans la fraîche allée, une agitation visible se produisit sur les bancs. Cachées derrière les œuvres de Gladkov, d’Éliza Ojechko et de Seïfoulinna, les jeunes filles jetaient des regards peureux sur le visiteur. Il passa devant les lectrices alarmées comme à la parade, et arriva à proximité du bâtiment abritant le Comité exécutif du Soviet local – but de sa promenade.

     À cet instant, un fiacre surgit du coin de la rue. À côté de lui, s’accrochant au garde-boue déchiré et poussiéreux et brandissant une épaisse chemise en carton qui portait l’inscription estampillée « Musique », allait un homme en blouse à longues basques. Avec emportement, il démontrait quelque chose au passager du fiacre. Ledit passager, homme d’un certain âge, nanti d’un nez pendant comme une banane, serrait une valise entre ses jambes et faisait de temps en temps la figue à son interlocuteur. Dans le feu de la discussion, sa casquette d’ingénieur, dont le bandeau brillait comme la peluche verte d’un divan, penchait de côté. Les deux plaideurs prononçaient souvent le mot « appointements », en élevant alors la voix.

     D’autres mots se firent bientôt entendre.


     — Vous en répondrez, camarade Talmudovski ! cria la blouse à longs pans en écartant de son visage la figue de l’ingénieur.


     — Et moi je vous dis que, dans de telles conditions, aucun spécialiste décent ne vous donnera son concours, répondit Talmoudovski en s’efforçant de ramener la figue à sa position précédente.


     — Vous parlez encore des appointements ? On sera amené à mettre en cause votre cupidité.


     — Je me fiche des appointements ! Je travaillerai gratuitement ! criait l’ingénieur faisant, dans son émotion, décrire à la figue toutes sortes de courbes. Je pourrais prendre ma retraite. Abandonnez ce féodalisme des temps du servage. Les mêmes qui écrivent partout : « Liberté, égalité et fraternité » veulent me forcer à travailler dans ce trou à rats.


     À ce moment, l’ingénieur Talmudovski desserra le poing qui faisait la figue et se mit à compter sur ses doigts :


     — L’appartement – une porcherie, pas de théâtre, le traitement… Cocher, à la gare !


     — Hu-hou ! glapit la blouse à longues basques en s’élançant et en attrapant le cheval par la bride. En tant que secrétaire de la section des ingénieurs et techniciens… Kondratt Ivanovitch ! L’usine resterait sans spécialistes… Craignez Dieu… L’opinion publique ne l’admettra pas, ingénieur Talmudovski… J’ai un procès-verbal dans ma serviette.


     Et le secrétaire de section, jambes écartées, se mit à dénouer avec vivacité les cordons de sa « Musique ».

     Cette imprudence trancha la discussion. Voyant que la voie était libre, Talmoudovski se souleva sur ses jambes et cria de toutes ses forces :


     — À la gare !


     — Où ça ? Où ça ? balbutia le secrétaire en se précipitant derrière l’attelage. Vous êtes un déserteur du front du travail !


     De la chemise « Musique » s’envolèrent des feuilles de papier à cigarettes portant à l’encre violette des « ayant entendu… décident ».

     Ayant observé l’incident avec intérêt, l’étranger demeura un instant sur la place déserte et dit avec conviction :


     — Non, ce n’est pas Rio de Janeiro.


     Une minute plus tard, il frappait à la porte du cabinet du président du Comité.


     — Qui désirez-vous voir ? demanda le secrétaire de ce dernier, assis à une table non loin de la porte.  Pourquoi voulez-vous voir le président ? De quoi s’agit-il ?


     Visiblement, le visiteur possédait au plus haut point l’art de se comporter avec les secrétaires des organisations gouvernementales, économiques et sociales. Il ne se mit pas à assurer qu'il venait pour une urgente affaire d’État.


     — Pour une affaire personnelle, dit-il sèchement sans se retourner vers le secrétaire et, passant la tête dans l’entrebâillement de la porte :


     — On peut ?


     Et, sans attendre la réponse, il s’approcha du bureau :


     — Bonjour, vous ne me reconnaissez pas ?


     Le président, personnage à la grosse tête et aux yeux noirs, vêtu d’une veste bleue et d’un pantalon de même couleur enfoncé dans des bottes à hauts talons fabriquées chez Skorokhod, regarda assez distraitement le visiteur et déclara ne pas le reconnaître.


     — Est-ce possible ? Cependant, bien des gens trouvent que je ressemble terriblement à mon père.


     — Moi aussi, je ressemble à mon père, dit avec impatience le président. Que voulez-vous, camarade ?


     — Tout dépend de quel père il s’agit, observa mélancoliquement le visiteur. Je suis le fils du lieutenant Schmidt.


     Le président se troubla et se souleva sur son siège. Il revit nettement la célèbre silhouette du lieutenant révolutionnaire au visage blême et à la pèlerine noire avec des fermoirs de bronze en forme de têtes de lion. Tandis qu’il réfléchissait à la question adéquate à poser au fils du héros de la mer Noire, le visiteur examinait le mobilier du cabinet de l’œil d’un acheteur exigeant.

     À une certaine époque, du temps des tsars, le mobilier des administrations obéissait à certains modèles. Une espèce particulière de mobilier d’État poussait : des armoires peu ventrues et montant jusqu’au plafond, des divans en bois avec des sièges de trois pouces d’épaisseur, des tables à gros pieds de billard et des barrières de chêne isolant les lieux de l’agitation du monde extérieur. Pendant la révolution, cette espèce de meubles avait quasiment disparu, et le secret de sa fabrication s’était perdu. On avait oublié comment il convenait de meubler les locaux occupés par les fonctionnaires et, dans les bureaux, avaient fait leur apparition des objets qu’on pensait jusque là réservés de façon imprescriptible aux appartements privés. On voyait dans les administrations des canapés d’avocat aux sommiers à ressorts et munis d’une tablette soutenant sept éléphants censés apporter le bonheur, des armoires vitrées pour la vaisselle, des étagères, des fauteuils extensibles en cuir pour les rhumatisants et des vases japonais bleus. 

     Dans le cabinet du président du Comité exécutif d’Arbatov, outre l’habituel bureau, faisaient partie du décor deux poufs tendus de soie rose et crevassée, une causeuse recouverte d’un tissu à rayures, des panneaux de satin montrant le Fuji-Yama et un cerisier en fleurs, ainsi qu’une armoire à glace slave d’un modèle rustique et de série.


     « Et une armoire du genre “Hé, c’est du slave !”, se dit le visiteur. Pas grand chose d’intéressant, ici. Non, ce n’est pas Rio de Janeiro. »


     — Vous avez très bien fait de venir, dit enfin le président. Vous arrivez sans doute de Moscou ?


     — Oui, je suis de passage, répondit le visiteur qui examinait la causeuse, de plus en plus convaincu de la mauvaise situation financière du Comité exécutif. Il préférait les Comités au mobilier suédois neuf, sortant des ateliers du trust du bois de Léningrad. 

     Le président s’apprêtait à demander le but de la venue à Arbatov du fils du lieutenant, mais il eut, de façon inattendue même pour lui, un sourire pitoyable  et déclara :


     — Nous avons de remarquables églises. Des membres de la Direction des questions scientifiques sont déjà venus les voir, on va bientôt les restaurer. Dites-moi, vous-même, vous avez des souvenirs de la révolte sur le cuirassé Otchakov ? 


     — Oh, vaguement, répondit le visiteur. À cette époque héroïque, j’étais encore très jeune. Un mioche.


     — Excusez-moi, quel est votre prénom ?


     — Nikolaï… Nikolaï Schmidt.


     — Et votre patronyme ?


     « Aïe, très mauvais ! » se dit le visiteur qui ignorait le prénom de son père.


     — Ou-oui, dit-il d’une voix traînante en éludant la question, de nos jours, bien des gens ne savent pas comment s’appelaient les héros. Les fumées de la Nep. Il n’y a plus cet enthousiasme. Au fond, je me trouve dans votre ville par un pur hasard. Un désagrément en chemin. Il ne me reste plus un kopeck.


     Ce changement de conversation réjouit grandement le président. Il se sentait honteux d’avoir oublié le prénom du héros de l’Otchakov. 


     « C’est un fait, se disait-il en regardant avec amour le visage plein d’enthousiasme du héros, on s’engourdit, ici, au travail. On oublie les grandes dates. »


     — Que dites-vous ? Sans un kopeck ? C’est curieux.


     — Je pourrais bien sûr m’adresser à un particulier, dit le visiteur, tout le monde sera prêt à m’aider, mais, vous comprenez, c’est un peu gênant d’un point de vue politique. Un fils de révolutionnaire qui demande brusquement de l’argent à un particulier, à un nepman


     Le fils du lieutenant prononça les derniers mots d’une voix qui se fêlait. Le président prêta une oreille inquiète à la nouvelle intonation dans la voix du visiteur. « Un épileptique ? se dit-il. Un tas d’ennuis en perspective. »


     — Vous avez très bien fait de ne pas vous adresser à un particulier, dit finalement le président, très embarrassé.


     Puis le fils du héros de la mer Noire, en douceur et sans exercer de pression, en vint au fait. Il demanda cinquante roubles. Contraint par son budget, le président put seulement lui donner huit roubles et trois coupons de repas à la cantine coopérative L’ancien ami de l’estomac.


     Le fils du héros enfouit l’argent et les coupons dans les profondeurs de la poche de son veston gris pommelé et élimé. Et il était déjà prêt à se lever du pouf rose, lorsque, derrière la porte, se firent entendre un bruit de pas et l’exclamation du secrétaire cherchant à faire barrage.


     La porte s’ouvrit précipitamment et un nouveau visiteur apparut sur le seuil.


     — C’est qui, le chef, ici ? demanda-t-il, haletant, ses yeux fureteurs faisant le tour de la pièce.


     — Eh bien, c’est moi, dit le président.


     — Salut, président, brailla le nouvel arrivant en tendant la pelle qui lui servait de main. Faisons connaissance. Je suis le fils du lieutenant Schmidt.


     — Vous êtes qui ? demanda le premier responsable de la ville, les yeux écarquillés.


     — Le fils du grand, de l’inoubliable héros, le lieutenant Schmidt, répéta le nouveau venu.


     — Mais le camarade assis là est Nikolaï Schmidt, le fils du camarade Schmidt.


     Et le président, en plein désarroi, montra le premier visiteur qui semblait, vu son expression, brusquement pris de sommeil. 


     Ce fut un moment délicat dans la vie des deux escrocs. La longue et déplaisante épée de Némésis pouvait briller à tout instant dans les mains du crédule président du Comité exécutif. La destinée n'accordait qu’une seconde pour trouver la combinaison salvatrice. L’épouvante se reflétait dans les yeux du second fils du lieutenant Schmidt.


     Avec sa chemisette Paraguay, son pantalon de marin à rabat et ses espadrilles de toile bleue, sa silhouette, dessinée de façon si tranchée quelques instants plus tôt, commençait à devenir floue, elle perdait ses contours agressifs et n’inspirait  absolument plus aucun respect. Un mauvais sourire apparut sur le visage du président.


     Et voici, alors que tout paraissait déjà  perdu au second fils du lieutenant, qui s’attendait à voir le courroux du président s’abattre à l’instant sur sa tête de rouquin, que le salut vint du pouf rose.


     — Vassia ! cria le premier fils du lieutenant Schmidt en se levant d’un bond., mon petit frère ! Tu ne reconnais pas ton frère Kolia ?


     Et l’aîné serra dans ses bras le cadet.


     — Je te reconnais ! s’écria Vassia qui avait recouvré la vue. Je reconnais mon frère Kolia !


     Les heureuses retrouvailles donnèrent lieu à des caresses si désordonnées, des étreintes d’une force tellement inhabituelle que le deuxième fils du révolutionnaire de la mer Noire en sortit tout pâle de douleur. Dans sa joie, son frère Kolia l’avait quelque peu meurtri. 

     Tout en s’étreignant, les deux frères observaient du coin de l’œil le président, dont la figure gardait une expression mi-figue mi-raisin. Il fallut donc immédiatement développer la combinaison salvatrice en l’étoffant d’éléments de la vie courante et de détails ayant échappé à la Commission chargée de l’histoire du Parti et concernant la révolte des marins en 1905. Se tenant les mains, les deux frères se laissèrent tomber sur la causeuse et, sans quitter du regard le président auquel ils faisaient les yeux doux, se plongèrent dans leurs souvenirs.


     — Quelles merveilleuses retrouvailles ! s’écria d’une voix sonnant faux le premier fils, en invitant du regard le président à partager leurs réjouissances familiales.


     — Oui, dit le président d’une voix sans aucune chaleur, cela arrive, cela arrive.


     Voyant le président toujours en proie au doute, le premier fils caressa les boucles, rousses comme les poils d’un setter, de son frère et lui demanda d’un ton affectueux :


     — Quand es-tu arrivé de Marioupol, où tu vivais chez notre grand-mère ?


     — Oui, je… bredouilla le second fils du lieutenant, j’habitais chez elle.


     — Et pourquoi m’écrivais-tu si rarement ? Je me suis fait plein de mauvais sang.


     — J’étais occupé, répondit, morose, le rouquin.


     Et, craignant de voir son remuant frère montrer de l’intérêt pour ce qui l’avait occupé (son occupation principale avait été son incarcération dans les pénitenciers de diverses régions ou de républiques autonomes), le deuxième fils du lieutenant Schmidt lui arracha l’initiative et posa sa propre question :


     — Et toi, pourquoi tu n’as pas écrit ?


     — J’ai écrit lui répondit de façon inopinée son frère qui sentait monter en lui un extraordinaire accès de gaieté. Des lettres recommandées, j’ai même les reçus de la poste.


     Fourrant la main dans sa poche de côté, il en sortit en effet une quantité de papiers défraîchis qu’il montra - de loin – non pas à son frère mais, allez savoir pourquoi, au président du Comité exécutif.

     Aussi étrange que cela paraisse, la vue de ces papiers rassura un peu le président, et les souvenirs des deux frères se firent plus vifs. Le rouquin s’était pleinement fait à la situation et se mit à débiter de manière assez cohérente, quoique monotone, le contenu de la brochure à large diffusion « La mutinerie sur l’Otchakov ». Son frère enrichit son exposé par des détails si pittoresques que le président, qui était sur le point de retrouver sa tranquillité, tendit à nouveau l’oreille.

     Il laissa cependant aller en paix les deux frères, qui se précipitèrent dehors avec un intense sentiment de soulagement.

     Ils s’arrêtèrent après avoir tourné l’angle du bâtiment du Comité exécutif.


     — Au fait, à propos d’enfance, dit le premier fils, les gens de votre espèce, dans mon enfance, je les tuais sur place. Au lance-pierres.


     — Pourquoi ça ? demanda gaiement le second fils de l’illustre père.


     — Ce sont les dures lois de la vie. Ou, pour le dire brièvement, la vie nous dicte ses dures lois. Pourquoi êtes-vous entré dans le cabinet ? Vous ne vous étiez donc pas aperçu que le président n’était pas seul ?


     — Je pensais…


     — Ah, vous pensiez ? Il vous arrive donc de penser ? Vous êtes un penseur. Quel est votre nom, penseur ? Spinoza ? Jean-Jacques Rousseau ? Marc Aurèle ?


     Le rouquin se taisait, abattu par cette légitime mise en cause.


     — Ça va, je vous pardonne. Vous pouvez rester en vie. Et maintenant, faisons connaissance. Qu’on le veuille ou non, nous voilà frères, et parenté oblige. Je m’appelle Ostap Bender. Peut-on également connaître votre nom d’origine ?


     — Balaganov, se présenta le rouquin. Choura Balaganov. 


     — Je ne vous demande pas votre métier, dit courtoisement Bender, mais je le devine. Sûrement quelque chose d’ordre intellectuel ? Beaucoup de condamnations, cette année ?


     — Deux, répondit Balaganov d’un air dégagé.


     — Voilà qui n’est pas bien. Pourquoi vendez-vous votre âme immortelle ? On ne doit passer au tribunal. C’est un passe-temps vulgaire. Je parle de vols. Sans parler du fait que le vol est un péché – maman vous a certainement présenté cette doctrine durant votre enfance –, c’est une dépense inutile de force et d’énergie. 


     Ostap aurait continué un bon moment à exposer ses vues sur la vie si Balaganov ne l’avait pas interrompu.


     — Regardez, dit-il en montrant les vertes profondeurs du Boulevard des Jeunes Talents. Vous voyez l’homme en chapeau de paille qui vient ?  


     — Je le vois, dit Ostap avec hauteur. Et alors ? C’est le gouverneur de Bornéo ?


     — C’est Panikovski, fils du lieutenant Schmidt, dit Choura.


     Dans l’allée ombragée de vénérables tilleuls avançait un citoyen plus tout jeune, d’une démarche penchant un peu de côté. Il avait sur la tête, incliné, un chapeau de paille dure aux bords cannelés. Son pantalon était si court qu’il laissait apparaître les cordons blancs de son caleçon. Sous la moustache du citoyen brillait, comme la lueur d’une cigarette, une dent en or.


     — Quoi, encore un fils ? dit Ostap. Cela commence à devenir amusant.


     Panikovski s’approcha du bâtiment abritant le Comité exécutif, décrivit d’un air pensif une espèce de huit près de l’entrée, prit à deux mains son chapeau par les bords et le replaça correctement sur sa tête, rajusta son veston et, avec un profond soupir, entra dans le bâtiment.


     — Le lieutenant avait trois fils, observa Bender, deux ayant de l’esprit et le troisième idiot. Il faut le mettre en garde.


     — Non, dit Balaganov. Qu’il apprenne à ne pas violer la convention, une autre fois.


     — Qu’est-ce que c’est que cette histoire de convention ?


     — Attendez, je vous le dirai plus tard. Ça y est, il est entré !


     — Je suis quelqu’un d’envieux, avoua Bender, mais là, il n’y a rien à envier. Vous n’avez jamais vu de corrida ? Allons en voir une.


     Les enfants du lieutenant Schmidt, nouvellement amis, sortirent de l’angle de la bâtisse et s’approchèrent de la fenêtre du cabinet du président.

     À travers la vitre sale et ternie, on voyait le président qui, assis, écrivait rapidement. Son visage était affligé, comme l’est celui de tous les gens en train d’écrire. Il leva soudain la tête. La porte s’ouvrit en grand et Panikovski fit son entrée. Serrant son chapeau contre son veston graisseux, il s’arrêta devant le bureau et remua longuement ses lèvres épaisses. Après quoi le président sursauta sur sa chaise et ouvrit la bouche toute grande. Les deux amis entendirent un cri se prolonger.

     « Tout le monde en arrière » fit Ostap en entraînant Balaganov. Ils coururent sur le boulevard et se cachèrent derrière un arbre.


     — Chapeau bas, dit Ostap ; découvrez-vous. La levée du corps va avoir lieu.


     Il ne s’était pas trompé. Les éclats et les modulations de la voix du président n’avaient pas encore eu le temps de s’apaiser qu’apparurent au portail du bâtiment deux employés costauds portant Panikovski, l’un le tenant par les bras et l’autre par les pieds.


     — Les restes du défunt furent portés par ses proches et ses amis, commenta Ostap.


     Les deux employés firent sortir sur le perron le troisième et stupide fils du lieutenant Schmidt et se mirent sans hâte à balancer son corps. Se laissant faire en silence, Panikovski regardait le bleu du ciel.


     — Après une brève cérémonie civile… commença Ostap.


     Au même instant, les deux employés, ayant imprimé au corps de Panikovski une oscillation suffisamment ample et assurant son inertie, le jetèrent dans la rue.


     — … le corps fut livré à la terre, acheva Bender.


     Tel un crapaud, Panikovski chut lourdement au sol. Il se releva rapidement et s’enfuit sur le Boulevard des Jeunes Talents à une vitesse incroyable, avec une gîte encore plus marquée que précédemment.


     — Et maintenant, proféra Ostap, racontez-moi de quelle façon cette saleté a violé la convention, et de quelle convention il s’agissait.













Notice synthétique 




     L'histoire se passe en 1928, après la Nep et juste avant le Grand tournant de la collectivisation de 1929.


https://fr.wikipedia.org/wiki/Nouvelle_politique_%C3%A9conomique#:~:text=La%20Nouvelle%20politique%20%C3%A9conomique%20(NEP,qui%20introduit%20une%20lib%C3%A9ralisation%20%C3%A9conomique.


     Mais il y a des retours en arrière, ainsi que des allusions très dangereuses, rajoutées en 1933, à ce qui se passe au début des années trente.


     L’affirmation stupide du début parodie les slogans trouvés dans la presse. Le texte est truffé d’allusion à des campagnes en cours, par exemple celle pour le soja, ou celle qui concernait le piètre sort des ouvriers du textile. 


     Le nom de la ville, Arbatov, est bien sûr imaginaire.



     L’église a depuis longtemps cessé de servir de lieu de culte – les cloches ont été jetées à bas des clochers, quand le bâtiment lui-même n’a pas été dynamité, pratique reprise sous Khrouchtchiov, voir la nouvelle Un costaud de V. Choukchine, sur ce blog – d’où les légumes qu’on entrepose dans sa cave. S’ensuit une allusion au samogone, terrible alcool distillé clandestinement à partir de pommes de terre. « Saint-Sauveur des patates » renvoie plaisamment à la cathédrale Saint-Sauveur sur le sang versé de Saint-Pétersbourg.


     Les demoiselles sur les bancs lisent des nullités, brillant résultat des politiques de « littérature prolétarienne » bêtement soutenues par Maïakovski, celui-là même qui dénigrait à haute voix Anna Akhmatova tout en lisant ses vers en cachette (témoignage de Lili Brik). Lassé de « rouler sur sa propre gorge » et consterné par ce qu’il était devenu (témoignage de Iouri Annenkov in Journal de mes rencontres), le poète s’est suicidé un an avant la parution du Veau d’or


     La figue - ou nique, mais ce terme est affadi, de nos jours – est un geste obscène : le pouce entre l’index et le majeur. L’expression est toujours utilisée en russe.


     L’usine de chaussures Skorokhod, à Saint-Pétersbourg, remontait à 1882. Elle avait changé de nom en 1922, renommée en l’honneur d’un bolchevik local tué par les Socialistes-Révolutionnaires en 1919.


     Héros mythique de la révolution de 1905, le lieutenant Piotr Schmidt avait dirigé l’insurrection des marins du croiseur-cuirassé Otchakov en novembre à Sébastopol et fut fusillé quatre mois plus tard. Il avait été arrêté avec son fils Ievguiéni, âgé de seize ans - donc pas du tout le mioche évoqué par Ostap Bender, lui-même né au début du siècle, si l’on en croit Les douze chaises. Les bolcheviks lui avaient, en 1917, accordé le droit de s’appeler Schmidt-Otchakovski en souvenir de la mutinerie dirigée par son père. Pas de chance, le fiston alla rejoindre les troupes de Wrangel, puis émigra et fit paraître un livre très antisoviétique en 1926. Livre bien entendu interdit en URSS, où l’on continua à évoquer mystérieusement le « fils du lieutenant Schmidt ». Il mourut dans la misère à Paris à la fin de 1951. Sa mère était une prostituée que Piotr Schmidt avait épousée dans un mouvement très dostoïevskien. On peut encore signaler que Schmidt était sujet à des crises d’épilepsie, ce à quoi il est fait allusion dans une inquiétude formulée par le président du Comité exécutif.


     La Direction des Affaires Scientifiques était rattachée au Commissariat du peuple à l’Instruction publique. Elle sera bientôt démantelée.


     « Un désagrément en chemin. Il ne me reste plus un kopeck. » reprend le texte de l’acte IV du Revizor de Gogol.


     L’épisode des deux frères se retrouvant renvoie peut-être à un passage de Don Quichotte. De même, ce que dit Ostap au sujet des deux frères intelligents et du troisième stupide rappelle le début de certains contes russes. Signalons enfin que Choura est le diminutif d'Alexandre.