mardi 25 août 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 2

                                                                                                                                         

Les trente fils du lieutenant Schmidt



     La matinée épineuse prit fin. Sans s’être concertés, Bender et Balaganov quittèrent en vitesse les parages du Comité exécutif. Dans la rue principale, on transportait un long rail bleu sur de larges essieux campagnards. Cela faisait dans la grande rue un tel bruit, une telle chanson, que le charretier, dans sa salopette de grosse toile de pêcheur, avait l’air de convoyer non pas un rail, mais une assourdissante note de musique. Le soleil forçait la vitrine d’un magasin de matériel pédagogique dans lequel, au-dessus de globes terrestres, de crânes et d’un joyeux foie d’ivrogne en carton, s’étreignaient deux squelettes. Dans la pauvre fenêtre d’un atelier de timbres et de cachets, c’étaient des  plaques émaillées qui tenaient le plus de place, portant les inscriptions : « Fermé à l’heure du déjeuner », « Pause déjeuner de 14 à 15 heures », « Fermé pour la pause déjeuner », ou encore simplement « Fermé », « Le magasin est fermé » et enfin une plaque noire fondamentale portant en lettres d’or : « Fermé pour cause d’inventaire ». Ces textes catégoriques étaient visiblement les plus demandés à Arbatov. Pour toutes les autres circonstances de la vie, l’atelier de timbres et de cachets avait pour seule réponse une petite plaque bleue : « Infirmière de garde ».

     Se présentèrent ensuite, à la file, trois magasins d’instruments à vent, de mandolines et de balalaïkas-contrebasses. Des trompettes de cuivre aux lueurs canailles reposaient sur des présentoirs étagés tendus de percaline rouge. L’hélicon-basse était particulièrement beau. Il était si puissant, il se chauffait si paresseusement au soleil, enroulé en anneau, qu’il aurait mieux été à sa place, non dans une vitrine mais au zoo de la capitale, quelque part entre l’éléphant et le python. Et les parents lui auraient amené leurs enfants le dimanche en disant : « Mon petit, voici le pavillon de l’hélicon. L’hélicon dort, à présent. Mais lorsqu’il se réveillera, il se mettra à tous les coups à barrir. » Et les enfants auraient ouvert de grands yeux émerveillés en regardant l’incroyable cuivre.

     À un autre moment, Bender aurait accordé de l’attention aux balalaïkas fraîchement taillées, grandes comme des izbas, ainsi qu’aux disques de gramophone déformés par la chaleur du soleil et aux tambours de pionniers, dont la coloration crâne suggérait que la balle est sotte, quand la baïonnette est brave, mais il n’avait pas la tête à ça, il avait faim.


     — Bien entendu, sur le plan financier, vous êtes au bord de l’abîme ? demanda-t-il à Balaganov.


     — C’est d’argent que vous parlez ? dit Choura. Cela fait une semaine entière que je suis sans le sou.


     — Dans ce cas, jeune homme, vous allez mal finir, dit Ostap d’un ton édifiant. Le gouffre financier est le plus profond des gouffres, on peut y tomber toute sa vie. Bon, ça va, ne soyez pas désolé. J’ai tout de même emporté dans mon bec trois coupons-repas. Le président du Comité exécutif m’avait tout de suite pris en affection.


     Mais les jeunes frères ne purent profiter de la bonté du premier responsable de la ville. Un grand cadenas recouvert soit de rouille, soit de bouillie de sarrasin, pendait aux portes de la cantine « L’ancien ami de l’estomac ».


     — Évidemment, dit Ostap avec amertume. La cantine est fermée à jamais pour cause d’inventaire des escalopes. Il va falloir donner nos corps en pâture aux restaurateurs privés.


     — Les restaurateurs privés aiment qu’on paye en liquide, objecta Balaganov d’une voix sourde.


     — Allez, allez, je ne vais pas vous faire souffrir. Le président a fait tomber sur moi une pluie d’or d’un total de huit roubles. Mais dites-vous bien, mon cher Choura, que je n’ai pas l’intention de vous nourrir gratuitement. Pour chaque vitamine que je vous donnerai à manger, j’exigerai de vous une quantité de menus services.


     Il ne se trouva cependant pas de secteur privé à Arbatov, et les deux frères déjeunèrent dans un jardin coopératif, où des affiches informaient tout spécialement les citoyens de la dernière innovation à Arbatov dans le domaine de l’alimentation populaire :


LA  BIÈRE N’EST VENDUE QU’AUX SYNDIQUÉS


     — Contentons-nous de kvas, dit Balaganov.


     — D’autant, ajouta Ostap, que les kvas locaux sont fabriqués par des producteurs privés sympathisant avec le pouvoir soviétique. Et maintenant, racontez-moi de quoi s’est rendu coupable ce coupe-jarrets de Panikovski. J’aime les récits de petites filouteries.


     Rassasié, Balaganov regarda son sauveur avec gratitude et commença son récit. Lequel dura deux heures et contenait des informations extraordinairement intéressantes.

     

     Dans tous les domaines de l’activité humaine, l’offre et la demande de travail sont réglées par des institutions particulières. Un acteur ne partira à Omsk qu’en sachant pertinemment qu’il n’a pas à y craindre de concurrence et qu’il n’y a pas là-bas d’autre prétendant au rôle d’amant sans passion ou de valet annonçant que le dîner est servi. Le syndicat des cheminots exerce sa tutelle sur les employés du chemin de fer, ses comités locaux prennent soin d’annoncer dans les journaux que les bagagistes au chômage ne peuvent pas espérer se faire embaucher entre Syzran et Viazma, ou que le réseau d’Asie Centrale recherche quatre femmes gardes-barrières. Un expert en marchandises place une annonce dans un journal, et le pays entier apprend qu’un expert en marchandises ayant dix ans d’ancienneté désire, pour raison familiale, quitter Moscou pour la province.


     Tout est bien réglé, coule comme une rivière dans un lit bien dégagé, circule en pleine conformité avec la loi et sous sa protection.


     Un seul marché se trouvait en plein chaos : celui d’une catégorie spéciale d’escrocs se disant les enfants du lieutenant Schmidt. La corporation des enfants du lieutenant était en proie à l’anarchie. Ils n’arrivaient pas à retirer de leur activité les avantages que pouvaient incontestablement leur apporter leurs relations éphémères avec les gérants, les administrateurs et les militants, gens pour la plupart étonnamment crédules.


     Quémandant et extorquant par tout le pays, se promènent de faux petits-fils de Karl Marx, d’inexistants neveux de Friedrich Engels, des frères de Lounatcharski, des cousines de Clara Zetkin ou, au pire, des descendants du célèbre prince anarchiste Kropotkine.


     De Minsk au détroit de Behring et de Nakhitchévan sur l’Araxe à la Terre François-Joseph, toute une parentèle de gens illustres entrent dans les sièges de Comités exécutifs, débarquent sur les quais des gares et roulent en fiacre en arborant un air soucieux. Ils se hâtent. Ils ont du pain sur la planche.


     Arriva un moment où cette offre de parents dépassa la demande, et ce marché original connut la dépression. La nécessité de réformes se fit sentir. Les petits-fils de Karl Marx réglementèrent peu à peu leur activité, de même que les descendants de Kropotkine, d’Engels et les autres, à l’exception de l’exubérante corporation des enfants du lieutenant Schmidt, laquelle demeura éternellement dans l’anarchie, à l’instar de la Diète polonaise. S’avérant grossiers, avides et rebelles, les enfants du lieutenant s’empêchaient mutuellement d’engranger.


     Choura Balaganov, qui se considérait comme le fils premier-né du lieutenant, s’inquiéta pour de bon de la concurrence qui s’était formée. Il lui arrivait de plus en plus souvent de se heurter à des collègues de la corporation gâchant  complètement la fertile campagne ukrainienne et les stations thermales des hauteurs du Caucase, où il avait l’habitude de travailler de façon lucrative.


     — Et vous avez pris peur en voyant les difficultés croissantes ? le railla Ostap.


     Mais Balaganov ne remarqua pas l’ironie. Sirotant son kvas mauve, il poursuivit sa narration.


     Il n’y avait qu’une issue à cette situation tendue : tenir une conférence. Balaganov travailla tout un hiver à sa convocation. Il correspondit avec ceux de ses concurrents qu’il connaissait personnellement. Il fit transmettre aux autres des invitations par les petits-fils de Marx rencontrés en chemin. Et voici qu’enfin, au début du printemps 1928, presque tous les enfants connus du lieutenant Schmidt se réunirent dans une taverne de Moscou, près de la tour Soukhariev. Le quorum était largement atteint : le lieutenant Schmidt se trouvait avoir trente fils, d’un âge allant de dix-huit à cinquante-deux ans, plus quatre filles, toutes les quatre stupides, âgées et laides.


     Dans une courte allocution préliminaire, Balaganov exprima l’espoir que les frères arriveraient à s’entendre et finiraient par élaborer une convention dont la vie elle-même dictait la nécessité. 


     Le projet de Balaganov prévoyait de diviser la totalité de l’Union des Républiques en trente-quatre secteurs d’exploitation, correspondant au nombre des présents. Chaque enfant du lieutenant aurait pour longtemps la jouissance exclusive d’un secteur. Aucun membre de la corporation n’aurait le droit de passer la frontière et d’envahir le domaine d’un autre pour y faire des affaires.


     Personne n’éleva d’objection à l’encontre des nouveaux principes de travail, en dehors de Panikovski qui déclara ne pas avoir  besoin de convention pour vivre. Cependant, des scènes hideuses se déroulèrent lors du partage du pays. Les Hautes Parties Contractantes se prirent de bec dès le début, et ne s’adressèrent plus la parole qu’en y ajoutant des épithètes malsonnantes.


     Toute cette discussion provenait du partage et de l’attribution des secteurs.


     Personne ne voulait des centres universitaires. Personne n’avait besoin de Moscou, de Léningrad ou de Kharkov, coins trop expérimentés. À l’unanimité, tout le monde renonçait à la République des Allemands de la Volga.


     — Eh bien quoi, serait-ce vraiment une si mauvaise République ? demandait naïvement Balaganov. Il me semble que c’est un bon endroit. Gens cultivés, les Allemands ne peuvent pas nous refuser leur aide !


     — On connait ça ! criaient dans leur émoi les enfants du lieutenant. Rien à attendre des Allemands !


     Visiblement, plus d’un participant s’était retrouvé en prison chez les suspicieux colons allemands.


     Enfouis dans les sables, les lointains territoires asiatiques jouissaient également d’une très mauvaise réputation. On leur reprochait leur ignorance de la personnalité du lieutenant Schmidt


     — Pas si bête ! glapissait Panikovski. Donnez-moi le plateau de Russie Centrale et je signe la convention.


     — Quoi ? Tout le plateau ? fit Balaganov. Tu ne veux pas aussi Mélitopol ? Ou Bobrouïsk ?


     À ce nom, Bobrouïsk, un gémissement douloureux parcourut toute l’assemblée. Chacun était prêt à partir séance tenante à Bobrouïsk, qu’on tenait pour un endroit magnifique et un centre intellectuel.


     — Bon, pas le plateau tout entier, insista l’avide Panikovski. La moitié, au moins. Je suis tout de même père de famille, j’ai deux familles.


     Mais on ne lui donna même pas la moitié.


     Après de longs cris, il fut décidé de procéder par tirage au sort. Trente-quatre petits bouts de papier furent découpés, chacun d’eux portant un nom géographique. La fertile Koursk et la douteuse Kherson, la peu défrichée Minoussinsk comme la ville, quasiment sans espoir, d’Achkhabad, Kiev, Petrozavodsk et Tchita – attendant chacune leur patron, toutes les Républiques et toutes les régions étaient couchées dans la chapka à oreillettes en peau de lièvre de quelqu’un.


     De joyeuses exclamations, de sourds gémissements et des jurons accompagnaient le tirage au sort.


     La mauvaise étoile de Panikovski exerça son influence sur l’issue du tirage, il reçut en partage la région de la Volga. Hors de lui, Il se rallia rageusement à la convention.


     — J’y partirai, cria-t-il, mais je vous préviens : si j’y suis mal accueilli, je violerai la convention et franchirai la frontière !


     Balaganov, qui avait reçu le secteur en or d’Arbatov, contigu à celui des Allemands de la Volga, s’alarma et déclara qu’il ne tolérerait pas de violation des normes d’exploitation.


     D’une façon ou d’une autre, tout se trouva réglementé, après quoi les trente fils et les quatre filles du lieutenant Schmidt partirent vers leur secteur de travail.


     — Et vous avez vu vous-même, Bender, cette saleté violer la convention, dit Choura en achevant son récit. Cela faisait longtemps qu’il rampait dans mon secteur, mais je n’arrivais pas à l’attraper jusque-là.


     Contrairement aux attentes du narrateur, la mauvaise action de Panikovski ne suscitait pas la réprobation d’Ostap. Vautré sur sa chaise, Bender regardait nonchalamment devant lui.


     Sur le haut mur du fond de la cantine en plein air étaient dessinés des arbres au feuillage épais, droits comme sur une illustration de chrestomathie. De vrais arbres, il n’y en avait pas dans le jardin, mais l’ombre tombant du mur donnait une fraîcheur vivifiante et satisfaisait entièrement les citoyens. Citoyens qui étaient tous membres du syndicat, puisqu’ils ne buvaient que de la bière, sans rien manger par ailleurs. 


     Ahanant et pétaradant sans arrêt, une automobile verte s’approcha du portail d’entrée ; une portière portait l’inscription suivante, en lettres blanches et en demi-cercle : « Hé, je vous emmène faire un tour ! », avec, en-dessous, les conditions pour faire une promenade dans cette joyeuse voiture : Trois roubles l’heure, course à débattre. Mais il n’y avait pas de passager à l’intérieur.


     Le public du jardin se mit à chuchoter avec inquiétude. Le chauffeur resta cinq ou six minutes à regarder d’un air implorant à travers les grilles du jardin et, ayant visiblement perdu tout espoir de dégoter un client, cria pour provoquer l’intérêt :


     — Le taxi est libre ! Prenez place, je vous en prie !


     Mais aucun des citoyens présents n’exprima le désir de monter dans la voiture « Hé, je vous emmène faire un tour ! ». Et l’invitation du chauffeur eut même un étrange effet sur eux. Ils baissèrent la tête en s’efforçant de ne regarder du côté de la voiture. Le chauffeur hocha la tête et s’éloigna lentement dans son véhicule. Les Arbatoviens le suivirent tristement du regard. Cinq minutes plus tard, l’automobile verte repassa en trombe devant le jardin dans l’autre sens. Le chauffeur sautillait sur son siège et criait quelque chose d’indistinct. La voiture était toujours aussi vide.

     Ostap l’accompagna du regard et dit :


     — Voilà, Balaganov, vous êtes un gandin sans cervelle. Ne vous vexez pas. Je veux seulement indiquer par là votre place au soleil.


     — Allez au diable ! dit grossièrement Balaganov.


     — Vous vous vexez quand même ? Ainsi, selon vous, la place de fils de lieutenant n’est pas celle d’un gandin sans cervelle ?


     — Mais vous êtes vous-même un fils du lieutenant Schmidt ! s’écria Balaganov.


     — Vous êtes un gandin sans cervelle, répéta Ostap. Il en était de même de votre père, et il en sera de même de vos enfants. Gamin ! Ce qui s’est passé ce matin n’est même pas un épisode, ce n’est qu’un pur hasard, un caprice d’artiste. Un gentleman à la recherche d’un billet de dix roubles. Tenter la chance de façon aussi risquée n’est pas dans mon caractère. Seigneur, en voilà un métier ! Fils du lieutenant Schmidt ! Bon, un an ou deux, soit. Et ensuite ? Ensuite, on reconnaîtra vos boucles rousses et on se mettra tout simplement à vous taper dessus.


     — Alors, que faire ? s’inquiéta Balaganov. Comment gagner son pain quotidien ?


     — Il faut faire travailler sa tête, dit Ostap d’un ton sévère. Moi, par exemple, ce sont mes idées qui me nourrissent. Je ne tends pas la patte pour recevoir d’un Comité exécutif un pauvre rouble. J’ai des vues plus larges. Je constate que vous aimez l’argent de façon désintéressée. Dites-moi la somme qui vous plairait.


     — Cinq mille, répondit vite Balaganov.


     — Par mois ?


     — Par an.


     — Alors nos routes se séparent. Il me faut cinq cent mille roubles. D’un seul coup, si c’est possible, pas en plusieurs fois.


     — Peut-être tout de même que vous accepteriez en plusieurs fois ? demanda avec rancune Balaganov.


     Ostap regarda attentivement son interlocuteur et répondit avec le plus grand sérieux :


     — J’accepterais. Mais j’en ai besoin d’un seul coup.


     Balaganov aurait bien ironisé encore sur cette phrase mais, ayant levé les yeux sur Ostap, il s’arrêta net. C’était un athlète au profil de médaille qui était assis à côté de lui. Sa gorge portait en travers une mince cicatrice blanche. Une gaieté menaçante brillait dans ses yeux. 


     Balaganov ressentit soudain une envie irrépressible de se mettre au garde-à-vous. Il eut même envie de toussoter, comme c’est le cas lorsqu’un cadre intermédiaire discute avec un camarade très haut placé. Ayant effectivement toussoté, il demanda avec embarras :


     — Pourquoi donc vous faut-il tant d’argent… et d’un seul coup ?


     — Il m’en faut davantage, en fait, dit Ostap. Cinq cent mille, c’est pour moi le minimum, un préliminaire de cinq cent mille roubles en espèces sonnantes et trébuchantes. Je veux partir, camarade Choura, partir très loin, à Rio de Janeiro.


     — Vous avez de la famille là-bas ? demanda Balaganov.


     — J’ai la tête de quelqu’un ayant de la famille, par hasard ?


     — Non, mais je…


     — Je n’ai pas de famille, camarade Choura, je suis seul au monde. J’avais un père, ressortissant turc, mais il est mort il y a longtemps, dans d’affreuses convulsions. Il ne s’agit pas de cela. Je veux aller à Rio de Janeiro depuis mon enfance. Bien sûr, vous ne savez même pas que cette ville existe.


     Balaganov hocha tristement la tête. Comme foyers culturels dans le monde, il ne connaissait, en dehors de Moscou, que Kiev, Mélitopol et Jmérinka. D’ailleurs, pour lui, la terre était plate.


     Ostap jeta sur la table une page arrachée à un livre.


     — Je l’ai découpée dans la Petite Encyclopédie soviétique. Voici ce qui y est écrit à propos de Rio de Janeiro : « Un million trois cent soixante mille habitants… un grand nombre de mulâtres… près d’une vaste baie donnant sur l’océan Atlantique… » Ah, voilà ! « Pour la richesse des magasins et la splendeur des bâtiments, les rues principales de la ville ne le cèdent en rien aux premières villes du monde. » Vous vous rendez compte, Choura ? Ne le cèdent en rien ! Les mulâtres, la baie, l’exportation du café, on peut dire le dumping du café, le charleston sous le titre « Ma copine a rien qu’un petit machin » et… on n’en finirait pas ! Vous voyez vous-même de quoi il retourne. Un million et demi de gens, et tous en pantalon blanc. Je veux m’en aller d’ici. J’ai depuis un an un très grave désaccord avec le pouvoir soviétique. Il veut édifier le socialisme, pas moi. Cela m’ennuie, d’édifier le socialisme. Vous voyez à présent pourquoi il me faut tant d’argent ?


     — Et où allez-vous trouver cinq cent mille roubles ? demanda à voix basse Balaganov.


     — N’importe où, répondit Ostap. Indiquez-moi seulement un homme riche, et je lui prendrai son argent.


     — Par quel moyen ? En l’assassinant ? demanda tout bas Balaganov, en regardant du côté des tables voisines, où des Arbatoviens portaient des toasts en levant leurs flûtes. 


     — Vous savez, dit Ostap, vous n’auriez pas dû faire signer la convention dite de Soukhariev. Cet effort intellectuel vous a visiblement épuisé. Vous devenez de plus en plus bête. Retenez qu’Ostap Bender n’a jamais tué personne. C’est lui qu’on a voulu tuer, naguère. Mais lui, il est sans tache devant la loi. Certes, je ne suis pas un chérubin. Je n’ai pas d’ailes, mais je respecte le Code pénal. C’est ma faiblesse.


     — Alors comment ferez-vous pour lui prendre son argent ?


     — Comment je m’y prendrai ? Le genre d’appropriation ou de vol dépend des circonstances. J’ai personnellement quatre cents moyens relativement honnêtes de m’approprier de l’argent. Mais il ne s’agit pas ici des moyens. Le problème, c’est qu’il n’y a pas à l’heure actuelle de gens riches. C’est toute l’horreur de ma situation. Un autre, bien sûr, se jetterait sur quelque administration publique sans défense, mais ce n’est pas dans mes principes. Vous connaissez déjà mon respect pour le Code pénal. Il est inopportun de dévaliser la collectivité. Donnez-moi un individu un peu plus riche que les autres. Seulement, il n’y en a pas.


     — Que dites-vous là ? s’écria Balaganov. Il y a des gens très riches.


     — Et vous en connaissez ? répliqua sur-le-champ Ostap. Vous pouvez me donner le nom et l’adresse exacte d’un seul millionnaire soviétique ? Bien sûr qu’il y en a, il doit y en avoir. Du moment que du papier-monnaie circule dans le pays, il doit y avoir des gens qui en ont beaucoup. Mais le moyen de dénicher un pareil roublard ?


     Ostap poussa même un soupir. Visiblement, il en rêvait depuis longtemps, de son richard, et cela le mettait en émoi. 


     — Comme il doit être agréable, dit-il rêveusement, de travailler avec un millionnaire légalement déclaré, dans un État bourgeois bien organisé, aux vieilles traditions capitalistes… Le millionnaire est là-bas une figure populaire. On connaît son adresse. Il habite un hôtel particulier, quelque part à Rio de Janeiro. On peut aller le voir, il reçoit, et, à peine dans le vestibule et après les premières salutations, hop, on le dépouille. Et tout cela, notez bien, dans les formes, poliment : « Hello Sir, pas de panique.  Je dois vous ennuyer un peu. All wright. Et voilà. » De façon civilisée ! Qu’il y a-t-il de plus simple ? Un gentleman fait son petit business dans un monde de gentlemen. Il faut juste éviter de tirer un coup de feu dans le lustre, c’est superflu. Tandis que chez nous… Mon Dieu, mon Dieu ! … Nous vivons dans un pays où il fait si froid ! Chez nous, tout est caché, souterrain. Même le Commissariat du peuple aux Finances, avec son appareil fiscal surpuissant n’arrive pas à dénicher un millionnaire soviétique, et celui-ci se trouve peut-être ici, dans ce jardin d’été, comme on dit, à une table voisine, en train de boire de la bière « Tip-Top » à quarante kopecks. Voilà qui est vexant !


     — Vous pensez donc, demanda Balaganov au bout d’un moment, que si un tel millionnaire caché venait à être déniché, alors…


     — N’en dites pas plus. Je sais ce que voulez dire. Non, vous n’y êtes pas du tout. Je n’irai pas l’étouffer sous un oreiller ou lui tirer dans la tête un coup de revolver Nagant en acier oxydé. Il ne se produira aucune idiotie. Ah, trouver un tel individu ! Je le vois d’ici m’apporter son argent sur une soucoupe à liseré bleu.


     — C’est très bien. Balaganov eut un sourire faussement confiant. Cinq cent mille roubles sur une soucoupe à liseré bleu.


     Il se leva et se mit  tourner autour de la table. Il faisait claquer sa langue d’un air plaintif, s’arrêtait, ouvrait la bouche comme pour dire quelque chose, mais rien ne sortait et il se rasseyait, pour se relever juste après. Ostap observait ses évolutions d’un air indifférent.


     — Il l’apportera lui-même ? demanda tout à coup Balaganov d’une voix grinçante. Sur une soucoupe ? Et s’il ne le fait pas ? Et c’est où, Rio de Janeiro ? C’est loin ? C’est impossible, que tout le monde y soit en pantalon blanc. Laissez tomber ça, Bender. Avec cinq cent mille roubles, on peut vivre très bien y compris chez nous. 


     — Assurément, assurément, fit gaiement Ostap. On peut vivre. Mais ne vous agitez donc pas sans motif. Nous n’avons pas les cinq cent mille roubles.


     Sur le front serein, non encore creusé de sillons, de Balaganov apparut une ride profonde. Il regarda Ostap avec hésitation et articula :


     — Je connais un tel millionnaire.


     Toute gaieté disparut en un instant chez Bender. Son visage se durcit aussitôt, reprenant son profil de médaille.


     — Allez, allez, fit-il. Je ne donne que le samedi, inutile de raconter des bobards.


     — Ma parole, monsieur Bender…


     — Écoutez, Choura, si vous êtes passé définitivement au français, ne m’appelez pas monsieur, mais citoyen. Au fait, l’adresse de votre millionnaire ? 


     — Il vit à Tchernomorsk.


     — Évidemment. Je le savais.  Tchernomorsk ! Là-bas, même avant la guerre, on appelait millionnaire celui qui possédait dix mille roubles. Alors maintenant… j’imagine ce qu’il en est ! Non, tout ça est absurde !


     — Mais non, laissez-moi parler. C’est un véritable millionnaire. Voyez-vous, Bender, il m’est arrivé récemment d’être emprisonné dans le coin…



     Dix minutes plus tard, les frères de lait quittèrent le jardin d’été coopératif où l’on servait de la bière. Le Grand Combinateur se sentait comme un chirurgien qu’attend une opération très grave. Tout est prêt. Les serviettes et les bandes cuisent dans les autoclaves, l’infirmière en toge blanche se déplace silencieusement sur le carrelage, le nickel des instruments et la faïence des récipients brillent, le malade gît sur la table de verre, les yeux révulsés fixant avec langueur le plafond, une odeur de chewing-gum allemand flotte dans l’air particulièrement chauffé. Les mains bien écartées, le chirurgien s’approche du billard, prend des mains de son assistant la lame stérilisée et dit d’un ton sec au malade : « Bien monsieur, retirez votre burnous. »


     — C’est toujours comme ça, avec moi, dit Bender, les yeux pétillants ; je dois entreprendre une affaire valant des millions en manquant de façon palpable de papier-monnaie. Tout mon capital, le fixe, le roulement et la réserve, se monte à cinq roubles… Comment avez-vous dit qu’il s’appelait, votre millionnaire clandestin ?


     — Koreïko, répondit Balaganov.


     — Ah oui, Koreïko. Un nom exquis. Et vous affirmez que personne n’est au courant de ses millions.


     — Personne, à part moi et Proujanski. Mais Proujanski, je vous l’ai dit, est en prison, il a encore trois ans à tirer. Si vous l’aviez vu s’affliger et pleurer quand je suis sorti ! Il se disait visiblement qu’il n’aurait pas dû me parler de Koreïko. 


     — Qu’il vous ait révélé son secret n’est rien. Ce n’est pas cela qui l’affligeait et le faisait pleurer. Il pressentait sûrement que vous me raconteriez toute l’histoire. Ce qui représente bien une perte sèche pour le pauvre Proujanski. Le temps que Proujanski sorte de prison, Koreïko n’aura plus, pour se consoler, que le proverbe : « Pauvreté n’est pas vice ».


     Ostap ôta sa casquette estivale et l’agita en l’air en demandant :


     — J’ai des cheveux blancs ?


     Balaganov rentra le ventre, écarta la pointe de ses pieds de la largeur d’une crosse de fusil et répondit comme un soldat en première ligne :


     — Absolument aucun !


     — Eh bien, j’en aurai. De grandes batailles nous attendent. Vous aussi, Balaganov, vous allez grisonner.


     Balaganov partit soudain d’un petit rire idiot :


     — Comment dites-vous ? Il apportera lui-même l’argent sur une soucoupe à liseré bleu ?


     — À moi sur une soucoupe dit Ostap, et à vous sur une petite assiette. 


     — Et comment est-ce, Rio de Janeiro ? Moi aussi, j’ai envie de porter un pantalon blanc.


     — Rio de Janeiro, c’est le rêve de cristal de mon enfance, répondit sévèrement le Grand Combinateur, n’en approchez pas les pattes. Allons au fait. Envoyez des troupes à ma disposition. Que des unités se trouvent à Tchernomorsk dans les plus brefs délais. Tout le monde en tenue. En avant la musique ! C'est moi qui vais commander la parade !


      










Notice synthétique 




     L’histoire des baïonnettes est une allusion à la vieille doctrine de primauté de l’arme blanche, due à Souvorv, bien sûr dépassée. On peut aussi y voir une moquerie à l’adresse de Tchapaïev et autres héros de la guerre civile.


     Les affiches dans le jardin coopératif sont une allusion depuis que, la Nep se terminant, la chasse aux commerçants privés a commencé et les biens de consommation se sont brusquement raréfiés.


     Syzran et Viazma : allusion dangereusement rajoutée en 1933 aux zones connaissant des révoltes paysannes, que le train traversait sans s’arrêter. Penser aussi aux gares gardées par l’armée, voir Tout passe, de Vassili Grossman.


     Il semble que le quadrillage du territoire par la mafia soviétique de l’époque soit une réalité, d’après un article d’un journal de l’époque brejniévienne.


     Le passage, ainsi que les allusions dans la suite, concernant les Allemands de la Volga fut retiré des éditions  à l’été 1941…


     La cicatrice sur la gorge d’Ostap est la première allusion au meurtre dont il avait été victime à la fin des Douze Chaises, avant que les auteurs ne choisissent de le ressusciter. De même, se profile le tournant par rapport aux Douze Chaises : dans ce premier récit, Ostap filoutait le pouvoir soviétique en profitant des trous dans le filet.  Il a maintenant d’autres vues : il veut émigrer.


     L’origine « turque » d’Ostap Bender est sans doute un masque : il est tout bonnement juif, comme le voleur Bénia Krik des Contes d’Odessa d’Isaac Babel.


     D’après une note trouvée chez A. Préchac, la soucoupe à liseré bleu serait empruntée à des discours et articles de Lénine.


     « Monsieur » et « Citoyen » ne sont pas en français dans le texte, ils sont transcrits. De même pour les quelques termes anglais.


     De même que la Stargorod des Douze Chaises, Tchernomorsk (nom inventé par Cholem Aleikhem et signifiant : de la mer Noire) est un nom imaginaire. Les exagérations évoquées par Ostap renvoient à Odessa, la Marseille russe.


     Remarquer enfin qu’à l’instar d’Arsène Lupin, Ostap Bender ne verse pas le sang. Il doit être vu avec sympathie par le lecteur. Comme il s’oppose au socialisme, c’est dangereux pour les auteurs. D’où des interruptions ultérieures de publication. En attendant, le rôle d’affreux sera tenu par Koreïko, qu’il nous reste à rencontrer…

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