jeudi 20 août 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov)

      Ayant dû renoncer à des tentatives littéraires devenues dangereuses en 1929 – année du « Grand Tournant » – et n’ayant pas retrouvé, chacun de leur côté, le succès considérable que leur avait valu leur premier roman écrit ensemble, Les Douze Chaises, les deux auteurs s’associent de nouveau et ressuscitent Ostap Bender, dont la gorge avait été tranchée – par l’effet d’un malheureux tirage au sort, les deux compères n’arrivant pas à se mettre d’accord – à la fin du livre précédent. Ledit Ostap va se montrer de plus en plus envahissant…  Le livre paraît en 1931, trois ans après Les douze chaises.  Je renvoie pour plus de détails à la présentation faite pour « Trois textes d’Ilf et Petrov ».

     Ceci est une traduction « à la française », mais en liberté très surveillée. Pour éviter d’alourdir le texte, les notes ont été rassemblées de façon synthétique à la fin du chapitre. Outre mes propres recherches, elles utilisent l’impressionnant appareil de notes situé à la fin de la traduction d’Alain Préchac, en grande partie dues au linguiste et historien de la littérature Ivan Chtcheglov.








Le Veau d’or


(Ilia Ilf et Ievguiéni Petrov)




Première partie


L’équipage de l’« Antilope »





                                                                                                    En traversant la rue, regarde des deux côtés

                                                                                                    (Code de la route)





Chapitre 1


Comment Panikovski viola la convention



     Il faut aimer les piétons.  

     Les piétons constituent la plus grande partie de l’humanité. Qui plus est, sa meilleure partie. Les piétons ont créé le monde. Ce sont eux qui ont construit les villes, érigé des gratte-ciel, installé le tout-à-l’égout et l’eau courante, pavé les rues qu’ils ont éclairées de lampadaires électriques. Ce sont eux qui ont répandu la culture dans le monde entier, inventé l’imprimerie et la poudre, jeté des ponts à travers les rivières, déchiffré les hiéroglyphes, mis en circulation le rasoir de sûreté, anéanti la traite des esclaves et mis au point cent quatorze plats savoureux à partir de fèves de soja.

     Et lorsque tout fut prêt, lorsque notre planète eut l’air relativement bien aménagée, apparurent les automobilistes.

Il faut remarquer que l’automobile également a été inventée par les piétons. Mais, étrangement, les automobilistes l’ont oublié aussitôt. Ils se sont mis à écraser les doux et spirituels piétons. Les rues créées par les piétons sont passées aux mains des automobilistes. Les chaussées sont devenues deux fois plus larges, les trottoirs se réduisant aux dimensions de la bande entourant un paquet de cigarettes. Et les piétons, épouvantés, se sont mis à se serrer contre les murs des maisons.

     Dans une grande ville, les piétons vivent comme des martyrs. On a installé pour eux une sorte de ghetto circulatoire. Il leur est seulement permis de traverser les rues aux carrefours, c’est-à-dire précisément aux endroits où la circulation est la plus forte et où il est des plus faciles de casser le fil auquel tient, d’ordinaire, la vie des piétons.

     Dans notre vaste pays, l’automobile ordinaire, destinée dans l’esprit des piétons au transport pacifique des gens et des marchandises, a pris les traits menaçants d’un obus fratricide. Il met hors de combat des rangs entiers  de membres des syndicats avec leurs familles. Lorsqu’un piéton parvient à émerger en vitesse en évitant la proue argentée d’une voiture, la police lui inflige une amende pour avoir enfreint les règles du catéchisme urbain.

     De façon générale, le prestige des piétons est très chancelant. Eux qui ont donné au monde des gens aussi remarquables qu’Horace, Boyle, Mariotte, Lobatchevski, Gutenberg et Anatole France, les voici maintenant obligés de se livrer aux plus vulgaires pitreries pour qu’on se souvienne seulement de leur existence. Dieu, Dieu qui n’existe pas, à quoi as-tu – même si tu n’existes pas – réduit les piétons !

     En voici un arrivé à Moscou de Vladivostok par la grand route de Sibérie, il tient dans une main un drapeau sur lequel on lit : « Réorganisons le quotidien des ouvriers du textile » et il a sur l’épaule un bâton à l’extrémité duquel brinquebalent des sandales de réserve de la marque « Oncle Vania » et une bouilloire en fer-blanc sans couvercle. C’est un sportif soviétique parti adolescent de Vladivostok et qui, au crépuscule de sa vie, se fera écraser par un lourd autocar dont on n’arrivera pas à relever le numéro.

     Ou cet autre, un Mohican européen de la marche à pied. Il fait le tour du monde à pied en poussant devant lui un tonneau. Il s’en passerait bien, du tonneau qu’il fait rouler ; mais alors personne ne remarquerait en lui un véritable marcheur de fond, et l’on ne parlerait pas de lui dans les journaux. Il lui faut donc sans cesse pousser devant lui ce maudit fût sur lequel s’étale, ô honte ! une grande inscription jaune vantant les qualités inégalées de l’huile pour automobile « Les rêves du chauffeur ».

     Telle est la déchéance du piéton.

     Il n’y a plus que dans les petites villes de Russie que l’on respecte encore le piéton, qu’on l’aime encore. Il y est encore le maître des rues, il déambule avec insouciance sur la chaussée qu’il traverse de la façon qui lui plaît, aussi biscornue soit-elle.

     Le citoyen porteur d’une casquette à dessus blanc, celle que portent surtout les directeurs d’école maternelle et les présentateurs de spectacle, appartenait à coup sûr à la plus grande et meilleure partie de l’humanité. Il allait à pied le long des rues d’Arbatov en jetant à droite et à gauche des regards empreints d’une curiosité condescendante. Il avait à la main une petite trousse de voyage d’obstétricien. La ville n’épatait nullement, c’était visible, le piéton en casquette d’artilleur.

     Il vit une quinzaine de campaniles bleu ciel, vert réséda et rose pâle ; l’or américain, et qui s’écaillait, des coupoles d’églises l’aveugla.  Un drapeau claquait au-dessus d’un bâtiment officiel.

     À côté des portes de pierre blanche en bas des tours de la forteresse provinciale, deux vieilles à l’aspect sévère discutaient en français, se plaignant du pouvoir soviétique et évoquant leurs filles chéries. De la cave d’une église montait un air froid porteur d’une aigre odeur de vin. Visiblement, on y entreposait des pommes de terre.


     — Saint-Sauveur des patates, dit à mi-voix le piéton.


     Étant passé sous une arche de contreplaqué portant un slogan fraîchement écrit à la chaux : « Salut à la Ve Conférence de district des femmes et des jeunes filles », il se retrouva au commencement d’une longue allée dénommée « Boulevard des Jeunes Talents ».


     — Non, fit-il, déçu, ce n’est pas Rio de Janeiro, loin s’en faut.


     Sur presque tous les bancs du « Boulevard des Jeunes Talents » étaient assises des demoiselles solitaires ayant chacune dans les mains un livre ouvert. Les ombres trouées tombaient sur les pages des livres, sur les coudes dénudés, sur les franges attendrissantes. Lorsque l’étranger s’avança dans la fraîche allée, une agitation visible se produisit sur les bancs. Cachées derrière les œuvres de Gladkov, d’Éliza Ojechko et de Seïfoulinna, les jeunes filles jetaient des regards peureux sur le visiteur. Il passa devant les lectrices alarmées comme à la parade, et arriva à proximité du bâtiment abritant le Comité exécutif du Soviet local – but de sa promenade.

     À cet instant, un fiacre surgit du coin de la rue. À côté de lui, s’accrochant au garde-boue déchiré et poussiéreux et brandissant une épaisse chemise en carton qui portait l’inscription estampillée « Musique », allait un homme en blouse à longues basques. Avec emportement, il démontrait quelque chose au passager du fiacre. Ledit passager, homme d’un certain âge, nanti d’un nez pendant comme une banane, serrait une valise entre ses jambes et faisait de temps en temps la figue à son interlocuteur. Dans le feu de la discussion, sa casquette d’ingénieur, dont le bandeau brillait comme la peluche verte d’un divan, penchait de côté. Les deux plaideurs prononçaient souvent le mot « appointements », en élevant alors la voix.

     D’autres mots se firent bientôt entendre.


     — Vous en répondrez, camarade Talmudovski ! cria la blouse à longs pans en écartant de son visage la figue de l’ingénieur.


     — Et moi je vous dis que, dans de telles conditions, aucun spécialiste décent ne vous donnera son concours, répondit Talmoudovski en s’efforçant de ramener la figue à sa position précédente.


     — Vous parlez encore des appointements ? On sera amené à mettre en cause votre cupidité.


     — Je me fiche des appointements ! Je travaillerai gratuitement ! criait l’ingénieur faisant, dans son émotion, décrire à la figue toutes sortes de courbes. Je pourrais prendre ma retraite. Abandonnez ce féodalisme des temps du servage. Les mêmes qui écrivent partout : « Liberté, égalité et fraternité » veulent me forcer à travailler dans ce trou à rats.


     À ce moment, l’ingénieur Talmudovski desserra le poing qui faisait la figue et se mit à compter sur ses doigts :


     — L’appartement – une porcherie, pas de théâtre, le traitement… Cocher, à la gare !


     — Hu-hou ! glapit la blouse à longues basques en s’élançant et en attrapant le cheval par la bride. En tant que secrétaire de la section des ingénieurs et techniciens… Kondratt Ivanovitch ! L’usine resterait sans spécialistes… Craignez Dieu… L’opinion publique ne l’admettra pas, ingénieur Talmudovski… J’ai un procès-verbal dans ma serviette.


     Et le secrétaire de section, jambes écartées, se mit à dénouer avec vivacité les cordons de sa « Musique ».

     Cette imprudence trancha la discussion. Voyant que la voie était libre, Talmoudovski se souleva sur ses jambes et cria de toutes ses forces :


     — À la gare !


     — Où ça ? Où ça ? balbutia le secrétaire en se précipitant derrière l’attelage. Vous êtes un déserteur du front du travail !


     De la chemise « Musique » s’envolèrent des feuilles de papier à cigarettes portant à l’encre violette des « ayant entendu… décident ».

     Ayant observé l’incident avec intérêt, l’étranger demeura un instant sur la place déserte et dit avec conviction :


     — Non, ce n’est pas Rio de Janeiro.


     Une minute plus tard, il frappait à la porte du cabinet du président du Comité.


     — Qui désirez-vous voir ? demanda le secrétaire de ce dernier, assis à une table non loin de la porte.  Pourquoi voulez-vous voir le président ? De quoi s’agit-il ?


     Visiblement, le visiteur possédait au plus haut point l’art de se comporter avec les secrétaires des organisations gouvernementales, économiques et sociales. Il ne se mit pas à assurer qu'il venait pour une urgente affaire d’État.


     — Pour une affaire personnelle, dit-il sèchement sans se retourner vers le secrétaire et, passant la tête dans l’entrebâillement de la porte :


     — On peut ?


     Et, sans attendre la réponse, il s’approcha du bureau :


     — Bonjour, vous ne me reconnaissez pas ?


     Le président, personnage à la grosse tête et aux yeux noirs, vêtu d’une veste bleue et d’un pantalon de même couleur enfoncé dans des bottes à hauts talons fabriquées chez Skorokhod, regarda assez distraitement le visiteur et déclara ne pas le reconnaître.


     — Est-ce possible ? Cependant, bien des gens trouvent que je ressemble terriblement à mon père.


     — Moi aussi, je ressemble à mon père, dit avec impatience le président. Que voulez-vous, camarade ?


     — Tout dépend de quel père il s’agit, observa mélancoliquement le visiteur. Je suis le fils du lieutenant Schmidt.


     Le président se troubla et se souleva sur son siège. Il revit nettement la célèbre silhouette du lieutenant révolutionnaire au visage blême et à la pèlerine noire avec des fermoirs de bronze en forme de têtes de lion. Tandis qu’il réfléchissait à la question adéquate à poser au fils du héros de la mer Noire, le visiteur examinait le mobilier du cabinet de l’œil d’un acheteur exigeant.

     À une certaine époque, du temps des tsars, le mobilier des administrations obéissait à certains modèles. Une espèce particulière de mobilier d’État poussait : des armoires peu ventrues et montant jusqu’au plafond, des divans en bois avec des sièges de trois pouces d’épaisseur, des tables à gros pieds de billard et des barrières de chêne isolant les lieux de l’agitation du monde extérieur. Pendant la révolution, cette espèce de meubles avait quasiment disparu, et le secret de sa fabrication s’était perdu. On avait oublié comment il convenait de meubler les locaux occupés par les fonctionnaires et, dans les bureaux, avaient fait leur apparition des objets qu’on pensait jusque là réservés de façon imprescriptible aux appartements privés. On voyait dans les administrations des canapés d’avocat aux sommiers à ressorts et munis d’une tablette soutenant sept éléphants censés apporter le bonheur, des armoires vitrées pour la vaisselle, des étagères, des fauteuils extensibles en cuir pour les rhumatisants et des vases japonais bleus. 

     Dans le cabinet du président du Comité exécutif d’Arbatov, outre l’habituel bureau, faisaient partie du décor deux poufs tendus de soie rose et crevassée, une causeuse recouverte d’un tissu à rayures, des panneaux de satin montrant le Fuji-Yama et un cerisier en fleurs, ainsi qu’une armoire à glace slave d’un modèle rustique et de série.


     « Et une armoire du genre “Hé, c’est du slave !”, se dit le visiteur. Pas grand chose d’intéressant, ici. Non, ce n’est pas Rio de Janeiro. »


     — Vous avez très bien fait de venir, dit enfin le président. Vous arrivez sans doute de Moscou ?


     — Oui, je suis de passage, répondit le visiteur qui examinait la causeuse, de plus en plus convaincu de la mauvaise situation financière du Comité exécutif. Il préférait les Comités au mobilier suédois neuf, sortant des ateliers du trust du bois de Léningrad. 

     Le président s’apprêtait à demander le but de la venue à Arbatov du fils du lieutenant, mais il eut, de façon inattendue même pour lui, un sourire pitoyable  et déclara :


     — Nous avons de remarquables églises. Des membres de la Direction des questions scientifiques sont déjà venus les voir, on va bientôt les restaurer. Dites-moi, vous-même, vous avez des souvenirs de la révolte sur le cuirassé Otchakov ? 


     — Oh, vaguement, répondit le visiteur. À cette époque héroïque, j’étais encore très jeune. Un mioche.


     — Excusez-moi, quel est votre prénom ?


     — Nikolaï… Nikolaï Schmidt.


     — Et votre patronyme ?


     « Aïe, très mauvais ! » se dit le visiteur qui ignorait le prénom de son père.


     — Ou-oui, dit-il d’une voix traînante en éludant la question, de nos jours, bien des gens ne savent pas comment s’appelaient les héros. Les fumées de la Nep. Il n’y a plus cet enthousiasme. Au fond, je me trouve dans votre ville par un pur hasard. Un désagrément en chemin. Il ne me reste plus un kopeck.


     Ce changement de conversation réjouit grandement le président. Il se sentait honteux d’avoir oublié le prénom du héros de l’Otchakov. 


     « C’est un fait, se disait-il en regardant avec amour le visage plein d’enthousiasme du héros, on s’engourdit, ici, au travail. On oublie les grandes dates. »


     — Que dites-vous ? Sans un kopeck ? C’est curieux.


     — Je pourrais bien sûr m’adresser à un particulier, dit le visiteur, tout le monde sera prêt à m’aider, mais, vous comprenez, c’est un peu gênant d’un point de vue politique. Un fils de révolutionnaire qui demande brusquement de l’argent à un particulier, à un nepman


     Le fils du lieutenant prononça les derniers mots d’une voix qui se fêlait. Le président prêta une oreille inquiète à la nouvelle intonation dans la voix du visiteur. « Un épileptique ? se dit-il. Un tas d’ennuis en perspective. »


     — Vous avez très bien fait de ne pas vous adresser à un particulier, dit finalement le président, très embarrassé.


     Puis le fils du héros de la mer Noire, en douceur et sans exercer de pression, en vint au fait. Il demanda cinquante roubles. Contraint par son budget, le président put seulement lui donner huit roubles et trois coupons de repas à la cantine coopérative L’ancien ami de l’estomac.


     Le fils du héros enfouit l’argent et les coupons dans les profondeurs de la poche de son veston gris pommelé et élimé. Et il était déjà prêt à se lever du pouf rose, lorsque, derrière la porte, se firent entendre un bruit de pas et l’exclamation du secrétaire cherchant à faire barrage.


     La porte s’ouvrit précipitamment et un nouveau visiteur apparut sur le seuil.


     — C’est qui, le chef, ici ? demanda-t-il, haletant, ses yeux fureteurs faisant le tour de la pièce.


     — Eh bien, c’est moi, dit le président.


     — Salut, président, brailla le nouvel arrivant en tendant la pelle qui lui servait de main. Faisons connaissance. Je suis le fils du lieutenant Schmidt.


     — Vous êtes qui ? demanda le premier responsable de la ville, les yeux écarquillés.


     — Le fils du grand, de l’inoubliable héros, le lieutenant Schmidt, répéta le nouveau venu.


     — Mais le camarade assis là est Nikolaï Schmidt, le fils du camarade Schmidt.


     Et le président, en plein désarroi, montra le premier visiteur qui semblait, vu son expression, brusquement pris de sommeil. 


     Ce fut un moment délicat dans la vie des deux escrocs. La longue et déplaisante épée de Némésis pouvait briller à tout instant dans les mains du crédule président du Comité exécutif. La destinée n'accordait qu’une seconde pour trouver la combinaison salvatrice. L’épouvante se reflétait dans les yeux du second fils du lieutenant Schmidt.


     Avec sa chemisette Paraguay, son pantalon de marin à rabat et ses espadrilles de toile bleue, sa silhouette, dessinée de façon si tranchée quelques instants plus tôt, commençait à devenir floue, elle perdait ses contours agressifs et n’inspirait  absolument plus aucun respect. Un mauvais sourire apparut sur le visage du président.


     Et voici, alors que tout paraissait déjà  perdu au second fils du lieutenant, qui s’attendait à voir le courroux du président s’abattre à l’instant sur sa tête de rouquin, que le salut vint du pouf rose.


     — Vassia ! cria le premier fils du lieutenant Schmidt en se levant d’un bond., mon petit frère ! Tu ne reconnais pas ton frère Kolia ?


     Et l’aîné serra dans ses bras le cadet.


     — Je te reconnais ! s’écria Vassia qui avait recouvré la vue. Je reconnais mon frère Kolia !


     Les heureuses retrouvailles donnèrent lieu à des caresses si désordonnées, des étreintes d’une force tellement inhabituelle que le deuxième fils du révolutionnaire de la mer Noire en sortit tout pâle de douleur. Dans sa joie, son frère Kolia l’avait quelque peu meurtri. 

     Tout en s’étreignant, les deux frères observaient du coin de l’œil le président, dont la figure gardait une expression mi-figue mi-raisin. Il fallut donc immédiatement développer la combinaison salvatrice en l’étoffant d’éléments de la vie courante et de détails ayant échappé à la Commission chargée de l’histoire du Parti et concernant la révolte des marins en 1905. Se tenant les mains, les deux frères se laissèrent tomber sur la causeuse et, sans quitter du regard le président auquel ils faisaient les yeux doux, se plongèrent dans leurs souvenirs.


     — Quelles merveilleuses retrouvailles ! s’écria d’une voix sonnant faux le premier fils, en invitant du regard le président à partager leurs réjouissances familiales.


     — Oui, dit le président d’une voix sans aucune chaleur, cela arrive, cela arrive.


     Voyant le président toujours en proie au doute, le premier fils caressa les boucles, rousses comme les poils d’un setter, de son frère et lui demanda d’un ton affectueux :


     — Quand es-tu arrivé de Marioupol, où tu vivais chez notre grand-mère ?


     — Oui, je… bredouilla le second fils du lieutenant, j’habitais chez elle.


     — Et pourquoi m’écrivais-tu si rarement ? Je me suis fait plein de mauvais sang.


     — J’étais occupé, répondit, morose, le rouquin.


     Et, craignant de voir son remuant frère montrer de l’intérêt pour ce qui l’avait occupé (son occupation principale avait été son incarcération dans les pénitenciers de diverses régions ou de républiques autonomes), le deuxième fils du lieutenant Schmidt lui arracha l’initiative et posa sa propre question :


     — Et toi, pourquoi tu n’as pas écrit ?


     — J’ai écrit lui répondit de façon inopinée son frère qui sentait monter en lui un extraordinaire accès de gaieté. Des lettres recommandées, j’ai même les reçus de la poste.


     Fourrant la main dans sa poche de côté, il en sortit en effet une quantité de papiers défraîchis qu’il montra - de loin – non pas à son frère mais, allez savoir pourquoi, au président du Comité exécutif.

     Aussi étrange que cela paraisse, la vue de ces papiers rassura un peu le président, et les souvenirs des deux frères se firent plus vifs. Le rouquin s’était pleinement fait à la situation et se mit à débiter de manière assez cohérente, quoique monotone, le contenu de la brochure à large diffusion « La mutinerie sur l’Otchakov ». Son frère enrichit son exposé par des détails si pittoresques que le président, qui était sur le point de retrouver sa tranquillité, tendit à nouveau l’oreille.

     Il laissa cependant aller en paix les deux frères, qui se précipitèrent dehors avec un intense sentiment de soulagement.

     Ils s’arrêtèrent après avoir tourné l’angle du bâtiment du Comité exécutif.


     — Au fait, à propos d’enfance, dit le premier fils, les gens de votre espèce, dans mon enfance, je les tuais sur place. Au lance-pierres.


     — Pourquoi ça ? demanda gaiement le second fils de l’illustre père.


     — Ce sont les dures lois de la vie. Ou, pour le dire brièvement, la vie nous dicte ses dures lois. Pourquoi êtes-vous entré dans le cabinet ? Vous ne vous étiez donc pas aperçu que le président n’était pas seul ?


     — Je pensais…


     — Ah, vous pensiez ? Il vous arrive donc de penser ? Vous êtes un penseur. Quel est votre nom, penseur ? Spinoza ? Jean-Jacques Rousseau ? Marc Aurèle ?


     Le rouquin se taisait, abattu par cette légitime mise en cause.


     — Ça va, je vous pardonne. Vous pouvez rester en vie. Et maintenant, faisons connaissance. Qu’on le veuille ou non, nous voilà frères, et parenté oblige. Je m’appelle Ostap Bender. Peut-on également connaître votre nom d’origine ?


     — Balaganov, se présenta le rouquin. Choura Balaganov. 


     — Je ne vous demande pas votre métier, dit courtoisement Bender, mais je le devine. Sûrement quelque chose d’ordre intellectuel ? Beaucoup de condamnations, cette année ?


     — Deux, répondit Balaganov d’un air dégagé.


     — Voilà qui n’est pas bien. Pourquoi vendez-vous votre âme immortelle ? On ne doit passer au tribunal. C’est un passe-temps vulgaire. Je parle de vols. Sans parler du fait que le vol est un péché – maman vous a certainement présenté cette doctrine durant votre enfance –, c’est une dépense inutile de force et d’énergie. 


     Ostap aurait continué un bon moment à exposer ses vues sur la vie si Balaganov ne l’avait pas interrompu.


     — Regardez, dit-il en montrant les vertes profondeurs du Boulevard des Jeunes Talents. Vous voyez l’homme en chapeau de paille qui vient ?  


     — Je le vois, dit Ostap avec hauteur. Et alors ? C’est le gouverneur de Bornéo ?


     — C’est Panikovski, fils du lieutenant Schmidt, dit Choura.


     Dans l’allée ombragée de vénérables tilleuls avançait un citoyen plus tout jeune, d’une démarche penchant un peu de côté. Il avait sur la tête, incliné, un chapeau de paille dure aux bords cannelés. Son pantalon était si court qu’il laissait apparaître les cordons blancs de son caleçon. Sous la moustache du citoyen brillait, comme la lueur d’une cigarette, une dent en or.


     — Quoi, encore un fils ? dit Ostap. Cela commence à devenir amusant.


     Panikovski s’approcha du bâtiment abritant le Comité exécutif, décrivit d’un air pensif une espèce de huit près de l’entrée, prit à deux mains son chapeau par les bords et le replaça correctement sur sa tête, rajusta son veston et, avec un profond soupir, entra dans le bâtiment.


     — Le lieutenant avait trois fils, observa Bender, deux ayant de l’esprit et le troisième idiot. Il faut le mettre en garde.


     — Non, dit Balaganov. Qu’il apprenne à ne pas violer la convention, une autre fois.


     — Qu’est-ce que c’est que cette histoire de convention ?


     — Attendez, je vous le dirai plus tard. Ça y est, il est entré !


     — Je suis quelqu’un d’envieux, avoua Bender, mais là, il n’y a rien à envier. Vous n’avez jamais vu de corrida ? Allons en voir une.


     Les enfants du lieutenant Schmidt, nouvellement amis, sortirent de l’angle de la bâtisse et s’approchèrent de la fenêtre du cabinet du président.

     À travers la vitre sale et ternie, on voyait le président qui, assis, écrivait rapidement. Son visage était affligé, comme l’est celui de tous les gens en train d’écrire. Il leva soudain la tête. La porte s’ouvrit en grand et Panikovski fit son entrée. Serrant son chapeau contre son veston graisseux, il s’arrêta devant le bureau et remua longuement ses lèvres épaisses. Après quoi le président sursauta sur sa chaise et ouvrit la bouche toute grande. Les deux amis entendirent un cri se prolonger.

     « Tout le monde en arrière » fit Ostap en entraînant Balaganov. Ils coururent sur le boulevard et se cachèrent derrière un arbre.


     — Chapeau bas, dit Ostap ; découvrez-vous. La levée du corps va avoir lieu.


     Il ne s’était pas trompé. Les éclats et les modulations de la voix du président n’avaient pas encore eu le temps de s’apaiser qu’apparurent au portail du bâtiment deux employés costauds portant Panikovski, l’un le tenant par les bras et l’autre par les pieds.


     — Les restes du défunt furent portés par ses proches et ses amis, commenta Ostap.


     Les deux employés firent sortir sur le perron le troisième et stupide fils du lieutenant Schmidt et se mirent sans hâte à balancer son corps. Se laissant faire en silence, Panikovski regardait le bleu du ciel.


     — Après une brève cérémonie civile… commença Ostap.


     Au même instant, les deux employés, ayant imprimé au corps de Panikovski une oscillation suffisamment ample et assurant son inertie, le jetèrent dans la rue.


     — … le corps fut livré à la terre, acheva Bender.


     Tel un crapaud, Panikovski chut lourdement au sol. Il se releva rapidement et s’enfuit sur le Boulevard des Jeunes Talents à une vitesse incroyable, avec une gîte encore plus marquée que précédemment.


     — Et maintenant, proféra Ostap, racontez-moi de quelle façon cette saleté a violé la convention, et de quelle convention il s’agissait.













Notice synthétique 




     L'histoire se passe en 1928, après la Nep et juste avant le Grand tournant de la collectivisation de 1929.


https://fr.wikipedia.org/wiki/Nouvelle_politique_%C3%A9conomique#:~:text=La%20Nouvelle%20politique%20%C3%A9conomique%20(NEP,qui%20introduit%20une%20lib%C3%A9ralisation%20%C3%A9conomique.


     Mais il y a des retours en arrière, ainsi que des allusions très dangereuses, rajoutées en 1933, à ce qui se passe au début des années trente.


     L’affirmation stupide du début parodie les slogans trouvés dans la presse. Le texte est truffé d’allusion à des campagnes en cours, par exemple celle pour le soja, ou celle qui concernait le piètre sort des ouvriers du textile. 


     Le nom de la ville, Arbatov, est bien sûr imaginaire.



     L’église a depuis longtemps cessé de servir de lieu de culte – les cloches ont été jetées à bas des clochers, quand le bâtiment lui-même n’a pas été dynamité, pratique reprise sous Khrouchtchiov, voir la nouvelle Un costaud de V. Choukchine, sur ce blog – d’où les légumes qu’on entrepose dans sa cave. S’ensuit une allusion au samogone, terrible alcool distillé clandestinement à partir de pommes de terre. « Saint-Sauveur des patates » renvoie plaisamment à la cathédrale Saint-Sauveur sur le sang versé de Saint-Pétersbourg.


     Les demoiselles sur les bancs lisent des nullités, brillant résultat des politiques de « littérature prolétarienne » bêtement soutenues par Maïakovski, celui-là même qui dénigrait à haute voix Anna Akhmatova tout en lisant ses vers en cachette (témoignage de Lili Brik). Lassé de « rouler sur sa propre gorge » et consterné par ce qu’il était devenu (témoignage de Iouri Annenkov in Journal de mes rencontres), le poète s’est suicidé un an avant la parution du Veau d’or


     La figue - ou nique, mais ce terme est affadi, de nos jours – est un geste obscène : le pouce entre l’index et le majeur. L’expression est toujours utilisée en russe.


     L’usine de chaussures Skorokhod, à Saint-Pétersbourg, remontait à 1882. Elle avait changé de nom en 1922, renommée en l’honneur d’un bolchevik local tué par les Socialistes-Révolutionnaires en 1919.


     Héros mythique de la révolution de 1905, le lieutenant Piotr Schmidt avait dirigé l’insurrection des marins du croiseur-cuirassé Otchakov en novembre à Sébastopol et fut fusillé quatre mois plus tard. Il avait été arrêté avec son fils Ievguiéni, âgé de seize ans - donc pas du tout le mioche évoqué par Ostap Bender, lui-même né au début du siècle, si l’on en croit Les douze chaises. Les bolcheviks lui avaient, en 1917, accordé le droit de s’appeler Schmidt-Otchakovski en souvenir de la mutinerie dirigée par son père. Pas de chance, le fiston alla rejoindre les troupes de Wrangel, puis émigra et fit paraître un livre très antisoviétique en 1926. Livre bien entendu interdit en URSS, où l’on continua à évoquer mystérieusement le « fils du lieutenant Schmidt ». Il mourut dans la misère à Paris à la fin de 1951. Sa mère était une prostituée que Piotr Schmidt avait épousée dans un mouvement très dostoïevskien. On peut encore signaler que Schmidt était sujet à des crises d’épilepsie, ce à quoi il est fait allusion dans une inquiétude formulée par le président du Comité exécutif.


     La Direction des Affaires Scientifiques était rattachée au Commissariat du peuple à l’Instruction publique. Elle sera bientôt démantelée.


     « Un désagrément en chemin. Il ne me reste plus un kopeck. » reprend le texte de l’acte IV du Revizor de Gogol.


     L’épisode des deux frères se retrouvant renvoie peut-être à un passage de Don Quichotte. De même, ce que dit Ostap au sujet des deux frères intelligents et du troisième stupide rappelle le début de certains contes russes. Signalons enfin que Choura est le diminutif d'Alexandre.

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