samedi 15 août 2020

L’Ezbiékieh (Nikolaï Goumiliov)

     Très courageux – il est même suicidaire –, le poète Nikolaï Goumiliov a été décoré pour sa bravoure au début de la Guerre. En 1917, il décide de gagner le front de Salonique en rejoignant le Corps expéditionnaire russe à Paris (https://fr.wikipedia.org/wiki/Corps_exp%C3%A9ditionnaire_russe_en_France). Il passe par la Suède, la Norvège et l’Angleterre, où il fait la connaissance de Yeats et de Chesterton. Le poème qui suit a-t-il été rédigé à Londres ou à Paris ? Je l’ignore. Il y est question d’une femme qui tourmentait le poète, dix ans plus tôt. Là encore, incertitude. S’agit-il d’Anna Akhmatova, qui le tint à distance avant de l’épouser, finalement, en 1910 ? Pas sûr. Goumiliov tombait facilement amoureux, et il avait une passion pour l’Afrique…











L’Ezbiékieh




Que c’est étrange : dix ans juste se sont écoulés

Depuis que j’ai vu L’Ezbiékieh,

Ce grand jardin du Caire, que la pleine lune

Éclairait ce soir-là d’une lumière solennelle.


Une femme me tourmentait alors,

Et ni la fraîcheur du vent salé arrivant de la mer,

Ni le vacarme des marchés exotiques,

Rien ne pouvait m’apporter de consolation.

Je priais Dieu pour qu’il m’envoyât la mort,

Et j’étais prêt à la faire venir moi-même.


Mais ce jardin était en tout pareil

Aux bois sacrés du premier monde :

Les palmiers y levaient leurs frêles branches

Comme les jeunes filles vers qui Dieu descend,

Sur les collines, tels d’anciens druides,

Se pressaient les majestueux platanes,

Et la cascade blanchissait dans l’obscurité

Comme un narval se cabrant ;

Les papillons de nuit voletaient

Au milieu des fleurs s’élevant en hauteur,

Ou au milieu des étoiles – car elles étaient si basses,

Ces étoiles pareilles au berbéris mûr.


Et je me souviens de m’être écrié : « Plus haute que le chagrin

Et plus profonde que la mort est la vie ! Accepte, Seigneur,

Le vœu que je fais librement : quoi qu’il arrive,

Quelles que soient les peines et les humiliations

Que me réserve peut-être le sort, 

Je ne penserai pas à la mort légère 

Avant d’être revenu, par un semblable clair de lune,

Sous les palmiers et les platanes de  L’Ezbiékieh. »


Que c’est étrange : dix ans juste se sont écoulés,

Et je ne peux m’empêcher de penser aux palmiers,

Aux platanes et à la cascade

Dressée comme un narval dans l’obscurité.

Et je me retourne soudain, ayant entendu

Dans le hurlement du vent, dans le bruit que fait la rivière lointaine

Et dans l’effrayant silence de la nuit

Ce mot plein de mystère : L’Ezbiékieh.


Oui, seulement dix ans mais, pèlerin maussade,

Je dois de nouveau partir, je dois de nouveau voir

La mer, les nuages et les visages étrangers,

Tout ce qui ne me séduit plus,

Entrer dans ce jardin et y renouveler mon vœu

Ou dire que, l’ayant accompli,

Me voici désormais libre…  


1917

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