mercredi 21 décembre 2022

Le village Ivan Bounine) Première partie

    Un homme détestant aussi bien les bolcheviks que les nazis, ami de Tchékhov et appréciant hautement le poète ukrainien Taras Chevtchenko ne peut que susciter l’intérêt. Le russe Ivan Bounine, émigré après 1917 et établi en France, décrit la Russie qu’il connaissait, avec un réalisme fort éloigné des rêveries d’un Tolstoï, et dépassant même, dans la longue nouvelle (parue en 1909) dont voici la première partie, celui de Tchékhov dans Les moujiks. 


     L’œuvre peut-être la plus connue de Bounine est La vie d’Arséniev, autobiographie romancée. Mais il écrivit de très nombreux autres textes. Il tint un moment un journal, avant de partir en exil ; une partie en est perdue, il n’a subsisté que les notes rassemblées dans Jours maudits. 


     On trouvera d’autres éléments concernant l’auteur dans l’article trouvé sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivan_Bounine . On lit à la fin que Gorki admirait l’écrivain. Oui, le premier (et peut-être le vrai) Gorki, celui qui se montrait profondément pessimiste lui aussi quant à l’avenir de la Russie, avant de se rallier à un régime sur lequel il avait auparavant, à plusieurs reprises, tiré à boulets rouges…


De cet auteur, j’ai déjà traduit certains textes plus courts, je les rappelle :


Caucase 07/05/2015
Coup de soleil 25/09/2015
Le monsieur de San Francisco 14/12/2015


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https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/211222/le-village-ivan-bounine





mardi 25 octobre 2022

L'inondation (Eugène Zamiatine)






    Eugène Zamiatine (je francise son prénom, la transcription authentique de son prénom russe étant Ievguéni) écrivit en 1931 à Staline pour qu’on l’autorisât à quitter « un pays où, en tant qu’écrivain, il était condamné à mort ». La démarche, un peu désespérée, rappelle celle de Mikhaïl Boulgakov, deux ans plus tôt. Ce dernier reçut un coup de téléphone de Staline qui lui promettait des améliorations, sans le laisser partir. Zamiatine eut plus de chance : son ami Gorki intervint en sa faveur, et il fut autorisé à émigrer. Il finira ses jours à Paris en 1937, après avoir écrit le scénario du film de J. Renoir, Les Bas-Fonds, tiré de la pièce de Gorki…


     Il avait failli quitter l’URSS dix ans plus tôt : ingénieur de formation, ayant participé en Grande-Bretagne à la mise au point de brises-glaces pour la Russie, ce cabochard avait la fâcheuse habitude de dire « non ce qui va dans mon intérêt, mais ce qui me paraît être la vérité. » (lettre à Staline, passage cité dans le tome « La révolution et les années vingt » de la grande Histoire de la littérature russe publiée chez Fayard sous la direction de E. Etkind, G. Nivat, I. Serman et V. Stada). Du temps du tsar, il fut bolchevik. Mais il s’opposa ensuite à la révolution qu’il voyait parvenue à son « stade ecclésiastique » – celui du pouvoir. Et, comme il n’a pas la langue dans sa poche, sa critique est féroce. En 1921, il écrira un article intitulé J’ai peur, dans lequel il énoncera avec une grande lucidité, pressentant l’arrivée du réalisme socialiste : « J’ai peur que la littérature russe n’ait qu’un seul et unique avenir : son passé. » Entretemps, en 1920, il avait écrit Nous autres, roman d’un monde hypertechnique et hyperbureaucratique, évidemment interdit en Union soviétique. Bref, en 1922, il est arrêté et condamné sans jugement à l’exil. Il se réjouit fort de la mesure, mais, comme le raconte son ami Iouri Annenkov : « Toutefois, ses amis, ignorants de sa réaction, se démenèrent en sa faveur auprès des autorités et finirent par arriver à leurs fins : le verdict fut rapporté. Zamiatine fut libéré et le même jour, il apprenait de la bouche de Boris Pilniak que la mesure d’exil était rapportée. » (I. Annenkov, Journal de mes rencontres). On peut imaginer sa déception…


     Hyperactif, il avait déployé une activité littéraire considérable, donnant des cours de littérature russe ici et là, dirigeant un séminaire de traductions, et s’occupant à partir de décembre 1919 de la classe de prose (celle de poésie a été confiée à Goumiliov, avant qu’il ne soit fusillé…) au studio littéraire de la Maison des Arts. Son influence sera déterminante dans la constitution, en 1921, du groupe des Frères de Sérapion, fort opposé aux « écrivains prolétariens » sévissant déjà…

(https://fr.wikipedia.org/wiki/Fr%C3%A8res_S%C3%A9rapion)


     Le souci de Zamiatine est de rapprocher, dans ses nouvelles, la littérature du parler populaire, au moyen d’un grand travail sur la langue et ses images, ce qui le fera apprécier plus tard de Soljénitsyne — lequel fera, dans ses notes critiques, une recension favorable de L’inondation –, et le rapproche d’un écrivain du dix-neuvième siècle, Nicolas Leskov. Zamiatine, quasiment empêché d’éditer à une certaine époque, adaptera sous forme de pièce une nouvelle de Leskov, Le gaucher :  la pièce, intitulée La Puce, eut un succès colossal, sauvant provisoirement son auteur…


     L’inondation est la dernière nouvelle publiée (en 1929) par Zamitine avant son départ d’URSS. Son style est elliptique, le monde extérieur et le monde intérieur du personnage central s’interpénètrent, et l’histoire peut faire penser, comme on verra, à Crime et Châtiment. Comme le roman de Dostoïevski, elle se déroule à Pétersbourg…


 Quant à la crue de la Néva, elle eut bel et bien lieu en 1924 :

https://fr.rbth.com/histoire/81675-saint-petersbourg-inondation-photos


     Cette traduction m’a été suggérée par Michel Delarche, merci à lui. Je me suis appuyé (connaissant les difficultés que peut présenter Zamiatine) sur la traduction de Barbara Nasaroff, chez Solin. Cette présentation s’appuie sur trois livres : j’en ai  déjà cité deux, le troisième est le livre de Georges Nivat Le phénomène Soljénitsyne.





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Le texte au format pdf :



https://static.mediapart.fr/files/2022/10/28/linondation-1.pdf






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I



     Tout autour de l’île Vassilievski1, le monde s’étendait en une vaste mer : il y avait eu la guerre, là-bas, puis la révolution. Mais dans la chaufferie de Trophime Ivanytch2, la chaudière ronflait tout pareil, le manomètre indiquait toujours neuf atmosphères. Le charbon seul n’était plus le même : ce n’était plus du Cardiff, mais du charbon de Donetsk3. Lequel charbon s’effritait, la poussière noire pénétrait partout, on n’arrivait pas à s’en débarrasser. C’était comme si cette poussière avait imperceptiblement tout recouvert, y compris les maisons. Extérieurement, rien n ‘avait changé : ils vivaient tous les deux comme par le passé, sans enfants. Bien qu’elle approchât de la quarantaine, Sophia avait toujours le corps léger et sec d’un oiseau, ses lèvres semblant éternellement closes pour les autres s’ouvraient toujours la nuit pour Trophime Ivanytch – et pourtant quelque chose n’allait pas. Ce qui « n’allait pas » restait vague, ne s’était pas encore solidifié en mots. Ce fut pour la première fois prononcé avec des mots seulement plus tard, à l’automne, et Sophia retint la date : c’était la nuit de samedi,  le vent soufflait, les eaux de la Néva montaient.


     Ce jour-là, un tube de niveau d’eau avait claqué sur la chaudière de Trophime Ivanytch, il avait dû aller chercher un tube de rechange à l’entrepôt de l’atelier de mécanique. Trophime Ivanytch ne s’était pas rendu à atelier depuis longtemps. En y entrant, il lui sembla qu’il n’était pas au bon endroit. Auparavant, dans l’atelier, tout bougeait, tintait, bourdonnait, chantait, comme si le vent jouait avec les feuilles métalliques d’une forêt d’acier. À présent, dans cette forêt, c’était l’automne, les courroies de transmission cliquetaient à vide, seules trois ou quatre machines-outils marchaient avec indolence, une rondelle criaillait avec monotonie. Trophime Ivanytch se sentit mal à l’aise, comme cela arrive devant une fosse vide, creusée on ne sait dans quel but. Il retourna au plus vite à sa chaufferie.


     Il rentra chez lui vers le soir, éprouvant toujours un malaise. Il dîna4 et s’allongea pour se reposer. Quand il se leva, c’était parti, oublié, à part une sorte de rêve, ou une clé qu’il avait oubliée, mais quel rêve et la clé de quoi, pas moyen de s’en souvenir. Cela lui revint seulement durant la nuit.


     Le vent venant du littoral battit la fenêtre toute la nuit, les vitres tintaient, les eaux de la Néva montaient. Et, comme relié à la Néva par des veines souterraines, le sang montait. Sophia ne dormait pas. Dans l’obscurité, Trophime Ivanytch trouva de la main ses genoux et copula longuement avec elle. Et, à nouveau, ce fut le malaise, il y avait une sorte de fosse.


     Il restait couché, le vent faisait tinter les carreaux de façon monotone. Il se souvint brusquement : la rondelle, l’atelier, la courroie cliquetant à vide… « C’est bien ça », dit tout haut Trophime Ivanytch. « Qu’y a-t-il ? » fit Sophia. « Tu ne fais pas d’enfants, voilà ce qu’il y a. » Et Sophia comprit aussi : oui, c’était bien ça. Elle comprit que si un enfant n’arrivait pas, Trophime Ivanytch se retirerait d’elle, il se viderait d’elle imperceptiblement, goutte à goutte, comme l’eau s’échappant d’un tonneau crevassé. Chez eux, ce tonneau se trouvait dans l’entrée, derrière la porte. Depuis longtemps, Trophime Ivanytch avait l’intention d’en refaire le cerclage, mais il ne trouvait jamais le temps.


     Pendant la nuit, vers l’aube, sans doute, la porte s’ouvrit à la volée et heurta à grand bruit le tonneau, et Sophia sortit en courant. Elle savait que c’était la fin, qu’il n’y avait plus moyen de revenir en arrière. Sanglotant bruyamment, elle courut vers le Champ de Smolensk5, là-bas, dans le noir, quelqu’un frottait des allumettes. Elle trébucha, tomba, les mains en avant dans quelque chose d’humide. Le jour se leva, elle vit que ses mains étaient en sang.


     « Qu’est-ce que tu as à crier ? » lui demanda Trophime Ivanytch. Sophia se réveilla. Il y avait bien du sang, mais c’était le sang habituel, son sang de femme.


     Auparavant, c’étaient seulement des journées où elle avait du mal à marcher, où elle éprouvait aux jambes un froid désagréable. À présent, elle passait pour ainsi dire chaque fois en jugement, à attendre le verdict du tribunal. Lorsque le moment arrivait, elle ne dormait pas, elle avait peur, et voulait au plus vite savoir : peut-être que rien ne viendrait, peut-être qu’elle était… Elle voulait savoir au plus vite : et si cette fois-ci, cela n’arrivait pas, s’il s’avérait qu’elle était… Mais rien ne s’avérait, c’était vide en elle, une fosse. Elle avait plusieurs fois remarqué que, lorsque la nuit, toute honteuse, elle appelait à voix basse Trophime Ivanytch pour qu’il se tournât vers elle, il faisait semblant de dormir. Et alors Sophia rêvait de nouveau que, seule dans l’obscurité, elle courait vers le Champ de Smolensk, elle criait tout haut et, au matin, ses lèvres étaient  encore plus étroitement plus serrées.


     Dans la journée, inlassablement, tel un oiseau, le soleil décrivait des cercles au-dessus de la terre. La terre s’étendait, nue. Au crépuscule, le Champ de Smolensk tout entier exhalait une vapeur, comme un cheval échauffé. Un certain jour d’avril, les murs se trouvèrent si minces que l’on entendait distinctement les gamins crier dans la cour : « Attrape-là ! Chope-là ! » Sophia savait qu’il s’agissait de Ganka, la fille du menuisier ; il habitait au-dessus d’eux, la maladie le clouait au lit, sans doute le typhus.


     Sophia descendit dans la cour. La tête rejetée en arrière, Ganka fonçait droit sur elle, poursuivis par quatre gamins du voisinage. En voyant Sophia, Ganka se retourna en pleine course pour crier quelque chose aux gamins, et elle s’approcha seule, posément, de Sophia. Ganka sentait le chaud, elle respirait précipitamment, on voyait bouger sa lèvre supérieure, portant un petit grain de beauté noir. « Quel âge a-t-elle ? Douze, treize ans… » se dit Sophia. Qui était mariée depuis autant de temps, exactement, Ganka aurait pu être sa fille. Mais elle était la fille d’autres gens, on la lui avait volée…


     Quelque chose se serra soudain dans son ventre et remonta vers le cœur, elle se mit à détester l’odeur de Ganka, ainsi que le frémissement de sa lèvre supérieure avec son grain de beauté noir. « La doctoresse est venue voir papa, il est sans connaissance », dit Ganka. Sophia vit les lèvres de Ganka se mettre à trembler, sa tête se pencher, elle devait ravaler ses larmes. La honte et la pitié firent immédiatement mal à Sophia. Elle prit la tête de Ganka et la serra contre elle. Ganka eut un sanglot, s’échappa et courut vers un coin sombre de la cour, les gamins se glissant en vitesse à sa suite. 


     Avec cette douleur logée en elle comme l’extrémité d’une aiguille cassée, Sophia entra chez le menuisier. À droite de la porte, la doctoresse se lavait les mains dans le lavabo. Elle avait une grosse poitrine et portait un lorgnon sur son nez retroussé. « Alors, comment va-t-il ? » demanda Sophia; Il tiendra jusqu’à demain, répondit gaiement la doctoresse. Puis nous aurons un peu plus de travail, vous et moi. » — « Du travail… quel travail ? » — « Quel travail ? Un homme de moins, plus d’enfants à faire de notre côté. Vous en avez combien ? » Un bouton était défait sur la poitrine de la doctoresse, qui essaya de se reboutonner et, n’y parvenant pas, se mit à rire. — « Je… n’en ai pas », finit par dire Sophia, elle avait du mal à desserrer les lèvres.


     Le menuisier mourut le lendemain. Il était veuf, il n’avait personne. Des voisines arrivèrent, restant près de la porte à chuchoter, puis l’une d’elles, couverte d’un fichu sombre, déclara : « Eh bien, les amies, on va rester comme ça sans rien faire ? », et elle se mit à retirer son fichu en tenant l’épingle entre ses dents. Ganka restait assise sur son lit, silencieuse, courbée, montrant ses pitoyables pieds nus et menus. Un morceau de pain noir était sur ses genoux, elle n’y avait pas touché.


     Sophia redescendit chez elle, il fallait faire quelque chose pour le dîner, Trophime Ivanytch n’allait pas tarder. Ayant tout préparé, et alors qu’elle commençait à mettre le couvert, dans le ciel déjà vespéral, dans l’entre-deux, perça une étoile solitaire et mélancolique. En haut, la porte claquait : les voisines devaient avoir fini et rentraient chez elles, et Ganka devait toujours être assise sur son lit, son morceau de pain sur les genoux.


     Trophime Ivanytch arriva. Il se tenait près de la table, large d’épaules, les jambes courtes, comme sortant du sol où étaient fichées ses chevilles. « Le menuisier est mort », dit Sophia. — « Ah bon, il est mort ? » fit distraitement, comme en passant, Trophime Ivanytch ; il sortait du pain de son sac, le pain était une chose plus inhabituelle, plus rare que la mort. Penché, il se mit à couper des tranches avec prudence, et ce fut à ce moment que Sophia, peut-être pour la première fois au cours de toutes ces années, remarqua son visage brûlé par le soleil et ravagé, sa tête de Tzigane parsemée fortement de cheveux blancs, comme du sel répandu dessus. « Non, il n’y en aura pas, il n’y aura pas d’enfants ! » cria, désespéré, le cœur de Sophia. Et lorsque Trophime Ivanytch prit dans ses mains un morceau de pain, Sophia se retrouva soudain au-dessus : là-haut, Ganka, toute seule, était assise sur son lit, un bout de pain sur les genoux, par la fenêtre apparaissait l’étoile printanière, aiguë comme la pointe d’une aiguille. Et les cheveux blancs, Ganka, le pain, l’étoile solitaire au milieu du ciel vide, tout se fondit en un tout aux parties inexplicablement liées entre elles, et, elle même surprise, Sophia s’entendit dire : « Trophime Ivanytch, prenons chez nous la Ganka du menuisier, qu’elle soit pour nous… » Elle ne put poursuivre. 


     Trophime Ivanytch la regarda avec étonnement, puis les mots traversèrent la couche de poussière de charbon et lui parvinrent, il se mit à sourire – lentement, aussi lentement qu’en dénouant le sac contenant le pain. Quand il eut fini de dénouer son sourire, on vit briller ses dents, son visage prit un nouvel aspect, il dit : « Bravo Sophia ! Fais-la venir ici, il y aura assez de pain pour trois. »


     La nuit même, Ganka dormit chez eux, dans la cuisine. En se couchant, Sophia l’entendait se retourner sur le banc, là-bas, puis sa respiration se fit régulière. « Tout ira bien, maintenant », se dit Sophia en s’endormant.





Notes



  1. Nous sommes à Saint-Pétersbourg (où se déroulait Crime et châtiment), devenue Pétrograd, puis Léningrad : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%8Ele_Vassilievski
  2. Pour Ivanovitch, fils d’Ivan. 
  3. Nom hélas d’une grande actualité : https://fr.wikipedia.org/wiki/Donetsk. La chaudière dont s’occupe Trophime est celle d’une usine, comme il sera précisé au début du chapitre II.
  4. Vu le verbe utilisé, cela peut être en fin d’après-midi, ses horaires de travail ne sont pas précisés.
  5. Au centre de l’île Vassilievski.






II



     Dans la cour, les gamins jouaient à un tout nouveau jeu : le « Koltchak1 ». Celui qui faisait Koltchak se cachait, les autres le cherchaient, puis le fusillaient de leurs bâtons avec des chants et des roulements de tambour. Le vrai Koltchak avait lui aussi été fusillé, plus personne ne mangeait de viande de cheval à présent, on trouvait dans les magasins du sucre, des caoutchoucs, de la farine2. À l’usine, la chaudière fonctionnait toujours avec le même charbon de Donetsk, mais Trofime Ivanytch se rasait maintenant la barbe, la poussière de charbon partait facilement. Bien des années plus tôt, avant son mariage, il ne portait pas la barbe, il semblait être revenu à ces années-là, il lui arrivait même de sourire comme autrefois, ses dents blanches faisant penser à des touches d’accordéon.


     Cela lui arrivait le dimanche, en restant à la maison, alors que Ganka y était aussi. Elle finissait l’école, à présent. Trofime Ivanytch l’obligeait à lire le journal à haute voix. Ganka lisait vite et sans hésiter, mais elle avait sa façon à elle d’estropier tous les mots nouveaux, parlant de la « molbisation » et de la « glavouka3 » — « Comment, comment ? » lui demandait de répéter Trofime Ivanytch, qui sentait le rire monter en lui. — « Glavnouka », répétait tranquillement Ganka. Puis elle se mettait à raconter qu’il était arrivé à l’école un nouveau professeur qui s’était mis à leur expliquer qu’il y avait des corps sur terre, mais aussi dans le ciel. — « Quels corps ? » demandait Trofime Ivanytch, ayant du mal à se retenir. — « Quels corps ? Eh ben, comme ça ! » Et Ganka enfonçait son doigt dans la poitrine pointant sous sa robe. Trofime Ivanytch n’y tenait plus, le rire lui sortait par le nez, par la bouche, comme la vapeur s’échappant des soupapes d’une chaudière gonflée par la pression.


     Sophia était assise toute seule, à l’écart. La Glavnaouka, les corps célestes, Ganka lisant le journal, tout cela était pour elle uniformément incompréhensible et lointain. Ganka parlait et riait uniquement avec Trofime Ivanytch, et lorsque elle restait seule avec Sophia, elle se taisait, allumait le poêle ou parlait avec le chat. Il lui arrivait seulement de braquer lentement ses yeux verts sur Sophia, qu’elle contemplait fixement, pensant manifestement quelque chose à son sujet, mais quoi ? Ainsi vous regardent fixement les chats, bien en face, en roulant leurs pensées de chat, et soudain le regard de ces yeux verts vous met mal à l’aise, on éprouve de l’effroi devant ces pensées de chat, étrangères et incompréhensibles. Sophia se jetait sur les épaules une douillette, un châle épais et s’en allait n’importe où – dans une boutique, une église ou simplement dans l’obscurité de l’avenue Maly4 –, juste pour ne pas rester en tête-à-tête avec Ganka.  Marchant le long des caniveaux noirs non encore pris par le gel, longeant  des palissades en tôle, elle se sentait hivernale et vide. En face de l’église, sur l’avenue, se trouvait une maison tout aussi vide, aux fenêtres dévastées. Sophia le savait : on ne l’habiterait plus jamais, on n’y entendrait plus jamais de joyeuses voix d’enfants.


     Un soir de décembre, elle passa près de cette maison en s’efforçant comme toujours de la dépasser au plus vite, sans la regarder. Du coin de l’œil, au vol, comme un oiseau, elle aperçut une lumière par la fenêtre vide. Elle s’arrêta : impossible ! Revenant sur ses pas, elle jeta un coup d’œil5. À l’intérieur, au milieu de débris de briques, brûlait un feu de camp autour duquel siégeait un quatuor de gamins dépenaillés. L’un d’eux, le visage tourné vers Sophia, un visage aux yeux noirs, sans doute un Tzigane, exécutait un pas de danse ; une petite croix d’argent sautait sur sa poitrine nue, ses dents brillaient. 


     Voilà que la maison vide revivait. Le petit Tzigane ressemblait un peu à Trophime Ivanytch. Sophia se sentit brusquement vivante, elle aussi, tout pouvait encore changer.


     Émue, elle entra dans l’église située en face. Elle n’était pas venue là depuis 1918, époque où Trophime Ivanytch était parti au front avec d’autres ouvriers de l’usine. C’était toujours le même pope chenu et décrépit qui officiait. Les chants réchauffaient l’atmosphère, la glace fondait, l’hiver semblait du passé ; devant, dans la pénombre, on allumait des cierges.


     Une fois revenue à la maison, Sophia eut envie de raconter tout cela à Trophime Ivanytch, mais c’était quoi, au juste, « tout cela » ? Elle-même, pour l’instant, ne le savait pas, et elle dit seulement qu’elle était allée à l’église. Trophime Ivanytch se mit à rire : « Tu vas à l’ancienne église. Tu pourrais au moins aller à l’Église vivante6, Dieu, chez eux, il a quasiment une carte du Parti. » Il fit un clin d’œil à Ganka. L’œil plissé, glabre, son visage avait le même air espiègle que celui du petit Tzigane, avec plein de dents joyeusement avides. Rubiconde, Ganka restait là, cachant ses yeux, elle jeta seulement sur Sophia un regard en biais et par en-dessous, louchant sur elle de ses yeux verts.


     À partir de ce jour, Sophia alla souvent à l’église, jusqu’à ce qu’un jour, peu avant la messe, ne fasse son apparition un nouveau pope, un de l’Eglise vivante, avec une troupe de ses fidèles. Ce pope était un escogriffe roux portant une soutane étriquée, il avait l’air d’un soldat déguisé. Le vieux pope chenu s’exclama : « Je ne le permettrai pas ! », il agrippa l’autre et tous les deux roulèrent sur le parvis, tandis que des poings étaient brandis comme des étendards au-dessus de la foule. Sophia partit et ne revint plus jamais. Elle se mit à aller du côté de l’Okhta7, où le cordonnier Fiodor – un homme avec une calvitie jaune – prêchait le « Troisième testament ».


     Cette année-là, le printemps était tardif ; le jour de la fête du Saint-Esprit8, les feuilles, sur les arbres, commençaient seulement à pointer, les bourgeons frémissaient imperceptiblement avant de s’ouvrir. Le soir, le temps était incertain, les hirondelles volaient de tous côtés. Le cordonnier Fiodor faisait un sermon, annonçant que le Jugement dernier était proche. De grosses gouttes de sueur dévalaient le long de sa calvitie jaune, ses yeux bleus et déments étaient si brillants qu’on ne pouvait en détacher son regard. « Il ne viendra pas du ciel, non ! Mais d’ici, voilà, d’ici, d’ici ! » Agité de tremblements, le cordonnier se frappa la poitrine, déchira sa chemise blanche, découvrant son corps jaune et fripé. Il agrippa sa poitrine, voulant la déchirer comme la chemise, il ne pouvait plus respirer, il poussa un cri désespéré d’agonisant et se flanqua par terre, tombant au sol comme dans une crise d’épilepsie. Deux femmes restèrent auprès de lui, tous les autres se dispersèrent rapidement, sans attendre la fin de la réunion.


     Aussi tendue, sous l’effet des yeux fous du cordonnier, que les bourgeons sur les arbres, Sophia rentra chez elle. La clé n’était pas à l’extérieur, et la porte était fermée. Sophia en déduisit que Trophime Ivanytch était allé se balader avec Ganka, et qu’ils ne reviendraient sans doute qu’à onze heures : elle leur avait dit de ne pas l’attendre avant onze heures. Aller en haut, attendre leur retour chez la voisine ?


     À l’étage au-dessus habitaient maintenant Pélaguéïa et son mari, un cocher. Par la fenêtre ouverte, on l’entendait qui parlait à son enfant : « Couci-couci… Voilà, comme ça ! ». Non, elle n’avait vraiment pas la force d’y monter maintenant et de les regarder, elle et son enfant. Sophia s’assit sur les marches en bois. Le soleil était encore haut, le ciel brillait comme les yeux du cordonnier. Une odeur de pain noir tout chaud lui parvint, elle ne savait d’où. Sophia repensa à la fenêtre de la cuisine, chez eux : l’espagnolette était cassée, et Ganka avait dû oublier d’attacher la fenêtre — elle oubliait toujours. On pouvait donc l’ouvrir de l’extérieur et pénétrer dans la cuisine.


     Sophia fit le tour. Tout juste, la fenêtre n’était pas attachée. Sophia n’eut pas de mal à l’ouvrir et entra dans la cuisine. Elle pensa que n’importe qui pouvait s’introduire ainsi – et si c’était déjà le cas ? Il lui sembla entendre un bruissement dans la pièce voisine. Elle s’immobilisa. Il n’y avait pas de bruit, juste le tic-tac de la pendule, au mur, qui résonnait partout, et même à l’intérieur de Sophia. Sans trop savoir dans quel but, Sophia avança sur la pointe des pieds. Sa robe accrocha la planche à repasser appuyée au mur9, et la planche tomba par terre avec fracas. Aussitôt, dans la chambre, on entendit un bruit de pieds nus. Sophia poussa un petit cri, recula vers la fenêtre : sauter au-dehors, appeler au secours…


     Mais elle n’eut rien le temps de faire : sur le seuil de la chambre apparut Ganka, pieds nus, vêtue seulement d’une chemise rose toute froissée. Ganka se figea, regarda Sophia en arrondissant la bouche et en faisant les yeux ronds. Puis elle se recroquevilla comme un chat que l’on menace de la main, cria : « Trophime Ivanytch ! » et se réfugia en vitesse dans la chambre.


     Sophia releva la planche à repasser, la remit à sa place et s’assit. Elle n’avait plus ni bras ni jambes, juste un cœur qui, dégringolant comme un oiseau, tombait, tombait, tombait.


     Trophime Ivanytch entra presque aussitôt dans la cuisine. Il était tout habillé, il ne s’était visiblement pas déshabillé. Il se tint au milieu de la cuisine, avec sa grosse tête, sa carrure et ses jambes courtes, comme plantées dans le sol jusqu’aux genoux. « Tu… tu rentres bien tôt, aujourd’hui, comment ça se fait ? » dit Trophime Ivanytch, s’étonnant tout de suite après : pourquoi avait-il dit cela, comment avait-il pu dire cela ? Sophia n’entendait pas. Ses lèvres étaient tordues – comme la peau du lait quand elle se fige. — « Mais c’est quoi, ça, qu’est-ce que ça veut dire, c’est quoi ça ? » articula péniblement Sophia sans regarder Trophime Ivanytch. Celui-ci ne fut plus qu’un tas de plis grimaçant, il s’enfonça dans un recoin de lui-même et garda le silence pendant une minute. Puis il extirpa ses pieds du sol et revint dans la chambre. Déjà habillée, Ganka y faisait claquer les talons de ses bottines.


     Le monde était toujours le même, et il fallait vivre. Sophia organisa le dîner. Ganka passait les assiettes, comme d’habitude. Quand elle apporta le pain, Trophime Ivanytch se retourna, le heurta de la tête, le pain tomba sur ses genoux. Ganka éclata de rire. Sophia la regarda, leurs regards s’affrontèrent, elles se dévisagèrent un instant, d’une façon toute nouvelle. Sophia sentit une boule remonter lentement du bas de son ventre, puis devenir de plus en plus brûlante, montant toujours plus vite, de plus en plus haut, sa respiration se fit plus rapide. Il lui était maintenant impossible de regarder la frange claire de Ganka, ni le grain de beauté noir sur sa lèvre – il lui fallait tout de suite se mettre à crier comme le cordonnier Fiodor, ou faire quelque chose. Sophia baissa les yeux, Ganka eut un petit sourire. Après le dîner, Sophia lava les assiettes, Ganka, un torchon à la main, les essuyait. Cela n’en finissait pas, ce fut peut-être le moment le plus pénible de la soirée. Puis Ganka s’en alla de son côté, dormir dans la cuisine. Sophia se mit à préparer le lit, elle était toute brûlante et toute tremblante à l’intérieur. Trophime Ivanytch lui dit en se détournant : « Fais-moi mon lit sur le banc près de la fenêtre. » Sophia s’exécuta. La nuit, quand elle cessa de se retourner dans son lit, elle entendit Trophime Ivanytch se lever et aller rejoindre Ganka dans la cuisine.



  

Notes


  1. Officier de marine russe, océanographe, explorateur polaire. Participa à la guerre russo-japonaise. Commanda la flotte de la mer Noire en 1916. Ne se rallia pas tout de suite au gouvernement provisoire issu de la Révolution de février 1917, restant fidèle au tsar jusqu’à son abdication. Participa ensuite à d’obscures menées visant à rétablir la monarchie. Kerenski voulut l’envoyer en mission en Amérique, officiellement pour coordonner les efforts de guerre contre l’Allemagne, pour se débarrasser de lui en réalité. Il y partit finalement, puis voulut rentrer en Russie à l’automne, partant de San-Francisco pour le Japon et y apprenant la prise de pouvoir par les bolcheviks, ce qui lui fut intolérable. Les Alliés l’utilisèrent à la fois contre les Allemands et les Turcs d’une part, en vue du renversement du pouvoir bolchevik d’autre part, en tant que chef des armées blanches d’Extrême-Orient et de Sibérie. Chef d’un gouvernement antibolchevique à Omsk. Prétendit vainement à la direction de toute la Russie, mais fut peu à peu réduit par l’armée Rouge. Livré aux bolcheviks au début 1920 par les Alliés se retirant, fusillé en février 1920.
  2. Nous sommes maintenant quelques années plus tard, pendant la NEP.
  3. Pour la « mobilisation » et la  Glavnaouka, organe de coordination des recherches scientifiques et de la popularisation de la science. Le marxisme-léninisme s’y taillant vite la part du lion…
  4. Encore appelée sottement perspective Maly ; ce dernier mot signifiant « petit », il s’agit tout simplement de la petite avenue… Je rappelle que « perspective » n’est qu’une erreur de traduction datant du dix-neuvième siècle : on devrait parler, une fois pour toutes, de « l’avenue Nevski ». Mais le signifiant s’accroche…
  5. Le texte précise : « par un trou de la fenêtre », ce qui est un peu étrange pour une fenêtre vide, dont les vitres, et même le châssis, semblent manquer.
  6. L’Église vivante : faible partie de l’Église orthodoxe qui, à partir de 1922, avait accepté de composer avec le régime, tandis que les autres étaient souvent massacrés ou déportés… Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9novationisme et   https://www.revuedesdeuxmondes.fr/wp-content/uploads/2016/11/8a78e5b1fb98b84504be62a1aaf0f268.pdf 
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Okhta
  8. Lundi de Pentecôte.
  9. Ce qui devient, j’ignore pourquoi : « rangée contre la porte » chez B. Nasaroff.







III



     Sur le rebord de la fenêtre, chez Sophia, se trouvait un bocal retourné à l’intérieur duquel, allez savoir comment, avait pénétré une mouche. Bien qu’elle ne pût aller nulle part, elle y trottinait toute la journée. Dans le bocal, en raison du soleil, la chaleur était sourde  et amorphe, et cette même chaleur régnait sur toute l’île Vassilievski. Sophia s’activait néanmoins du matin au soir, ayant toujours quelque chose à faire. Dans la journée, souvent, des nuées s’amoncelaient, s’alourdissaient, vitre verte qui allait bientôt se fêler au-dessus des têtes, pour enfin craquer, libérant la pluie qui tomberait à verse. Mais les nuées glissaient sans bruit, à la nuit le verre devenait toujours épais, plus sourd et plus étouffant. Personne ne les entendait, la nuit, respirer tous les trois chacun de façon différente : l’une, enfouie dans l’oreiller pour ne rien entendre, les deux autres à travers leurs dents serrées, d’un souffle avide et brûlant comme celui du gicleur d’une chaudière.


     Le matin, Trophime Ivanytch partait à l’usine. Ganka avait fini l’école, Sophia et elle restaient toutes les deux. Elle était très loin de Sophia : celle-ci percevait maintenant à bonne distance aussi bien Ganka que Trophime Ivanytch ou le reste du monde autour d’elle. De cette distance, elle disait à Ganka, sans desserrer les lèvres, de balayer la cuisine, de laver le millet ou de fendre du petit bois. Ganka balayait, rinçait, fendait le bois. Sophia entendait les coups de hache et savait ce que c’était – c’était bien Ganka, mais cela venait de très loin, ce n’était pas visible.


     En fendant le bois pour faire des copeaux, Ganka était toujours accroupie, ses genoux ronds bien écartés. Un jour, on ne sait pourquoi, il arriva que Sophia vit cela – elle vit ces genoux, cette frange claire bouclant un peu sur le front de Ganka. Elle eut des battements aux tempes, elle se détourna précipitamment et dit à Ganka sans la regarder : « Je vais le faire moi-même… Va faire un tour. » Secouant sa frange, Ganka fila gaiement et revint seulement pour le dîner, avant que n’arrivât Trophime Ivanytch.


     Elle se mit à sortir tous les jours, dès le matin. Pélaguéïa, la voisine du dessus, dit un jour à Sophia : « Votre Ganka, elle va courir les garçons dans la maison vide. Vous devriez la surveiller, autrement ça pourrait mal tourner pour la petite. » — « Il faut en parler à Trophime Ivanytch… », se dit Sophia. mais lorsque Trophime Ivanytch arriva, elle ne se sentit pas capable de prononcer ce nom : Ganka. Elle ne dit rien à Trophime Ivanytch.


     Ainsi passa l’été, sans une larme, sec et vitreux, écrasant tout sous le poids de ses gros nuages secs, et l’automne se montrait de la même sécheresse. Par un jour tout bleu et d’une chaleur peu automnale, au matin le vent se mit à souffler depuis la mer. À travers la fenêtre fermée, Sophia entendit une détonation molle et cotonneuse, ensuite une deuxième et une troisième1 : probable que l’eau de la Néva montait. Ni Ganka ni  Trophime Ivanytch n’étaient là, Sophia était seule. Un nouveau coup de canon étouffé vint frapper la fenêtre, le vent faisait tinter les carreaux. Venant du dessus, arriva en courant Pélaguéïa, hors d’haleine, toute débraillée, qui cria à Sophia : « Tu as perdu la boule, de rester là sans bouger ? La Néva a débordé, elle va tout noyer. »


     Sophia courut dehors en la suivant. Aussitôt, le vent sifflant l’enserra étroitement comme une toile. Elle entendit des portes claquer, une voix de femme crier : « Rentre tout de suite les poussins ! » Au-dessus de sa tête fila en biais, poussé par le vent, un grand oiseau aux ailes largement déployées. Sophia se sentit soudain mieux, comme si c’était précisément ce qu’il lui fallait – un tel vent, pour que tout soit inondé, détruit, englouti. Elle se retourna face au vent, ses lèvres s’ouvrirent, le vent s’engouffra et joua un air dans sa bouche, ses dents sentirent une agréable fraîcheur. 


     Avec l’aide de Pélaguéïa, Sophia transporta rapidement en haut la literie, les vêtements, les vivres, les chaises. La cuisine était maintenant vide, il n’y restait plus qu’un petit coffre décoré de fleurs peintes. — « Et ça ? » demanda Pélaguéïa. — « C’est… à elle », répondit Sophia.— « Qui ça, elle ? C’est à Ganka, non ? Alors, pourquoi tu le laisses , » Pélaguéïa souleva le coffre et, le calant contre son ventre bombé, le monta.


     Vers deux heures, le vent cassa un carreau, en haut. Pélaguéïa courut boucher le trou avec un coussin et hurla brusquement, épouvantée : « Nous sommes perdus… Seigneur, perdus ! », et elle prit son enfant dans ses bras. Sophia jeta un coup d’œil par la fenêtre et vit une coulée d’eau verte ridée par le vent s’étendre là où était la rue, avant ; tournant lentement sur elle-même, flottait une table sur laquelle était juché un chat blanc avec des taches rousses2, la gueule ouverte – sans doute miaulait-il. Sans l’appeler par son nom, Sophia pensa à Ganka, et elle sentit son cœur battre.


     Pélaguéïa s’occupait du poêle. Elle courait du poêle à son enfant et à la fenêtre où se tenait Sophia. au rez-de-chaussée de la maison d’en face, un vasistas était ouvert, on le voyait se balancer sous la poussée de l’eau. L’eau montait toujours, on voyait passer des rondins, des planches, du foin, puis ce fut quelque chose de rond qui avait l’air d’être une tête. « À cette heure, peut-être que mon Andreï et ton Trophime Ivanytch sont… » Pélaguéïa n’acheva pas, ses larmes coulaient librement, comme ça, toutes vannes ouvertes3. Sophia fut étonnée : comment avait-elle pu faire cela – oublier quasiment Trophime Ivanytch à force de penser tout le temps à une seule chose, à l’autre, à Ganka ?


     Tout à coup, elles entendirent toutes les deux, Pélaguéïa et Sophia, des voix au-dehors. Elle coururent à la fenêtre4, dans la cuisine. Se frayant un chemin au milieu des rondins, une barque avançait, dans laquelle se tenaient deux inconnus et Trophime Ivanytch, tête nue. Il portait, par-dessus son gilet ouatiné, une blouse bleue que le vent lui plaquait étroitement sur le corps d’un côté et gonflait de l’autre, cela donnait l’impression d’une cassure, chez lui, à mi-corps. Les deux autres lui demandèrent quelque chose, la barque tourna à l’angle de la maison, suivie par les rondins qui s’entrechoquaient.


     Mouillé jusqu’à la ceinture, Trophime Ivanytch entra en courant dans la cuisine ; il répandait de l’eau sur le sol, mais ne semblait pas s’en apercevoir. « Où… où est-elle ? » demanda-t-il à Sophia. — « Elle est partie ce matin », dit Sophia. Pélaguéïa comprit elle aussi de qui il était question. — « Je l’avais dit à Sophia depuis longtemps… Voilà ce qu’elle y a gagné, elle doit flotter quelque part… » Trophime Ivanytch se retourna vers le mur et se mit à y promener le doigt. Il resta un long moment dans cette position, dégoulinant d’eau, il ne s’en apercevait pas.


     Vers le soir, alors que l’eau avait déjà reflué, le mari de Pélaguéïa arriva. Sa calvitie forte, très avancée brillait à la lumière de la lampe à suspension, tandis qu'il faisait son récit : un monsieur portant une serviette avait regagné au crawl le perron de son immeuble, des dames avaient couru en relevant très haut leurs jupes. « Beaucoup de gens se sont noyés ? » demanda Sophia sans le regarder. — « Plein ! Des milliers ! » fit le cocher en clignant des yeux. Trophime Ivanytch se leva. « J’y vais », dit-il.


     Mais il n’alla nulle part : la porte s’ouvrit, Ganka se tenait sur le seuil. Sa robe se collait à sa poitrine et à ses genoux, elle était toute sale et trempée, mais ses yeux brillaient. Trophime Ivanytch se mit lentement à sourire d’un mauvais sourire, des dents seulement. Il s’approcha de Ganka, lui attrapa le bras et l’emmena dans la cuisine en refermant soigneusement la porte derrière lui. On l’entendit dire à Ganka quelque chose à travers ses dents, et se mettre à la battre, et Ganka éclata en sanglots. Puis elle s’éclaboussa longuement d’eau et revint dans la chambre, secouant sa frange sur son front, de nouveau gaie.


     Pélaguéïa l’installa pour la nuit dans le petit cagibi derrière la cloison, et fit un lit sur un banc de la cuisine pour Trophime Ivanytch et Sophia. Ils restèrent tous les deux. Trophime Ivanytch éteignit la lampe. La fenêtre devint blafarde, la lune frissonnait dans sa fine chemise de nuages. Dans cette lumière blême, Sophia se déshabilla et se coucha, puis ce fut le tour de Trophime Ivanytch.


     Couchée, Sophia ne pensait plus qu’à une chose : qu’il ne s’aperçoive pas à quel point elle tremblait. Étendue de tout son long, elle était comme recouverte d’une très fine couche de glace : de ces fragiles fourreaux de glace qui enserrent les branches des arbres, certains matins d’automne, et qui, pour peu que le vent vienne les effleurer, tombent en poussière.


      Trophime Ivanytch ne bougeait pas, il n’émettait aucun bruit. Mais Sophia savait qu’il ne dormait pas : en dormant, il clappait toujours des lèvres, comme le font les petits enfants qui tètent. Elle savait aussi pourquoi il ne dormait pas : ici, il ne pouvait pas aller rejoindre Ganka. Sophia ferma les yeux, serra les lèvres, contracta tout son corps – pour ne penser à rien.


     Soudain, comme ayant pris sa décision, Trophime Ivanytch se retourna d’un mouvement rapide vers Sophia. Son sang se figea, elle eut les jambes gelées, elle attendait. Enveloppée dans sa couverture, la lune trembla, au-dehors, une minute, puis deux. Trophime Ivanytch releva la tête, regarda vers la fenêtre, puis il se retourna à nouveau, précautionneusement, s’efforçant de ne pas toucher Sophia, et lui tournant le dos. 


     Lorsque sa respiration se fit enfin régulière et qu’il se mit à clapper des lèvres comme les petits enfants, Sophia ouvrit les yeux. Elle se pencha sans bruit sur Trophime Ivanytch, tout près, au point de voir un long cheveu noir lui tombant directement d’un sourcil dans l’œil. Il remua les lèvres. Sophia le regardait, elle ne se souvenait plus de rien, elle avait pitié de lui, c’était tout. Elle étendit la main – et la retira aussitôt : elle avait envie de le caresser comme un enfant, mais elle ne pouvait pas, elle n’osait pas…


     Il en fut ainsi chaque nuit durant trois semaines, le temps que cela redevienne sec dans l’appartement du dessous. Chaque matin, avant de partir à l’usine, Trophime Ivanytch y descendait une demi-heure pour arranger quelque chose. Un jour, il en revint tout joyeux, plaisantant avec Pélaguéïa, mais Sophia le voyait suivre Ganka des yeux : celle-ci, courbée en deux, balayait la pièce. En partant, il dit à Sophia : « Il est temps que tu ramènes tout en bas, c’est prêt. » Puis, s’adressant à Ganka : « Lance bien les poêles, n’épargne pas le bois, qu’on ait chaud ce soir. »


     Sophia comprit : pas ce soir, mais cette nuit. Elle ne dit rien, ne leva pas les yeux, ses lèvres seules se tordirent un peu, comme la peau du lait quand elle se fige.




Notes


  1. Coups de canon pour avertir. L’été fut aride, l’automne s’annonce pareil : qu’est-ce qui fait monter les eaux de la Néva ? Le vent seul, apparemment. À moins de supposer que la fureur de Sophia commande aux éléments…
  2. Les taches ont disparu chez B. Nasaroff.
  3. L’adverbe employé a déjà été rencontré, il signifie « grande ouverte ». Son emploi est ici critiqué par Soljénitsyne dans sa recension (positive) de la nouvelle de Zamiatine.
  4. Aux fenêtres dans le texte russe, mais cela peut signifier : aux carreaux… Au chapitre précédent (histoire de l’espagnolette), il n’était question que d’une fenêtre.










IV



     Le mari de Pélaguéïa, le cocher, ne partait qu’après midi, en attendant, il aida  Sophia et Ganka  à redescendre en vitesse toutes les affaires. « Alors, qu’est-ce qu’on doit te souhaiter ? Une bonne réinstallation1 ? » dit-il à Sophia. 


     En quelques rapides coups d’œil, semblables aux battements d’ailes d'un grand oiseau, Sophia fit le tour de la pièce. Tout y était redevenu comme avant : les chaises, le miroir terni, la pendule au mur, le lit où Sophia dormirait de nouveau seule. Ce qui avait eu lieu au-dessus lui sembla un bonheur : là-bas, la nuit, elle l’entendait respirer, il n’était pas avec celle-là, l’autre, il n’était à personne, tandis qu’à présent – aujourd’hui, aujourd’hui même…


     Ganka n’était pas là, elle était partie chercher du bois. Sophia se tenait le front appuyé contre la fenêtre. La vitre tintait, battue par le vent, des nuages gris et bas roulaient dans le ciel, des nuages de ville, pierreux – on aurait dit que revenaient les nuées étouffantes de l’été, celles qui n’avaient jamais crevé, libérant l’orage. Sophia sentait ces nuages non pas derrière la vitre, mais en elle, à l’intérieur d’elle, ils tombaient depuis des mois l’un sur l’autre, s’entassant comme des pierres — et, pour ne pas se retrouver étouffée par eux, il lui fallait briser quelque chose en mille morceaux, ou se sauver d’ici en courant, ou encore se mettre à hurler comme le cordonnier annonçant que le Jugement dernier était proche.


     Sophia entendit Ganka entrer, déverser par terre le bois de son sac, puis se mettre à placer les bûches dans le poêle. La fenêtre tressaillit comme si, de l’extérieur, un cœur y avait cogné. C’était le canon, le vent poussait de nouveau l’eau vers l’avant, faisant se tendre les veines bleues de la Néva. Sophia restait dans la même position sans se retourner, pour ne pas apercevoir Ganka.


     Ganka se mit soudain à chanter doucement, du nez — ce qui, jusqu’alors, ne lui arrivait jamais. Sophia jeta un coup d’œil en arrière : ayant lâché la hache, Ganka, accroupie, détachait des copeaux avec son couteau ; ses genoux ronds, largement écartés, frémissaient sous sa jupe, tout comme la frange sur son front. Sophia aurait voulu détourner ses yeux d’elle et ne le pouvait pas. Lentement, avec peine, telle une barge halée à contre-courant – le câble tremble et menace de se rompre –, Sophia s’approcha de Ganka. Celle-ci était tout échauffée par son travail, Sophia se retrouva baignée dans l’odeur chaude et douceâtre, étourdissante, de sa sueur – voilà, elle devait avoir la même odeur, la nuit.


     À peine Sophia eut-elle inspiré une bouffée de cette odeur que ça monta du bas de son ventre, déborda de son cœur et l’engloutit toute entière. Elle voulait se raccrocher à quelque chose, mais elle était emportée comme le bois par l’eau, l’autre jour, ou le chat sur sa table. Sans réfléchir, emportée par la vague, elle ramassa la hache par terre, sans savoir elle-même dans quel but. L’énorme cœur au-dehors lâcha un nouveau coup de canon qui vint frapper la fenêtre. Sophia se vit qui tenait la hache. « Seigneur, Seigneur, mais qu’est-ce qui me prend ? » cria, désespérée, une Sophia en elle, tandis qu’une autre, au même moment, frappait Ganka sur la tempe, sur sa frange, de la tête de la hache.


     Sans un cri, Ganka enfonça juste la tête dans ses genoux, puis, toujours accroupie, roula mollement sur le côté. Avec avidité, du tranchant de la hache, Sophia lui donna rapidement plusieurs coups à la tête, le sang jaillit sur la plaque métallique devant le poêle. Et on aurait dit que ce sang provenait d’elle, Sophia, qu’un abcès en elle avait enfin crevé, que cet écoulement en venait, goutte à goutte, et que chaque goutte était pour elle un nouveau soulagement. Elle lâcha la hache et respira2 profondément, librement – elle n’avait jamais respiré jusque là, c’était sa première vraie bouffée d’air. Elle n’éprouvait ni peur ni honte, rien de tout cela, juste une sensation nouvelle dans tout son corps, une sorte de légèreté, comme après une longue fièvre.


     Après quoi, les mains de Sophia, de façon autonome, pensèrent à ce qu’il fallait faire et l’exécutèrent, tandis qu’elle-même restait à l’écart, se reposant avec béatitude, ouvrant seulement les yeux par moments pour commencer à voir tout cela, qu’elle regardait avec étonnement. 


     Les pantoufles de Ganka, sa robe marron et sa chemise, arrosées d’essence3, brûlaient déjà dans le poêle, cependant qu’elle-même, entièrement nue, rose et fraîche, gisait sur le sol, face contre terre, une mouche se promenant sur elle sans se presser et avec assurance. Ayant vu la mouche, Sophia la chassa. Les mains de Sophia, les étrangères, fendirent tranquillement et sans mal en deux moitiés le corps de Ganka – autrement, pas moyen de l’emporter. Pendant ce temps-là, Sophia pensait aux pommes de terre, sur l’étagère dans la cuisine, Ganka n’avait pas fini de les éplucher, il fallait les faire cuire pour le dîner. Elle alla dans la cuisine, ferma la porte au crochet et y alluma le poêle4. 


     En revenant dans la chambre, elle vit que la toile cirée neuve, imitant le marbre, avait été sortie de la commode et gisait par deux, déchirée en deux. Sophia s’étonna : qui avait donc déchiré la toile, et pour quoi faire ? Mais cela lui revint tout de suite, elle disposa la toile cirée au fond d’un sac et y plaça la moitié du corps rose. La mouche se posait sur ses mains, s’y collait toujours. Sophia la chassait, elle revenait se poser. À un moment, Sophia la vit de très près : ses pattes étaient toutes fines, elles avaient l’air de provenir d’une bobine de fil noir. Puis la mouche disparut avec tout le reste, il n’y avait plus qu’une seule chose : on frappait à la porte de la cuisine.


     Sophia s’approcha du seuil sur la pointe des pieds et attendit. On frappa de nouveau, et plus fort. Sophia observait le crochet que les coups faisaient tressauter – elle ne le regardait même plus, elle sentait que le crochet était devenu une partie d’elle-même, au même titre que ses yeux, son cœur ou ses jambes devenues froides en un instant. Il lui sembla entendre une voix connue crier derrière la porte : « Sophia ! », elle se taisait, les pas de quelqu’un descendant l’escalier s’entendirent, de marche en marche. Sophia respira alors, et regarda par la fenêtre. C’était Pélaguéïa, le vent fouettait sa robe par derrière, on avait l’impression qu’elle marchait en pliant les genoux.


     De nouveau, un long moment, il n’y eut plus que les mains de Sophia, elle-même n’était pas là. Elle se vit soudain au bord d’une rigole dont l’eau était, dans la lumière du couchant, comme une vitre couleur lilas où le monde était projeté, le ciel, les nuages lilas défilant follement, tandis que Sophia avait un lourd sac sur le dos et tenait quelque chose de la main droite sous son manteau, qu’est-ce que c’était donc ? Mais sa main se souvenait que c’était une pelle, tout était de nouveau simple. Elle franchit la rigole et regarda tout autour d’elle, mais seulement des yeux, sans y participer elle-même : il n’y avait personne, elle était sur le Champ de Smolensk5, toute seule, le soir tombait rapidement. Elle creusa un trou et y déversa ce qu’il y avait dans le sac.


     Alors qu’il faisait tout à fait noir, elle revint avec le sac à nouveau plein, reboucha le trou et rentra chez elle. La terre sous ses pieds était noire et inégale, bosselée, le vent lui fouettait les jambes à grands coups de serviettes froides et raides. Sophia trébuchait. Elle tomba, sa main s’enfonça dans quelque chose d’humide et se remit à marcher avec sa main mouillée, n’osant pas essuyer. Au loin, sans doute sur le rivage, une lueur s’allumait et s’éteignait, mais peut-être que c’était tout près : quelqu’un essayait d’allumer une cigarette en plein vent.


     Une fois chez elle, Sophia se hâta de laver le sol, elle se lava elle-même dans la cuisine, dans le baquet, et se changea entièrement, comme après la confession ou pour une fête. Les bûches de Ganka s’étaient consumées depuis longtemps, mais les dernières lueurs bleutées couraient le long des braises. Sophia y jeta le sac, la toile cirée et le reste des ordures. Le tout s’enflamma et brûla, la pièce était à présent parfaitement propre. Et les ordures en Sophia brûlèrent de même, tout en elle était également propre et apaisé.


     Elle s’assit sur le banc. Tous les nœuds en elle se desserrèrent et se dénouèrent d’un coup, elle sentit une fatigue telle qu’elle n’en avait jamais éprouvée. Elle posa sa tête sur ses bras, sur la table, et s’endormit à la seconde même, d’un sommeil plein, heureux, total.






Notes


  1. La formule utilisée détourne celle qui accompagne une pendaison de crémaillère…
  2. B. Nasaroff traduit : »soupira », ce qui est une erreur. On ne soupire pas librement, et ce qui vient juste après montre qu’il s’agit bien de respiration. Le verbe russe est ambivalent.
  3. Devenue à tort de l’alcool à brûler chez B. Nasaroff.
  4. Il doit y avoir deux poêles, un dans la chambre et l’autre dans la cuisine, d’où d’ailleurs le pluriel rencontré à la fin du chapitre précédent.
  5. Rappel : au centre de l’île Vassilievski.


V



     Au mur, le balancier s’agitait comme un oiseau en cage sentant le regard d’un chat fixé sur lui. Sophia dormait. Peut-être depuis une heure, ou alors juste le temps d’un mouvement du balancier. Quand elle releva la tête, elle vit Trophime Ivanytch planté devant elle, les pieds enfoncés dans le sol.


     Le col de sa chemise le serrait, il le déboutonna. « Où est-elle ? » dit-il en se penchant sur Sophia. Il sentait le vin, son corps dégageait une chaleur lourde, intense. « Où est Ganka ? » demanda-t-il à nouveau. « Ouui, où est-elle, maintenant ? » pensa Sophia, qui répondit à haute voix : « Je ne sais pas. »

— «  Aha… Tu ne sais pas ? » fit lentement Trophime Ivanytch, la bouche tordue ; il était tout près, Sophia voyait ses yeux, qui avaient le même rictus que ses dents. Il ne l’avait jamais battue, mais elle eut l’impression qu’il allait à l’instant la frapper. Mais il se contenta de lui jeter un coup d’œil et de se détourner – s’il l’avait frappée, cela aurait peut-être été moins pénible.


     Ils s’assirent pour dîner. Sophia était toute seule, elle sentait que Trophime Ivanytch ne la voyait pas, que ce n’était pas elle qu’il voyait. Il lampa un peu de soupe aux choux et s’arrêta, serrant fortement sa cuillère dans son poing. Il se mit soudain à respirer lourdement et frappa du poing sur la table, du chou s’échappa de la cuillère et lui tomba sur les genoux. Il le ramassa et ne sut pas où le mettre, la nappe était propre, il tenait comiquement le morceau de chou dans sa main, il avait l’air d’un gamin – l’air du petit Tzigane que Sophia avait aperçu l’autre jour dans la maison vide. Un sentiment de pitié la réchauffa, elle plaça son assiette déjà vide devant Trophime Ivanytch. Sans rien regarder, il y jeta le bout de chou et se leva.


     Il revint, une bouteille de madère à la main. Sophia comprit que cela avait été acheté pour l’autre, son cœur se gela aussitôt, elle était de nouveau toute seule. Trophime Ivanytch se versait du madère et le buvait. 


     Après le dîner, il approcha de lui la lampe en silence et prit le journal, mais Sophia vit qu’il lisait toujours la même ligne, et que le journal tremblait : voilà les lames du parquet qui craquaient, dans l’entrée… Non, on ne venait pas chez eux, c’était au-dessus. Tout redevint silencieux, il y avait juste le balancier, au mur, qui s’agitait comme un oiseau. Au-dessus, on entendait déplacer quelque chose de lourd, on allait déjà se coucher, sans doute, là-haut. 


     Toujours pas de Ganka. Trophime Ivanytch passa à côté de Sophia en se dirigeant vers le portemanteau, il mit sa chapka, resta debout comme ça, puis arracha la chapka comme s’il voulait, en même temps, s’arracher la tête – pour ne plus penser à rien –, et il s’allongea sur le banc, le visage tourné vers le mur. « Attends, laisse-moi préparer le lit », dit Sophia. Il se releva, la regarda, ses yeux traversant Sophia comme un courant d’air.


     Elle fit le lit, s’approcha de la porte pour la fermer au crochet, tendit la main — et s’arrêta : et si Trophime Ivanytch lui demandait d’où elle savait que Ganka ne rentrerait pas ? C’était à éviter, mais Sophia regarda tout de même derrière elle : Trophime Ivanytch la suivait des yeux, observait sa main tendue vers le crochet, mais arrêtée, n’osant pas le toucher. « Eh bien ? Pourquoi tu t’arrêtes ? », dit-il avec une moitié de petit rire irrégulier. « Il sait tout… » pensa Sophia, le balancier devant elle oscilla encore une fois et se figea. Trophime Ivanytch devenait lentement rouge sang, il repoussa la table, quelque chose tomba, c’était en Sophia, à l’intérieur d’elle. Voilà, il allait tout dire, à l’instant même…


     Extirpant difficilement ses pieds du sol, il fit mouvement vers Sophia, une veine bleue gonfla comme la Néva sur son cou. « Alors ? Qu’est-ce que tu attends ? »cria-t-il, et tout se figea dans la pièce. « Ferme ! Elle peut passer la nuit où elle veut, chez qui elle veut, dans la rue, au bas d’une palissade, avec les chiens ! Ferme, tu m’entends ? » — « Comment… comment ? » dit Sophia sans y croire encore. « Comme ça ! » trancha Trophime Ivanytch, qui se détourna. Sophia mit le crochet.


     Elle resta encore un long moment à trembler sous la couverture, jusqu’à être convaincue que Trophime Ivanytch ne savait rien, qu’il ne pouvait pas savoir, et commencer à se réchauffer. Au-dessus d’elle, la pendule becquetait bruyamment le mur. Sur son banc, Trophime Ivanytch se retourna et se mit à respirer goulûment à travers ses dents serrées. Sophia l’entendait, c’était comme s’il faisait à haute voix le récit de ce qui était arrivé. Elle revit les petites boucles claires haïes sur le front de l’autre – et elles disparurent au même instant : Sophia se souvint qu’elles n’étaient plus là, et ne seraient jamais plus là. « Dieu merci… », se dit-elle en son for intérieur, avant de se reprendre tout de suite : « Comment ça, “Dieu merci? Seigneur ! »


     Trophime Ivanytch se retourna encore, Sophia se dit qu’il n’était plus là lui non plus, qu’il ne serait jamais plus là, qu’elle devrait vivre toujours seule, maintenant, dans un courant d’air, alors à quoi ça rimait tout ce qui était arrivé aujourd’hui ? Elle se mit péniblement, par étapes, à rassembler de l’air en elle, ramenant une pierre du fond avec son souffle, comme avec une corde. Arrivée tout en haut, la pierre se détacha, Sophia se sentit libre de respirer. Elle poussa un soupir et se laissa lentement glisser dans le sommeil, comme dans une eau tiède et profonde. 


     Alors qu’elle avait presque atteint le fond, elle entendit le bruit que faisaient des pieds nus sur le sol. Elle tressaillit et nagea vite vers la surface. Le parquet craquait, Trophime Ivanytch allait quelque part, prudemment. Il allait ainsi, la nuit, retrouver Ganka, Sophia se ramassait alors en boule pour ne pas respirer ni crier, elle se recroquevilla maintenant de la même façon. Elle comprit qu’il était attiré par la cuisine, qu’il allait peut-être attraper l’oreiller de Ganka pour le serrer contre lui, ou rester simplement là-bas, debout devant sa couche vide…


     Les lames de parquet craquèrent encore, puis le bruit cessa. Trophime Ivanytch s’était arrêté. Sophia entrouvrit les yeux : blanchâtre, Trophime Ivanytch se tenait à mi-chemin entre son banc et le lit où Sophia était couchée. Et une idée la transperça brusquement : il n’allait pas dans la cuisine, il allait vers elle, vers elle ! Une vague de chaleur la saisit tout entière, ses dents s’entrechoquèrent, elle cligna des yeux. « Sophia… » dit doucement Trophime Ivanytch, qui répéta encore plus bas : « Sophia ». Elle reconnut cette voix particulière, sa voix nocturne, son cœur se détacha de sa branche et, tournoyant de façon irrégulière, tomba comme un oiseau. Sans réfléchir, se fiant à d’autres signes – au douloureux serrement de ses genoux, aux plis de son corps – que ce serait plus simple pour lui, plus facile, si elle ne répondait rien, elle resta étendue sans rien dire, sans respirer.


     Trophime Ivanytch se pencha sur elle, elle entendait son souffle tout près d’elle, il devait la regarder. Cela ne dura qu’une seconde, mais Sophia craignait de ne pas  pouvoir le supporter, elle cria de façon inaudible : « Seigneur ! Seigneur ! » Là-haut, à des milliers1 de verstes, là où filaient les nuées déchaînées, Pélaguéïa se mit à rire, d’un rire qu’on entendait à peine. Une main brûlante et sèche effleura les jambes de Sophia qui desserra lentement les lèvres, s’ouvrit toute à son mari, jusqu’au fond – pour la première fois de sa vie. Il l’étreignit comme s’il voulait faire retomber sur elle toute sa colère ardente contre celle-là, contre l’autre. Sophia l’entendit grincer des dents, puis ce fut de nouveau le rire étouffé de Pélaguéïa —ensuite, plus rien. 



Notes


  1. Exagération poétique : la verste faisait un peu plus d’un kilomètre…





VI



     Au matin, il y avait du gel, les fenêtres étaient en sucre candi, le soleil se reflétait en une tache d’un jaune bleuâtre rampant sur le mur blanc. Sophia alla dehors. Tout s’était apaisé durant la nuit, la matinée était calme, transparente, une fumée rose s’élevait, toute droite, vers le ciel.

     Pélaguéïa était dans la cour. Elle dit à Sophia : « La Ganka s’est sauvée, hein ? Bien la peine de nourrir des filles comme ça ! » Sophia la regarda de ses yeux francs et légers, datant de ce matin, essaya de se souvenir de la veille – sans y parvenir : tout cela était très loin, ou plutôt n’avait jamais existé. Pélaguéïa disait que  Trophime Ivanytch était passé les voir avant de partir à l’usine, demandant s’ils n’avaient pas vu Ganka. Sophia se mit à rire intérieurement. « Qu’est-ce que tu as ? » s’étonna Pélaguéïa. « Rien, rien… » répondit Sophia, qui regardait la fumée rose et droite : c’est tout comme au village d’où l’avait tirée Trophime Ivanytch. Là-bas, à l’heure actuelle, on devait hacher le chou, les trognons étaient un peu froids, blancs et croquants. Il lui sembla que tout ça, c’était la veille, et qu’elle était la même qu’alors, quand elle croquait des trognons de choux.


     En rentrant de l’usine, Trophime Ivanytch demanda juste : « Alors ? Pas là ? » Sophia savait bien de quoi il parlait, elle répondit tranquillement : « Pas là. » Trophime Ivanytch dîna et s’en alla. Il revint tard, le visage sombre – il avait dû la chercher partout, interroger tout le monde. Pendant la nuit, il retourna auprès de Sophia – toujours sans rien dire, avec la même avidité hargneuse que la veille. 


     Le lendemain, Trophime Ivanytch alla à la milice déclarer la disparition de Ganka. Sophia, Pélaguéïa et son mari furent convoqués, ainsi que les voisins. Derrière un bureau siégeait un jeune type en casquette qui portait un imposant pince-nez sans monture, et dont le visage tavelé de taches de rousseur rappelait un poulet, il y avait des biscottes de pain noir sur le bureau, sous des papiers. Tous dirent la même chose : on avait vu Ganka fréquenter des gars, et pas des gars du port, des étrangers,  des gens du côté de Pétersbourg. Pélaguéïa se souvint d’avoir entendu Ganka dire un jour qu’elle en avait marre du coin, qu’elle s’en irait. Le jeune type en casquette prenait des notes. En observant son visage plein de taches de rousseur, son pince-nez, ses biscottes, Sophia ressentit de la pitié.


     Alors qu’ils revenaient chez eux, Sophia demanda à Trophime Ivanytch d’acheter une nouvelle hache : l’ancienne avait dû être volée, ou elle était tombée quelque part, pas moyen de mettre la main dessus. Sophia ne pensait plus à Ganka, Trophime Ivanytch n’en parlait plus jamais lui non plus. Mais il lui arrivait de rester assis à lire toujours la même ligne du journal, et Sophia savait à quel propos il se taisait. Toujours sans rien dire, il levait sur elle ses yeux noirs comme des éclats de charbon, ses yeux de Tzigane, et son regard voguait lourdement et silencieusement au-delà d’elle, qui commençait à s’effrayer : et s’il allait soudain dire quelque chose ? Mais il ne disait rien.


     Les journées étaient toujours aussi lumineuses et croustillantes, mais elles ne faisaient que raccourcir, comme si elles devaient, demain ou après-demain, s’enflammer pour la dernière fois comme un bout de chandelle — après quoi, ce serait l’obscurité, la fin de tout. Mais demain survenait, et ce n’était pas encore la fin. Sophia commençait néanmoins à ressentir une sorte d’embarras. Elle restait une nuit sans dormir, puis une autre, et une troisième, elle avait des cernes sous les paupières, et ses yeux s’étaient affaissés on ne savait où. Ainsi fait la neige au printemps, elle noircit, se tasse et s’affaisse – et voilà la terre qui apparaît, mais le printemps est encore loin.


     Sophia versait un soir, à l’aide d’un entonnoir en fer-blanc, du pétrole dans la lampe. Trophime Ivanytch lui cria : « Regarde donc ce que tu fais : ça déborde ! » Sophia se rendit compte seulement à ce moment-là que la lampe était remplie, et que le pétrole1 coulait sans doute depuis un moment sur la table. « Ça déborde… » répéta-t-elle, désemparée ; les lèvres qu’elle tenait toujours serrées étaient grandes ouvertes, comme la nuit. Elle regardait Trophime Ivanytch, il eut l’impression qu’elle voulait ajouter quelque chose. « Eh bien, qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il. Sophia se détourna. « C’est quelque chose à son sujet… au sujet de Ganka ? » entendit-elle sa voix dire, passant à travers ses dents blanches de Tzigane. Elle ne répondit pas.


     En servant le dîner, elle fit tomber une assiette de gruau de sarrasin.  Trophime Ivanytch leva la tête, vit ses nouveaux yeux, affaissés comme de la neige, il éprouva un malaise en la regardant : ce n’était pas elle. « Enfin, qu’est-ce que tu as, Sophia ? » De nouveau, elle ne dit rien.


     La nuit, il revint vers elle, Il ne l’avait pas approchée depuis les deux autres nuits. En entendant sa voix, la voix particulière qu’il avait la nuit, lui dire : « Sophia, parle, je le sais, il faut que tu parles », elle ne put y tenir, cela débordait, ses larmes jaillirent. Elles étaient tièdes – Trophime Ivanytch les sentit sur sa joue et s’alarma : « Mais quoi, quoi ? Qu’importe, parle donc ! » Sophia dit alors : « Je vais… avoir un enfant… » C’était dans l’obscurité, ce n’était pas visible. La main sèche et brûlante de Trophime Ivanytch passa sur son visage – il voulait voir, de ses doigts tremblants, il put sentir les lèvres de Sophia, qui étaient largement ouvertes et souriaient. Il lui dit juste : « So- ofka ! » Il l’appelait ainsi par le passé, il y avait longtemps, une dizaine d’années. Il eut un rire plein de béatitude. « Mais ça remonte à quand ? » demanda Trophime Ivanytch. C’était arrivé l’une des deux nuits après la disparition de Ganka. « Rappelle—toi… Pélaguéïa, là-haut… et je me suis dit que moi aussi, comme Pélaguéïa, j’aurais… Non, je mens : sur le moment, je n’ai rien pensé, c’est juste maintenant… Et même maintenant, je n’y crois pas… si, j’y crois ! » Elle s’embrouillait, ses larmes coulaient facilement, comme, au sol, les ruisseaux dégelés. Trophime Ivanytch posa précautionneusement une main sur son ventre, sa main timide passa de bas en haut.  Le ventre était rond comme la Terre. Dans la terre, profondément enfouie à l’abri des regards, gisait Ganka, et les racines blanches de graines invisibles creusaient des trous dans cette terre. C’était pendant la nuit, puis le jour arriva, suivi d’un nouveau soir.


     Le soir, pour le dîner, Trophime Ivanytch apporta une bouteille de madère. Cette bouteille, Sophia avait déjà vu la même une fois : il aurait mieux fait d’apporter à présent autre chose. Cela, Sophia ne le pensa même pas, elle effleura juste des yeux la chose, sans que cela la pénètre : son corps tout entier souriait, elle était pleine à ras bords, plus rien ne pouvait y entrer. Elle s’inquiétait seulement de voir les jours raccourcir, ils allaient bientôt se consumer définitivement, et ce serait la fin, il fallait se hâter avant la fin, pour réussir à dire ou à faire quelque chose.


     Un jour, Trophime Ivanytch rentra à la maison plus tard que d’habitude. Il s’arrêta sur le seuil, large d’épaules, ses pieds fermement ancrés dans le sol, de la poussière de charbon sur la figure. Il dit à Sophia : « Eh bien, j’ai encore été convoqué. » Sophia comprit tout de suite où et pourquoi, le balancier en elle s’arrêta puis repartit – un coup, deux coups, trois coups. Elle s’assit. « Et alors ? » demanda-t-elle à Trophime Ivanytch. « Bah, ils m’ont dit que l’affaire était classée, ils ne l’ont pas trouvée. Elle est partie va savoir où avec un jules, eh bien, qu’elle aille au diable ! Tant qu’elle ne se remontre pas… » Le cœur de Sophie se ranima : ce n’était pas encore la fin.


     Et au même instant palpita en elle, un peu plus bas, comme un deuxième cœur. Elle poussa un cri et s’attrapa le ventre. « Qu’as-tu ? » demanda Trophime Ivanytch, accouru. « Il… bouge… » dit Sophia d’une voix imperceptible. Trophime Ivanytch secoua la tête, attrapa Sophia et la souleva, elle était légère comme un oiseau. « Laisse-moi », dit-elle. Il la posa par terre, il avait des dents blanches comme des touches d’accordéon, il se mit à rire de toutes les touches à la fois. C’était sans doute la première fois depuis Ganka, il le comprit lui-même aussitôt. Il dit à Sophia : « Écoute, Sophka, et retiens-le : si elle se pointe maintenant, je la… »


     On frappa à la porte, ils se retournèrent vite, tous les deux. Sophia entendit Trophime Ivanytch penser quasiment tout haut : « Ganka », et cette même pensée lui vint fugitivement. Elle savait que c’était impossible – et pourtant c’était là. « J’ouvre ? » demanda Trophime Ivanytch. — « Ouvre », répondit Sophia d’une voix blanche.


     Trophime Ivanytch ouvrit, entra Pélaguéïa, bruyante, tout en largeur, grande ouverte. « Qu’est-ce que tu as, à être blanche comme ça ? dit-elle à Sophia. Il faut que tu manges davantage, à présent, petit papillon. » Pélaguéïa avait mis au monde deux enfants déjà, elle se mit à discuter de cela avec Sophia, dont tout le corps redevint sourire, elle oublia Ganka.


     La nuit, alors qu’elle s’endormait, touchant déjà presque le fond, elle revit soudain Ganka, inexplicablement, comme si celle-ci gisait quelque part sur ce fond nocturne. Sophia tressaillit et ouvrit les yeux, le plafond était éclaboussé de taches claires. Elle entendit le vent battre derrière la fenêtre, faisant tinter un peu la vitre – cela avait été pareil dans la journée. Elle tenta de retrouver toute l’histoire, mais ne put rien se rappeler, elle resta longtemps allongée ainsi. Puis apparurent des images isolées, ne se rapportant à rien : un bout de toile cirée par terre, une mouche rampant sur un dos rose. On voyait distinctement les pattes de la mouche, toutes fines, comme provenant d’une bobine de fil noir. « Qui donc a fait cela, qui ? C’est elle – mais elle, c’est moi… Bon, Trophime Ivanytch est couché à côté de moi, et je vais avoir un enfant – et c’est moi ? » Tous les cheveux sur sa tête se mirent à vivre, elle attrapa l’épaule de Trophime Ivanytch et commença à le secouer : il fallait qu’il lui dise à l’instant qu’il n’y avait rien de tel, que ce n’était pas elle qui avait fait cela. « Qui… qui… ? C’est toi, Sophka ? » dit Trophime Ivanytch, les yeux à peine décollés. — « Ce n’est pas moi, pas moi, pas moi ! » cria Sophia, qui s’arrêta : elle comprit qu’elle ne pourrait rien dire de plus, pas moyen, qu’elle ne dirait jamais rien, parce que… «  Seigneur… Que j’accouche au plus vite ! » dit-elle à voix haute. Trophime Ivanytch se mit à rire : « En voilà une grosse bête ! Tu as bien le temps ! », et, bientôt, il se mit à clapper des lèvres, endormi. 


     Sophia ne dormait pas.. Elle cessa de dormir la nuit. D’ailleurs, il n’y avait presque plus de nuits2, l’eau claire se balançait lourdement au-delà de la fenêtre, et les mouches estivales bourdonnaient sans trêve.








Notes


  1. Pétrole lampant devenu, j’ignore pourquoi, de l’alcool à brûler chez B. Nasaroff…
  2. Nouvelle ellipse : le temps s’accélère.






VII



     Un matin, en partant au travail, Trophime Ivanytch raconta que la veille, à l’usine, un volant avait accroché un graisseur qui avait tourné un long moment, quand on l’avait dégagé, il s’était tâté la tête, avait demandé : « Où est ma chapka ? » et il était mort.


     La deuxième fenêtre1 avait déjà été enlevée, Sophia essuyait les vitres avec un chiffon, tout en pensant au graisseur, à la mort, cela lui parut devoir être très simple – comme le soleil qui se couche, il fait nuit, et ensuite c’est de nouveau le jour, voilà. Elle monta sur le banc pour essuyer tout en haut – et là, le volant la happa, elle laissa tomber le chiffon et poussa un cri. Pélaguéïa accourut, ça, Sophia s’en souvenait, mais après, plus rien, tout tournoyait et filait, elle criait. Elle entendit distinctement, allez comprendre, la sonnerie lointaine du tramway et les voix des gamins dans la cour. Puis tout s’arrêta d’un seul coup, un grand silence régna, Sophia sentait que son sang s’écoulait hors d’elle. Cela avait dû être comme ça pour le graisseur, quand on l’avait dégagé du volant.


     « Eh bien voilà, c’est la fin », dit Pélaguéïa. Ce n’était pas la fin, mais Sophia savait qu’il ne restait que quelques instants avant la fin, il fallait au plus vite, au plus vite… « Vite ! » dit-elle. — « Vite, quoi ? » fit la voix de Pélaguéïa. « La petite… montre-la moi. » — « Et comment sais-tu que c’est une fille ? » s’étonna Pélaguéïa,  qui montra le morceau rouge et vivant arraché de Sophia : les doigts minuscules, sur les pieds ramenés vers le ventre, remuaient, Sophia regardait, regardait. « Tiens, prends-la donc » dit Pélaguéïa en posant l’enfant à côté de Sophia sur le lit, et elle-même alla dans la cuisine.


     Sophia déboutonna son corsage et plaça l’enfant contre sa poitrine. Elle savait que ce n’était pas l’usage le premier jour, mais elle ne pouvait pas attendre, il fallait que tout se fasse le plus vite possible. L’enfant se mit à téter maladroitement, en s’étranglant à moitié. Sophia sentait couler ses larmes tièdes, son lait tiède, son sang tiède, elle était grande ouverte, laissant couler tous ses sucs, elle restait allongée, dans une tiédeur humide et bienheureuse, elle se reposait comme la terre : elle avait vécu toute sa vie pour cet instant, c’est pour lui que tout était arrivé. « Je vais faire un saut chez moi, au-dessus – tu n’as plus besoin de rien ? » demanda Pélaguéïa. Sophia remua seulement les lèvres, mais Pélaguéïa comprit que, non, elle n’avait plus besoin de rien.


     Ensuite, Sophia parut somnoler, il faisait très chaud sous la couverture. Elle entendait les sonneries des tramways, les gamins dans la cour qui criaient : « Attrape-la ! », c’était très lointain, passant à travers l’épaisse couverture. « Attraper qui ? » se dit Sophia, qui ouvrit les yeux. Au loin, sur l’autre rive semblait-il, Trophime Ivanytch allumait une lampe – la pluie tombait dru, du coup, il faisait sombre, la lampe était minuscule comme une épingle. Sophia aperçut les dents blanches comme des touches d’accordéon : Trophime Ivanytch souriait sans doute et lui disait quelque chose, mais elle sombra avant d’avoir pu comprendre quoi.


     À travers son sommeil, Sophia continuait à percevoir la lampe : minuscule comme une épingle, elle était maintenant quelque part à l’intérieur d’elle, dans son ventre. Trophime Ivanytch dit d’une voix nasillarde : «  Ah, dis donc… ma Sophka ! » La lampe se mit à brûler si fort que Sophia appela Pélaguéïa. Assise près du lit, celle-ci somnolait, elle redressa la tête comme un cheval. « La lam… pe », articula Sophia avec difficulté, sa langue était comme une moufle. « L’éteindre ? » Pélaguéïa se rua sur la lampe. Sophia se réveilla alors complètement, et dit à Pélaguéïa que ça la brûlait au bas du ventre.


     À l’aube, Trophime Ivanytch courut chercher la doctoresse. Sophia la reconnut : c’était celle, à forte poitrine et avec un lorgnon, qu’elle avait vue chez le menuisier, avant la fin. La docteresse examina Sophia : « Voui… bien… très bien… Ça fait mal, là ? Voui-voui-voui… » Après quoi, le nez retroussé se tourna joyeusement vers Trophime Ivanytch : « Bon, il faut aller tout de suite à l’hôpital. » Les dents de Trophime Ivanytch s’éteignirent, de sa main couverte de veinules de charbon, il s’agrippa au dossier du lit. « Qu’est-ce qu’elle a ? » demanda-t-il. — « Je ne sais pas encore. Cela ressemble à la fièvre puerpérale », dit joyeusement la doctoresse, qui alla se laver les mains dans la cuisine.


     On mit Sophia sur une civière et l’on fit mouvement vers la porte. Tout son univers de vie passa devant ses yeux : la fenêtre, la pendule au mur, le poêle – c’était comme un vapeur larguant ses amarres et voyant s’éloigner le monde familier sur la berge. Le balancier au mur partit d’un côté, de l’autre, puis il fut hors de vue. Sophia eut l’impression qu’il fallait, une dernière fois, faire quelque chose là, dans cette pièce. Alors que la portière de l’ambulance était déjà ouverte, elle se souvint de quoi, déboutonna vite son corsage et sortit un sein, mais personne ne comprit ce qu’elle voulait, les brancardiers se mirent à rire.


     Il n’y eut rien pendant quelque temps ; Puis la lampe réapparut, elle était maintenant en haut, au plafond blanc. Sophia vit des murs blancs, des femmes blanches dans des lits. Tout près d’elle, une mouche rampait sur le blanc, elle avait des pattes très fines, sortant d’une bobine de fil noir. Sophia poussa un cri et, la chassant, se mit à descendre de son lit. « Hep, où allez-vous ? Restez couchée ! »dit la garde-malade en attrapant Sophia. La mouche avait disparu, Sophia ferma tranquillement les yeux.


     Ganka entra — avec un plein sac de bois. Elle s’assit à croupetons, les genoux largement écartés, jeta, avec un petit sourire, un coup d’œil à Sophia et agita la frange blanche2 sur son front. Sophia sentit les battements de son cœur, elle frappa Ganka de la hache et ouvrit les yeux. Un visage au nez retroussé surmonté d’un lorgnon était penché sur elle, des lèvres épaisses disaient rapidement : « Voui-voui-voui… » Le lorgnon brillait, Sophia plissa les paupières. Ganka entra aussitôt avec son chargement de bois, et s’accroupit. Sophia lui donna un nouveau coup de hache et la doctoresse, hochant la tête, dit encore : « Voui-voui-voui… » Ganka enfonça la tête dans ses genoux, Sophia la frappa encore une fois.


     « Voui-voui-voui… fit la doctoresse. Il est là, son mari ? Appelez-le vite. » — «  Vite ! Vite ! » cria Sophia ; elle comprit que c’était la fin, qu’elle était en train de mourir et qu’il fallait se dépêcher, en y mettant toutes ses forces. La garde-malade partit en courant et claqua la porte. Un sourd coup de canon retentit, tout proche, le vent battait furieusement la vitre. « C’est l’inondation ? » demanda Sophia, ouvrant tout grand les yeux. — « Oui oui, tout de suite… Restez couchée », dit la docteresse.


     Le canon tonnait, le vent hululait dans ses oreilles, l’eau montait toujours plus haut – elle allait d’un moment à l’autre jaillir et tout emporter, il fallait au plus vite, au plus vite… La douleur bien connue, la douleur de la veille la tirailla, la coupant en deux, Sophia écarta les jambes. « Accoucher… accoucher au plus vite ! » – elle attrapa la manche de la doctoresse. — « Du calme, du calme. Vous avez déjà accouché : Il vous faut qui d’autre ? » Sophia savait bien qui, mais ne pouvait prononcer son nom, l’eau montait toujours, il fallait au plus vite…


     Le tête enfoncée dans les genoux, Ganka était accroupie près du poêle, Trophime Ivanytch s’approcha d’elle, la cachant à la vue. « Ce n’est pas moi, pas moi, pas moi ! » voulait dire Sophia – c’était déjà arrivé une fois. Elle se rappela la nuit en question et comprit aussitôt ce qu’elle devait faire, les choses devinrent claires, évidentes dans sa tête.. Elle bondit, se mit à genoux dans son lit et cria à Trophime Ivanytch : « C’est moi, moi ! Elle allumait le poêle, je l’ai frappée avec la hache… » — « Elle n’a pas ses esprits… elle ne sait pas elle-même… » commença Trophime Ivanytch. « Tais-toi ! cria Sophia, il se tut, d’énormes vagues jaillissaient d’elle et le submergeaient, les noyaient tous, puis tout s’apaisa en un instant, il y avait juste des yeux. « Je l’ai tuée, dit pesamment et fermement Sophia. Je l’ai frappée avec la hache. Elle habitait chez nous, elle était avec lui, je l’ai tuée, je voulais avoir… » - « Elle n’a pas ses esf-frits… ses esf-frits », les lèvres de  Trophime Ivanytch tremblaient, il n’arrivait pas à articuler.


     Sophia eut peur de ne pas être crue, elle rassembla tout ce qui lui restait de forces pour se souvenir, et déclara : « Si, je sais ce que je dis. Après, j’ai jeté la hache derrière le poêle, elle s’y trouve encore… »


     Tout était blanc, autour d’elle, et très silencieux, comme en hiver. Trophime Ivanytch se taisait. Sophia comprit qu’on la croyait. Elle retomba sur le lit lentement, comme un oiseau. Maintenant, ça allait, c’était la félicité, elle était finie, elle avait entièrement coulé, s’était entièrement épanchée. 


     Trophime Ivanytch fut le premier à se ressaisir. Il se pencha vers Sophia, s’agrippa au dossier du lit pour la retenir, ne pas la laisser partir. « Elle est morte ! » s’écria-t-il. Les femmes se jetaient à bas de leur lit, accouraient, tendaient le cou. « Allez vous-en, allez vous-en ! Recouchez-vous ! » leur criait la garde-malade en agitant les mains, mais elles ne partaient pas. La doctoresse souleva la main de Sophia, la garda un peu puis dit gaiement : « Elle dort. »


     Au soir, le blanc tourna au verdâtre, telle une eau paisible, et le ciel, derrière les fenêtres, en fit de même. La doctoresse à forte poitrine se tenait à nouveau près du lit de Sophia, ayant à ses côtés Trophime Ivanytch et un jeunot glabre avec une cicatrice sur la joue qui lui donnait l’air d’avoir tout le temps mal, mais en gardant le sourire. 


     La doctoresse sortit un cornet acoustique, écouta le cœur de Sophia : il battait régulièrement, tranquillement, et elle respirait de même. « Voui-voui-voui… » la doctoresse réfléchit un instant3. « Mais elle va s’en sortir, ma parole, elle va s’en sortir ! » Elle ôta son lorgnon, ses yeux se firent semblables à ceux des enfants quand ils regardent le feu.


     « Eh bien, commençons, alors ! » dit le jeune homme glabre, et il sortit du papier, il avait mal mais souriait de toute sa cicatrice. « Non, pas question, il faut la laisser dormir, dit la doctoresse. Vous devrez revenir demain, cher camarade. » — « Très bien. Cela m’est égal. » — « À elle encore plus, faites-en ce que vous voulez, maintenant ! » Le lorgnon de la doctoresse brillait, le jeune homme sortit, souriant à travers sa douleur.


     La doctoresse restait, contemplant la femme. Celle-ci dormait comme une bienheureuse, le souffle calme et régulier, les lèvres largement ouvertes.   

     



Notes


  1. Double fenêtre posée pour l’hiver.
  2. La frange était châtain clait au début, elle a éclairci tout au long du récit…
  3. Une seconde dans le texte russe, qui devient une minute chez B. Nasaroff…