dimanche 29 octobre 2023

Lgov (Ivan Tourguéniev)

      Voici le septième récit, datant de 1847, du cycle reconstitué des Mémoires d'un chasseur. Il prend place entre L'"odnodvorets" Ovsianikov et Le pré Béjine...


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     — Allons à Lgov, me dit un jour Iermolaï, que les lecteurs connaissent déjà1. Nous pourrons y tirer le canard à volonté.

     Bien que, pour un vrai chasseur2, le canard sauvage ne présente pas d’intérêt particulier, je suivis, à défaut d’autre gibier (nous étions au début de septembre, les bécasses n’étaient pas encore arrivées et j’en avais assez de battre la campagne à la recherche des perdrix), son conseil et partis pour Lgov.

     Lgov est un gros bourg de la steppe doté d’une très vieille église à coupole unique3 et de deux moulins le long de la Rossota, petite rivière marécageuse. À environ cinq verstes4 de Lgov, cette rivière se transforme en un large étang envahi, sur les bords et par endroits au milieu, de joncs poussant en rangs serrés – cette variété de jonc que, du côté d’Orel ,on appelle maïer. Sur cet étang, ans les anses paisibles entre les jonchaies, pullulaient en quantité innombrable les canards de toutes sortes : barboteurs, semi-barboteurs, pilets, sarcelles, plongeons, etc. De petites bandes d’oiseaux voletaient sans cesse au-dessus de l’eau, et il s’en élevait, au premier coup de feu, de telles nuées que le chasseur portait involontairement la main à sa chapka en disant d’une voix traînante: « Fou-ou ! » Nous commençâmes, Iermolaï et moi, par longer l’étang, mais, primo, le canard, oiseau prudent, ne se tient pas là ; secundo, même lorsque quelque sarcelle inexpérimentée et restée en arrière se retrouvait exposée à nos fusils et en perdait la vie, nos chiens n’étaient pas en état d’aller la retirer de la masse compacte des maïers : malgré leur abnégation pleine de noblesse, ils ne pouvaient ni nager ni poser les pattes sur le fond, et se coupaient inutilement leurs museaux précieux aux bords acérés des joncs. 

     — Non, finit par dire Iermolaï, nous n’y arriverons pas comme ça : il nous faut une barque… Retournons à Lgov.

     Nous partîmes. À peine avions-nous fait quelques pas que courut à notre rencontre, sortant d’un buisson d’osiers, un chien couchant5 d’aspect assez misérable ; à sa suite apparut un homme de taille moyenne, vêtu d’un surtout bleu très élimé, d’un gilet jaunâtre et d’un pantalon gris de lin ou bleu d’amour6 hâtivement fourré dans des bottes trouées, un foulard rouge au cou et un fusil à canon unique en bandoulière. Cependant que nos chiens s’abouchaient, en observant le rite chinois propre à leur race, avec le nouveau venu qui, visiblement peu rassuré, baissait la queue de peur, rejetait les oreilles en arrière et tournait sur lui-même sans plier les jarrets et en montrant les dents, l’inconnu s’approcha de nous et nous salua avec une extrême politesse. À le voir, on lui donnait vingt-cinq ans ; ses longs cheveux châtain clair fortement imprégnés de kvas7 pointaient en petites tresses rigides, ses petits yeux noisette clignaient aimablement, tout son visage, enveloppé d’un foulard noir comme s’il souffrait d’une rage de dents, souriait avec douceur. 

     — Permettez-moi de me présenter, commença-t-il d’une voix douce et insinuante : je suis Vladimir, un chasseur local… Ayant appris votre arrivée, et votre présence sur les bords de notre étang, je suis venu vous proposer mes services, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

     Le chasseur Vladimir parlait, à s’y méprendre, comme un acteur de province jouant des rôles de jeune premier. J’acceptai sa proposition et eus le temps, avant d’arriver à Lgov, d’apprendre son histoire. C’était un ancien domestique, un serf affranchi8 ; dans sa prime jeunesse, il avait appris la musique, puis servi comme valet de chambre, savait lire et écrire et avait, pour autant que je pus en juger, mis son nez dans quelques petits livres ; il vivait à présent, chose assez répandue en Russie, sans un sou, sans emploi fixe et comptant quasiment sur la manne céleste pour sa pitance. Il s’exprimait avec une remarquable élégance et aimait visiblement faire étalage de ses manières ; c’était aussi un coureur invétéré, connaissant sans doute de grands succès : les jeunes filles russes sont sensibles aux beaux discours. Il me fit remarquer, entre autres choses, qu’il allait parfois rendre visite à des propriétaires du district, qu’on l’invitait en ville, qu’il jouait à la préférence9 et connaissait des gens dans les deux capitales10. Il souriait à la perfection, avec une gamme étonnamment variée de sourires ; celui qui lui allait le mieux était un sourire modeste, plein de retenue, qui jouait sur ses lèvvres lorsqu’il écoutait les autres parler. Il vous écoutait, était complètement d’accord avec vous, sans toutefois perdre le sentiment de son propre mérite et semblait vous donner à entendre qu’il pourrait, à l’occasion, exprimer sson propre avis. Iermolaï, homme point trop instruit ni trop subtil, commençait déjà à le tutoyer. Il fallait voir le sourire ironique avec lequel Vladimir lui donnait du « vous11… »

     — Pourquoi ce foulard autour de votre tête ? lui demandai-je. Vous avez mal aux dents ?

     — Non monsieur12, répliqua-t-il, c’est la conséquence plus funeste d’une imprudence. J’avais un ami, quelqu’un de bien, mais pas du tout chasseur, ce sont des choses qui arrivent. Voilà qu’un jour, il me dit : « Mon cher ami, emmène-moi à la chasse : je suis curieux d’apprendre en quoi consiste ce divertissement. » Bien sûr, je n’eus pas le cœur de refuser cela à un camarade : je lui procurai un fusil et le pris avec moi. Nous avons donc bel et bien chassé ; il nous est ensuite venu à l’idée de nous reposer. Je m’assis sous un arbre ; lui, de son côté, se mit à s’amuser à manier son fusil, en me visant, qui plus est. Je le priai d’arrêter, mais son manque d’expérience fit qu’il ne m’obéit pas. Le coup de feu partit et m’enleva le menton et l’index de la main droite.

     Nous arrivâmes à Lgov. Auussi bien Vladimir que Iermolaï étaient d’avis qu’il était impossible de chasser sans barque. 

     — Le Nœud13 a un canot à fond plat, observa Vladimir – mais je ne sais pas où il l’a mis. Il faut passer en vitesse chez lui.

     — Chez qui ? demandai-je.

     — Il y a ici un homme dont le sobriquet est le Nœud.

     Vladimir se rendit chez le Nœud, accompagné par Iermolaï. Je leur dis que j’allais les attendre près de l’église. En examinant les sépultures dans le cimetière14, je tombai sur une urne à base carrée, noircie par le temps. portant des inscriptions. On lisait sur un côté, en français : « Ci-gît Théophile Henri, vicomte de Blangy » ; sur un autre, en russe : « Sous cette pierre repose le corps du comte de Blangy, sujet français ; il naquit en 1737 et mourut en 1799, à l’âge de 62 ans » ; sur un troisième : « Paix à ses cendres », et sur le quatrième :


          Sous cette pierre repose un émigré français ;

          D’origine noble, il ne manquait pas de talent.

          Ayant pleuré son épouse et sa famille abattues,

          Il quitta sa patrie foulée par les tyrans ;

          Ayant atteints les bords du pays des Russes,

          Il y trouva pour ses vieux jours l’hospitalité d’un toit ;

          Il instruisit les enfants et rassura les parents…

          Le Très-Haut lui donna ici le repos15.


     L’arrivée de Iermolaï, de Vladimir et de l’homme étrangement surnommé le Nœud interrompit mes réflexions.

     Nu-pieds, hirsute et déguenillé,  le Nœud semblait être un ancien domestique d’une soixantaine d’années.

     — Tu as un bateau ? lui demandai-je.

     — J’en ai un, répondit-il d’une voix sourde et cassée, seulement il est très mauvais.

     — Qu’est-ce qu’il a ?

     — Les planches sont disjointes, et les chevilles sont sorties des trous.

     — Pas grave, dit aussitôt Iermolaï, avec de l’étoupe on peut boucher les trous.

     — Pour sûr, confirma le Nœud.

     — Au fait, tu es qui ?

     — Je suis le pêcheur seigneurial16.

     — Comment peux-tu te dire pêcheur, alors que tu laisses ton bateau en si mauvais état ?

     — Bah, dans notre rivière, il n’y a pas de poisson.

     — Le poisson n’aime pas la rouille palustre, observa d’un air important mon chasseur.

     — Eh bien, dis-je à Iermolaï, procure-toi de l’étoupe et remets en état le bateau, dépêche-toi.

     Iermolaï partit.

     — Ne risquons-nous pas de couler ? dis-je à Vladimir.

     — Avec l’aide de Dieu, tout se passera bien, répondit-il. En tout cas, on peut supposer que l’étang n’est pas profond.

     — Il n’est pas profond, fit remarquer le Nœud, qui parlait d’une voix étrange, à moitié endormie, mais au fond, il y a de la vase des herbes, plein d’herbes. Du reste, il y a aussi des trous d’eau17.

     — Tout de même, si l’herbe est si épaisse, observa Vladimir, il n’y aura pas moyen de ramer.

     — Mais qui rame sur un bateau plat ? Il faut le pousser. J’irai avec vous ; j’ai une perche, sinon, on peut aussi utiliser une pelle.

     — Une pelle, ce ne serait pas commode, dans certains endroits on n’atteindrait sans doute pas le fond, dit Vladimir.

     — Pas commode, y a du vrai.

     Je m’assis sur une tombe pour attendre Iermolaï. Vladimir s’écarta un peu, par décence, et s’assit également. Le Nœud resta debout au même endroit, tête, baissée, les mains derrière le dos, vieille habitude chez lui, visiblement.

     — Dis-moi, je te prie, il y a longtemps que tu es pêcheur ? lui demandai-je.

     — Bientôt huit ans, répondit-il en s’animant.

     — Et que faisais-tu auparavant ?

     — J’étais cocher. 

     — Et qui t’a rétrogradé ?

     — La nouvelle maîtresse.

     — Quelle maîtresse ?

     — Ben, celle qui nous a achetés18. Vous ne devez pas la connaître : Aliona Timofeïevna, une grosse… pas jeune.

     — Qu’est-ce qui lui a donné l’idée de faire de toi un pêcheur ?

     — Allez savoir. Elle est arrivée de son domaine de Tambov, elle a réuni tous les domestiques et s’est montrée à nous. Nous lui avons baisé la main, elle ne s’est pas fâchée… Ensuite, elle s’est mise à demander à chacun ce qu’il faisait, quel était son emploi. Arrive mon tour ; la voilà qui me demande : « Qu’étais-tu ? » –« Cocher. » – « Cocher ? En voilà un cocher ! Regarde-toi : drôle de cocher ! Cocher, ce n’est pas pour toi, chez moi tu seras pêcheur, et rase ta barbe. À chacune de mes venues, tu pourvoiras ma table en poisson, tu m’entends ? » Depuis ce temps-là, je suis devenu pêcheur. Elle m’a encore dit : « Prends bien garde d’entretenir l’étang… » Mais comment faire pour l’entretenir ?

     — À qui apparteniez-vous auparavant ?

     — À Sergueï Serguéitch20 Pekhtériev. Il nous avait obtenus par héritage. Mais il ne nous a pas gardé plus de six ans. Chez lui, j’étais cocher, je le conduisais… mais au village seulement – en ville, il en avait d’autres.

     — Et tu as été cocher depuis ta jeunesse ?

     — Pour ça, non ! Je suis devenu cocher du temps de Sergueï Serguéitch, avant j’étais cuisinier, mais là aussi au village, pas en ville.

     — Et chez qui étais-tu cuisinier, alors ?

     — Mais chez le barine précédent, Afanassi21 Néfédytch, l’oncle de Sergueï Serguéitch. Afanassi Néfédytch avait acheté Lgov, et Sergueï Serguéitch a hérité du domaine.

     — À qui Afanassi Néfédytch l’avait-il acheté ?

     — Mais à Tatiana Vassilievna.

     — Quelle Tatiana Vassilievna ?

     — Mais celle qui est morte il y a deux ans, du côté de Bolkhov22… je veux dire du côté de Karatchev, une vieille fille… Elle ne s’était jamais mariée. Vous ne l’avez pas connue ? Elle nous tenait de son père, Vassili Sémionytch. Nous avons été en sa possession un bon petit moment, une vingtaine d’années.

     — Et alors, tu étais son cuisinier ?

     — Au début, son cuisinier, oui, ensuite je suis devenu kofichenk23.

     — Tu es devenu quoi ?

     Kofichenk.

     — Qu’est-ce que c’est que cet emploi ?

     — Mais je ne sais pas, petit père. Je me tenais à l’office et m’appelais Anton au lieu de Kouzma. C’étaient les ordres de la maîtresse.

     — Ton véritable nom est Kouzma ?

     — Kouzma, oui.

     — Et tu es resté tout le temps kofichenk ?

     — Non, pas tout le temps : j’ai aussi été akhteur24.

     — Pas possible !

     — Si fait, je l’ai été… je jouais sur le kéïâtre. Notre maîtresse avait installé un kéïâtre chez elle.

     — Et quels rôles jouais-tu ?

     — Je vous demande pardon ?

     — Qu’est-ce que tu y faisais, au théâtre ?

     — Quoi, vous ne savez pas ? Voilà, on me prenait et on m’habillait chic ; après, je déambulais comme ça, ou je me tenais debout, ou je restais assis, comme il le fallait. On me disait de dire quelque chose, et je le faisais. J’ai représenté un aveugle, une fois… On m’avait mis un pois sous chaque paupière… Parfaitement !

     — Et ensuite, qu’es-tu devenu ?

     — Et ensuite, je suis redevenu cuisinier.

     — Pourquoi as-tu été ainsi rétrogradé ?

     — C’est que mon frère s’était enfui.

     — Bon, et chez le père de ta première patronne, que faisais-tu ?

     — Oh, j’ai occupé différents emplois : j’ai d’abord été petit cosaque25, puis postillon, jardinier, chef piqueur.

     — Chef piqueur ? Tu menais les chiens ?

     — Tout à fait, mais je me suis fait du mal : je suis tombé de cheval, et le cheval s’est blessé. Le vieux maître était très sévère, il m’a fait fouetter, puis m’a envoyé en apprentissage à Moscou chez un cordonnier.

     — En apprentissage ? Tu n’étais plus un enfant, si tu étais chef piqueur…

     — Oui, je devais avoir un peu plus de vingt ans.

     — En apprentissage à vingt ans ?

     — Faut croire que c’était possible, du moment que le barine l’avait ordonné. Mais heureusement, il est mort peu après, et on m’a fait revenir au village. 

     — Et quand as-tu appris l’art de la cuisine ?

     le Nœud leva son visage jaune et émacié et eut un sourire ironique.

     — Depuis quand cela s’apprend-il ? Les paysannes font bien la popote !

     — Eh bien Kouzma, dis-je, tu en as vu des vertes et des pas mûres, dans ta vie ! Que fais-tu donc à présent, toi le pêcheur, alors qu’il n’y a pas de poisson chez vous ?

     — Oh, je ne me plains pas, petit père. Je remercie Dieu qu’on m’ait nommé pêcheur. Tenez, il y en a un autre, de vieux comme moi – André le Pustuleux – que la maîtresse a placé aux cuves, à la fabrique de papier26. C’est pécher de ne pas gagner le pain que l’on mange, a-t-elle dit… Et le Pustuleux qui comptait sur une faveur ! En effet, il a un petit-cousin27 employé aux écritures au comptoir de cette dame, qui lui avait promis de parler de lui à la patronne. Ah ouiche, il lui en a parlé !… Et j’avais vu de mes propres yeux le Pustuleux se jeter aux pieds de son petit-cousin pour l’implorer.

     — Tu as de la famille ? Tu as été marié ?

     — Non, petit père. La défunte Tatiana Vassilievna – que Dieu ait son âme ! – n’autorisait personne à se marier. Surtout pas ! Il lui arrivait de dire : « Je reste bien fille, moi, en voilà des caprices ! Que leur faut-il donc ? »

     — De quoi vis-tu, à présent ? Tu touches des gages ?

     — Des gages, petit père, quels gages ?… On me donne des vivres, Dieu soit loué ! Je suis bien content. Que Dieu accorde longue vie à notre maîtresse !

     Iermolaï revint.

     — La barque est arrangée, dit-il d’une voix rude. Va donc chercher ta perche, toi !…

     Le Nœud courut chercher la perche. Pendant tout mon entretien avec le pauvre vieux, le chasseur Vladimir l’avait observé, un sourire méprisant aux lèvres.

     — Un véritable imbécile28, dit-il après le départ de l’autre – un homme absolument inculte, un moujik et rien d’autre. On ne saurait voir en lui un serviteur. Et il n’a fait que se vanter… comment voulez-vous qu’il ait été acteur, je vous le demande ?! Vous vous êtes donné de la peine pour rien en discutant avec lui !

     Un quart d’heure plus tard, nous étions installés dans le bateau à fond plat du Nœud — nous avions laissé les chiens dans une izba, confiés à la garde du cocher Iégoudiil29. Ce n’était pas très commode, mais les chasseurs ne sont pas gens difficiles. Debout à l’arrière arrondi de la barque se tenait le Nœud, qui poussait avec sa perche ; Vladimir et moi étions assis sur la traverse au milieu du bateau. Iermolaï avait trouvé place tout à l’avant. Malgré l’étoupe de calfeutrage, l’eau se montra bientôt à nos pieds. Par bonheur, le temps était calme, et l’étang paraissait dormir. 

     Nous avancions assez lentement. Le vieillard avait du mal à retirer de la vase visqueuse sa longue perche, tout enchevêtrée des filaments verts des herbes aquatiques ; lla masse compacte es feuilles rondes des nénuphars entravaient aussi la progression de notre barque. Nous arrivâmes enfin aux jonchaies, et le tintamarre commença. Effrayés par notre soudaine apparition dans leur domaine, les canards s’élevaient avec bruit, s’arrachant à l’étang, les coups de feu se succédaient en rafales, et c’était plaisant de voir ces oiseaux à courte queue culbuter dans les airs et retomber lourdement dans l’eau, avec de grands « plouf ! ». Nous ne pûmes bien sûr pas récupérer tous les oiseaux atteints30 : ceux qui étaient légèrement blessés plongeaient ; d’autres, tués raides, tombaient dans un tel buisson de maïers que même les yeux de lynx de Iermolaï ne pouvaient les dénicher ; tout de même, à l’heure du déjeuner31, notre barque était pleine à ras bords de gibier.

     À la grande joie de Iermolaï, Vladimir était médiocre tireur et, après chaque coup de fusil raté, faisait mine de s’étonner, examinait son fusil et soufflait dedans, restait perplexe et finissait par nous expliquer pourquoi il avait manqué sa cible. Iermolaï tirait à la perfection, comme toujours, et moi plutôt mal, comme d’habitude. Le Nœud nous regardait avec les yeux d’un homme au service d’un maître depuis l’enfance, nous criant de temps en temps : « Là-bas, encore un canard ! » et se grattant le dos sans cesse, non pas avec les mains mais en remuant ses épaules. Le temps demeurait magnifique : haut dans le ciel, de gros nuages blancs filaient silencieusement au-dessus de nous, se reflétant dans l’eau ; les joncs chuchotaient ; par endroits, l’étang luisait au soleil comme de l’acier. Nous nous apprêtions à revenir au village lorsqu’il nous arriva soudain un événement assez désagréable.

     Nous avions remarqué depuis un moment que l’eau envahissait peu à peu notre  barque. Vladimir fut chargé d’écoper à l’aide d’un puisoir dérobé à tout hasard par mon chasseur prévoyant à une paysanne bayant aux corneilles. Tout alla pour le mieux tant que Vladimir s’acquitta de ses obligations. Mais, vers la fin de la chasse, comme si les canards voulaient nous dire adieu, il s’en éleva de telles volées que nous avions à peine le temps de recharger nos fusils. Dans le feu de la fusillade, nous ne fîmes plus attention à l’état de notre bateau, jusqu’à ce qu’un mouvement violent de Iermolaï – il s’efforçait d’attraper un oiseau abattu et appuya de tout son corps sur un bord en se penchant – fit brusquement s’incliner notre embarcation délabrée, qui se remplit d’eau et coula majestueusement, à un endroit par chance peu profond. Nous poussâmes un cri, mais c’était trop tard : en un instant, nous eûmes de l’eau jusqu’au menton, avec les corps des canards morts qui flottaient autour de nous. À présent, je ne puis m’empêcher de rire en repensant aux visages blêmes et effarés de mes compagnons – le mien ne devait pas non plus afficher un teint bien rouge ; mais j’avoue que, sur le moment, je n’avais guère envie de rire. Chacun de nous tenait son fusil au-dessus de sa tête, et le Nœud, sans doute à cause de son habitude d’imiter ses maîtres, brandissait sa perche en hauteur. Iermolaï fut le premier à rompre le silence.

     — Saloperie ! marmonna-t-il en crachant dans l’eau, en voilà une histoire ! C’est de ta faute, vieux démon ! ajouta-t-il avec courroux en s’adressant au Nœud : a-t-on idée d’avoir un bateau comme ça ?

     — Faites excuse, balbutia le vieillard.

     — Et toi non plus, tu n’es pas mal, continua mon chasseur en tournant la tête vers Vladimir. Tu regardaiis quoi ? Pourquoi tu n’écopais plus ? Tu, tu, tu…

     Mais Vladimir était loin de songer à répliquer : il tremblait comme une feuille, claquait des dents et souriait d’un air stupide. Qu’étaient devenus sa verve, son sens délicat des convenances et de sa propre dignité ?

     La maudite barque oscillait légèrement sous nos pieds… Au moment du naufrage, l’eau nous avait semblé extrêmement froide, mais nous nous y étions vite habitués; Une fois passé le premier effroi, je regardai autour de moi : à une dizaine de pas de nous, un peu partout poussaient les joncs ; au loin, le bord de l’étang se montrait au-dessus de leurs têtes. « Pas fameux ! » me dis-je.

     — Que faire ? demandai-je à Iermolaï.

     — On va bien voir : il ne s’agit pas de passer la nuit ici, répondit-il. Hé, toi, prends mon fusil, dit-il à Vladimir.

     Celui-ci obéit sans murmurer.

     — Je vais tâcher de trouver un gué, poursuivit Iermolaï avec assurance, comme si dans chaque étang se trouvait immanquablement un gué ; il prit la perche des mains du Nœud et se dirigea vers le bord en tâtant précautionneusement le fond.

     — Mais tu sais nager ? lui demandé-je.

     — Non, fit sa voix de derrière les joncs.

     — Alors, il va se noyer, observa sans s’émouvoir le Nœud ; c’était notre colère qui l’avait effrayé, plus tôt, et non le danger ; à présent, parfaitement calme, il se contentait de souffler fort de temps à autre, et ne semblait nullement ressentir le besoin de modifier sa situation.

     — Et il va périr sans la moindre utilité, monsieur32, ajouta plaintivement Vladimir. 

     Iermolaï mit plus d’une heure à revenir. Cette heure nous parut une éternité. Au début, nous échangions des appels fréquents avec lui, puis ses réponses se firent plus rares, et il finit par se taire complètement. Au village, la cloche sonna les vêpres. Nous ne parlions pas entre nous, nous nous efforcions même de ne pas nous regarder. Des canards volaient au-dessus de nos tête ; d’autres faisaient mine de se poser à côté de nous, mais remontaient soudain en chandelle et repartaient avec de grands cris. Nous commencions à nous engourdir. Le Nœud battait des paupières comme s’il se préparait à dormir.

     Enfin, et ce fut pour nous une joie indescriptible, Iermolaï revint.

     — Eh bien ?

     — J’ai regagné le bord ; j’ai trouvé un gué… Venez.

     Nous faisions déjà mouvement pour partir, mais il commença par sortir, sous l’eau, une ficelle de sa poche, attacha par les pattes les canards tués, prit entre ses dents les deux bouts de la ficelle et se mit à avancer ; Vladimir le suivit, avec moi derrière lui. Le Nœud fermait la marche. La rive était à deux cent pas environ ; Iermolaï avançait hardiment et sans marquer d’arrêt – tant il avait bien observé le chemin –, en nous criant juste de temps en temps : « Prenez à gauche, sur la droite il y a un trou d’eau ! », ou : « Serrez à droite, à gauche vous allez vous embourber… » Nous avions parfois de l’eau jusqu’au menton, et à deux reprises ce pauvre Nœud, le plus petit d’entre nous, but la tasse et lâcha des bulles à la surface de l’eau. « Allez, allez, allez ! » le grondait Iermolaï, et le Nœud s’efforçait de remonter, tricotait des jambes, faisait des bonds et réussissait à trouver un endroit moins profond ; il n’osait pas, même aux instants critiques, attraper un pan de mon surtout. Fourbus, sales et trempés, nous atteignîmes enfin la rive.

     Deux heures plus tard, séchés autant que c’était possible, nous étions installés dans une vaste grange et nous apprêtions à souper. Le cocher Iégoudiil, lambin remarquablement mou, raisonneur et somnolent, se tenait à la porte et offrait sans barguigner – j’ai remarqué qu’en Russie les cochers se lient très facilement – du tabac au Nœud. Ce dernier prisait avec acharnement, jusqu’à avoir la nausée : il crachait, toussait et semblait y prendre grand plaisir. Vladimir prenait des airs languissants, penchait la tête de côté et parlait peu.Iermolaï essuyait nos fusils. Les chiens remuaient la queue à toute vitesse en attendant leur pâtée d’avoine ; les chevaux piaffaient et hennissaient sous l’auvent… Le soleil se couchait ; ses derniers rayons se dispersaient en larges bandes pourpres ; de petits nuages dorés traînaient dans le ciel, s’amenuisant comme une longue mèche lavée et démêlée33… Des chants montaient du bourg.



     

     Notes


  1. Iermolaï est un serf accompagnant parfois le narrateur à la chasse. Voir notamment : https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/220321/iermolai-et-la-meuniere-ivan-tourgueniev
  2. Le narrateur ne chasse que du gibier à plumes. C'était le cas, à quelques lièvres près, de Tourguéniev.
  3. « Signe d’ancienneté : à la fin du XVIIe siècle, on revint à la tradition byzantine des églises à cinq coupoles » (note due à Henri Mongault).
  4. La verste faisait un peu moins de 1,1 km.
  5. Et non pas chien courant, erreur d’H. Mongault.
  6. En français transcrit en russe.
  7. Boisson fermentée. H. Mongault précise que les paysans l’utilisaient comme pommade.
  8. Rappel : ce récit fut publié en 1847, donc une quinzaine d’années avant l’oukaze (l’édit) d’Alexandre II abolissant le servage. Tout au long du cycle des Récits d’un chasseur, Tourguéniev passe en revue diverses situations et différents types de serfs. Profondément libéral (il fut épinglé pour cela par Dostoïevski, notamment dans Les Démons), il détestait le système en vigueur en Russie avant 1861, et manifesta une certaine fierté d’avoir pu, par ses écrits, contribué à mettre à bas le servage.
  9. Jeu de cartes introduit en Russie en 1838 et y ayant connu un énorme succès.
  10. Moscou et Saint-Pétersbourg. Le texte russe ne permet d’ailleurs pas de savoir s’il s’agit d’une des capitales, ou des deux.
  11. Et même « vous monsieur », le deuxième mot signalé comme d’habitude par l’enclitque sifflée « s », initiale de l’ancien terme signifiant « monsieur ».
  12. Idem. L’enclitique se retrouve un peu partout dans la réponse de Vladimir…
  13. Dans le bois. Au sens figuré : l’anicroche. H. Mongault a traduit par « La Branche », ce qui n’est pas absurde, mais me semble fade.
  14. Le cimetière est dans l’enceinte de l’église.
  15. Tournures poétiques et archaïques, comme il se doit. Michel Delarche, que je remercie, a trouvé au sujet du personnage évoqué ici une légende fort intéressante : https://www.fern-flower.org/en/places/suryaninsky-forest (une polésie est une région historique de l'Europe slave)
  16. Seigneur du coin, propriétaire du domaine, barine.
  17. Avec une note de l’auteur indiquant qu’il s’agit d’endroits, dans un étang ou une rivière, où l’eau est profonde.
  18. Voir la note 8 : avec un domaine, on achète le village qui en fait partie, c’est-à-dire les âmes, les foyers…
  19. Forme populaire de Iéléna (Hélène). À noter que, depuis 1980, le prénom Aliona a droit de cité à part entière.
  20. Pour Sergueïevitch, fils de Serge. Le nom de famille peut auss, le cas échéant, se prononcer Pekhtériov, et peut être russe, bulgare, juif ou azerbaïdjanais, paraît-il.
  21. Athanase. Je garde la forme russe puisque le patronyme suit : Néfédytch pour Néfédovitch, plutôt Néfiodovitch, d’ailleurs.
  22. https://fr.wikipedia.org/wiki/Bolkhov . Karatchev est à une centaine de kilomètres.
  23. Préposé au café. Du turc kafatgi (ou kafetgi), en passant par l’allemand Kaffeeschenk, cafetier (d’après une note d’H. Mongault et quelques recherches).
  24. Le mot « acteur » est estropié, de même que « théâtre » un peu plus loin.
  25. Jeune laquais habillé en Cosaque.
  26. Pour des détails sur cette industrie, se reporter au récit Le pré Béjine : https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/070923/le-pre-bejine
  27. Et non pas petit-neveu, comme on trouve chez H. Mongault. Mais ce n’est rien à côté des contresens que l’on trouve dans la vieille traduction d’É. Halpérine-Kaminsky…
  28. réapparition de l’enclitique sifflée, voir la note 11.
  29. Jéhudiel : https://fr.wikipedia.org/wiki/J%C3%A9hudiel
  30. Erreur, ici, chez H. Mongault qui écrit : « Nous ne pouvions songer à les atteindre tous. »
  31. Tardif, a lieu vers quinze heures.
  32. Retour de l’enclitique sifflée marquant l’obséquiosité de Vladimir.
  33. Il semble que le terme russe, qui signifie ordinairement « vague », ait eu ce sens du côté d’Orel, jadis. Le pauvre H. Mongault avait renoncé à traduire des quelqus mots. Quant au brave Halpérine-Kaminsky, il y va carrément, parlant d’une « vague lavée et peignée »…