jeudi 5 octobre 2023

Le brigand (Nikolaï Leskov)

     Voici l’un des trois premiers récits de Nikolaï Leskov, datant de 1862. L’auteur est de nos jours considéré comme un classique, mais sa réputation connut, de son vivant (1831-1895) des hauts et des bas. L’homme avait le chic pour se brouiller avec des tas de gens. Il se considéra, dans les dernières années de sa vie, comme un disciple de Tolstoï – son christianisme antisacramentaire et anti-ecclésial l’en rapprochait, mais le jugement de Tolstoï sur son œuvre était très fluctuant. On trouve à la fin le « thème ukrainien » signalé dans le tome « Le temps du roman » de la grande Histoire de la littérature russe publiée chez Fayard : Leskov, qui avait pas mal circulé en Russie pour les affaires de son oncle, avait vécu en Ukraine et avait rendu visite au poète Taras Chevtchenko avant la mort de celui-ci.


     Ceci une traduction « à la française », assez libre, ce qui est inévitable compte tenu des libertés prises par l’auteur lui-même, utilisant ses tournures de phrase et sa version du vocabulaire (présence de leskovismes) et reproduisant la langue parlée, dans la tradition, affectionnée par lui, du skaz, le conte transmis oralement et reproduit dans le texte écrit. Certains passages dialogués sont difficiles à interpréter, je ne garantis pas toujours la traduction.

     On trouvera une étude intéressante sur les débuts littéraires de Leskov ici :

https://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1981_num_22_1_1902





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     Nous nous rendions à la foire de Makarié. Le tarantass1 était énorme, il venait de Tambov. Nous étions cinq2 : moi3, un marchand de Nijni Lomov, le commis d’une maison commerciale d’Astrakhan, deux jeunes gaillards l’accompagnant et enfin un paysan du bourg de Golovinchtchina. Le marchand, le commis et moi étions assis à l’arrière, sous la capote, les deux gaillards siégeaient en face de nous, et le paysan était assis à l’avant, à côté du cocher. Nous aurions voulu voyager par relais de poste, mais nous avions craint d’être retenus dans la province de P4…, où les relais de poste étaient tenus à l’époque par le général Tsyganov (nom fictif). C’était le maréchal de la noblesse5, surtout grand amateur de chasse au renard et à diverses bêtes au poil roux, ce qui lui laissait peu de temps pour les affaires, cependant que ses gens, comptant sur la protection de leur maître, faisaient comme il leur plaisait. L’époque de la foire était pour eux un temps béni ; l passait beaucoup de voyageurs, surtout de la race des marchands, individus aux poches pleines et peu querelleurs : il y avait de quoi faire avec eux, ils ne plaignaient pas leur argent, espérant toujours se  rattraper. Ils descendaient avec entrain aux relais de Tsyganov. « Que nous importe ton livre de comptes ? Ça nous est bien égal. Écris ce que tu veux. Tiens, voilà trois roubles, tu pourras en coller un autre sur la table. » Le sachant, nous avions préféré louer une voiture6. Sans être du gâteau, c’était tout de même mieux ; au moins, les désagréments ne seraient pas aussi nombreux. Le temps était clair et sec ,la route valait ce qu’elle valait, les roues faisaient quand même un peu de bruit. Comme d’habitude, nous avions rapidement fait connaissance et étions devenus proches, comme seuls des Russes savent, en chemin, devenir proches7. La conversation, entre nous, ne tarissait pas, si bien que le marchand, se disposant sans cesse à dormir et se couvrant la figure d’un mouchoir de cellulose8 bleue, se fâchait contre nous et grommelait quelque chose entre ses dents. D’ailleurs, ce fut le cas seulement pendant un temps, et il se mit, avant notre halte à participer à la discussion. De notre groupe de voyageurs, le plus bavard, jacassant au point de devenir ennuyeux, était l’un des jeunes gaillards, répondant au nom de Gvozdikov9, accompagnant le commis d’Astrakhan. C’était un gars très gai, à la figure avenante, pas trop intelligente, mais une physionomie joyeuse, ouverte, bonne, quoi. Il bavardait à tout va et se moquait grandement de son camarade. Il avait des yeux si innocents, et un rire si sincère qu’on en arrivait à s’irriter en voyant son insouciance et sa gaieté. L’autre gaillard, le camarade de Gvozdikov, était un homme de quelque quarante ans, au visage hérissé jusqu’aux yeux de poils noirs. Au-dessus des yeux, ses cheveux étaient coupés ras, ce qui lui donnait typiquement l’air d’un membre d’une secte russe. D’ailleurs, il déclarait lui-même vivre « selon l’ancienne piété10 ». Il semblait rire à contrecœur des saillies  de son camarade, et cherchait à dérouter la conversation en l’amenant sur des sujets comme l’Écriture ou la moralité. Gvozdikov l’appelait « phoque aux yeux jaunes ». Le commis, homme de haute taille et corpulent, avec une large barbe en éventail et lui aussi des cheveux coupés ras, à la russe, était un homme, sinon plein de superbe, du moins débonnaire et condescendant tout à la fois. Quant au paysan, assis à côté du cocher, il resta silencieux tout au long du chemin, posant seulement parfois des questions hors de propos auxquelles le joyeux gaillard s’empressait de répondre par une blague mordante. Nous restâmes presque toute une journée à Arzamas, et nous en partîmes seulement vers le soir ; ayant parcouru une quinzaine de verstes11, nous fûmes rattrapés par le crépuscule, et, au village où nous devions changer de chevaux, il faisait déjà complètement nuit. La première chose que nous fîmes fut de commander un samovar à la femme sortie sur le perron nous accueillir, ensuite nous sortîmes de la voiture, qui un sac de voyage, qui un paquet ou un emballage contenant des craquelins, et nous laissâmes le « phoque aux yeux jaunes » à l’intérieur du tarantass, au poste de garde. Nous entrâmes dans l’izba : il y régnait une chaleur suffocante. On amena pour nous une table dans l’entrée, en y adjoignant des bancs sur lesquels nous nous assîmes pour déballer nos provisions. Une heure plus tard, la même femme nous apporta un samovar brun taché de vert, avec un robinet pour verser le thé. 

     — Je fais atteler pour vous, c’est ça ? demanda la femme en plaçant une tasse en bois sous le robinet.

     — Fais atteler, fais atteler, ma belle dame de cœur ! répondit Gvozdikov.

     — Où sont donc les hommes ? Ou tu es seule à la maison ? demanda le marchand.

     — Seule ! Pourquoi seule ? Je ne suis pas seule, Dieu est avec moi.

     — Ainsi, c’est Dieu qui te garde.

     — Et qui d’autre ? Dieu, pour sûr.

     — Mais, comme moujiks, il y a qui chez vous ?

     — Comme moujiks ?

     — Oui.

     — Qui ? Mon beau-père, le patron12, et puis son petit frère un jeune garçon.

     — Et tu es la seule femme ?

     — La seule. On a enterré ma belle-mère au printemps, et nous allons marier le jeune gars cet automne.

     — Et où sont-ils, les hommes ?

     — Oh ! Le jeune gars est parti en course ce matin, il a emmené des marchands, c’est juste qu’il est pas encore revenu, le beau-père et le patron sont là, chez le voisin, ils sont partis à la police pour une enquête.

     — Pour quelle enquête ?

     — Ben, l’autre jour, dans les bois, on a fauché la malise13 d’un voyageur.

     — Qui l’a fauchée ?

     — Allez savoir ! Avec tout le peuple qui se balade sur la route, à c’t’heure ? C’est la foire, à présent.

     — Et ils vont bientôt revenir du bureau de police ?

     La femme cracha sur deux de ses doigts et s’en servit pour enlever de la chandelle un bout de mèche brûlé.

     — C’est pour bientôt, faut croire. Y faisait encore jour quand ils sont partis.

     Nous bûmes une tasse de thé, une autre, le portail de la cour grinça et l’on entendit un bruit de conversation. Un instant plus tard pénétrèrent dans l’entrée un grand moujik au visage moins dur qu’agacé et fâché. Sans nous saluer, il entra directement dans l’izba. 

     — Mikitka n’est pas encore là ? demanda-t-il à la femme d’un ton impatient et irrité.

     — Non.

     — Et pourquoi tu n’as pas allumé le feu ? Prépare le dîner.

     Il se remontra sur le seuil de l’izba et, sans même nous saluer d’un mot, déclara : 

     — Le tarantass, il faut le rentrer dans la cour.

     — Pourquoi dans la cour ? Nous voulons partir.

     — C’est bien le moment de voyager ! dit-il à mi-voix et, s’adressant à la femme, il cria :

     — Allons, prépare le dîner ! Tu es devenue sourde, ou quoi ?

     De l’intérieur, on entendit une voix répondre : « Pas la peine de t’arracher la gorge, tu ne vois pas que je le prépare ? »

     Le moujik alla dans la cour, et une nouvelle discussion s’éleva. Quelques instants plus tard, une voix de vieux dit, tout près de l’entrée : « Tu n’as pas entendu ? Je dis que j’ai versé ce qu’il faut, ils mangent. »

     Un vieillard tout chenu et un peu voûté entra.

     — Du thé et du sucre, marchands respectables !

     — Soyez assez aimable, grand-père ! lui répondit le commis, mais l’autre n’avait visiblement prononcé qu’une phrase conventionnelle, et ne fit nullement attention à lui.

     — Vous voulez voyager ? demanda-t-il en s’appuyant des mains à notre table.

     — Mais oui.

     — Bien sûr, vous en avez absolument besoin ?

     — Tout à fait.

     — Vous allez à la foire ?

     — Oui.

     — Voyager, ça ne va pas tout seul, fit-il après réflexion et en nous regardant dans les yeux à tour de rôle.

     — Qu’est-ce à dire ?

     — Voyez-vous, là-bas, il y a du brigandage.

     — Du brigandage ?

     — Oui, y en a qui se croient tout permis, que le diable les emporte ! Depuis deux jours,, on a posté des Cosaques. On en a installé un piquet près du vallon, et hier, le voisin a emmené un monsieur avec son équipage, et on lui a esquinté tout son arrière-train.

     — Qui a fait cela ?

     — Dieu seul le sait.

     — Et personne n’a rien vu ?

     — Le monsieur était assis à l’arrière, bien sûr, avec sa dame. ils n’ont rien senti, et le valet, il devait roupiller sur le siège du cocher. Qui pouvait voir ?

     — Et le cocher ?

     — Le cocher non plus n’a rien vu.

     — Mais il aurait pu le voir ? demanda Gvozdikov.

     — Possible, qui sait ? Que voulez-vous faire avec un ennemi pareil ?

     — Pourquoi ?

     — À cause de la fête, répondit de la même voix nerveuse le mari de la femme nous ayant accueillis, qui revenait soudain, une canne à pêche à la main.

     — Personne ne dit rien. Tout le monde était très gêné.

     — Les gens cavalent comme des possédés, continua le moujik sans s’adresser à personne. On a beau leur dire de patienter, d’attendre un peu, penses-tu ! Ils ne veulent rien entendre et nous entraînent, nous autres, dans leurs histoires.

     — Pourquoi vous entraînent-ils ? questionna le commis.

     — Demandez-leur. 

     — Bon, ils veulent savoir si on a vu ou entendu quelque chose, fit doucement le vieillard.

     — Comment donc ! Il plaisante.

     — Et sans plaisanter ?

      — Chacun t’asticote à sa façon, ajouta le vieux, avec des choses qu’ils n’ont pas vu, p’têt bien.

     — Vas-y, raconte.

     — Raconter quoi ? demanda encore le jeune.

     — La vérité.

     — La vérité ! La vérité, mon ami, de nos jours elle va les pieds nus, le ventre sous le dos14.

     La femme apporta une grande coupe remplie de kvas15, où flottait quelque chose, et la posa près de nous, en bout de table, avec trois cuillères en bois et un bout de pain. Les deux moujiks et la femme se signèrent vers la porte, où se montrait un coin de ciel sombre, et commencèrent à dîner ; le vieillard s’assit à côté du marchand, le jeune et la femme restèrent debout pour manger. Gvozdikov but une tasse et alla relever le phoque aux yeux jaunes. Celui-ci s’assit, se versa une tasse de thé, grignota un morceau de sucre et, s’étant signé avec deux doigts,  se mit à siroter son thé.

     — Ce n’est pas bon, de partir maintenant, dit-il après sa première tasse, en tendant la main vers la théière. 

     — Pourquoi donc ? demandâmes-nous presque en chœur. 

     Nos hôtes poursuivaient leur dîner, visiblement sans accorder la moindre attention à ce que nous disions.

     — À ce qu’on dit, il y a beaucoup de brigandage, la nuit.

     — Nous sommes cinq.

     — Vous leur feriez drôlement peur, à vous cinq, plaça le paysan.

     — Eh bien tu feras le sixième.

     — Je suis quoi ? Qu’est-ce que je dois voir ? Mon affaire, peut-être, c’est de regarder le chemin.

     — C’est p’têt au cocher de le faire, petit père, respectable marchand, dit le vieillard. Le cocher voit parfois, parfois non.

     — Pourquoi ?

     — C’est comme ça.

     — Et pourquoi ne pas crier pour avertir les voyageurs ?

     — Et je crierai à qui, en revenant en arrière ? redemanda le jeune.

     — Pourquoi crier, alors ?

     — C’est pareil.

     — Hi-i, vaut mieux pas, honorables marchands, dit le vieux. On vous tendra un piège, il vous faudra faire demi-tour, et l’autre vous attend avec un bâton, il fait le guet, peut-être avec un comparse. Il volera les chevaux, et vous ferez quoi ?

     — Des blagues !

     — Pourquoi raconter des bobards ? Ce serait pas des légendes ? intervint encore le jeune.

     — Non, mon fils. Nous ne pouvons pas nous en tirer, avec eux, dit le vieux.

     — Ça, c’est du courage.

     — Le courage… Courage ou pas courage, encore mieux vaut rester en paix, observa encore le jeune.

     — Rester en paix ?

     — Hein ?

     — Oui.

     — Comme tu es malin ! Rester tranquille ? Mais il mettrait le feu ici par rage, et tout le village brûlerait. Rester en paix ?

     — Avec ça qu’il brûlerait !

     — On te raconte des fables, hein !

     — Allons, et les Cosaques ?

     — Les Cosaques ? Ils sont à leur affaire : voler des poules et courir après les femmes ; peut-être qu’ils s’y mettent aussi.

     — Avec les voleurs ?

     Le jeune ne répondit pas.

     — Qui les connaît ? dit le vieillard à sa place. On bavasse, mais Dieu sait qui ils sont. Les autorités savent ce qu’elles font, en plaçant des hommes.

     — C’est clair, messieurs, il faut rester ici pour la nuit ! nous dit le commis.

     — Eh bien, tant qu’à faire, restons pour la nuit – nous lui fîmes écho, quasiment d’une seule voix.

     Tout le monde avait perdu l’envie de voyager. Nos hôtes semblaient ne pas le remarquer, le jeune seul avait l’air rassuré, et, ayant lampé quelques cuillerées, il dit sur un ton tout autre que celui qui avait été le sien jusqu’alors :

     — Le voleur, vous assommer ou mettre le feu au village, qu’est-ce que ça peut lui faire ? Pour lui, c’est du pareil au même, c’est sa voie ; et nous, il faut qu’on vous emmène, qu’on vous tire, et on se demande pourquoi on ne l’a pas attrapé ? Ici, on est en paix, c’est vous autres qui causez le malheur.

     — Et vous les avez déjà aperçus, ces bandits ?

     — Et qu’est-ce que ça fait, si on les a déjà vus ?

     — Juste pour savoir : peut-on les voir ?

     — Pourquoi pas ? L’ours est une bête sauvage, il vaut mieux le voir avant qu’y te voie.

     — Et quand l’as-tu vu ?

     Le moujik garda le silence et posa sa cuillère. La femme prit la coupe et alla chercher la kacha16.

     — C’était il y a six ans, peut-être plus, dit-il, J’ai eu la peur de ma vie, mon Dieu.

     Nous nous mîmes à l’écouter.

     — À une dizaine de verstes d’ici, à côté de la grand-route, il y a un bourg, nous passerons sans doute à côté, demain, un gros bourg – un moujik y vendait un cheval. Nos moujiks faisaient marcher leur langue : un bon hongre, vif et robuste. À cette époque, un de nos chevaux s’était mis à boiter, et c’était la foire, comme maintenant : on fait beaucoup de courses. Alors je me suis levé avant l’aube, j’ai pris une quarantaine de roubles, ou même un peu plus, et je suis allé à ce bourg. Je me retrouve dans la forêt, et je me dis : taillons-nous un gourdin ; tout peut arriver. Je regarde dans le taillis et j’aperçois une branche noueuse au bout, vous voyez : bon, je la coupe. Avec mon couteau, je me débarrasse des petites branches, et me voilà avec un bon bâton. Bon, je me dis, si je croise quelqu’un, il aura de quoi réfléchir, et moi je passerai. Je fais encore dans les trois verstes, et j’aperçois devant moi, à une trentaine de pas, un homme assis à la lisière du bois, les jambes dans le fossé ; il est tête nue, il a les cheveux longs comme, disons, un jeune sacristain, il porte un pantalon mais n’a rien sur les épaules. Il a des guenilles de tissu sur les genoux, il fourrage dedans, il a l'air de chercher  quelque chose. Je jette un coup d’œil derrière moi et sur les côtés : pas âme qui vive, nulle part. J’ai eu peur. Je me dis, si je fais demi-tour, y va me tomber dessus, et continuer, j’ai aussi la pétoche. Ah ! je me dis, à la grâce de Dieu, le Seigneur ne m’abandonnera pas, et les cochons ne me mangeront pas. Je fais une prière et en avant. Je m’approche de lui, il secoue ses lambeaux de tissu plein de trous, et je vois que ce serait bien un vêtement de soldat. Même si mon cœur n’est pas loin de lâcher, je continue à m’approcher. J’arrive à sa hauteur ; et le voilà qui se lève. Je vois qu’il n’a rien dans les mains.

     La femme apporta la coupe pleine de kacha et la posa sur la table. Le moujik se signa de nouveau et, après quelques cuillerées, termina son récit :

     — Il est debout, et je suis tout près de lui. Je le regarde : il fait pitié, ses bottes sont attachées par des lambeaux de tissus, son pantalon noir en nankin retenu par un cordon, c’est tout juste s’il ne lui tombe pas sur les pieds, il n’a pas le moindre bout de chemise, seulement des guenilles jetées sur ses épaules. C’est du drap de soldat, voyez-vous, et le col est arraché.

     — Eh bien…

     — Hé oui, comme ça. Je me dis, tu es en mauvais état, mon gars. Il me fait drôlement pitié. Il a dû s’enfuir, il se cache, j’ai mon frère cadet qui fait aussi son service17. Je m’approche de lui, et lui, il regarde tout autour et me dit à mi-voix : « Pour l’amour de Dieu, donne-moi un bout de pain. Ça fait trois jours que j’ai le ventre creux. » — « Ah, l’ami, je lui dis, si tu savais ! C’est que je n’ai pas pris de pain. » — « Alors, donne-moi un petit sou. » Un petit sou, que j’me dis, ça se pourrait, mais c’est plus compliqué, et ça me fait peur . Mon argent est dans ma botte, enveloppé dans un chiffon, je me vois en train de fouiller dedans, et un gars dans le besoin, va savoir de quoi il est capable ! L’ennemi18 est puissant, et il fait perdre la tête à l’homme, même dans un état moins misérable. — « Je n’ai pas le moindre petit sou, l’ami, que je fais, ne te fâche pas. » — « Tu mens, qu’il dit, donne : aie pitié d’un chrétien. » Je me mets à hésiter, vous voyez, je vais pour prendre mon argent, et là je suis paralysé ; et c’est à ce moment-là que l’ennemi, faut croire, lui attrape la langue : « donne, qu’il me fait, autrement j’appelle les autres. » Et il se penche et se met à farfouiller dans sa jambe en me présentant son dos, une vraie planche, vous voyez. J’a été pris d’une peur mortelle, plus le temps de penser à quoi que ce soit, j’ai levé mon gourdin et je lui en ai flanqué un grand coup sur l’échine, vous voyez, à la volée. Il s’est écroulé, les bras écartés. Le voilà étalé, face contre terre, comme une grenouille. Si seulement il avait crié ou s’était retourné — mais non. Juste un sursaut, un soupir, et j’avais cogné de toutes mes forces. C’est à peine si j’ai pu arriver au bourg. J’étais pris d’une telle horreur, que la Reine des Cieux nous garde du méchant Tatar19

     Ayant considéré la carrure athlétique du maître de maison, nous échangeâmes des coups d’œil.

     — Alors, quand tu es revenu, il n’était plus là ?

     — Plus là. Il avait dû rentrer dans le bois en rampant.

     — Et tu ne l’as pas achevé, par hasard ?

     — Quand ça ? Après ?

     — Non, quand tu l’as frappé.

     — Dieu seul le sait. Ce péché m’est resté comme qui dirait sur la conscience. Ce n’était pas mon intention ; j’en ai parlé aux anciens, et je suis allé avouer et me repentir chez le pope. Les anciens m’avaient dit de me taire, mais le pope m’a permis de communier. « Tu n’es pas en cause » m’a-t-il dit. il m’a tout de même infligé une pénitence. Bon, tout de même, on n’a retrouvé le corps nulle part, aouta-t-il après une pause. Pendant un an ou deux, j’ai eu des craintes, et puis ma faute a disparu. À présent, Dieu soit loué, tout va bien.

     — Où avait-il bien pu se fourrer ?

     — Allez savoir, il avait p’têt des comparses pour de vrai, ils ont dû l’emporter, répondit le vieillard.

     Leur dîner se termina, et nous finîmes aussi notre thé.

     — Allez, faisons entrer le tarantass dans la cour, dit le fils à son père, et ils sortirent.

     — Où allez-vous dormir ? demanda la femme. Dans l’izba, ou dehors ?

     — Ou peut-on dormir à l’extérieur, chez vous ?

     — Les voyageurs se couchent en général sur le foin.

     — Ah bon, d’accord.

     Nous sortîmes dans la cour. On voyait des étoiles dans le ciel, la nuit était tiède. Une vache errait dans la cour, des chevaux s’ébrouaient dans un coin. Les moujiks déplacèrent le tarantass et fermèrent le portail.

     — Vous allez sur le foin, les marchands ?

     — Sur le foin.

     — Par ici.

     Il ouvrit la petite porte d’une grange entourée de branchages et remplie jusqu’en haut d’un foin parfumé.

     — Voilà, grimpez, vous serez tranquilles. Vous voulez sortir quelque chose de la voiture ? Du reste, vous pouvez être confiants, rien de votre marchandise ne sera perdu. Moi-même, je dors là – il montra un lit surélevé, pllacé sur des poteaux sous l’auvent de la grange, tout près du portail.

     Nous prîmes seulement des coussins et un petit tapis.

     Cinq minutes plus tard, s’entendaient seulement dans la grange des sifflements de nez et des ronflements. Un vrai quartette. Le marchand prit de l’avance en lançant un solo de contrebasse, et Gvozdikov le baptisa « trompette », puis diverses mélodies commencèrent à sa suite. Mais cela n’avait pas d’importance. Fatigués par leur voyage, tous dormaient magnifiquement, mais je rêvai du soldat évoqué pendant la soirée : le voilà qui rampe dans les bois, sa tête est tout à fait celle d’un mort, il a les yeux ressortis, faisant saillie, les lèvres bleues et la langue coincée entre les dents, du sang coule de son nez et de ses yeux ; sa langue aussi, est ensanglantée, on voit dans sa botte un petit couteau avec une poignée de sa propre confection, entortillée d’un vieux fil de fer, et une petite croix de Kiev en cyprès, et enfin, dans un bout de tissu, une pincée de terre. Il a du l’emporter avec lui de sa terre natale, au loin, là où sa vieille mère et son père attendent une visite de leur fils, et où, peut-être, une jeune femme l’attend aussi, à moins qu’elle ne fricote avec les Cosaques ou que, sur le point d’accoucher, elle ne patiente chez la sage-femme.

     Vous pouvez attendre, les amis.



Notes


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Tarantass
  2. on va voir qu’ils sont un peu plus…
  3. Commencer ainsi est courant en russe.
  4. Penza.
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mar%C3%A9chal_de_la_noblesse
  6. Dans le système des relais de poste, le cocher renvoyait les chevaux, qui étaient remplacés. En louant la voiture, le cocher change également.
  7. L’influence du style de Gogol est sensible dans tout le récit.
  8. Leur fabrication est bien plus ancienne que les procédés industriels du vingtième siècle.
  9. Gvozdika, c’est l’œillet (la fleur), ou le clou de girofle.
  10. C’est un vieux-croyant : https://fr.wikipedia.org/wiki/Orthodoxes_vieux-croyants
  11. La verste faisait un peu moins de 1,1 km.
  12. Son mari.
  13. La femme estropie les mots, je le rends comme je peux.
  14. Comme un animal…
  15. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kvas
  16. Gruau de céréales.
  17. Tiirage au sort plus ou moins arrangé, service très long.
  18. Il s’agit du diable, à ne pas tenter…
  19. Lointain souvenir du joug mongol, qui dura en Russie deux siècles et demi.



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