samedi 21 octobre 2023

L'odnodvorets Ovsianikov (Ivan Tourguéniev)

     Figurez-vous, aimables lecteurs, un homme de haute taille, corpulent, d’environ soixante-dix ans, au visage rappelant quelque peu celui de Krylov2, au regard clair et intelligent sous des sourcils broussailleux, au port grave et à la parole mesurée, à la démarche lente : voilà Ovsianikov3. Il portait une ample redingote bleue à longues manches, boutonnée jusqu’en haut, un foulard de soie à son cou, des bottes à glands luisantes de cirage et ressemblait, dans l’ensemble, à un marchand cossu. Il avait de belles, mains douces et blanches, qu’il portait souvent, en causant, aux boutons de sa redingote. Par sa gravité et son immobilité, son intelligence et sa paresse, sa droiture et son opiniâtreté, Ovsianikov me rappelait les anciens nobles russes, les boïards4 d’avant Pierre le Grand… La fériaz5 lui eût bien convenu. C’était l’un des derniers représentants de l’ancienne époque. Tous ses voisins avaient pour lui un respect extrême, et considéraient sa fréquentation comme un honneur. Ses pairs, les autres odnodvortsy6, ne juraient quasiment que par lui, ils se découvraient de loin en le voyant, il était leur orgueil et leur fierté. Chez nous, en général, on a jusqu’à présent du mal à distinguer un odnodvorets d’un moujik : la propriété du premier n’est guère mieux tenue que celle du moujik, ses veaux sont tout le temps dans le sarrasin7, ses chevaux ne sont que des rosses à moitié mortes, avec des cordes en guise de harnais. Sans passer pour un richard, Ovsianikov faisait exception à la règle. Il vivait seul avec sa femme dans une maisonnette proprette et confortable, entretenait une domesticité peu nombreuse, en habillant ses gens à la russe et en les appelant ses ouvriers. Ils labouraient en effet sa terre. Il ne se faisait pas passer pour noble, ne jouait pas au propriétaire et ne « s’oubliait », comme on dit, jamais, ne s’asseyant pas à la première invitation et se levant toujours à l’apparition d’un nouveau visiteur, mais le faisant avec une telle dignité, une affabilité si majestueuse que ce dernier ne pouvait que s’incliner très bas devant lui. Ovsianikov s’en tenait aux anciens usages non par superstition — c’était plutôt un esprit libre –, mais par habitude. Ainsi, il n’aimait pas les voitures munies de ressorts, ne les trouvaant pas assezz  confortables, et se déplaçait soit en drojki8 léger, soit dans une jolie petite télègue9 à coussins de cuir, en tenant lui-même les rênes de son trotteur bai – il n’avait que des chevaux bais. Son cocher, un jeune gars aux joues rouges, coiffé à la russe10, vêtu d’un armiak11 bleu à ceinture et portant une petite chapka de mouton, se tenait respectueusement assis à côté de lui. Ovsianikov faisait toujours une sieste après le déjeuner, allait aux bains le samedi, ne lisait que des livres de spiritualité (en chaussant pouur cela gravement des lunettes cerclées d’argent), se levait tôt et se couchait de même. Il se rasait cependant la barbe et portait les cheveux à l’allemande. il accueillait toujours ses hôtes avec une aimable cordialité, mais sans s’incliner très bas devant eux, ni courir en tous sens pour les régaler de fruits secs et de salaisons. « Femme ! disait-il lentement, sans se lever, tournant juste un peu la tête vers elle, apporte quelque douceur à ces messieurs. » Il estimait que c’était un péché de vendre du blé – ce don de Dieu –, et, en 1840, époque de famine13 et de vie effroyablement chère, il distribua toutes ses réserves aux propriétaires et aux moujiks des environs ; l’année suivante, avec gratitude, ils lui payèrent leur dette en nature. Ses voisins accouraient souvent chez Ovsianikov en le priant de juger des démêlés qu’ils avaient entre eux, en lui demandant de les réconcilier, et, presque toujours, ils se soumettaient à son verdict, suivaient ses conseils. Beaucoup, grâce à lui, résolurent de façon définitive leur problème de bornage… Mais, après deux ou trois conflits avec des propriétaires du sexe féminin, il déclara refuser de jouer les médiateurs dans les querelles de propriété entre femmes. Il ne supportait pas la précipitation, la hâte inquiète, les bavardages des bonnes femmes et leur « agitation stérile ». Un incendie se déclara un jour chez lui. Un ouvrier accourut en toute hâte en criant : « Au feu ! Au feu ! » — « Allons, qu’as-tu à crier ? dit tranquillement Ovsianikov. Donne-moi ma chapka et ma canne… » il aimait dresser lui-même ses chevaux. Un jour qu’un ardent bitiouk14 s’emballait dans une descente à pic : « Arrête, voyons, jeune poulain, tu vas te tuer », lui faisait observer avec flegme Ovsianikov ; un instant plus tard, il roulait dans le ravin avec le drojki, le garçon assis à l’arrière et le cheval. Par bonheur, du sable était amoncelé au fond du ravin. Personne ne fut blessé, seul le bitiouk se fit une entorse. « Tu vois, reprit Ovsianikov de sa voix tranquille, en se relevant, je te l’avais bien dit. » Il s’était trouvé une femme selon ses goûts. Tatiana Ilinitchna15 Ovsianikova16 était une femme de haute taille, imposante et taciturne, un fichu de soie cannelle toujours noué à la tête. Malgré son air glacial, non seulement personne ne se plaignait jamais de sa sévérité, mais, tout au contraire, de nombreux pauvres l’appelaient « bonne mère » et « notre bienfaitrice ». Ses traits réguliers, ses grands yeux sombres et ses lèvres fines témoignaient encore de sa beauté, autrefois célèbre. Ovsianikov n’avait pas d’enfant.
     J’avais fait sa connaissance, comme le lecteur le sait déjà17, chez Radilov. J’allai le voir deux jours plus tard. je le trouvai chez lui, assis dans un grand fauteuil de cuir, en train de lire la Vie des Saints18. Une chatte grise ronronnait sur son épaule. À son habitude, il me reçut avec une affabilité majestueuse. Nous nous mîmes à causer.
     — Dites-moi, Louka19 Pétrovitch, lui demandai-je notamment, est-il vrai que les choses allaient mieux autrefois, de votre temps ?

     — Par certains côtés, je vous dirai que oui, répliqua-t-il : nous avions plus de tranquillité, nous vivions davantage dans l’aisance, c’est exact… Cependant, les choses vont mieux maintenant, et, si Dieu le veut, elles iront encore mieux pour vos enfants.

     — Moi qui m’attendais, Louka Pétrovitch, à  un éloge du bon vieux temps de votre part !

     — Non, je n’ai pas de raison particulière de faire l’éloge du bon vieux temps. Tenez, pour prendre un exemple, vous êtes propriétaire, tout comme l’était déjà feu votre grand-père, pourtant votre domination ne sera pas celle qu’il exerçait ! Et vous-même, vous n’êtes pas le même homme que lui. Ce sont à présent d’autres gens20 qui nous oppriment ; visiblement, il n’y a pas moyen de s’en tirer autrement.  D’un mal naîtra peut-être un bien21. Non, je ne reverrai plus, désormais, ce que j’ai pu voir dans ma jeunesse.

     — Quoi, par exemple ?

     — Eh bien, tenez, je reprendrai l’exemple de votre grand-père22. Quel despote ! Nous autres, il nous faisait subir des vexations. Vous connaissez peut-être – comment pourriez-vous ne pas connaître vos terres ? — la parcelle qui va de Tchaplyguino à Malinine ?… Vous y faites pousser de l’avoine, à présent… Eh bien, c’est à nous. Entièrement à nous. Votre grand-père nous l’a pris ; il est arrivé à cheval, a montré la parcelle de sa main, a déclaré : « C’est ma propriété », et il s’en est emparé. Mon défunt père (que Dieu ait son âme !), homme juste mais ayant aussi le sang vif, ne put le supporter – et qui a envie de perdre son bien ? – et il porta plainte. Mais il fut le seul, les autres eurent peur d’aller au tribunal. Ainsi, on rapporta à votre grand-père que Piotr Ovsianikov l’assignait en justice pour s’être emparé de son terrain… Votre grand-père envoya tout de suite chez nous son piqueur Bauch avec sa bande… Ils se saisirent de mon père et l’emmenèrent à votre domaine. J’étais un bambin, à cette époque, je le suivis en courant nu-pieds. Qu’arriva-t-il ? On l’amena sous les fenêtres de votre maison, et là on le fouetta. Votre grand-père regardait le spectacle du haut de son balcon ; assise à une fenêtre, votre grand-mère regardait aussi. Mon père criait : « Petite mère Maria Vassilievna, vous au moins, épargnez-moi, intercédez en ma faveur ! » Mais elle s’est juste soulevée un peu pour mieux voir. On arracha ainsi à mon père la promesse solennelle de renoncer à sa terre, et on le fit encore remercier pour ce qu’on le laissait en vie. C’est comme cela que la terre vous est restée. Tenez, demandez donc à vos moujiks : comment s’appelle ce terrain ? Il s’appelle le champ de la trique, parce qu’il fut arraché à coups de trique. Ainsi, nous autres, petites gens, avons très peu de raisons de regretter l’ordre ancien.

     Je ne savais que répondre à Ovsianikov, je n’osais même pas le regarder en face.

     — Et, à cette époque, un autre voisin s’est établi à côté de nous, Komov, Stépane Niktopolionytch. Il a bien failli épuiser mon père, de toutes les façons possibles. C’était un ivrogne qui aimait régaler du monde, et quand il était ivre et disait en français, en se pourléchant : « C’est bon23 », il n’y avait plus qu’à emporter les icônes24. Il envoyait chercher tous ses voisins. Des attelages de trois chevaux se tenaient dans sa cour, toujours prêtes ; et si l’on ne répondait pas à son invitation, il venait lui-même, arrivant sans crier gare… Et quel homme étrange c’était ! À jeun, il ne mentait pas ; mais dès qu’il avait un coup dans le nez, il se mettait à raconter qu’à Piter il avait trois maisons sur la Fontanka25 : une rouge avec une seule cheminée, une autre jaune avec deux cheminées, et une troisième bleue et sans cheminée ; et aussi trois fils (lui-même n’étant pas marié) : un dans l’infanterie, un autre dans la cavalerie et le troisième qui menait sa vie… Chaque fils habitait l’une des trois maisons, l’aîné recevait la visite d’amiraus, le deuxième celle de généraux, tandis que le troisième ne recevait que des Anglais ! Le voilà qui se levait en disant : « À la santé de mon fils aîné, qui me montre le plus de respect ! », et il se mettait à pleurer. Et malheur à celui qui ne trinquait pas : « Je vais te tirer dessus ! disait-il ; et je ne permettrai pas quu’on t’enterre !… » Ou alors il bondissait et s’écriait : « Dansez, peuple de Dieu, pour votre divertissement et pour ma consolation ! » Et il fallait danser, à tout prix. Il tourmentait à l’extrême ses jeunes serves. Elles devaient parfois chanter en chœur toute la nuit, jusqu’au matin, et celle qui atteignait la note la plus aiguë recevait une récompense. Et si elles venaient à se fatiguer, il posait sa tête sur ses bras et se lamentait : «  Ah, orpheline que je suis, pauvre, pauvre abandonnée26 ! Les garçons d’écurie redonnaient vite du courage aux filles27. Mon père lui avait plu, qu’y faire ? C’est tout juste s’il ne l’a pas poussé dans la tombe, il l’aurait certainement fait mourir, heureusement, il est mort lui-même : complètement soul, il est tombé d’un pigeonnier… Vous voyez les voisins que nous avions !

     — Comme les temps ont changé ! observai-je.

     — En effet, confirma Ovsianikov. Il faut dire cependant qu’autrefois la vie des gentilhommes avait plus d’éclat. Je ne parle pas même pas de celle des grands seigneurs : j’ai eu l’occasion d’en voir à Moscou. On dit qu’ils ont disparu, à présent, là-bas.

     — Vous êtes allé à Moscou ?

     — Oui, il y a longtemps, très longtemps. J’ai à présent soixante-douze ans, et j’en avais quinze à l’époque.

     Ovsianikov soupira.

     — Qu’y avez-vous vu ?

     — Beaucoup de hauts personnages, et chacun pouvait les voir ; ils vivaient ouvertement, affichant leur gloire et se faisant admirer. Mais aucun ne pouuvait rivaliser avec le défunt comte Alexeï Grigoriévitch Orlov-Tchesmienski28. Cet Alexeï Grigoriévitch, je l’ai souvent vu, son majordome était mon oncle. Le comte habitait rue Chabolovka, près de la barrière de Kalouga. Quel grand seigneur ! On ne saurait imaginer ni raconter une telle prestance, une pareille affabilité. Sa seule stature, sa force, son regard ! Tant qu’on ne le connaissait pas, on redoutait de l’approcher, on était intimidé ; mais une fois enttré chez lui, c’était comme un petit soleil qui vous réchauffait, on en éprouvait de la gaieté. Il était accessible à tout le monde et se passionnait pour tout. Il conduisait lui-même, et faisait la course avec n’importe qui ; il ne dépassait pas son adversaire tout de suite, il ne l’humiliait pas, ne lui coupait pas la route, il ne menait qu’à la toute dernière fin ; et il consolait son concurrent, faisait l’éloge de son cheval. Il avait des pigeons tournoyants de premier ordre. Il sortait parfois dans sa cour, s’asseyait dans un fauteuil et ordonnait de lâcher les pigeons ; tout autour, des serviteurs se tenaient sur les toits, armés de fusils contre les éperviers. On plaçait une grande bassine d’argent pleine d’eau aux pieds du comte ; il regardait ses pigeons se refléter dans l’eau. Des centaines de pauvres, de mendiants mangeaient son pain… et que d’argent il faisait distribuer ! Mais lorsqu’il se fâchait, c’était le tonnerre qui éclatait. Plus de peur que de mal : on le voyait déjà sourire. Quand il donnait un festin, il enivrait tout Moscou !… Et quel homme intelligent c’était ! C’est quand même lui qui a battu les Turcs. Il aimait aussi la lutte ; on lui amenait des hercules de Toula, de Kharkov, de Tambov, de partout. Celui qu’il renversait, il lui donnait une récompense ; quant à celui qui se montrait plus fort que lui, il le comblait de cadeaux et l’embrassait sur les lèvres… Pendant mon séjour à Moscou, il organisa une partie de chasse encore jamais vue en Russie : il en fixa le jour et invita, trois mois à l’avance, tous les chasseurs de l’empire. Le jour venu, ils se rassemblèrent, avec leurs chiens et leurs piqueurs – une véritable armée ! On commença par festoyer comme il convenait, puis on franchit la barrière. La route était noire de monde !… Et qu’est-ce que vous croyez ? Ce fut la chienne de votre grand-père qui devança tous les autres.

     — N’était-ce pas Milovidka29 ?

     — Si fait, Milovidka… Le comte a cherché à l’obtenir : « Vends-moi ta chienne, ton prix sera le mien. » – « Non, comte, a-t-il dit, je ne suis pas un marchand : je ne vendrais pas un chiffon devenu inutile, je pourrais vous faire l’honneur de vous céder ma femme, mais pas Milovidka… J’aimerais mieux me constituer votre prisonnier. » Et Alexeï Grigoriévitch loua sa conduite : « J’aime cela », lui dit-il. Votre grand-père ramena la chienne dans sa voiture ; et quand Milovidka mourut, on l’enterra dans le jardin, en musique : oui, la chienne fut enterrée, et il fit mettre une inscription sur une pierre.

     — En tout cas, Alexeï Grigoriévitch, lui, n’infligeait de vexations à personne, fis-je observer.

     — Il en va toujours ainsi : c’est celui qui manque d’envergure qui vous fait injure.

     — Et quel homme était ce Bauch30 ? demandai-je après un silence.

     — Comment pouvez-vous avoir entendu parler de Milovidka et pas de Bauch ?… C’était le premier piqueur de votre grand-père, et celui-ci ne l’aimait pas moins que Milovidka. C’était un homme totalement dévoué à votre grand-père, il exécutait ses ordres en un clin d’œil, il se serait jeté au feu… Et, quand il lançait les chiens contre un animal, c’était toute la forêt qui gémissait. Cependant, il lui arrivait de regimber soudain, de descendre de son cheval et de s’allonger par terre… Et dès que les chiens cessaient d’entendre sa voix, c’était fini ! Ils abandonnaient la piste toute chaude, et n’auraient avancé pour rien au monde. Ouh là là, votre grand-père se fâchait ! « Je veux bien mourir si je ne fais pas pendre ce chenapan ! Je lui découdrai la peau et la lui retournerai, à cet Antichrist !  Je lui ferai sortir le talon au travers de la gorge, à ce brigand ! » Et pour finir, il envoyait demander à Bauch pourquoi il ne lançait pas les chiens, et ce qu’il voulait. Dans ces cas-là, Bauch réclamait de la vodka, buvait , se relevait et redonnait à merveille de la voix.

     — Il me semble que vous aimez aussi la chasse, Louka Pétrovitch ?

     — Je l’aimais… c’’est vrai – mais plus maintenant : mon temps est passé, à présent, mais dans mes jeunes années… et puis, vous savez, cela ne sied guère à ma condition. Les gens comme nous ne doivent pas imiter les nobles. En fait, il arrive parfois à quelque ivrogne incapable parmi nous de hanter les seigneurs… vous parlez d’un plaisir !… Il ne fait que se couvrir de honte. On lui donne comme cheval une rosse à la marche mal assurée ; on lui jette sans cesse sa chapka par terre ; sous prétexte de fouetter son cheval, c’est lui qu’on cravache ; et il lui faut rire tout le temps et amuser les autres. Non, laissez-moi vous dire : plus votre état est petit, plus votre maintien doit être strict, autrement on se retrouve juste sali. Oui, continua Ovsianikov avec un soupir, beaucoup d’eau a coulé depuis que je suis sur terre : d’autres temps sont arrivés. Je vois en particulier un grand changement dans la noblesse. Les petits hobereaux ont tous pris du service, ou du moins changé de place ; quant aux gros propriétaires, ils sont méconnaissables. J’en ai vu à l’occasion du bornage. Et je dois vous dire qu’ils font plaisir à voir : ils sont aimables et polis. Mais une chose m’a surpris : ils ont appris toutes les sciences, ils parlent si bien qu’on en a l’âme émue, mais ils ne comprennent rien aux affaires réelles, ils n’ont même pas le ses de leur propre intérêt : le serf qu’ils ont pris pour intendant en fait ce qu’il veut, il les mène comme un attelage. Tenez, vous connaissez peut-être Koroliov, Alexandre Vladimirovitch – n’a-t-il pas tout du noble ? Il est bel homme, riche, il a étudié dans les niversités, il me semble qu’il est même allé à l’étranger, il parle très bien, avec modestie, il nous serre la main à tous. Vous le connaissez ? Eh bien, écoutez. La semaine dernière, nous nous rendîmes à Bérézovka, comme nous y avait invités notre médiateur, Nikifore Ilitch. Qui nous dit : « Messieurs, il faut procéder au bornage ; il est honteux que notre arrondissement  soit en retard sur tous les autres : mettons-nous au travail. » Bon, on s’y mit. Des controverses s’élevèrent, on se querella comme il est d’usage ; notre chargé d’affaires se mit à prendre des airs. Mais le premier à faire du tapage fut Porphyre32 Ovtchinikov… et en quel honneur ? Lui-même ne possède pas un pouce de terre : il est là à la demande de son frère. Le voilà qui crie : « Non ! Vous ne la ferez pas ! Vous n’êtes pas tombés sur l’homme qu’il vous fallait ! Faites voir les plans ! Faites venir l’arpenteur, ce Judas ! » — « Que réclamez-vous, au juste ? » — « Vous me prenez pour un imbécile ? Vous croyez que je vais vous dire tout de suite ce que je veux ?… Pas question, faites voir les plans ! » Et il tapait du poing sur… les plans. Il a profondément offensé Marfa Dmitrievna, qui s’est mise à crier : « Comment osez-vous salir ma réputation ? » Et l’autre : « Votre réputation, je n’en voudrais pas pour ma jument baie. » On l’a abreuvé de madère pour le faire taire, à grand-peine. Lui calmé, d’autres s’insurgèrent. Notre Koriolov, ce cher Alexandre Vladimirovitch, il restait assis dans un coin, hochant seulement la tête et mordillant le pommeau de sa canne. J’eus honte, je n’en pouvais plus, il ne me restait plus qu’à partir. Qu’allait penser de nous cet homme ? Là-dessus, voilà mon Alexandre Vladimirovitch, qui se lève, il manifeste le désir de parler. Le médiateur s’agite et déclare : « Messieurs, messieurs, Alexandre Vladimirovitch souhaite s’exprimer. » Et l’on doit faire l’éloge des gentilshommes sur ce point : ils se turent tous en un instant. Alexandre Vladimirovitch commença donc par dire qu’à son avis nous avions perdu de vue le but de notre réunion : « Le bornage est certes avantageux, c’est indiscutable, pour les propriétaires, mais, au fond, quel est son but réel ? Il s’agit d’adoucir la situation du paysan, que cela lui facilite la tâche et l’acquittement de ses redevances ; sinon, il ignore quelle est sa terre et il n’est pas rare qu’il s’en aille labourer à cinq verstes33 de chez lui – et il n’y a pas moyen de l’imposer. » Alexandre Vladimirovitch dit ensuite que c’était mal, de la part d’un propriétaire, de ne pas se soucier du bien-être des paysans, et que « tout bien pesé, en définitive, leurs intérêts coïncident avec les nôtres : ce qui est bon pour eux est bon pour nous, ce qui est mauvais pour eux l’est aussi pour nous… Ainsi, ne pas se mettre d’accord à cause de vétilles serait un mal et un manque d’intelligence… » Etc. Comme il parla ! Cela vous entrait dans l’âme… Les nobles baissaient la tête ; j’ai moi-même bien failli pleurer. Ma parole, on ne trouve pas de pareils discours dans les livres anciens… Et comment tout cela se termina-t-il ? Il fuut le premier à refuser de céder ou de vendre quatre déciatines34 de marais envahi de mousses, en disant : « Je ferai assécher ce marais par mes gens et j’y installerai une fabrique de drap, avec tous les perfectionnements. J’ai déjà choisi cet emplacement : j’ai mes vues là-dessus. » Si encore c’était vrai… mais la vérité, c’est qu’Anton Karassikov, le voisin d’ Alexandre Vladimirovitch, avait lésiné sur les cent roubles qu’il devait donner à l’intendant de Koroliov. On se sépara donc sans avoir rien décidé. Alexandre Vladimirovitch s’estime, depuis lors, dans son bon droit, et il évoque sans cesse sa fabrique de drap, sans pour autant entreprendre l’assèchement du marais.

     — Et quelles directives donne-t-il, dans son domaine ?

     — Il introduit sans cesse des innovations. Les moujiks râlent, mais il n’y a pas lieu de les écouter.

     — Tiens donc, Louka Pétrovitch ! Moi qui croyais que vous vous en teniez aux anciens usages…

     — Moi, c’est autre chose. Je ne suis ni noble ni grand propriétaire. Mon domaine, c’est de la gnognote… Et puis, je ne sais pas faire autrement. J’essaie d’agir selon la justice et la loi, Dieu merci ! Les anciens usages ne sont pas au goût des jeunes seigneurs : je les en félicite… Il est temps de devenir raisonnable. Le malheur, c’est que les jeunes messieurs se montrent trop subtils. Ils traitent le moujik comme une poupée : ils le tournent, le retournent, l’esquintent et le jettent. Et le serf qu’ils prennent pour intendant, ou leur régisseur d’origine allemande, prend ensuite le moujik dans ses pattes. Si au moins l’un de ces jeunes propriétaires donnait l’exemple, en montrant comment il faut gérer ! Devrai-je donc mourir sans avoir vu les nouvelles méthodes ?… Drôle d’histoire ! L’ancien est mort et le nouveau ne naît pas ! 

     Je ne savais que répondre à Ovsianikov. Il regarda autour de lui, se rapprocha de moi et poursuivit à mi-voix :

     — Avez-vous entendu parler de Vassili Nikolaïtch Lioubozvonov ?

     — Non.

     — Expliquez-moi, s’il vous plaît, ces prodiges ! Je ne sais qu’en penser. Je ne comprends rien à ce que les moujiks m’ont raconté. C’est un jeune homme, voyez-vous, qui vient d’hériter de sa mère. Le voilà qui arrive pour s’installer dans son bien. Les moujiks s’assemblent pour jeter un coup d’œil à leur barine35. Vassili Nikolaïtch36 se montre à eux. Les moujiks regardent : quel étonnement ! Le barine se promène en pantalon de velours, comme un cocher, il est chaussé de bottes à liseré ; il porte une chemise rouge et un caftan qui est aussi un caftan de cocher ; il a toute sa barbe et porte sur sa tête une étrange petite toque, et sa figure aussi est étrange : est-il ivre ? En tout cas, il ne paraît pas avoir toute sa tête. « Salut les gars ! dit-il. Que Dieu vous vienne en aide ! » Les moujiks le saluent bien bas, mais en silence : ils sont intimidés, vous voyez. Lui aussi a l’air gêné. Le voilà qui leur tient  un discours : « Je suis Russe, dit-il, et vous êtes Russes ; j’aime tout ce qui est russe… j’ai l’âme russe, et le sang également… » Et soudain, il leur commande : « Eh bien, les enfants, chantez-moi donc une chanson russe, une chanson populaire ! » Les moujiks sont complètement hébétés, ils ont les jambes qui tremblent. L’un d’eux, plus hardi, se met à chanter, avant de s’accroupir aussitôt et de se cacher derrière les autres… Et voici ce qui est étonnant : de tels propriétaires têtes chaudes, fêtards invétérés, nous en avons déjà vu ; ils s’habillaient un peu comme des cochers et dansaient, jouaient de la guitare, chantaient et buvaient avec les gens de maison, festoyaient avec les paysans ; mais celui-là, Vassili Nikolaïévitch, c’est une belle jeune fille : il ne fait que lire, écrire ou réciter des cantiques ; il ne parle à personne, fuit les gens, se promène à tout bout de champ dans son jardin, l’air de s’embêter ou d’être triste. Les premiers temps, l’intendant précédent avait grandement eu peur : avant l’arrivée de Vassili Nikolaïtch, il avait fait la tournée des izbas en saluant tout le monde – le chat sentait bien à qui était la viande qu’il avait mangé ! Et les moujiks avaient de l’espoir, ils se disaient : « Tu folâtres, mon gars ! Tu vas te faire tirer les oreilles, mon pigeon, tu vas pouvoir danser jusqu’à plus soif, sale rat !… » Au lieu de cela, ce qui arriva — comment vous le dire ? Dieu lui-même ne s’y retrouverait pas ! –, c’est que Vassili Nikolaïtch le fit venir et lui dit en rougissant, en respirant précipitamment : « Chez moi, sois juste, n’opprime personne, tu m’entends ? » Et depuis lors, il ne l’a plus jamais convoqué ! Il vit dans sa propre maison comme un étranger. Voilà l’intendant qui se tranquillise, cependant que les moujiks n’osent pas aborder Vassili Nikolaïtch, ils ont peur. Et voici ce qui a également de quoi étonner : le barine les salue, il se montre aimable, et eux ont le ventre contracté de peur. N’est-ce pas étonnant, mon cher, je vous le demande ! Ou alors je suis devenu stupide, je suis gâteux, en tout cas je n’y comprends rien.

     Je répondis à Ovsianikov que monsieur Lioubozvonov était sans doute malade.

     — Drôle de malade ! Il est large à ne pas franchir la porte et a le visage charnu et gras, en dépit de sa jeunesse… Oh, et puis, allez savoir !

     Et Ovsianikov poussa un profond soupir37.

     — Bon, laissons les nobles, fis-je. Que pouvez-vous me dire des odnodvortsy38, Louka Pétrovitch ? 

     — Oh non, dispensez-m’en, s’empressa-t-il de répliquer. Il est vrai que je pourrais vous raconter… mais à quoi bon ? (Ovsianikov agita la main.) Prenons plutôt le thé, cela vaudra mieux… Des moujiks, voilà tout ; et, à vrai dire, que pourrions-nous être d’autre ?

     Il se tut. On servit le thé. Tatiana Ilinitchna se leva de sa place pour s’asseoir près de nous. Durant la soirée, elle était à plusieurs reprises sortie sans bruit de la pièce, y rentrant tout aussi discrètement. Le silence se mit à régner. Avec lenteur et gravité, Ovsianikov avalait une tasse de thé après l’autre.

     —Mitia39 est passé aujourd’hui, observa à mi-voix Tatiana Ilinitchna.

     Ovsianikov se renfrogna.

     — Que voulait-il ?

     — Il est venu demander pardon.

     Ovsianikov hocha la tête.

     — Voyez-moi un peu ça ! dit-il en s’adressant à moi. Que voulez-vous faire des parents ? Il n’est pas non plus possible de les renier. Tenez, Dieu m’a gratifié d’un neveu, moi aussi. Un petit malin, avec une tête, un gars dégourdi, ça ne se discute pas ; il a fait de bonnes études, mais je n’en attends rien de fameux. Il était fonctionnaire – il a quitté sa place parce qu’il ne recevait pas d’avancement, figurez-vous… Se prendrait-il pour un noble ? D’ailleurs, les nobles ne deviennent pas tout de suite des généraux40. Le voilà oisif… Ce ne serait rien encore, mais maintenant, il s’est lancé dans les dénonciations ! Il rédige les suppliques des moujiks, écrit des rapports, fait la leçon aux sotski, il montre les arpenteurs sous leur vrai jour, traîne dans les débits de boissons, fréquente des réservistes, des artisans et des concierges d’auberges. Cela pourrait finir mal. À plusieurs reprises, ici ou là, il a reçu les avertissements du stanovoï ou de l’ispravnik41. Heureusement pour lui, il s’y entend à plaisanter : il les fait rire, avant de leur mettre des bâtons dans les roues… Allons, il est ici, n’est-ce pas, tu l’as caché dans un coin ? ajouta-t-il à l’adresse de sa femme. Je te connais, tu es pleine de compassion, tu le prends sous ta protection.

     Tatiana Ilinitchna baissa la tête, et sourit en rougissant.

     — C’est bien ça, poursuivit Ovsianikov… Ah, quelle tata gâteau ! Eh bien, fais-le venir : soit ! en l’honneur de notre hôte, je pardonne à cet idiot… Allez, amène-le, amène-le…

     Tatiana Ilinitchna alla à la porte et cria : « Mitia ! »

     Mitia, petit gars d’environ vingt-huit ans, grand, svelte, les cheveux bouclés, entra et, en me voyant, s’arrêta sur le seuil. Son habit était allemand, mais les plis exagérément marqués à ses épaules prouvaient amplement que son tailleur était russe, et plutôt deux fois qu’une.

     — Eh bien, avance, dit le vieillard, n’aie pas honte ! Remercie ta tante : tu es pardonné… Mon cher, continua-t-il en me désignant Mitia, voici mon neveu, dont je ne viens pas à bout. C’est la fin du monde ! (Nous nous saluâmes.) Eh bien, quelle est cette nouvelle embrouille ? Pourquoi se plaint-on de toi ? Allons, parle !

     Mitia n’avait visiblement pas envie de s’expliquer et de se disculper en ma présence.

     — Plus tard, mon oncle, balbutia-t-il.

     — Non pas, maintenant, reprit le vieillard. Je sais que tu as honte devant Monsieur, qui est un propriétaire : tant mieux – repens-toi. Allons, parle, nous t’écoutons.

     — Il n’y a rien dont je doive avoir honte, commença Mitia avec animation, en secouant la tête. Jugez vous-même, mon oncle. Les odnodvortsy de Réchétilovo sont venus me voir pour me dire : « Prends notre défense, frère. » — De quoi s’agit-il ? — Voici : nos magasins de blé sont en bon état, on ne saurait être en meilleur état ; un fonctionnaire débarque soudain et nous dit : « Vos magasins sont en désordre, les négligences sont graves, je suis obligé de le rapporter aux autorités. — Quelles négligences ? — Je sais de quoi je parle. » Nous nous sommes réunis et avons décidé de récompenser le fonctionnaire comme il se doit42. Là-dessus, le vieux Prokhorytch43 nous en a empêché, en disant : « En agissant ainsi, vous ne faites que les allécher. Enfin ! N’y aurait-il, pour nous, aucune justice ? » Nous lui avons obéi, le fonctionnaire s’est fâché et a déposé son rapport contre nous, il nous a dénoncés. Maintenant, on nous demande des comptes. — Mais vos magasins sont-ils vraiment en bon état ? leur ai-je demandé. — Absolument, et il y a là la quantité de blé prescrite par la loi… — Bon, alors vous n’avez rien à craindre. » Et j’ai rédigé pour eux une défense… On ne sait pas encore en faveur de qui les choses tourneront… Mais qu’on soit venu, à cette occasion, se plaindre de moi auprès de vous peut se comprendre : chacun voit son propre intérêt avant celui des autres.

     — Chacun, en effet, sauf toi, apparemment, fit le vieillard à mi-voix… Et tes autres histoires avec les paysans de Choutolomovo44 ?

     — Comment êtes-vous au courant ?

     — Je le sais, voilà tout.

     — Là encore, j’ai raison : daignez en juger par vous-même, de nouveau. Les paysans de Choutolomovo ont pour voisin un certain Besspandine qui a mis en labour quetre déciatines, en disant que c’était sa terre. Ces gens sont à redevance, leur propriétaire est parti à l’étranger : jugez vous-même, qui va les défendre ? Et c’est leur terre, sans conteste, ils sont serfs depuis des temps immémoriaux45. Les voilà donc qui viennent me voir en me demandant de rédiger une requête. Ce que j’ai fait. Besspandine l’a su et s’est mis à me menacer : « Je lui arracherai les omoplates, à ce Mitia, ou alors c’est carrément la tête que je lui trancherai… » Nous verrons bien : pour l’instant elle tient bon. 

     — Ne fanfaronne pas : ta tête, il ne lui arrivera rien de bon, déclara le vieillard. Tu es complètement fou.     

     — Enfin, mon oncle, n’était-ce pas vous qui me disiez…

     — Oui, oui, je sais bien ce que tu vas me dire, le coupa Ovsianikov. C’est exact : l’homme doit vivre selon la justice et aider son prochain. Quitte, parfois, à ne  pas ménager sa peine… Mais est-ce vraiment ainsi que tu agis ? Est-ce que tu ne te fais pas emmener au cabaret ? Payer à boire ? Saluer de la sorte : « Dmitri Alexéïtch, petit père, viens à notre secours, nous saurons t’exprimer notre gratitude », en te glissant dans la main un rouble ou un billet bleu46 ? Hein ? Dis-moi, cela n’arrive jamais ?

     — En cela, j’ai tort, c’est sûr, répondit Dmitri en baissant la tête. Mais je n’accepte rien des pauvres et je ne transige pas avec ma conscience.

     — Tu n’acceptes rien pour le moment, mais lorsque tu seras toi-même dans la gêne, tu accepteras. Tu dis que tu ne transiges pas avec ta conscience… Toi alors ! Tu ne défends sans doute que des saints !… Et Borka47 Perekhodov, tu l’as oublié ?… Qui a fait des démarches pour lui ? Qui l’a protégé ? Hein ?

       Perekhodov était en tort, c’est vrai…

     — Il a juste dilapidé l’argent public… De la petite bière, quoi !

     — Comprenez, mon oncle, c’était la misère, une famille à nourrir…

     — La misère, la misère… C’est un ivrogne, une tête brûlée, oui !

     — C’est le chagrin qui l’a poussé à boire, fit remarquer Mitia en baissant la voix.

     — Le chagrin ! Si tu as tant de cœur, tu aurais dû lui venir en aide, au lieu de traîner dans les cabarets avec un ivrogne. Qu’il soit beau parleur, la belle affaire !

     — C’est le meilleur homme qui soit…

     — Il n’y a que de braves types, avec toi… Au fait, dit Ovsianikov en s’adressant à sa femme, on lui a bien envoyé… tu vois de quoi je parle…

     Tatiana Ilinitchna acquiesça de la tête.

     — Où étais-tu passé ces derniers jours ? reprit le vieillard.

     — J’étais en ville.

     — Tu as sans doute passé ton temps à jouer au billard, à boire du thé, à racler de la guitare, à courir d’un bureau à l’autre, à rédiger des suppliques dans des arrière-salles et à te montrer avec des fils de marchands… Je me trompe ?

     — Non, c’est à peu près ça, dit Mitia en souriant… Ah oui ! J’allais oublier : Fountikov, Anton Parfénytch, vous prie de venir dîner dimanche.

     — Je n’irai pas chez cette grosse bedaine. Il me servirait du poisson coûtant cent roubles apprêté au beurre rance. Ça ne me dit rien !

     — J’ai aussi rencontré Fédossia Mikhaïlovna.

     — Quelle Fédossia ?

     — Mais la Fédossia de Garpentchenko48, celui qui a acheté le domaine de Mikoulino aux enchères. C’est la Fédossia de Mikoulino49. Elle vivait de son état de couturière à Moscou50, et payait ponctuellement une redevance annuelle de cent-quatre-vingt-deux roubles et cinquante kopecks… Et elle connaît son travail : à Moscou, elle avait plein de commandes. À présent, Garpentchenko l’a fait revenir, et la retient au village sans lui donner d’emploi. Elle serait prête à acheter sa liberté51, et l’a dit à son barine, mais lui ne se décide pas. Mon oncle, vous qui connaissez Garpentchenko, pourriez-vous lui en toucher un mot ?… Fédossia paierait un bon prix son affranchissement.

     — Ce ne serait pas avec ton argent ? Non ? Bon, bon, je lui en parlerai. Mais je ne sais pas, poursuivit le vieillard d’un air mécontent, ce Garpentchenko est , que Dieu me pardonne, un faisan : il rachète des traites, il prête à intérêt, achète des propriétés à l’encan… Qui l’a amené dans notre pays ? Ah, je ne peux pas sentir ces étrangers52 ! Il sera malaisé de trouver un accord avec lui ; enfiin, nous verrons bien.

     — Faites votre possible, mon oncle.

     — Bien, je tâcherai. Mais toi, attention ! Allons, ne te justifie pas… C’est égal, que Dieu soit avec toi !… Seulement, fais attention où tu mets les pieds, sinon, ma parole, Mitia, ça finira mal pour toi — ce sera ta perte, ma parole. Je ne pourrai pas toujours te porter sur mes épaules… et, moi-même, je n’ai guère de pouvoir. Allons, va, maintenant.

     Mitia sortit. Tatiana Ilinitchna alla le rejoindre.

     — Sers-lui du thé, tata gâteau ! lui cria Ovsianikov. Il n’est pas bête, poursuivit-il, et il a du cœur, mais j’ai peur pour lui… D’ailleurs, pardonnez-moi de vous avoir si longuement entretenu de telles vétilles.

     La porte du vestibule s’ouvrit, livrant passage à un petit homme chenu en redingote de velours.

     — Ah, Frantz Ivanytch ! s’écria Ovsianikov. Bonjour ! Comment allez-vous ?

     Permettez-moi, cher lecteur, de vous présenter ce monsieur.

     Frantz Ivanytch Lejeune53, propriétaire de la province d’Orel et l’un de mes voisins, avait obtenu le titre de gentilhomme russe d’une façon peu banale. Né à Orléans, de parents français, il était parti conquérir la Russie avec Napoléon, en qualité de tambour. Tout alla pour le mieux au début, et notre Français entra dans Moscou la tête haute.Mais au retour, le pauvre monsieur Lejeune, à moitié gelé et sans tambour, tomba aux mains d’une bande de moujiks du côté de Smolensk. Ceux-ci l’enfermèrent pour la nuit dans un moulin à foulon54 abandonné, et l’amenèrent, le matin suivant, à un trou dans la glace près de la digue et se mirent à prier le tambour de la grrrrande armée de leur faire le plaisir de plonger sous la glace. Ne pouvant accepter cette invitation, M. Lejeune entreprit à son tour de persuader, en idiome français, les moujiks de Smolensk de le laisser rentrer à Orléans. « C’est là-bas, messieurs, disait-il, que vit ma mère, une tendre mère. » Mais les moujiks, sans doute par ignorance de la situation géographique de la ville d’Orléans, continuaient à lui proposer un voyage sous la glace, le long du cours sinueux de la Gnilotierka56, en se mettant même à l’encourager de petits coups sur les vertèbres de la nuque et du dos, quand soudain, à la joie indescriptible de Lejeune, le son d’une clochette se fit entendre, et un énorme traîneau à l’arrière surélevé et couvert d’un tapis bariolé fit son apparition sur la digue, tiré par un attelage de trois louvets57 de la Viatka. Un propriétaire gras et rubicond en pelisse de loup siégeait dans le traîneau.

     — Que faites-vous donc là ? demanda-t-il aux moujiks.

     — Nous noyons un Franchais, petit père.

     — Ah ! fit avec indifférence le hobereau qui se détourna.

     Monsieur ! Monsieur ! cria le malheureux.

     — Ah ah ! lui reprocha la pelisse de loup, tu es venu en Russie avec les douze langues58, tu as incendié Moscou, maudit, tu as ôté la croix d’Ivan le Grand59 – et maintenant : « Moussié, moussié ! », tu flanches ! Tu n’as que ce que tu mérites… Allez, Filka-a !

     L’attelage s’ébranla.

     — Attends quand même ! ajouta le hobereau. Hé, toi, moussié, tu sais la musique ?

     Sauvez-moi, sauvez-moi, mon bon monsieur ! répétait Lejeune.

     — Voyez-moi ces gaillards ! Pas un seul pour parler russe ! Miousik, miousik, savé miousik vous ? savé60 ? Mais parle donc ! Comprené ? savé miousik vous ? forte piano joué savé ?

     Lejeune comprit enfin ce que voulait le propriétaire, et il hocha affirmativement la tête.

     Oui, monsieur, oui, oui, je suis musicien ; je joue de tous les instruments possibles ! Oui, monsieur… Sauvez-moi, monsieur !

     — Eh bien, c’est heureux pour toi, fit le propriétaire… Lâchez-le, les gars ; voilà vingt kopecks pouur boire un coup.

     — Merci, petit père, merci. Il est à vous.

     On installa Lejeune dans le traîneau. Le souffle coupé par la joie, il pleurait, tremblait, saluait, remerciait le propriétaire, le cocher et les moujiks. il n’avait sur lui qu’un tricot vert à rubans roses, et il gelait à pierre fendre. Le propriétaire jeta sans mot dire un coup d’œil aux membres bleuis et raidis de Lejeune, enveloppa le malheureux de sa pelisse et l’emmena chez lui. Les domestiques accoururent. on eut tôt fait de réchauffer le Français, de le nourrir et de le vêtir. Le propriétaire l’amena à ses filles.

     — Les enfants, leur dit-il, je vous ai trouvé un précepteur. Vous me réclamiez tout le temps de vous faire enseigner la musique et le dialecte français : voilà pour vous un Français qui joue du piano… Allons, moussié, poursuivit-il en montrant un méchant clavicorde acheté cinq ans plus tôt à un Juif qui vendait aussi de l’eau de Cologne – montre-nous tes talents : joué !

     Mourant de peur, Lejeune s’assit devant l’instrrument : de sa vie il n’avait touché un piano. 

     — Eh bien, joué, joué ! répétait le hobereau.

     Le malheureux, au désespoir, se mit à taper sur le clavier comme il tapait sur son tambour et joua au petit bonheur… « J’étais sûr, raconta-t-il plus tard, que mon sauveur allait me prendre au collet pour me jeter dehors. » Mais, au grand étonnement de l’improvisateur malgré lui, le hobereau, peu après, lui tapa sur l’épaule en signe d’approbation. « C’est bien, dit-il, je vois que tu connais ton affaire ; repose-toi, maintenant. »

     Quinze jours plus tard, Lejeune passa de ce propriétaire à un autre, riche et ayant de l’instruction, à qui son caractère doux et enjoué plut, et dont il finit par épouser la pupille ; il entra au service de l’État, fut anobli, donna sa fille en mariage à un propriétaire de notre province61, Lobyzaniev, dragon à la retraite et versificateur, et lui-même alla s’installer à Orel.

     Tel était ce Lejeune, ou plutôt Franz Ivanytch, comme on l’appelle maintenant, à la russe, qui venait d’entrer chez Ovsianikov, dont il était l’ami…

     Mais peut-être le lecteur62 s’ennuie-t-il, à la longue, chez l’odnodvorets Ovsianikov, je garderai donc un silence éloquent.




Notes


  1. Sixième récit du cycle Mémoires d’un chasseur. Le terme dérive du terme allemand Einhöfner – homme d’une seule demeure – et désigne un descendant des colons qui s’établirent au XVIIe siècle sur les marches de la Russie centrale et méridionale. Ils avaient un statut de paysans indépendants, n’ont jamais été serfs, étaient propriétaires de leur terre et ont eu quelques prétentions à la noblesse, et il semble qu’ils aient pu posséder des serfs, même si ce n’est pas l’avis d’Henri Mongault.
  2. Ivan Krylov (1768-1844), le « La Fontaine » russe, très célèbre. D’après Tourguéniev, cité en note par H. Mongault, il avait une tête énorme et ne souciait pas trop de sa mise.
  3. Delavoine, ou Dubruant…
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Boyard
  5. Ancien vêtement à longues manches, sans col ni ceinture.
  6. Pluriel d’odnodvorets. Dans le texte russe : « Ses frères ». 
  7. Ils ne sont pas surveillés, et font donc des dégâts dans les champs.
  8. https://fr.wiktionary.org/wiki/drojki
  9. https://fr.wiktionary.org/wiki/t%C3%A9l%C3%A8gue
  10. Les cheveux suivant une ligne droite sur le front et sur la nuque.
  11. Manteau de bure traditionnel.
  12. C’est-à-dire courts, pour H. Mongault.
  13. https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1964_num_11_2_2866
  14. Nom donné à une race particulière de chevaux répandue dans la province de Voronej, du côté des anciens et célèbres haras de la comtesse Orlov (note de l’auteur).
  15. Fille d’Ilia. Ainsi, la sœur cadette de Lénine s’appelait-elle Maria Ilinitchna Oulianova.
  16. Je garde la déclinaison, car le nom est donné en entier. En français, on dira : Tatiana Ovsianikov si l’on ne mentionne pas, à la russe, le patronyme.
  17. Voir https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/090122/mon-voisin-radilov-ivan-tourgueniev. 
  18. Ouvrage encyclopédique orthodoxe, présenté par mois.
  19. Luc, pour nous. Lucas, aussi bien.
  20. Allusion aux fonctionnaires, d’après H. Mongault. Pas d’objection…
  21. Dicton qui, mot à mot, s’énonce : « Moulu et remoulu, ça donnera peut-être de la farine. »
  22. D’après H. Mongault, Tourguéniev fait ici allusion à son grand-père maternel, Ivan Ivanovitch Loutovinov, évoqué dans l’une de ses premières nouvelles, Trois portraits, et auquel il sera également fait allusion dans le huitième récit du cycle, que j’ai déjà traduit : voir Le pré Béjine, note 27.
  23. Français simplement transcrit en cyrillique.
  24. Annonce de scènes de débauche.
  25. https://fr.wikipedia.org/wiki/Fontanka. Piter, c’est Saint-Pétersbourg.
  26. Le premier terme, sirota, est épicène en russe ; mais l’adjectif qui le suit est clairement  au féminin. Voici ce qu’écrit en note H. Mongault : « Tourguéniev semble bien prêter à Komov une des lubies de sa mère, qui aimait par moments à se dire abandonnée de tout le monde. Il devait dans Moumou décrire tout au long ces caprices de Varvara Pétrovna. » Varvara Petrovna Loutovinova se retrouva en effet orpheline à seize ans…
  27. Le texte, qui comporte une erreur de déclinaison, ne précise pas comment…
  28. Favori de Catherine II, Alexeï Orlov fut autorisé à ajouter cette rallonge à son nom avoir battu les Turcs à Tchesmé, dans la mer Égée, en 1770. Il passa ses dernières années dans sa propriété fastueuse de Sans-Souci, au sud-ouest de Moscou, à laquelle le texte fait allusion (d’après une note d’H. Mongault).
  29. Ravissante.
  30. Prononcé à l’allemande. C’est celui qui fouetta le père d’Ovsianikov.
  31. Nouvelle déclinaison fautive. En fait, il est vraisemblable que Tourguéniev reproduit ici une  tournure utilisée à l’époque dans la langue parlée.
  32. En l’absence du patronyme, je peux donner le prénom français correspondant. Je garde la tournure russe (avec une exception pour Alesandre) quand le prénom est suivi du patronyme.
  33. Rappel : la verste faisait un peu moins de 1,1 km.
  34. Le déciatine faisait un peu plus d’un hectare.
  35. Seigneur, maître d’un domaine. La première syllabe est accentuée, ce qui se marquait, dans les anciennes traductions, par la transcription : bârine.
  36. Pour Nikolaïévitch, fils de Nicolas.
  37. Selon H. Mongault, la charge vise les slavophiles, Lioubovnikov représentant ici Constantantin Aksakov, le fils de Serge. https://fr.wikipedia.org/wiki/Sergue%C3%AF_Aksakov . L’attaque contre les slavophiles avait commencé dès le premier récit, Kalinytch et le putois
  38. Revoir la note 6.
  39. Diminutif de Dmitri.
  40. Pas nécessairement au sens militaire duu terme : il s’agit des plus hauts rangs du Tchin, la table des rangs de Pierre le Grand.
  41. Nous sommes à la campagne. Élu par la noblesse, le capitaine-ispravnik est l’officier commandant la police du district. Il a dans chaque canton sous ses ordres un stanovoï, toujours choisi par la noblesse dans ses rangs, et, en descendant, des sotski ou centeniers, élus par cent paysans (cent foyers) et des déciatski ou dizeniers, correspondant à dix foyers paysans (d’après une note d’Henri Mongault).
  42. C’est-à-dire de lui donner un pot-de-vin.
  43. Pour Prokhorovitch, fils de Prokhor.
  44. L’auteur s’amuse pas mal avec les noms propres. Ici, le début du nom du village signifie « farce ».
  45. Tout cela se passe avant l’édit (oukaze) d’Alexandre II abolissant le servage en 1861. Voir par exemple cette étude historique : https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1966_num_21_1_421355
  46. Billet de cinq roubles.
  47. Forme populaire de Boris.
  48. Avec une erreur qu’on attribuera à Mitia : le nom est décliné à deux reprises, alors qu’un tel nom est indéclinable en russe.
  49. En achetant un domaine, on achète les « âmes » qui s’y trouvent : nous sommes avant 1861…
  50. Serve à redevance, voir le texte signalé à la note 45.
  51. Les serfs enrichis le pouvaient. Ainsi fit le grand-père paternel de Tchékhov.
  52. Son nom indique que Garpentchenko est Ukrainien (Petit-Russe, à l’époque).
  53. Entre parenthèses dans le texte, précédé de la transcription en russe du nom français.
  54. https://fr.wikipedia.org/wiki/Foulon_(moulin) . La digue dont il est question ferme la retenue d’eau faisant fonctionner le moulin.
  55. En français dans le texte, comme tout ce qui est ici en italiques. L’auteur traduit en russe en note, dans ce cas.
  56. Nom de rivière fictif, encore drôle : la rape pourrie
  57. Et non pas rouans, comme l’écrit H. Mongault. Et Viatka n’est pas ici la ville qui deviendra Kirov, mais la rivière qui passe de ce côté-là. Sur les robes des chevaux, voir par exemple : https://equidassur.fr/robes-du-cheval/
  58. Langue signifiant ici « nation ». H. Mongault écrit ceci, dans une note datant de près d’un siècle : « Aujourd’hui encore, “l’invasion des douze nations“ désigne en Russie la campagne de 1812. »
  59. https://fr.wikipedia.org/wiki/Clocher_d%27Ivan_le_Grand
  60. Transcription du français en russe.
  61. Celle d’Orel (prononcer Oriol, voire Ariol…), où se déroulent ces histoires.
  62. Tout au début, le narrateur s’était adressé aux lecteurs, le singulier venant ensuite remplacer le pluriel.

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