mercredi 31 août 2022

À propos de "Ma vie"

 Histoire du texte : 

     La nouvelle parut en trois livraisons dans les suppléments mensuels d’octobre, de novembre et de décembre 1896 de la revue Niva (Le Champ). Souvorine la réédita conjointement avec le récit suivant, Les Moujiks, en 1897, avec des rééditions.


    On trouve dans les carnets de Tchékhov quelques notes utilisées dans Ma vie. Ces notes datent surtout de 1895, lorsque l’auteur rassemblait du matériel pour les récits Ariane et Un meurtre. On y voit l’aphorisme répété par le peintre Redka, qui provient du proverbe : « La rouille ronge le fer, et le chagrin le cœur », que l’on trouve dans un recueil de Sneguiriev de 1848, dont l’auteur possédait un exemplaire. 


     On peut bien sûr rapprocher Ma vie du récit La nouvelle datcha : ce dernier texte partage plus d’un thème avec l’autre il semble s’être échappé d’une première version de Ma vie conçue par Tchékhov… 


     Le thème du malade (ici, Redka) se couchant chaque année pour se relever ensuite, étonné de ne pas être mort, se trouvait déjà dans une nouvelle inachevée et non publiée, La lettre, que l’on trouve dans le Tome VII de l’édition complète des œuvres de Tchékhov, et qui remonte aux alentours de1890.


    Le rédacteur en chef de la revue Niva, Alexeï Tikhonov, écrivit à Tchékhov en juillet 1895 pour lui proposer de collaborer à la revue. Tchékhov accepta et se proposa d’écrire pour la revue une nouvelle au début de 1896, mais marqua une hésitation, cherchant un sujet qui « n’ennuierait pas le lecteur ». Dans une lettre à Potapenko du 8 avril 1896, il dit carrément qu’il est en train d’écrire un roman pour Niva, dont il envisage pour titre : Mon mariage, et précise qu’il s’agit de raconter la vie de l’intelligentsia de province. En juin, il envoie à la revue le premier tiers du texte, demande ensuite qu’on le lui renvoie, il faut le retravailler. un mois plus tard, il écrit à Souvorine qu’il approche de la fin de la nouvelle qu’il écrit pour Niva. D’après une lettre à son frère aîné, Alexandre, il a fini le 29 juillet. Le 10 août, le manuscrit est envoyé à la revue. L’auteur écrit, dans une lettre à Menchikov qu’à la fin, la nouvelle l’ennuyait terriblement. Tchékhov reçut et corrigea des épreuves fractionnées du texte en septembre et même en octobre 1896. Le rédacteur en chef de la revue, habitué de la censure, lui conseilla d’enlever les lignes où Macha singeait le gouverneur, à la fin du chapitre VIII, et de rester prudent dans les considérations sur le progrès social au chapitre VI. La censure fit également retirer les popes se trouvant initialement dans le chapitre XIX, que l’auteur remplaça par des bigots, et exigea que l’on adoucît les propos de Redka, et la suppression des mots « ma sœur ne vous pardonnera jamais » adressés au père du narrateur. Qui seront repris par la suite.


     L’auteur exprime son irritation, dans ses lettres, devant l’intervention de la censure.  En même temps, il envisage deux autres titres : Ma vie, puis Dans les années quatre-vingt dix. Tikhonov trouve ce dernier titre prétentieux. Tchékhov en restera finalement à Ma vie, titre qui ne lui plaisait pas. 


      Lors de la réédition du texte, conjointement avec Les moujiks, préparée par Souvorine fin 1897, Tchékhov apporta de nombreuses corrections. Il partagea en deux les chapitres X, XII et XV, ce qui fit passer la nouvelle de dix-sept à vingt chapitres. Il réintroduisit (sauf les popes, qui demeurèrent des bigots) certains éléments censurés dans la première édition, celle de Niva, la liste des professions dont les membres exigeaient des pots-de-vin dans le chapitre II, par exemple. On peut négliger de rapporter d’autres modifications mineures.



     Le contenu du récit


      De nombreux critiques ont bien sûr supposé ou rapporté que l’auteur s’était inspiré de souvenirs de son enfance à Taganrog. Mais la description de la ville a en fait, à l’époque (et même de nos jours, dans les profondeurs de la Russie, le courrier reçu par les journaux témoigne de notables survivances), un caractère universel, concernant toute la province russe, c’est-à-dire à l’époque toute la Russie en dehors de Moscou et de Pétersbourg, c’est par exemple le cas de l’absence de canalisations (chapitre II). Quelques éléments personnels, cependant : ainsi le boucher Prokofi renvoie à une tante qui louait une chambre chez un boucher de Taganrog, précisément nommé Prokofi. Les allusions au choléra et au typhus sont à lier aux mesures prophylactiques que le médecin Tchékhov fit prendre à plusieurs reprises contre les épidémies. Certains traits de caractère du père du narrateur évoquent le père de l’auteur, Pavel Iégorovitch, despote par la suite déchu qui battait ses enfants. Les expressions « Petit profit » et « des macaronis posés sur des bateaux » sont, semble-t-il, des souvenirs de Taganrog. 


     D’autres passages, et non des moindres, du récit renvoient à l’expérience acquise par l’auteur à Mélikhovo au sujet des moujiks. L’histoire de l’école venait d’être vécue en 1896 à Talej, village dans la région de Moscou, pas très éloigné de la propriété de Tchékhov à Mélikhovo, et dont Tchékhov connaissait le prêtre. Le prototype de Polozniev serait, d’après Tolstoï, un prince Viazemski (pas le plus connu), original vivant au milieu d’une forêt de pins du côté de Serpoukhov et prônant le travail manuel, ayant épousé une femme riche qui l’abandonna, ne supportant plus son style de vie. Un certain A. P. Manteïfel enquêta à son sujet, de même que Menchikov. Tchékhov entendit le témoignage de Manteïfel et l’opinion de Tolstoï. Menchikov était très critique à propos de Viazemski, parlant de « légende rurale », en quelque sorte, et Tolstoï penchait en ce sens. 


     Ce que pensait Tchékhov des positions sociales et philosophiques du dernier Tolstoï joue un grand rôle dans l’histoire : Tchékhov s’était détaché de Tolstoï et se montrait sceptique vis-à-vis de ses activités pratiques, ainsi que de la vision parfois idyllique de Tolstoï sur le peuple des paysans. Mais ils partagent une même critique de l’ordre social existant. Et Tchékhov prend soin de présenter d’autres courants d’idées : on peut voir en Blagovo (le docteur) le représentant de la bourgeoisie montante, baignant dans le darwinisme social défendu par H. Spencer (voir à ce sujet Le Duel) et se montrant d’un égoïsme assez sûr. Des débats agitaient à ce sujet les milieux intellectuels, un article paraissant sous le titre La conscience est-elle nécessaire ? Là, l’auteur et Tolstoï sont visiblement dans le même camp. Mais Tchékhov continue, ici comme dans d’autres textes, à ne pas rejeter l’idée du progrès civilisationnel, voyant dans une lettre à Souvorine du printemps 1894 « Davantage d’amour de l’humain dans la vapeur et l’électricité que dans le fait de rester chaste et de s’abstenir de manger de la viande. »



     La réception de la nouvelle


     Un témoignage indique que Tolstoï utilisait l’expression de Redka : « Tout est possible, tout peut arriver. » Mais pour la critiquer, en opposant Ostrovski à Tchékhov, qu’il appréciait moyennement en tant que dramaturge : « Si on avait lu La Mouette à ce peintre, il n’aurait pas dit : « Tout est possible ». Il dit cela au début de 1897, après le four qu’a connu la pièce à l’automne 1896 avec Vera Kommissarjevskaïa, avant sa reprise triomphale de la fin 1898. Tchékhov avait l’intention de lire la nouvelle à Tolstoï sur les épreuves qu’il corrigeait. Mais le voyage envisagé à Iasnaïa Poliana n’eut pas lieu, et Tolstoï lut Ma vie dans la Niva. D’après le témoignage du tolstoïen et autodidacte Sergueï Semionov, Tolstoï n’apprécia que certains fragments de la nouvelle. On le comprend sans peine :  Tolstoï a vertement critiqué Les moujiks et dit le plus grand mal de La nouvelle datcha, on ne voit guère comment il aurait pu aimer cette nouvelle-ci… Semionov rapporte ces mots de Tolstoï : « Il y a des passages admirables, mais dans l’ensemble, la nouvelle est faible ». D’autres contemporains actifs dans la critique ou le théâtre estiment grandement la peinture faite de la vie de province. Gorki dit à son épouse Iékatiérina que la nouvelle est somptueuse. Il est vrai que lui n’a aucune tendresse pour la paysannerie russe… En janvier 1897, le critique et historien de la littérature Alexandre Skabitchevski place Polozniev à côté de l’artiste peintre du récit La maison à mezzanine : des ratés un peu toqués, à opposés aux personnages plus « héros de leur temps » que sont l’Onéguine de Pouchkine, le Tchatski de Griboïedov et le Roudine de Tourguéniev. En 1905, il estima (à juste titre…) que Tchékhov restait loin des narodniki (populistes) et des tolstoïens toujours prêts à aller au peuple : il s’appuie pour cela sur les constats désabusés de Macha au chapitre XV…


     Le reproche traditionnellement adressé à Tchékhov apparut là encore : l’auteur livre une série de moments pleins de grâce, mais ne brosse pas un tableau complet. L’’éternel inachèvement laissant le lecteur sur sa faim…


     Certains critiques (notamment Iakov Abramov, dans un article de 1898 intitulé « Notre vie dans les œuvres de Tchékhov »)  virent tout de même que la ville en prenait au moins autant pour son grade que la campagne. Abramov défendit Tchékhov contre ceux qui l’accusaient d’idées toutes faites, d’exagération, de manque de convictions idéologiques, etc. Et contre ceux qui ne voient en Tchékhov qu’un peintre de petites choses sans portée universelle. Dans son œuvre, au contraire, se reflète toute la Russie, dans ses manifestations les plus profondes. Ce que verra à son tour, une soixantaine d’années plus tard, l’écrivain russe de l’époque soviétique Vassili Grossman. D’autres critiques trouvèrent plus pittoresques les personnages secondaires et épisodiques, tandis que le héros de l’histoire, le narrateur, offrait la « pâle image » d’un raté cherchant vainement la justice et l’humanité dans les rapports sociaux… Le récit est traduit en allemand, en suédois, danois, finnois, hongrois, tchèque et serbo-croate, en anglais et en français L’écrivain Ivan Chtcheglov observa l’année suivant la mort de l’auteur que Ma vie avait reçu à l’étranger un meilleur accueil qu’en Russie… La notice de l’édition soviétique ne signale pas un énorme succès du côté du public. Cela dit, la revue Niva était la plus importante revue paraissant en Russie à l’époque, il faut relativiser le « silence » à propos de cette longue nouvelle de Tchékhov…



Ces notes ont été rédigées à partir de la notice de l’édition soviétique, dans les Œuvres complètes de Tchékhov en trente tomes, accessibles en ligne.

samedi 27 août 2022

Ma vie (Anton Tchékkhov), suite et fin

XIX



     Une lettre de Macha arriva enfin.


     « Mon cher, mon bon M. A.1, écrivait-elle, mon doux, mon bon « ange », comme vous appelle le vieux peintre2, adieu, je pars pour l’Amérique avec mon père, visiter une exposition. Dans quelques jours, je verrai l’océan – si loin de Doubetchnia, c’est effrayant d’y penser ! C’est loin et immense comme le ciel, et j’ai envie d’y aller sans entraves, je jubile, je perds la tête, vous voyez comme ma lettre est décousue. Mon ami, bon et gentil, rendez-moi ma liberté, cassez au plus vite le fil tenant encore et nous liant, vous et moi. Vous rencontrer, faire  votre connaissance, a été un rayon céleste qui a illuminé mon existence ; mais devenir votre femme fut une erreur, vous le comprenez, et maintenant, la conscience de cette erreur me pèse, et je vous supplie à genoux, mon magnanime ami, télégraphiez au plus vite, avant mon départ sur l’océan, pour me dire que vous êtes d’accord pour réparer notre commune erreur, pour ôter cet unique fardeau entravant mes ailes, et mon père, qui se charge de toutes les démarches, me promet de ne pas trop vous accabler avec les formalités. Alors, vous me rendez ma liberté ? Hein ?


     Soyez heureux, et que Dieu vous bénisse, pardonnez à la pécheresse que je suis.


     Je vais bien. Je gaspille l’argent, je fais un tas de bêtises et remercie Dieu à chaque instant de ce qu’une mauvaise femme comme moi n’ait pas d’enfants. Je chante et j’ai du succès, mais cela ne me passionne pas, non, c’est mon havre, la cellule où je me retire à présent pour trouver le repos. Le roi David3 avait une bague portant l’inscription : “Tout passe.” Quand on est triste, cela rend gai, et quand on est gai, cela rend triste. Et je me suis acheté ce genre de bague, avec une inscription en hébreu, et ce talisman me retient de trop m’enthousiasmer. Tout passe, la vie elle-même passera, rien n’est donc nécessaire. Ou alors, seulement la conscience de sa liberté, parce que, lorsque l’être humain est libre, il n’a besoin de rien, de rien, de rien. Rompez donc le fil. Je vous embrasse bien fort, ainsi que votre sœur. Pardonnez-moi et oubliez votre M. »


     Ma sœur était couchée dans une chambre, Redka, qui avait de nouveau été malade et se rétablissait, dans l’autre. Alors que je venais juste de recevoir cette lettre, ma sœur passa sans faire de bruit chez le peintre, s’assit près de lui et se mit à lire. Elle lui lisait chaque jour de l’Ostrovski4 ou du Gogol, et il l’écoutait, regardant fixement dans la même direction, ne riant pas, hochant la tête et marmonnant de temps en temps pour lui-même :


     — Tout peut arriver ! Tout peut arriver !


     Si quelque laideur, quelque hideur révoltante se reflétait dans la pièce, il disait avec une sorte de joie mauvaise, en mettant un doigt dans le livre :


     — Le voilà, le mensonge ! Voilà ce qu’il fait, le mensonge !


     Les pièces le captivaient par leur sujet, par leur morale et aussi par leur composition habile et complexe, et il admirait l’auteur sans jamais le nommer :


     — Avec quelle adresse il a tout mis bien en place !


     Cette fois, ma sœur lut seulement une page à voix basse, et ne put continuer : la voix lui manquait. Redka lui prit la main et, remuant ses lèvres desséchées, lui dit d’une voix rauque et à peine audible :


     — L’âme du juste est blanche et lisse comme de la craie, celle du pécheur est comme de la pierre ponce. Chez le juste, l’âme est de huile de lin claire, c’est du goudron chez le pécheur. Il faut peiner, il faut s’affliger, il faut souffrir, poursuivit-il ; qui ne travaille pas et ne s’afflige pas ne connaîtra pas le royaume des cieux. Malheur, malheur aux repus, malheur aux forts, malheur aux riches, malheur aux usuriers ! Ils ne verront pas le royaume des cieux. Le puceron mange 0l’herbe, la rouille le fer5


     — Et le mensonge l’âme, termina ma sœur en riant.


     Je lus la lettre une fois de plus. À ce moment arriva dans la cuisine le soldat qui nous apportait deux fois par semaine, on ne savait de la part de qui6, du thé, des brioches7 et des gélinottes qui sentaient le parfum. Je n’avais pas de travail, il m’arrivait de rester à la maison des journées entières, et la personne qui nous envoyait ces brioches savait sans doute que nous étions dans le besoin.


     J’entendis ma sœur causer avec le soldat en riant gaiement. Puis, s’étant recouchée, elle me dit, tout en mangeant une brioche :


     — Lorsque tu as refusé de travailler dans un bureau et que tu t’es fait peintre en bâtiment, nous savions dès le début, Aniouta Blagovo et moi, que tu avais raison, mais nous avions peur de le dire tout haut. Quelle force, dis-moi, nous empêche d’avouer ce que l’on pense ? Tiens, prenons seulement le cas d’Aniouta Blagovo. Elle t’aime, elle t’adore, elle sait que tu es dans le vrai ; elle m’aime comme une sœur, moi aussi, elle sait que j’ai raison, il se peut même qu’elle m’envie, au fond de son cœur, mais je ne sais quelle force l’empêche de venir nous voir, elle nous évite, elle a peur.


     Ma sœur joignit les mains sur sa poitrine et poursuivit avec passion :


     — Si tu savais comme elle t’aime ! Elle a avoué cet amour à moi seule, et encore, tout bas et dans le noir. Elle m’emmenait dans une allée sombre du jardin et se mettait à chuchoter combien tu lui étais cher. Tu verras, elle ne se mariera jamais, parce qu’elle t’aime. La plains-tu ?


     — Oui.


     — C’est elle qui a envoyé les brioches. Elle est ridicule, c’est vrai, à quoi bon se cacher ? Moi aussi, j’ai été bête et ridicule, mais je suis partie, et je ne crains plus personne, je pense et dis tout haut ce que je veux, et je suis heureuse, à présent. Quand je vivais à la maison, je n’avais pas la moindre notion du bonheur, et maintenant je n’échangerais pas mon sort contre celui d’une reine.


     Le docteur Blagovo arriva. Il avait passé sa thèse de médecine et vivait maintenant dans notre ville, chez son père ; il se reposait et disait qu’il retournerait bientôt à Pétersbourg. Il voulait s’occuper de vaccination contre le typhus et, je crois, contre le choléra8, et désirait aller à l’étranger pour parfaire sa formation et ensuite obtenir une chaire. Il avait quitté l’armée et portait d’amples vestons de cheviotte, des pantalons très larges et de superbes cravates. Ma sœur était en extase devant ses épingles de cravate, ses boutons de manchette et le mouchoir de soie rouge qu’il mettait, sans doute par coquetterie, dans la poche de devant de son veston. Un jour, par désœuvrement, nous nous mîmes, elle et moi, à faire de mémoire le compte de ses costumes, nous en trouvâmes au bas mot une dizaine. Il était clair qu’il aimait toujours ma sœur, mais pas une fois, même en plaisantant, il ne lui arriva de dire qu’il l’emmènerait avec lui à Pétersbourg ou à l’étranger, et je ne pouvais m’imaginer nettement ce qu’il adviendrait d’elle si elle restait en vie, ni ce qu’il adviendrait de son enfant. Elle, elle se contentait de rêver sans cesse sans penser sérieusement à l’avenir, elle disait qu’il pouvait partir où il voulait, et même l’abandonner, pourvu qu’il soit heureux, lui, quant à elle, le passé lui suffisait.


     D’ordinaire, arrivé chez nous, il l’auscultait très attentivement et exigeait qu’elle prît ses gouttes devant lui, dans du lait. Il en fut de même cette fois-ci. Il l’ausculta et lui fit boire un verre de lait, et une odeur de créosote9 se répandit dans nos chambres. 


     — Voilà une enfant sage, dit-il en lui reprenant le verre. Il ne faut pas que tu parles trop, et tu es bavarde comme une pie ces derniers temps. Je t’en prie, tais-toi.


     Elle se mit à rire. Ensuite, il passa dans la chambre de Redka, où je me trouvais, et il me tapa amicalement sur l’épaule. 


     — Eh bien, vieux, où en sommes-nous ? dit-il en se penchant sur le malade.


     — Votre Haute Noblesse, dit Redka à mi-voix, remuant doucement les lèvres, Votre Haute Noblesse, j’ose vous faire mon rapport… nous sommes tous dans la main de Dieu, nous devons tous mourir… Laissez-moi vous dire la vérité… Votre Haute Noblesse, vous ne connaîtrez pas le royaume des cieux !


     — On n’y peut rien, plaisanta le docteur, il faut bien que quelqu’un aille en enfer.


     Et soudain, quelque chose se produisit dans ma conscience ; je me retrouvai par une nuit d’hiver dans la cour des abattoirs10 : à côté de moi, sentant la vodka au poivre, se tenait Prokofi ; faisant un effort, je me frottai les yeux, et je me vis aussitôt me rendant chez le gouverneur pour m’expliquer. Rien de tel ne m’était jamais arrivé, ni n’arriva par la suite, et ces étranges souvenirs, semblables à un rêve, je les attribue à un surmenage nerveux. Je revivais la scène des abattoirs et l’entrevue avec le gouverneur, et, en même temps, je me rendais confusément compte que ce n’était pas réel.


     En reprenant mes esprits, je vis que je n’étais plus à la maison, mais dans la rue, et que je me tenais à côté d’un réverbère, en compagnie du docteur.


     — C’est triste, triste, disait-il, et des larmes lui coulaient sur les joues. Elle est gaie, rit sans arrêt, espère, et son cas est désespéré, mon cher. Votre Redka me déteste et veut toujours me faire comprendre que j’ai mal agi avec elle. De son point de vue, il a raison, mais j’ai aussi mon propre point de vue, et je ne me repens nullement de ce qui s’est passé. Il faut aimer, nous devons tous aimer – n’est-ce pas ? Sans l’amour, il n’y aurait pas de vie ; celui qui craint l’amour et le fuit, il n’est pas libre.


     Il en vint peu à peu à d’autres sujets, se mit à parler de science, de sa thèse, qui avait plu à Pétersbourg ; il s’enfiévrait, ne se souvenant plus de ma sœur, ni de son propre chagrin, ni de moi. La vie l’entraînait. À l’une, me disais-je, l’Amérique et une bague avec une inscription, à celui-ci le titre de docteur et une carrière de savant, seuls ma sœur et moi demeurions dans notre passé.


     Lui ayant dit au revoir, je m’approchai du réverbère et lus une fois de plus la lettre de Macha. Et je me souvins, je me souvins très clairement du matin de printemps où elle était venue me voir au moulin et s’était couchée en se couvrant de sa pelisse courte : elle voulait avoir l’air d’une simple paysanne. Et de l’autre fois, encore un matin, où nous avions retiré la nasse de l’eau, de grosses gouttes de pluie nous tombaient dessus depuis les saules de la berge, et nous riions…


     Il faisait sombre dans notre maison de la rue Bolchaïa Dvorianskaïa. J’escaladai la palissade et, comme autrefois, entrai dans la cuisine par l’entrée de service, pour y prendre une petite lampe. Il n’y avait personne à la cuisine ; le samovar sifflotait près du poêle, attendant mon père. « Qui donc sert le thé à Père, à présent ? » me dis-je. Ayant pris ma lampe, je gagnai la bicoque11, m’y aménageai un lit de vieux journaux et me couchai. Les crochets aux murs avaient toujours le même air sévère, et leurs ombres tremblotaient. Il faisait froid. Je me figurai que ma sœur allait venir tout de suite m’apporter mon dîner, mais je me rappelai aussitôt qu’elle était couchée, malade, chez Redka, et il me parut bizarre d’avoir escaladé la palissade et d’être allongé dans cette bicoque sans chauffage. Ma conscience s’embrouillait, me faisant voir toutes sortes de choses  absurdes.


     Coup de sonnette. Les bruits connus depuis mon enfance : d’abord le fil de fer bruissant contre le mur, puis, brièvement, la sonnerie plaintive dans la cuisine. C’est mon père, rentrant du club. Je me levai et allai dans la cuisine. En me voyant,  Axinia, la cuisinière, leva les bras au ciel et se mit, je ne sais pourquoi, à pleurer.


     — Mon petit ! dit-elle doucement. Mon chéri ! Ah ! Seigneur !


     Et, dans son émotion, elle se mit à froisser son tablier. Sur le rebord de la fenêtre se trouvaient des bocaux de baies à la vodka. Je m’en versai une tasse et la bus avidement, j’avais très soif. Axinia avait récemment lavé la table et les bancs, la cuisine sentait comme cela sent dans les cuisines claires et accueillantes tenues par des cuisinières propres. Cette odeur et le cri du grillon12 nous attiraient autrefois, nous les enfants, dans cette cuisine, nous disposant à écouter des contes et à jouer aux rois13


     — Et Cléopâtre, où est-elle ? demanda vite Axinia à voix basse, en retenant son souffle. Et ta chapka, petit père, où est-elle ? On dit que ta femme est partie à Piter14 ?


     Elle était à notre service déjà du temps de notre mère, et nous avait donné le bain, autrefois, dans un baquet, à Cléopâtre et à moi, pour elle nous étions, encore maintenant, des enfants qu’il fallait mettre sur le droit chemin. En l’espace d’un quart d’heure, elle m’exposa toutes les réflexions qu’elle avait accumulées, avec le bon sens d’une vieille domestique, dans la paix de cette cuisine, tout le temps que nous ne nous étions pas vus. Elle me dit qu’on pouvait obliger le docteur à épouser Cléopâtre : il suffisait de lui faire peur et, pour peu qu’on rédigeât une belle requête, l’évêque dissoudrait son premier mariage ; que ce serait une bonne idée de vendre Doubetchnia en le cachant à ma femme, et de déposer l’argent à la banque, à mon nom ; que si ma sœur et moi nous nous jetions aux pieds de notre père en l’implorant pour de bon, il nous pardonnerait peut-être ; qu’il faudrait faire célébrer un service pour rendre grâces à la Reine des Cieux15


     — Allons, petit père, va lui parler, me dit-elle en entendant tousser mon père. Va, parle, incline-toi pour le saluer, ta tête n’en tombera pas.


     J’y allai. Mon père était assis à son bureau et traçait le plan d’une datcha avec des fenêtres gothiques et une grosse tour semblable à une tour de guet de pompiers – quelque chose d’extraordinairement obstiné, et sans aucun talent. En entrant dans son cabinet, je m’étais arrêté à un endroit qui me permettait de voir ce plan. Je ne savais pas pourquoi j’étais venu chez mon père, mais je me souviens qu’en voyant sa figure maigre, son cou rouge, son ombre sur le mur, j’eus envie de me lancer à son cou et de suivre le conseil d’Axinia en me jetant à ses pieds ; mais la vue de la datcha aux fenêtres gothiques et à la grosse tour m’en empêcha.


     — Bonsoir, dis-je.


     Il me jeta un regard et baissa aussitôt les yeux sur son plan.


     — Que veux-tu ? demanda-t-il peu après.


     — Je suis venu vous dire que ma sœur est très malade. Elle va bientôt mourir, ajoutai-je d’une voix sourde.


     — Et alors ? soupira mon père en ôtant ses lunettes et en les posant sur le bureau. Qui sème le vent récolte la tempête ! Qui sème le vent, redit-il en se levant, récolte la tempête ! Souviens-toi, je te prie, qu’il y a deux ans tu es venu me trouver, et qu’ici même je t’ai demandé, je t’ai supplié d’en finir avec tes aberrations, je t’ai rappelé ton devoir, ton honneur et tes obligations envers tes ancêtres, dont nous devons pieusement conserver les traditions. M’as-tu écouté ? Tu as fait fi de mes conseils et tu t’es maintenu avec entêtement dans tes vues erronées ; non content de poursuivre tes propres égarements, tu y as entraîné ta sœur et lui as fait perdre sa moralité et sa pudeur. À présent, cela tourne mal pour vous deux. Et alors ? Qui sème le vent récolte la tempête ! 


         Il arpentait son cabinet en disant cela. Il pensait sans doute que j’étais venu faire amende honorable et attendait vraisemblablement que je me mette à lui demander de nous pardonner, à ma sœur et à moi. J’avais froid, je tremblais comme si j’avais la fièvre, et je parlais avec difficulté, d’une voix rauque.


     — Et moi aussi, je vous prie de vous souvenir, dis-je, qu’ici même je vous ai supplié de me comprendre, de bien réfléchir, de décider ensemble comment et dans quel but nous devions vivre, et en réponse vous vous êtes mis à parler de nos ancêtres, de mon grand-père qui écrivait des vers. On vous dit maintenant que votre fille unique est perdue, et vous vous remettez à parler des ancêtres, des traditions… Quelle frivolité chez un homme âgé, alors que sa mort n’est plus bien loin, qu’il lui reste tout au plus cinq ou dix ans à vivre !


     — Pourquoi es-tu venu ? demanda sévèrement mon père, visiblement froissé que je l’eusse accusé de frivolité.


     — Je l’ignore. Je vous aime, je regrette indiciblement que nous soyons si éloignés l’un de l’autre – alors voilà, je suis venu. Je vous aime encore, mais ma sœur a définitivement rompu avec vous. Elle ne vous pardonne pas, et ne vous pardonnera jamais. Votre prénom seul éveille en elle le dégoût du passé, le dégoût de la vie.


     — Et à qui la faute ? cria mon père. À toi, vaurien !


     — Soit, c’est ma faute, dis-je. Je reconnais que c’est beaucoup de ma faute, mais pourquoi votre vie – cette vie qui est la vôtre et que nous devrions, d’après vous, obligatoirement adopter – est-elle si ennuyeuse, tellement plate, pourquoi n’y a-t-il, dans aucune des maisons que vous construisez depuis trente ans, de gens pouvant m’enseigner comment vivre sans être coupable ? Pas un seul homme honnête dans toute la ville ! Vos maisons sont des nids maudits où l’on expédie dans l’autre monde les mères et les filles, où l’on martyrise les enfants… Ma pauvre mère ! continuai-je, au désespoir. Ma pauvre sœur ! Il faut s’abrutir, jusqu’à l’hébétude, de vodka, de cartes et de potins, il faut faire des bassesses, jouer les hypocrites ou tracer des plans pendant des dizaines d’années pour ne pas remarquer toute l’horreur qui se cache dans ces maisons. Notre ville existe depuis des siècles et n’a, en tout ce temps, pas donné à la patrie un seul homme utile, pas un seul ! Vous avez tué dans l’œuf tout ce qu’il y avait d’un tant soit peu vivant, d’un tant soit peu brillant ! Ville de boutiquiers, de cabaretiers, de ronds-de-cuir, de bigots, ville superflue, inutile, que personne ne regretterait si, d’un coup, elle s’enfonçait à cent pieds sous terre !


     — Je ne veux pas t’écouter, vaurien ! dit mon père, et il ramassa une règle sur la table. Tu es ivre ! Je t’interdis de te présenter dans un tel état devant ton père ! Je te le dis pour la dernière fois, et transmets-le à ta sœur sans moralité : vous ne recevrez rien de moi. J’ai arraché de mon cœur mes enfants rebelles, et je ne les plains pas s’ils souffrent de leur insoumission obstinée. Tu peux retourner d’où tu viens ! Il a plu à Dieu de me punir par vous, mais je supporte cette épreuve avec résignation et, comme Job, trouve ma consolation dans les souffrances et le travail assidu. Ne franchis plus le seuil de ma maison tant que tu ne te seras pas amendé. Je suis juste, tout ce que je dis est utile, et si tu recherches ton bien, souviens-toi toute ta vie de mes paroles passées et présentes.


     Je renonçai et sortis. Je ne me souviens pas de la nuit et du jour qui suivirent.


     On dit que j’ai erré dans les rues, tête nue, titubant et chantant à tue-tête, suivi par des hordes de gamins qui criaient :


     — Petit-Profit ! Petit-Profit !




Notes


  1. Initiales de Missaïl Alexeïevitch.
  2. Redka…
  3. Ce genre de formule relève plutôt du livre de l’Ecclésiaste, attribué non à David, mais à son fils Salomon… 
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Ostrovski
  5. Reprenant la litanie du chapitre IV, que termine ici la sœur du narrateur, même si le texte russe dit : « poursuivit ma sœur ».
  6. Le lecteur sait bien que la bonne fée est Aniouta Blagovo, la bien nommée : voir la note 15 du premier chapitre, ainsi que le chapitre VII.
  7. Le texte dit : « des petits pains français »…
  8. Aucun de ces vaccins n’existe à l’époque.
  9. La créosote fut utilisée autrefois pour soigner la toux, et même comme remède contre la phtisie : https://www.eyrolles.com/Sciences/Livre/tuberculose-et-phtisie-pulmonaire-par-le-carbonate-de-creosote-de-hetre-9782016176207/
  10. Nous nous retrouvons au chapitre VIII.
  11. Dans laquelle il dormait naguère, voir le chapitre I.
  12. Réputé se trouver toujours derrière le poêle…
  13. Ancien jeu de cartes russe.
  14. Pour Pétersbourg.
  15. Voir la note 2 du chapitre VI.






XX



     Si l’envie me prenait de commander une bague, je choisirais cette inscription : « Rien ne passe ». Je crois que rien ne passe sans laisser de traces, et que le moindre de nos pas a une signification dans notre vie présente, comme dans la vie future. 


     Ce que j’ai enduré, ce ne fut pas en vain. Mes grands malheurs et ma patience ont touché le cœur des habitants de la ville, et maintenant les gens ne m’appellent plus « Petit-Profit », ils ne se moquent plus de moi, et, quand je passe au marché, on ne me lance plus d’eau. On s’est habitué à ce que je sois devenu ouvrier, on ne s’étonne plus de voir un noble comme moi porter des seaux de peinture et poser des carreaux ; au contraire, on me passe volontiers commande, et l’on me tient déjà pour un bon artisan, et pour le meilleur fournisseur après Redka, qui, même rétabli et peignant comme par le passé les coupoles des clochers sans échafaudage, n’a plus la force de tenir les gars en main ; c’est moi qui cours la ville à sa place à la recherche de commandes, qui embauche et paie les gars, qui emprunte de l’argent avec de gros intérêts. À présent, devenu entrepreneur, je comprends qu’on puisse courir dans toute la ville pendant deux ou trois jours pour une commande de trois fois rien, à la recherche de couvreurs. On se montre poli avec moi, on me dit vous, et, dans les maisons où je travaille, on m’offre le thé et l’on envoie demander si je ne veux pas déjeuner. Les enfants et les jeunes filles viennent souvent me voir, me regardant avec tristesse et curiosité.


     Un jour que je travaillais dans le jardin du gouverneur, y peignant une gloriette en imitant le marbre, le gouverneur, qui se promenait, y entra et, par désœuvrement, se mit à bavarder avec moi ; je lui rappelai la fois où il m’avait venir pour une explication. Il me dévisagea quelques instants, puis ouvrit la bouche en o, écarta les bras et dit :


     — Je ne m’en souviens pas !


     J’ai vieilli, je suis devenu taciturne, rude, sévère, je ris rarement et l’on dit que je suis devenu comme Redka, j’ennuie comme lui les gars en leur faisant inutilement la leçon.


     Maria Viktorovna, mon ex-épouse, vit maintenant à l’étranger, et son ingénieur de père est quelque part dans les provinces à l’Est, il y construit une ligne de chemin de fer et y achète des propriétés. Le docteur Blagovo est lui aussi à l’étranger. Doubetchnia est revenue à madame Tchéprakov, qui l’a achetée en obtenant de l’ingénieur un rabais de vingt pour cent. Moïsseï est maintenant en chapeau melon ; il vient souvent en ville pour affaires, arrêtant son cabriolet près de la banque. On dit qu’il s’est déjà acheté une propriété avec reprise des dettes afférentes, et qu’il s’informe sans arrêt à la banque à propos de Doubetchnia, qu’il se prépare aussi à acheter. Le pauvre Ivan Tchéprakov a longtemps battu le pavé en ville, ne faisant rien et s’enivrant. J’ai bien essayé de le caser chez nous, et, pendant un temps, il a peint des toits et posé des vitres avec nous, il y avait même pris goût et, tout comme un vrai peintre, volait de l’huile, demandait des pourboires et se saoulait. Mais il en a eu vite assez, il s’est mis à broyer du noir et il est retourné à Doubetchnia ; les gars m’ont avoué plus tard qu’il les avait incités à venir une nuit l’aider à tuer Moïsseï et à dévaliser la générale.


     Mon père a beaucoup vieilli, il est voûté et se promène le soir devant sa maison. Je ne vais jamais le voir.


     Pendant le choléra, Prokofi a soigné les boutiquiers avec de la vodka au poivre et du goudron, en se faisant payer ; notre journal m’a appris qu’il avait reçu les verges pour avoir, dans son échoppe, dit du mal des médecins. Nikolka, son commis, est mort du choléra. Karpovna est encore en vie et continue à aimer et à craindre son Prokofi. Quand elle me voit, elle hoche tristement la tête et dit en soupirant :


     — Tu es perdu, mon petit !


     En semaine, je travaille du matin au soir. Le dimanche et les jours de fête, quand il fait beau, je prends dans mes bras ma minuscule nièce (ma sœur attendait un garçon, mais ce fut une fille qui naquit) et vais sans hâte au cimetière. Là, je reste debout, ou m’assieds, je contemple longuement la tombe qui m’est chère, et je dis à la petite fille que sa maman repose ici.


     Parfois, près de la tombe, je rencontre Aniouta Blagovo. Nous nous saluons et nous tenons devant la tombe, silencieux, ou nous parlons de Cléopâtre, de sa fille et de la tristesse de la vie d’ici-bas. Puis, sortis du cimetière, nous marchons en silence, elle ralentit le pas exprès pour se tenir plus longtemps à mes côtés. La petite, joyeuse, heureuse, clignant des yeux dans la vive lumière du jour, riant, lui tend ses menottes et nous nous arrêtons et caressons ensemble la charmante fillette.


     À notre retour en ville, Aniouta Blagovo1, rouge d’émotion, me dit au revoir et poursuit son chemin seule, l’air grave, austère. Et aucun de ceux qui la croisent ne pourrait penser, en la voyant, qu’elle vient de marcher à mes côtés, et qu’elle a même caressé la petite.




Notes



  1. Dont je ne puis prendre congé sans signaler que les fleurs nommées pensées en français s’appellent en russe petits yeux d’Aniouta. Les pensées sont une espèce de violette, et divers noms populaires (Ivan-et-Maria, etc) et diverses légendes se rattachent à ces fleurs. Pourquoi Aniouta, allez savoir… Certaines fleurs sont appelées belle-mère. Aniouta fait peut-être partie des filles tyrannisées dans les contes par leur marâtre. Je laisse les lexicologues et spécialistes des contes se pencher sur la question…

mercredi 24 août 2022

Ma vie (Anton Tchékhov), suite

XVII



     Un dimanche, après le déjeuner1, ma sœur vint me voir selon son habitude2, et prit  le thé avec moi. 


     — Je lis énormément, à présent, dit-elle en me montrant les livres qu’elle avait pris, en chemin, à la bibliothèque de la ville. Je remercie ta femme et Vladimir3, qui ont éveillé ma conscience. Ils m’ont sauvée, ils ont fait que maintenant, je me sens un être humain. Auparavant, il m’arrivait de ne pas dormir la nuit en raison de divers soucis comme : « Ah, nous avons consommé beaucoup de sucre en une semaine ! Ah, il ne faudrait pas trop saler les concombres ! » Je continue à ne pas dormir, mais mes pensées ne sont plus les mêmes. Je me tourmente à l’idée que la moitié de ma vie a passé de façon aussi bête, aussi lâche. Je méprise mon passé, j’en ai honte, et je vois maintenant mon père comme mon ennemi. Oh, comme j’en sais gré à ta femme ! Et Vladimir ? C’est un homme si merveilleux ! Ils m’ont ouvert les yeux. 


     — Ce n’est pas une bonne chose, que tu ne dormes pas la nuit, dis-je.


     — Tu me crois malade ? Pas du tout. Vladimir m’a auscultée et m’a trouvée en parfaite santé. Mais il ne s’agit pas de santé, ce n’est pas si important… Dis-moi : ai-je raison ?


     Elle avait manifestement besoin d’un soutien moral. Macha était partie, le docteur Blagovo était à Pétersbourg, il ne restait personne en ville, à part moi, qui pût lui dire qu’elle avait raison. Elle me regardait fixement, s’efforçant de lire mes pensées secrètes, et si, devant elle, je restais songeur et gardais le silence, elle prenait cela pour elle, et devenait triste. Il me fallait tout le temps être sur mes gardes, et quand elle me demandait si elle avait raison, je m’empressais de lui dire que oui, et que j’avais une profonde estime pour elle.


     — Tu sais quoi ? On m’a donné un rôle chez les Ajoguine, reprit-elle. Je veux jouer sur scène. Je veux vivre, en un mot, je veux boire pleinement à la coupe de la vie. Je n’ai aucun talent, mon rôle fait au maximum dix4 lignes, mais c’est tout de même incomparablement plus élevé et plus noble que de servir le thé cinq fois par jour et de veiller à ce que la cuisinière ne se mette pas sous la dent un morceau5 de trop. Et le plus important, c’est que Père voie enfin que moi aussi, je suis capable de protester. 


     Après le thé, elle s’étendit sur mon lit et resta quelque temps allongée, les yeux fermés, très pâle. 


     — Quelle faiblesse ! dit-elle en se relevant. D’après Vladimir, toutes les femmes et les jeunes filles de la ville souffrent d’anémie à cause de leur oisiveté. Quel homme intelligent, Vladimir ! Il a raison, infiniment raison. Il faut travailler !


     Deux jours après, elle alla à la répétition chez les Ajoguine, avec son cahier. Elle portait une robe noire et un collier de corail, une broche ressemblant de loin à un petit feuilleté farci, et de grandes boucles d’oreilles, chacune ornée d’un brillant. En la regardant, je me sentis gêné : j’étais frappé par son manque de goût. Les autres remarquèrent aussi qu’elle était bizarrement vêtue, et que les boucles d’oreilles et les brillants n’étaient pas dans la note ; je vis des sourires sur les visages, et j’entendis quelqu’un dire en riant :


     — Cléopâtre l’Égyptienne.


     Elle s’efforçait de se montrer mondaine et d’afficher une aisance tranquille, ce qui la rendait maniérée et étrange. La simplicité et la gentillesse l’avaient quittée.


     — Je viens d’annoncer à Père que j’allais à une répétition, commença-t-elle en s’approchant de moi, il a crié qu’il me retirait sa bénédiction, c’est tout juste s’il ne m’a pas frappée. Figure-toi que je ne sais pas mon rôle, dit-elle en jetant un coup d’œil dans son cahier. Je vais immanquablement me tromper. Ainsi, le sort en est jeté, poursuivit-elle, en proie à une vive émotion. Le sort en est jeté…


     Il lui semblait que tous la regardaient, épatés par l’acte important qu’elle venait d’accomplir, que tous attendaient d’elle quelque chose de particulier, et il était impossible de la convaincre que personne ne faisait attention à des gens aussi insignifiants et dépourvus d’intérêt qu’elle et moi.


     Elle n’avait rien à faire avant le troisième acte, et son rôle de commère6 de province en visite consistait en tout et pour tout à faire mine d’écouter à une porte et à dire ensuite un court monologue. Il y avait au moins une heure et demie avant son entrée, et de tout ce temps, tandis que, sur scène, on allait et venait, lisait, buvait du thé et discutait, elle ne me lâcha pas, marmonnant son texte en chiffonnant son cahier avec nervosité ; s’imaginant que tout le monde la regardait et attendait son entrée en scène, elle arrangeait ses cheveux d’une main tremblante et me disait :


     — Je vais immanquablement me tromper… Si tu savais comme je souffre ! J’ai aussi peur que si l’on allait m’amener à l’échafaud. 


     Ce fut enfin à elle.


     — Cléopâtra Alexeïevna, c’est à vous ! dit le metteur en scène.


     Elle avança au milieu de la scène, laide et raide, l’air terrifié, et demeura trente secondes parfaitement immobile, tétanisée ; seules ses grandes boucles se balançaient sous ses oreilles.


     — On peut lire son cahier, la première fois, dit quelqu’un.


     Je voyais nettement qu’elle tremblait, ce qui l’empêchait de parler et d’ouvrir son cahier, et qu’elle n’avait pas du tout la tête à son rôle ; je voulais déjà aller vers elle et lui dire quelque chose, quand elle tomba brusquement à genoux au milieu de la scène, et éclata en sanglots.


     On s’agita bruyamment autour d’elle, je restai seul, appuyé à un portant des coulisses, abasourdi par ce qui venait d’arriver, ne comprenant pas, ne sachant pas quoi faire. Je vis qu’on la relevait et qu’on l’emmenait. Je vis Aniouta Blagovo s’approcher de moi ; je ne l’avais pas aperçue dans la salle, elle semblait sortir de terre. Elle portait un chapeau, une voilette et, comme toujours, avait l’air de passer en coup de vent.


     — Je lui avait dit de ne pas jouer, dit-elle, fâchée, détachant chaque mot et parlant par saccades, en rougissant. C’est de la folie ! Vous auriez dû l’en empêcher !


     Madame Ajoguine vint d’un pas rapide, maigre et plate7, vêtue d’un petit corsage à manches courtes, de la cendre de cigarettes sur la poitrine. 


     — Mon ami, c’est affreux, dit-elle en se tordant les mains et en me dévisageant fixement, à son habitude. C’est affreux ! Votre sœur est dans une situation… elle est enceinte ! Emmenez-la, je vous en prie…


     L’émotion la faisait respirer péniblement. Sur le côté se tenaient ses trois filles, aussi maigres et aussi plates qu’elle, serrées craintivement l’une contre l’autre. Elles étaient troublées et stupéfaites, tout à fait comme si l’on venait d’arrêter un forçat dans leur maison. Quelle honte, c’était épouvantable ! Cette honorable famille avait passé son temps à combattre les préjugés ; elle supposait visiblement que tous les préjugés, et tous les égarements de l’humanité se résumaient aux bougies par trois, au nombre treize et au lundi comme jour néfaste !


     — Je vous en supplie… vous en supplie… répétait madame Ajoguine, la bouche en cœur en prononçant la syllabe « su », qui devenait « siou8 ». Je vous en sioupplie, ramenez-la chez elle.

     



Notes


  1. Erreur dans la Pléiade, qui confond déjeuner et messe, mots proches en russe.
  2. La traduction est difficile : l’auteur, par le mode imperfectif choisi au début, semble indiquer une habitude, puis passe au perfectif pour décrire une scène précise. J’utilise une astuce en rajoutant « selon son habitude », qui n’est pas dans le texte…
  3. Le docteur Blagovo.
  4. Denis Roche n’en voit que six, mais il traduisait peut-être une première version du texte.
  5. Morceau de sucre chez Denis Roche, de pain dans la Pléiade, je m’en tiens au texte, lequel ne donne pas de précisions.
  6. La Pléiade y voit une marieuse, ce que rien n’indique.
  7. Contrairement à ce qu’on trouve dans les deux autres traductions, c’est la mère Ajoguine qui est maigre et plate, et non sa poitrine (même si…), ce qu’indique l’absence d’accord grammatical.
  8. En réalité, madame Ajoguine prononce « prochiou » au lieu de « prochou », dans le texte russe, pour dire : « Je vous en prie ». L’astuce m’a été suggérée par Michel Delarche. Denis Roche en utilisait une autre, moins convaincante. 






XVIII



     Peu après, nous étions dans la rue, ma sœur et moi. Je la couvrais d’un pan de mon manteau ; nous nous hâtions, empruntant les passages sans réverbères, évitant de croiser des gens, cela ressemblait à une fuite. Elle ne pleurait plus et me regardait, les yeux secs. Jusqu’à Makarikha, où je la menais, nous en avions pour vingt minutes tout au plus, mais, étrangement, nous parvînmes en si peu de temps à évoquer toute notre vie, à parler de tout, à réfléchir à notre situation, à la soupeser…


     Nous décidâmes que nous n’avions plus rien à faire dans cette ville, et que, lorsque j’aurais gagné un peu d’argent, nous changerions d’endroit. Les gens dormaient déjà dans certaines maisons, dans d’autres on jouait aux cartes ; nous haïssions ces maisons-là, les redoutions, parlions du fanatisme et de la dureté de cœur, de la nullité de ces familles respectables, de ces amateurs d’art dramatique que nous avions tant effrayés : en quoi ces gens stupides, cruels, paresseux et malhonnêtes étaient-ils meilleurs que les moujiks ivrognes et superstitieux de Kourilovka, ou meilleurs que les animaux qui éprouvent aussi du désarroi lorsqu’une circonstance quelconque vient rompre la monotonie de leur vie, transgresser les bornes de leurs instincts ? Que serait devenue ma sœur, à présent, si elle était restée à la maison ? Quelles tortures morales aurait-elle endurées en conversant avec son père, en rencontrant chaque jour des connaissances ? En imaginant cela, je repensai à tous les gens connus de moi à qui leurs proches et leurs parents avaient lentement fait passer le goût du pain, aux chiens martyrisés jusqu’à devenir fous, aux moineaux déplumés vifs et jetés à l’eau par les gamins1 – et à la longue, longue série de sourdes et longues souffrances que j’avais observées sans interruption dans cette ville depuis mon enfance ; et je ne comprenais pas ce qui faisait la vie de ces soixante mille habitants, dans quel but ils lisaient l’Évangile, priaient, lisaient des livres et des revues. De quelle utilité avait été pour eux ce qui s’était dit et écrit jusqu’à maintenant, s’ils demeuraient dans les mêmes ténèbres spirituelles, si leur aversion pour la liberté était la même que cent ans, que trois cents ans plut tôt ? De même qu’un entrepreneur charpentier passe toute sa vie à construire des maisons en ville, parlant jusqu’à sa mort de « galdarie2 » au lieu de « galerie », de même ces soixante mille personnes, au fil des générations, entendent parler de vérité, de charité et de liberté, et lisent sur les mêmes sujets, et n’en continuent pas moins, jusqu’à leur mort, à mentir du matin au soir, à se faire souffrir les uns les autres, à craindre la liberté, à la haïr comme un ennemi.


     — Mon sort est donc décidé, dit ma sœur quand nous arrivâmes à la maison3. Après ce qui est arrivé, je ne peux plus rentrer là-bas. Seigneur, comme cela est bien ! J’en ai le cœur plus léger.


     Elle se mit tout de suite au lit. Des larmes brillaient à ses cils, mais elle avait une expression de bonheur, elle dormait d’un sommeil doux et profond, on voyait qu’elle avait en effet le cœur plus léger et trouvait le repos. Elle n’avait pas dormi ainsi depuis bien longtemps !


     Et nous commençâmes à vivre ensemble. Elle chantait tout le temps et disait qu’elle se sentait très bien ; les livres que nous prenions à la bibliothèque, je les ramenais sans qu’elle les eût lus, car elle ne pouvait plus lire ; elle avait seulement envie de rêver et de parler de l’avenir. En raccommodant mon linge ou en aidant Karpovna près du poêle4, tantôt elle fredonnait, tantôt elle parlait de son Vladimir, de son esprit, de ses belles manières, de sa bonté, de son extraordinaire savoir, et j’acquiesçais, même si je n’aimais déjà plus son docteur. Elle voulait travailler, être indépendante, assurer elle-même ses besoins, et disait qu’elle se ferait institutrice ou aide-médecin5 dès que sa santé le lui permettrait, et qu’elle laverait elle-même son plancher et son linge. Elle aimait déjà passionnément son petit ; celui-ci n’était pas encore né, mais elle savait déjà quels yeux il avait, quelles mains, et savait de quelle façon il riait. Elle aimait parler d’éducation et dire que Vladimir était le meilleur homme sur terre, et toutes ses considérations sur l’éducation aboutissaient à une seule chose : que le garçon soit aussi charmant que son père. Elle était intarissable, et ses propres paroles la remplissaient de joie. Il m’arrivait de me réjouir moi aussi, sans savoir au juste de quoi.


     Sans doute son penchant pour la rêverie était-il contagieux. Moi non plus je ne lisais rien, et moi aussi je ne faisais que rêver ; le soir, malgré ma lassitude, je marchais de long en large dans ma chambre, les mains dans les poches, en parlant de Macha.


     — À ton avis, demandais-je à ma sœur, quand va-t-elle revenir ? Je crois que ce sera vers Noël, pas plus tard. Que trouve-t-elle à faire là-bas ?


     — Si elle ne t’écrit pas, c’est bien sûr qu’elle va revenir bientôt.


     — C’est juste, acquiesçais-je, tout en sachant parfaitement que Macha n’avait plus aucune raison de revenir dans notre ville.


     Elle me manquait beaucoup, je ne pouvais m’empêcher de me mentir à ce sujet, et je cherchais à me faire abuser par d’autres. Ma sœur attendait son docteur, moi Macha, et tous les deux, nous parlions sans arrêt en riant, sans voir que nous empêchions de dormir Karpovvna, étendue en haut de son poêle et marmonnant sans cesse :


     — Le samovar a ronflé ce matin, ron-flé ! Ah, c’est mauvais signe, mes amis, c’est mauvais signe !


     Personne ne nous rendait visite, à part le facteur qui apportait à ma sœur les lettres du docteur, et Prokofi6, qui venait parfois nous voir le soir et qui, après avoir regardé ma sœur sans ouvrir la bouche, s’en allait et, une fois dans la cuisine, disait :


     — Chaque corps social a des règles dont il doit se souvenir, et celui qui, par orgueil, ne veut pas l’entendre, celui-là, sa vie sera une vallée de larmes.


     Il aimait ce terme. Un jour – nous étions déjà à Noël –, alors que je traversais le marché, il me héla, me faisant venir à sa boutique, et, sans me tendre la main, déclara qu’il avait besoin de discuter avec moi d’une affaire très importante. Il était tout rouge, à cause du froid et de la vodka ; à côté de lui, derrière l’éventaire, se tenait Nikolka avec sa figure de bandit, un couteau ensanglanté à la main.


     — Je souhaite vous exprimer mes dires, commença Prokofi. Cet évènement ne peut pas subsister car, vous le comprenez vous-même, pour une pareille vallée de larmes, on ne nous louera pas, ni vous ni nous. Maman, bien sûr, par pitié, ne peut pas vous dire des choses désagréables pour que votre sœur déménage à cause de son état, mais moi je ne veux plus de ça, parce que je ne puis approuver sa conduite.


     Je le compris et sortis de la boutique. Le jour même, nous déménageâmes chez Redka, ma sœur et moi. Nous n’avions pas d’argent pour payer un fiacre, et fîmes le trajet à pied ; je portais sur mon dos un baluchon avec nos affaires, ma sœur n’avait rien dans les mains, mais elle étouffait, toussait et demandait sans cesse si nous arriverions bientôt.




Notes


  1. De même qu’on a vu revenir les personnages du début (à part l’ingénieur), reprend maintenant – après la description sans complaisance des moujiks de la campagne – le procès de la ville bien entamé à la fin du chapitre II et au début du chapitre III. Tout le monde en prend pour son grade, dans cette nouvelle. Sans parler des amours déçues…
  2. Galdaria est en fait une ancienne forme pour « galerie », en russe.
  3. Rappel : il s’agit ici de celle de la vieille nounou, dans le faubourg Makarikha… Là-bas, à la ligne suivante, renvoie à celle de son père, rue Bolchaïa Dvorianskaïa.
  4. Autre rappel : étagé, le poêle sert au chauffage, mais aussi à la cuisson des aliments. On peut même dormir en haut du poêle…
  5. On trouve « infirmière » dans les deux autres traductions, mais il s’agit bien, dans le texte, du féminin du fameux feldscher, fréquemment décrié par Tchékhov.
  6. Rappel : c’est le fils adoptif de la vieille nounou, boucher de son état, amateur de formules pompeuses. Voir notamment le chapitre VIII, où l’on retrouvera aussi le commis Nikolka.


À suivre...