dimanche 21 août 2022

Ma vie (Anton Tchékhov), suite

 XIV



     Ma sœur aussi avait sa vie personnelle, qu’elle me dissimulait soigneusement. Elle était souvent en train de chuchoter avec Macha. Quand je m’approchais d’elle, elle se recroquevillait, et son regard se faisait coupable et suppliant ; à l’évidence, il se passait dans son âme quelque chose qui l’effrayait, ou dont elle avait honte. Pour ne pas me rencontrer au jardin ou rester seule avec moi, elle se tenait tout le temps à côté de Macha, et je ne pouvais lui parler que rarement, uniquement à table.


     Un soir, revenant du chantier, je traversais le jardin sans bruit. Il commençait à faire nuit. Sans m’apercevoir ni entendre mes pas, ma sœur allait et venait près d’un vieux pommier au vaste branchage, dans un silence total, exactement comme une apparition. Elle était habillée de noir et marchait vite, faisant des allers-retours le long de la même ligne, les yeux baissés. Une pomme tomba de l’arbre, le bruit la fit tressaillir, elle s’arrêta et porta ses mains à ses tempes. Je m’approchai d’elle à ce moment.


     Un élan de tendre affection m’afflua soudain au cœur et, les larmes aux yeux, repensant étrangement à notre mère, à notre enfance, je la pris aux épaules et l’embrassai.


     — Qu’as-tu ? demandai-je. Tu souffres, je le vois depuis longtemps. Dis-moi, que t’arrive-t-il ?


     — J’ai peur, dit-elle en tremblant.


     — Mais qu’as-tu ? dis-je, cherchant à savoir. De grâce, parle-moi franchement !


     — Je serai franche, je vais te dire toute la vérité. Il m’est si pénible d’avoir des secrets pour toi, c’est tellement douloureux ! Missaïl, j’aime… poursuivit-elle dans un murmure. J’aime, j’aime… Je suis heureuse, mais pourquoi ai-je si peur ?


     On entendit des pas, et le docteur Blagovo se montra entre les arbres, portant une chemise de soie et de bottes à haute tige. Il était clair qu’ils avaient rendez-vous près du pommier. L’ayant aperçu, elle s’élança fougueusement vers lui, avec un cri de souffrance, comme si on le lui enlevait :


     — Vladimir ! Vladimir !


     Elle se serra contre lui en contemplant avidement son visage, et ce fut seulement alors que je remarquai à quel point elle avait maigri et pâli ces derniers temps. On le voyait particulièrement à son col de dentelle, qui m’était depuis longtemps familier, et qui entourait à présent bien plus librement son cou long et mince. Le docteur se troubla, mais se ressaisit tout de suite et dit en lui caressant les cheveux :


     — Allons, assez, assez… Pourquoi tant de nervosité ? Tu vois, je suis venu.


     Nous nous taisions et nous regardions mutuellement, rendus timides par l’embarras. Puis nous nous mîmes à marcher tous les trois, et j’entendis le docteur me dire :


     — La vie culturelle n’a pas encore commencé, chez nous. Les vieux se consolent à l’idée que, s’il n’y a rien de nos jours, il y eut quelque chose dans les années quarante ou soixante ; ce sont des vieux, vous et moi sommes jeunes, le marasmus senilis1 n’a pas encore atteint nos cerveaux, nous ne pouvons nous consoler avec de telles illusions. La Russie2 date de l’an 862, mais la Russie civilisée, telle que je la conçois, n’existe pas encore.


     Mais je ne faisais pas attention à ces considérations. Il me semblait étrange, je ne pouvais croire que ma sœur fût amoureuse et qu’elle marchât en tenant cet étranger par la main, en lui lançant de tendres regards. Ma sœur, cet être nerveux, inquiet, terrorisé, enchaîné, aimait un homme marié, ayant des enfants ! J’eus un sentiment de regret, sans savoir ce que je regrettais, au juste ; la présence du docteur m’était maintenant étrangement désagréable, et j’étais absolument incapable de concevoir ce qui pourrait bien résulter de cet amour.






Notes


  1. En latin dans le texte, avec une note pour traduire en russe : gâtisme. 
  2. Voir Wikipedia, formation de la Rus’ de Kiev, objet d’âpres discussions à l’heure actuelle…






XV



     Nous nous rendions, Macha et moi, à Kourilovka pour la consécration1 de l’école. 


     — C’est l’automne, l’automne, l’automne… disait doucement Macha en regardant de tous côtés. L’été est passé. Il n’y a plus d’oiseaux, et seuls les saules sont verts.


     Oui, l’été est déjà passé. Les journées restent chaudes et le ciel clair, mais il fait frais le matin, les bergers mettent déjà leur touloupe2, et, dans notre jardin, les asters demeurent emperlés de rosée toute la journée. On entend tout le temps des bruits plaintifs, sans pouvoir distinguer si ce sont les volets qui gémissent sur leurs gonds rouillés, ou bien un vol de grues3. On se sent bien, on a tant envie de vivre4 !


     — L’été est fini… disait Macha. Nous pouvons maintenant, toi et moi faire le bilan. Nous avons beaucoup travaillé, beaucoup réfléchi, cela nous a rendus meilleurs – honneur et gloire à nous ! –, nous avons progressé, nous nous sommes améliorés5 ; mais ces progrès ont-ils eu une influence visible sur la vie autour de nous, quelqu’un en a-t-il tiré profit ? Non. L’ignorance, la malpropreté, l’ivrognerie, la mortalité infantile incroyablement élevée, tout est resté comme auparavant, et que tu aies labouré et semé, tandis que je dépensais de l’argent et lisais des livres, cela n’a rendu personne meilleur. Manifestement, nous avons travaillé, et réfléchi en ayant de larges vues, uniquement pour nous.


     De telles réflexions me déconcertaient, je ne savais qu’en penser.


     — Nous avons été de bonne foi du début à la fin, dis-je, et qui est de bonne foi est dans le vrai.


     — Qui le conteste ? Nous avions raison, mais nous n’avons pas correctement accompli ce que nous avions raison de vouloir. Avant tout, nos procédés ne seraient-ils pas erronés ? Tu veux être utile aux gens, mais déjà, par le seul fait d’acheter un domaine, tu te fermes la possibilité de faire pour eux quoi que ce soit d’utile. Ensuite, en travaillant, en t’habillant et en mangeant comme un moujik, tu légitimes, en quelque sorte, de ton autorité leurs costumes pénibles et incommodes, leurs horribles izbas et leurs barbes stupides… D’un autre côté, en supposant que tu travailles longtemps, très longtemps, toute ta vie, que tu finisses par obtenir quelques résultats pratiques, que peuvent-ils, ces résultats, contre des forces brutes comme l’ignorance grégaire, la faim, le froid, la dégénérescence ? Ce sera une goutte d’eau dans la mer6 ! D’autres moyens de lutte sont ici nécessaires, des moyens énergiques, audacieux, rapides ! Si tu veux être utile pour de bon, sors du cercle étroit de l’activité ordinaire et tâche d’agir immédiatement sur la masse ! Il faut avant tout une propagande énergique et bruyante. Pourquoi l’art, la musique par exemple, est-il si vivant, si populaire et d’une telle force, en fait ? Mais parce que le musicien ou le chanteur agissent sur des milliers de gens à la fois. Art bien-aimé, art chéri ! poursuivit-elle en regardant rêveusement le ciel. L’art donne des ailes et emporte loin, très loin ! Celui qui en a assez de la saleté, des intérêts mesquins, celui qui est révolté, blessé, indigné, il ne peut trouver la paix et le contentement que dans la beauté.


     Alors que nous approchions de Kourilovka, le temps était clair et gai. Ça et là dans les cours on battait le grain, cela sentait la paille de seigle. Derrière les haies rougissaient les sorbiers, et les arbres tout autour, où que portât le regard, étaient tout dorés, ou tout rouges. Les cloches sonnaient, on portait les icônes à l’école et l’on entendait chanter : « Zélée protectrice7 ». Et que l’air était transparent, que les pigeons volaient haut !


     Un Te Deum fut célébré dans la salle de classe. Puis les paysans de Kourilovka offrirent à Macha une icône, et ceux de Doubetchnia un grand craquelin et une salière dorée. Et Macha fondit en larmes.


     — Si jamais des paroles en trop ont été dites, ou si on vous a contrariée, pardonnez-nous, dit un vieil homme en s’inclinant devant elle.


     Tandis que nous rentrions, Macha se retourna plus d’une fois pour regarder l’école ; le toit vert que j’avais peint et qui brillait maintenant au soleil nous fut longtemps visible. Et je sentais que les regards que Macha lui jetait maintenant étaient des regards d’adieu.





Notes


  1. Le terme d’inauguration, trouvé chez Denis Roche et dans la Pléiade, cache le fait que  la laïcité est, à l’époque, inconnue en Russie : l’école sera au minimum bénie par un prêtre, et peut-être placée sous la protection d’un saint. Voir d’ailleurs la fin du chapitre…
  2. Veste ou manteau en peau de mouton retournée; Le terme est passé en français.
  3. On trouve dans la Pléiade un vol de cigognes, ce qui est amusant. L’expression trouvée dans le texte est exactement le titre du célèbre film soviétique traduit par : « Quand passent les cigognes », mais elle signifie en fait : « Les grues volent », expression d’un emploi un peu délicat en français… 
  4. Phrase souvent trouvée chez l’auteur, et qui serre à chaque fois le cœur.
  5. Mot à mot : nous avons progressé dans notre perfection personnelle…
  6. Ces questions, Tchékhov – qui participa à des efforts d’alphabétisation et combattit des épidémies comme médecin de zemstvo – les expose souvent, voir par exemple le discours du docteur dans la nouvelle Ma femme, parue cinq ans plus tôt :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/300917/ma-femme-anton-tchekhov
  7. La Vierge, dont l’intercession protectrice est demandée.





XVI



     Le soir, elle se prépara à se rendre en ville.


     Elle allait souvent en ville, ces derniers temps, et y restait dormir. En son absence, je n’arrivais pas à travailler, mes bras retombaient, sans force ; notre grande cour paraissait terne, un hideux terrain vague1, le jardin proclamait hautement son mécontentement, et, sans Macha, la maison, les arbres, les chevaux cessaient d’être « notre maison », « nos arbres » et « nos chevaux ». 


     Je n’allais nulle part, je ne sortais pas de la maison, je restais assis à sa table, près de son armoire pleine de livres d’agriculture, les anciens favoris désormais inutiles qui me regardaient avec tant d’embarras. Des heures entières, tandis que sept heures sonnaient, puis huit, puis neuf, tandis qu’au-delà des fenêtres arrivait la nuit d’automne, noire comme de la suie, je contemplais un vieux gant à elle, ou la plume dont elle se servait toujours pour écrire, ou ses petits ciseaux ; je ne faisais rien et me rendais compte clairement que si je faisais quelque chose auparavant, si je labourais, fauchais, coupais du bois, c’était seulement parce que c’était ce qu’elle voulait. Et si elle m’avait envoyé nettoyer un puits profond, où je me serais retrouvé avec de l’eau jusqu’à la ceinture, je m’y serais glissé sans me demander s’il le fallait ou pas. Maintenant qu’elle n’était pas là, Doubetchnia, avec ses ruines, son dépouillement, ses volets qui claquaient, ses voleurs de nuit comme de jour, m’apparaissait comme un chaos où tout travail serait inutile. À quoi bon y travailler, à quoi bon m’inquiéter de l’avenir, alors que je sentais que le sol se dérobait sous mes pieds, que mon rôle ici, à Doubetchnia, était terminé, bref, que le sort qui m’attendait était celui des livres d’agriculture ? Oh, quelle angoisse en pleine nuit, dans ces heures de solitude où je tendais anxieusement l’oreille à chaque instant, comme si j’attendais qu’une voix me criât qu’il était temps de m’en aller ! Je ne regrettais pas Doubetchnia, je regrettais mon amour, pour qui aussi, visiblement, l’automne était venu. Quel immense bonheur, d’aimer et d’être aimé, et quelle horreur de sentir que l’on commence à tomber de cette haute tour !


     Macha revint de la ville le lendemain, vers le soir. Elle était mécontente de quelque chose mais le cachait, elle me demanda juste pourquoi on avait mis les fenêtres amovibles2, il y avait de quoi étouffer. J’en enlevai deux. Nous n’avions pas faim, mais nous mîmes à table pour dîner.


     — Va te laver les mains, me dit ma femme, tu sens le mastic.


     Elle avait ramené de la ville les derniers illustrés, que nous regardâmes ensemble après le repas. On y trouvait des suppléments avec des gravures de mode et des patrons. Macha y jetait rapidement un coup d’œil et les mettait de côté pour les examiner ensuite à loisir ; mais une robe avec de grandes manches et une jupe unie, large comme une cloche, éveilla son intérêt, elle l’examina une minute attentivement, d’un air sérieux. 


     — Elle n’est pas mal, dit-elle.


     — Oui, voilà une robe qui t’ira3 très bien, dis-je. Vraiment très bien !


     Et, regardant la robe avec attendrissement, admirant cette tache grise pour la seule raison qu’elle lui avait plu, je poursuivis tendrement :


     — C’est une robe charmante, admirable ! Ma belle, ma splendide Macha ! Ma chère Macha !


     Et mes larmes tombèrent sur la gravure.


     — Ma splendide Macha… murmurai-je. Ma douce Macha chérie…


     Elle alla se coucher, et je restai encore près d’une heure à regarder les illustrés.


     — Tu as eu tort d’enlever les doubles fenêtres, dit-elle de la chambre. J’ai peur qu’il ne fasse froid. Tu entends comme ça souffle ?


     Je lus à la rubrique « Variétés » quelque chose sur comment préparer de l’encre à bon marché, et aussi sur le plus gros brillant du monde. La gravure de mode montrant la robe qui lui avait plu me tomba de nouveau sous les yeux, et je l’imaginai au bal, un éventail à la main, les épaules nues, resplendissante, somptueuse, s’y connaissant aussi bien en musique qu’en peinture ou en littérature, et que mon rôle m’apparut petit et court !


     Notre rencontre et notre union n’étaient qu’un des épisodes qui n’allaient pas manquer dans la vie de cette femme vivante et richement douée. Je l’ai déjà dit4, tout ce qu’il y avait de mieux au monde était à sa disposition, et elle le recevait gratuitement, et même les idées et la dernière mode intellectuelle se faisaient un plaisir de mettre de la variété dans sa vie ; moi, j’étais tout au plus le cocher qui l’avait promené d’une toquade à une autre. À présent, elle n’avait plus besoin de moi, elle allait s’envoler définitivement, et moi rester seul.


     Comme en réponse à mes pensées, un cri désespéré retentit dans la cour :


     — Au-se-cours !


     C’était une petite voix de femme, et le vent, comme pour la contrefaire, se mit aussi à gémir dans la cheminée d’une voix grêle5. Une demi-minute plus tard, on entendit de nouveau, au milieu de bruit du vent, mais semblant venir de l’autre extrémité de la cour :


     — Au-se-cours !


     — Missaïl, tu entends ? demanda ma femme. Tu entends ?


     Elle sortit de la chambre et vint vers moi en chemise de nuit, les cheveux défaits, et tendit l’oreille en regardant la fenêtre sombre.


     — Quelqu’un se fait étrangler ! dit-elle. Il ne manquait plus que ça.


     Je pris mon fusil et sortis. Il faisait très sombre dehors, un fort vent soufflait, au point qu’on avait du mal à rester debout. Je m’approchai du portail et tendis l’oreille : bruissement des arbres, sifflement du vent et, au jardin sans doute, l’aboiement indolent du chien du moujik simplet. Nuit noire au-delà du portail, aucune lumière sur la voie ferrée. Et, près de l’aile où se trouvait le bureau l’an passé, un cri étouffé retentit soudain :


     — Au-se-cours !


     — Qui est là ? m’écriai-je.


     Deux hommes se battaient. L’un poussait l’autre au-dehors, le deuxième résistait, tous les deux respiraient péniblement.


     — Laisse-moi ! disait l’un, et je reconnus Ivan Tchéprakov ; c’était lui qui criait de cette petite voix de femme. Laisse-moi, maudit, ou je te mords les mains !


     Dans l’autre, je reconnus Moïsseï. Je les séparai, sans me retenir de frapper à deux reprises Moïsseï en pleine figure. Il tomba, puis se releva et je le frappai encore une fois.


     — Il voulait me tuer, marmonnait-il. Il s’approchait en douce de la commode de sa maman… Je veux l’enfermer dans l’aile, pour plus de sécurité, monsieur6. 


     Quant à Tchéprakov, il était ivre, ne me reconnaissait pas et continuait à inspirer profondément, aspirant l’air comme pour se remettre à appeler au secours.


     Je les laissai et rentrai dans la maison ; ma femme était allongée sur le lit, déjà habillée. Je lui racontai ce qui s’était passé dans la cour, sans même lui cacher que j’avais battu Moïsseï.


     — C’est horrible, de vivre à la campagne, dit-elle. Mon Dieu, que cette nuit est longue !


     — Au-se-cours ! entendit-on à nouveau, peu de temps après.


     — Je vais aller les faire taire, dis-je.


     — Non, laisse-les se couper la gorge, dit-elle avec une expression de dégoût. 


     Elle regardait le plafond en tendant l’oreille ; assis à côté d’elle, je n’osais lui parler, comme si c’était de ma faute que la nuit fût si longue et qu’on criât : « Au secours ! » dehors.


     Nous nous taisions, et j’attendais avec impatience de voir le jour poindre aux fenêtres. Le regard de Macha était celui d’une femme revenant à elle et s’étonnant d’avoir pu, elle si intelligente, si bien élevée, si soignée de sa personne, tomber, dans ce pitoyable terrain vague de province, au milieu d’une bande de gens de rien, de pauvres minables, le regard d’une femme se demandant comment elle avait pu s’oublier au point même de s’enticher de l’un d’entre eux et de devenir sa femme pendant plus de six mois. J’avais l’impression que pour elle, Moïsseï, Tchéprakov ou moi, c’était du pareil au même ; tout se fondait, pour elle, dans ce sauvage cri d’ivrogne appelant au secours – et moi, et notre mariage, et notre domaine, et les routes boueuses de l’automne7 ; et quand elle poussait un soupir ou bougeait pour trouver une position plus confortable, je lisais sur sa figure : « Oh, vite, qu’arrive le matin ! »


     Au matin, elle partit. 


     Je restai encore trois jours à Doubetchnia à l’attendre, puis regroupai toutes nos affaires dans une pièce, la fermai à clé et m’en allai vers la ville. Lorsque je sonnai chez l’ingénieur, c’était déjà le soir et les réverbères étaient allumés rue Bolchaïa Dvorianskaïa. Pavel8 me dit qu’il n’y avait personne à la maison : Viktor Ivanytch était parti à Pétersbourg, quant à Maria Viktorovna, elle devait être à une répétition chez les Ajoguine. Je me souviens de mon émotion ensuite, lorsque je me rendis chez les Ajoguine, comme mon cœur battait fort et défaillait tandis que je montais l’escalier pour m’arrêter longuement sur le palier, n’osant pénétrer dans ce temple des Muses ! Dans la salle, sur une petite table, sur le piano, sur scène, brûlaient des bougies, toujours par trois, et la première représentation était fixée au treize, la première répétition, celle d’aujourd’hui, ayant lieu un lundi, jour néfaste. Lutter contre les préjugés9 ! La troupe des amateurs de l’art scénique était là au grand complet ; l’aînée, la cadette et la benjamine10 allaient et venaient sur la scène en lisant chacune leur rôle sur un cahier. À l’écart de tout le monde, immobile, se tenait Redka, la tempe appuyée contre le mur, regardant la scène avec dévotion et attendant le début de la répétition. Tout comme autrefois !


     Je me dirigeai vers la maîtresse de maison : il fallait la saluer, mais brusquement tout le monde me cria : « Chut ! » et m’invita par gestes à ne pas faire de bruit en marchant. Le silence se fit. On ouvrit le piano, une dame s’y assit en clignant de ses yeux de myope sur la partition, et ma Macha s’en approcha, toute parée, belle, mais d’une beauté particulière, nouvelle, bien différente de la Macha qui, au printemps, venait me voir au moulin ; elle se mit à chanter :


Pourquoi t’aimé-je donc, nuit claire11 ?


     Depuis que j’avais fait sa connaissance, c’était la première fois que je l’entendais chanter. Elle avait une belle voix, pleine et forte, en l’écoutant j’avais l’impression de manger du melon, un melon mûr, sucré et parfumé. Voici qu’elle avait fini, on l’applaudissait et elle souriait, très contente, jouant des yeux, feuilletant la partition, arrangeant sa robe, semblable à un oiseau ayant enfin réussi à s’échapper de sa cage et, libre, lissant les plumes de ses ailes. Ses cheveux étaient ramenés sur ses oreilles, et son visage affichait une expression mauvaise, provocante, comme si elle voulait nous lancer à tous un défi, ou nous crier, comme à des chevaux : « Allez, mes jolis ! »


     À ce moment, elle devait ressembler beaucoup à son grand-père, le cocher.


     — Tu es là, toi aussi ? me demanda-t-elle en me tendant la main. Tu m’as entendue chanter ? Alors, comment m’as-tu trouvée ? 


     Et, sans attendre ma réponse, elle poursuivit : 


     — Cela tombe bien, que tu sois là. Je pars cette nuit à Pétersbourg, pas pour longtemps. Tu me laisses y aller12 ?


     À minuit, je l’accompagnai à la gare. Elle m’embrassa tendrement, sans doute pour me remercier de ne pas lui avoir posé de questions inutiles, et promit de m’écrire ; je pressai longuement ses mains, les baisai en retenant à peine mes larmes et sans lui dire un seul mot.


     Et quand elle fut partie, je restai à regarder les feux qui s’éloignaient ; je la caressai en pensée et disais à voix basse :


     — Macha ma chérie, ma splendide Macha…


     Je passai la nuit à Makarikha chez Karpovna13, et le matin suivant, j’étais déjà en train, avec Redka, de recouvrir des meubles chez un riche marchand qui mariait sa fille à un docteur.





Notes


  1. Et non pas désert, comme on trouve chez D. Roche et dans la Pléiade.
  2. En russe, les chassis pour l’hiver.
  3. J’ai hésité à reproduire le futur du texte, mais, comme on me l’a fait remarquer, il est ici plus vivant que le conditionnel.
  4. Dans un passage du chapitre IX, au sujet des mets fins que reçoit gratis l’ingénieur.
  5. Et non pas aiguë, comme insiste à tort la Pléiade.
  6. Indiqué comme d’habitude par l’enclitique « s » accolée au mot sécurité. La tournure employée par Moïsseï pour parler de Tchéprakov est un pluriel de politesse, que la Pléiade rend par « Monsieur », ce qui est une option très valable, mais difficile à conserver ici, vu ce dernier « monsieur », le lecteur français risque de ne plus s’y retrouver !
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Raspoutitsa
  8. Rappel : c’est le nom du domestique de l’ingénieur, Viktor Ivanytch (= Ivanovitch).
  9. Lutte contre la superstition, les préjugés : voir le chapitre II, ainsi que la note 13 du chapitre IX. Toujours le texte se faisant écho à lui-même…
  10. Les trois filles de madame Ajoguine. Voir le début du chapitre II.
  11. Premier vers du poème La Nuit (1850) de Iakov Polonski, mis en musique ultérieurement par Tchaïkovski, et aussi par Anton Rubinstein :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Iakov_Polonski
  12. Il fallait l’autorisation du mari. Voir par exemple la nouvelle Ma femme.
  13. La vieille nounou… Voir le chapitre V.


À suivre...

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