mercredi 31 août 2022

À propos de "Ma vie"

 Histoire du texte : 

     La nouvelle parut en trois livraisons dans les suppléments mensuels d’octobre, de novembre et de décembre 1896 de la revue Niva (Le Champ). Souvorine la réédita conjointement avec le récit suivant, Les Moujiks, en 1897, avec des rééditions.


    On trouve dans les carnets de Tchékhov quelques notes utilisées dans Ma vie. Ces notes datent surtout de 1895, lorsque l’auteur rassemblait du matériel pour les récits Ariane et Un meurtre. On y voit l’aphorisme répété par le peintre Redka, qui provient du proverbe : « La rouille ronge le fer, et le chagrin le cœur », que l’on trouve dans un recueil de Sneguiriev de 1848, dont l’auteur possédait un exemplaire. 


     On peut bien sûr rapprocher Ma vie du récit La nouvelle datcha : ce dernier texte partage plus d’un thème avec l’autre il semble s’être échappé d’une première version de Ma vie conçue par Tchékhov… 


     Le thème du malade (ici, Redka) se couchant chaque année pour se relever ensuite, étonné de ne pas être mort, se trouvait déjà dans une nouvelle inachevée et non publiée, La lettre, que l’on trouve dans le Tome VII de l’édition complète des œuvres de Tchékhov, et qui remonte aux alentours de1890.


    Le rédacteur en chef de la revue Niva, Alexeï Tikhonov, écrivit à Tchékhov en juillet 1895 pour lui proposer de collaborer à la revue. Tchékhov accepta et se proposa d’écrire pour la revue une nouvelle au début de 1896, mais marqua une hésitation, cherchant un sujet qui « n’ennuierait pas le lecteur ». Dans une lettre à Potapenko du 8 avril 1896, il dit carrément qu’il est en train d’écrire un roman pour Niva, dont il envisage pour titre : Mon mariage, et précise qu’il s’agit de raconter la vie de l’intelligentsia de province. En juin, il envoie à la revue le premier tiers du texte, demande ensuite qu’on le lui renvoie, il faut le retravailler. un mois plus tard, il écrit à Souvorine qu’il approche de la fin de la nouvelle qu’il écrit pour Niva. D’après une lettre à son frère aîné, Alexandre, il a fini le 29 juillet. Le 10 août, le manuscrit est envoyé à la revue. L’auteur écrit, dans une lettre à Menchikov qu’à la fin, la nouvelle l’ennuyait terriblement. Tchékhov reçut et corrigea des épreuves fractionnées du texte en septembre et même en octobre 1896. Le rédacteur en chef de la revue, habitué de la censure, lui conseilla d’enlever les lignes où Macha singeait le gouverneur, à la fin du chapitre VIII, et de rester prudent dans les considérations sur le progrès social au chapitre VI. La censure fit également retirer les popes se trouvant initialement dans le chapitre XIX, que l’auteur remplaça par des bigots, et exigea que l’on adoucît les propos de Redka, et la suppression des mots « ma sœur ne vous pardonnera jamais » adressés au père du narrateur. Qui seront repris par la suite.


     L’auteur exprime son irritation, dans ses lettres, devant l’intervention de la censure.  En même temps, il envisage deux autres titres : Ma vie, puis Dans les années quatre-vingt dix. Tikhonov trouve ce dernier titre prétentieux. Tchékhov en restera finalement à Ma vie, titre qui ne lui plaisait pas. 


      Lors de la réédition du texte, conjointement avec Les moujiks, préparée par Souvorine fin 1897, Tchékhov apporta de nombreuses corrections. Il partagea en deux les chapitres X, XII et XV, ce qui fit passer la nouvelle de dix-sept à vingt chapitres. Il réintroduisit (sauf les popes, qui demeurèrent des bigots) certains éléments censurés dans la première édition, celle de Niva, la liste des professions dont les membres exigeaient des pots-de-vin dans le chapitre II, par exemple. On peut négliger de rapporter d’autres modifications mineures.



     Le contenu du récit


      De nombreux critiques ont bien sûr supposé ou rapporté que l’auteur s’était inspiré de souvenirs de son enfance à Taganrog. Mais la description de la ville a en fait, à l’époque (et même de nos jours, dans les profondeurs de la Russie, le courrier reçu par les journaux témoigne de notables survivances), un caractère universel, concernant toute la province russe, c’est-à-dire à l’époque toute la Russie en dehors de Moscou et de Pétersbourg, c’est par exemple le cas de l’absence de canalisations (chapitre II). Quelques éléments personnels, cependant : ainsi le boucher Prokofi renvoie à une tante qui louait une chambre chez un boucher de Taganrog, précisément nommé Prokofi. Les allusions au choléra et au typhus sont à lier aux mesures prophylactiques que le médecin Tchékhov fit prendre à plusieurs reprises contre les épidémies. Certains traits de caractère du père du narrateur évoquent le père de l’auteur, Pavel Iégorovitch, despote par la suite déchu qui battait ses enfants. Les expressions « Petit profit » et « des macaronis posés sur des bateaux » sont, semble-t-il, des souvenirs de Taganrog. 


     D’autres passages, et non des moindres, du récit renvoient à l’expérience acquise par l’auteur à Mélikhovo au sujet des moujiks. L’histoire de l’école venait d’être vécue en 1896 à Talej, village dans la région de Moscou, pas très éloigné de la propriété de Tchékhov à Mélikhovo, et dont Tchékhov connaissait le prêtre. Le prototype de Polozniev serait, d’après Tolstoï, un prince Viazemski (pas le plus connu), original vivant au milieu d’une forêt de pins du côté de Serpoukhov et prônant le travail manuel, ayant épousé une femme riche qui l’abandonna, ne supportant plus son style de vie. Un certain A. P. Manteïfel enquêta à son sujet, de même que Menchikov. Tchékhov entendit le témoignage de Manteïfel et l’opinion de Tolstoï. Menchikov était très critique à propos de Viazemski, parlant de « légende rurale », en quelque sorte, et Tolstoï penchait en ce sens. 


     Ce que pensait Tchékhov des positions sociales et philosophiques du dernier Tolstoï joue un grand rôle dans l’histoire : Tchékhov s’était détaché de Tolstoï et se montrait sceptique vis-à-vis de ses activités pratiques, ainsi que de la vision parfois idyllique de Tolstoï sur le peuple des paysans. Mais ils partagent une même critique de l’ordre social existant. Et Tchékhov prend soin de présenter d’autres courants d’idées : on peut voir en Blagovo (le docteur) le représentant de la bourgeoisie montante, baignant dans le darwinisme social défendu par H. Spencer (voir à ce sujet Le Duel) et se montrant d’un égoïsme assez sûr. Des débats agitaient à ce sujet les milieux intellectuels, un article paraissant sous le titre La conscience est-elle nécessaire ? Là, l’auteur et Tolstoï sont visiblement dans le même camp. Mais Tchékhov continue, ici comme dans d’autres textes, à ne pas rejeter l’idée du progrès civilisationnel, voyant dans une lettre à Souvorine du printemps 1894 « Davantage d’amour de l’humain dans la vapeur et l’électricité que dans le fait de rester chaste et de s’abstenir de manger de la viande. »



     La réception de la nouvelle


     Un témoignage indique que Tolstoï utilisait l’expression de Redka : « Tout est possible, tout peut arriver. » Mais pour la critiquer, en opposant Ostrovski à Tchékhov, qu’il appréciait moyennement en tant que dramaturge : « Si on avait lu La Mouette à ce peintre, il n’aurait pas dit : « Tout est possible ». Il dit cela au début de 1897, après le four qu’a connu la pièce à l’automne 1896 avec Vera Kommissarjevskaïa, avant sa reprise triomphale de la fin 1898. Tchékhov avait l’intention de lire la nouvelle à Tolstoï sur les épreuves qu’il corrigeait. Mais le voyage envisagé à Iasnaïa Poliana n’eut pas lieu, et Tolstoï lut Ma vie dans la Niva. D’après le témoignage du tolstoïen et autodidacte Sergueï Semionov, Tolstoï n’apprécia que certains fragments de la nouvelle. On le comprend sans peine :  Tolstoï a vertement critiqué Les moujiks et dit le plus grand mal de La nouvelle datcha, on ne voit guère comment il aurait pu aimer cette nouvelle-ci… Semionov rapporte ces mots de Tolstoï : « Il y a des passages admirables, mais dans l’ensemble, la nouvelle est faible ». D’autres contemporains actifs dans la critique ou le théâtre estiment grandement la peinture faite de la vie de province. Gorki dit à son épouse Iékatiérina que la nouvelle est somptueuse. Il est vrai que lui n’a aucune tendresse pour la paysannerie russe… En janvier 1897, le critique et historien de la littérature Alexandre Skabitchevski place Polozniev à côté de l’artiste peintre du récit La maison à mezzanine : des ratés un peu toqués, à opposés aux personnages plus « héros de leur temps » que sont l’Onéguine de Pouchkine, le Tchatski de Griboïedov et le Roudine de Tourguéniev. En 1905, il estima (à juste titre…) que Tchékhov restait loin des narodniki (populistes) et des tolstoïens toujours prêts à aller au peuple : il s’appuie pour cela sur les constats désabusés de Macha au chapitre XV…


     Le reproche traditionnellement adressé à Tchékhov apparut là encore : l’auteur livre une série de moments pleins de grâce, mais ne brosse pas un tableau complet. L’’éternel inachèvement laissant le lecteur sur sa faim…


     Certains critiques (notamment Iakov Abramov, dans un article de 1898 intitulé « Notre vie dans les œuvres de Tchékhov »)  virent tout de même que la ville en prenait au moins autant pour son grade que la campagne. Abramov défendit Tchékhov contre ceux qui l’accusaient d’idées toutes faites, d’exagération, de manque de convictions idéologiques, etc. Et contre ceux qui ne voient en Tchékhov qu’un peintre de petites choses sans portée universelle. Dans son œuvre, au contraire, se reflète toute la Russie, dans ses manifestations les plus profondes. Ce que verra à son tour, une soixantaine d’années plus tard, l’écrivain russe de l’époque soviétique Vassili Grossman. D’autres critiques trouvèrent plus pittoresques les personnages secondaires et épisodiques, tandis que le héros de l’histoire, le narrateur, offrait la « pâle image » d’un raté cherchant vainement la justice et l’humanité dans les rapports sociaux… Le récit est traduit en allemand, en suédois, danois, finnois, hongrois, tchèque et serbo-croate, en anglais et en français L’écrivain Ivan Chtcheglov observa l’année suivant la mort de l’auteur que Ma vie avait reçu à l’étranger un meilleur accueil qu’en Russie… La notice de l’édition soviétique ne signale pas un énorme succès du côté du public. Cela dit, la revue Niva était la plus importante revue paraissant en Russie à l’époque, il faut relativiser le « silence » à propos de cette longue nouvelle de Tchékhov…



Ces notes ont été rédigées à partir de la notice de l’édition soviétique, dans les Œuvres complètes de Tchékhov en trente tomes, accessibles en ligne.

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