lundi 8 août 2022

Ma vie (Anton Tchékhov), suite

IX



     À présent, nous nous voyions souvent, jusqu’à deux fois par jour. Elle venait au cimetière presque chaque jour après le déjeuner, et, en m’attendant, lisait les inscriptions sur les croix et les stèles ; elle entrait parfois dans l’église et, se tenant près de moi, me regardait travailler. Le silence, le travail naïf des peintres et des doreurs, le bon sens de Redka et le fait que mon apparence ne me distinguait en rien des autres ouvriers, que je travaillais comme eux simplement en gilet et en savates et qu’ils me tutoyaient, tout cela était nouveau pour elle, et la touchait. Une fois, devant elle, un ouvrier qui peignait une colombe au plafond me cria :


     — Missaïl, passe-moi la céruse !


     Je la lui portai, et ensuite, tandis que je redescendais le frêle échafaudage, elle me regarda, émue aux larmes, et sourit :


     — Que vous êtes gentil ! me dit-elle.


     Je me souvenais depuis mon enfance que, chez l’un des richards de notre ville, un perroquet vert s’était échappé de sa cage pour ensuite errer dans la ville, volant paresseusement d’un jardin à l’autre, seul et sans refuge. Maria Viktorovna me rappelait cet oiseau. 


     — À part le cimetière, je n’ai absolument aucun endroit où aller, maintenant, me disait-elle en riant. J’en ai plus qu’assez de la ville, elle me dégoûte. Chez les Ajoguine, on récite, on chante, on zozote, je ne les supporte plus, ces derniers temps ; votre sœur est sauvage, Mlle Blagovo1 me hait, j’ignore pourquoi, et je n’aime pas le théâtre. Où voulez-vous que j’aille ?


     Quand je venais chez elle, je sentais la peinture et la térébenthine, j’avais les mains noires – et cela lui plaisait ; elle voulait même que je vienne dans ma tenue de travail ; mais, dans son salon, cela me mettait mal à l’aise, j’avais l’impression d’être en uniforme, si bien que chaque fois que je me préparais à aller chez elle, je mettais mon costume de jersey neuf. Ce qui ne lui plaisait pas.


     — Convenez-en, vous ne vous êtes pas encore complètement habitué à votre nouveau rôle, me dit-elle un jour. La tenue d’ouvrier vous gêne, vous ne vous y sentez pas à l’aise. Dites-moi, cela ne vient-il pas d’un manque de conviction, et d’une insatisfaction, chez vous ? Ce travail que vous avez choisi, votre peinturage2, peut-il vraiment vous satisfaire ? demanda-t-elle en riant. Je sais que les peindre embellit les objets et les rend plus résistants, mais ces objets appartiennent tout de même à des citadins, à des riches, c’est du luxe, en fin de compte. En outre, vous avez dit vous-même à maintes reprises que chacun doit gagner son pain en travaillant de ses mains, cependant vous ne touchez pas du pain, mais de l’argent. Pourquoi ne pas prendre vos paroles au pied de la lettre ? Il faut précisément obtenir du pain, c’est-à-dire qu’il faut labourer, semer, moissonner, battre ou faire quelque chose ayant un rapport direct avec l’agriculture, par exemple faire paître les vaches, bêcher la terre, construire des izbas…


     Elle ouvrit une belle armoire placée près de son bureau et dit :


     — Je vous parle de tout cela parce que je veux vous initier à mon secret. Voilà3 ! C’est ma bibliothèque agronomique. On y trouve aussi bien les champs que le potager, le verger, l’étable et les ruches. Je lis avec avidité, et j’ai étudié la théorie de fond en comble. Mon rêve, mon doux rêve, le voici : dès le début mars, je pars pour notre Doubetchnia4. C’est merveilleux, là-bas, ravissant ! N’est-ce pas ? la première année, je prendrai mes repères et j’observerai ce qu’il y a lieu de faire, et l’année suivante je me mettrai au travail pour de bon, en m’y donnant corps et âme5, comme on dit. Mon père m’a promis de me donner Doubetchnia, j’y ferai ce qui me plaira. 


     Rougissante, émue aux larmes et riant, elle rêvait tout haut de la vie tellement intéressante qu’elle mènerait à Doubetchnia. Je l’enviais. Mars était déjà proche, les jours allongeaient toujours plus et, lors des après-midi brillamment ensoleillées, les toits dégoulinaient et cela sentait le printemps ; j’avais moi-même envie d’aller à la campagne.


     Et lorsqu’elle dit qu’elle s’en irait vivre à Doubetchnia, je me vis clairement rester seul en ville, et je me sentis jaloux de son armoire à livres et de l’agriculture. Je ne connaissais rien à l’agriculture, ne l’aimais pas, et faillis dire à Maria Viktorovna que le travail des champs était une besogne d’esclave, mais je me souvins d’avoir entendu mon père dire plus d’une fois quelque chose de semblable, et je me tus. 


     Le grand carême6 arriva. L’ingénieur Viktor Ivanytch7, dont je commençais à oublier l’existence, revint de Pétersbourg. Il arriva à l’improviste, sans même prévenir par télégramme. Quand je vins le soir, comme d’habitude, je le trouvai qui, ayant fait sa toilette, les cheveux récemment coupés, l’air rajeuni de dix ans, déambulait dans le salon en parlant de quelque chose ; agenouillée, sa fille sortait des valises des boîtes, des flacons, des livres, et donnait tout cela au valet de chambre, Pavel. À la vue de l’ingénieur, je fis involontairement un pas en arrière, mais lui me tendit les deux mains et dit, avec un sourire découvrant ses solides dents blanches de cocher :


     — Le voilà, le voilà lui aussi ! Enchanté de vous voir, monsieur le peintre en bâtiment ! Macha8 m’a tout raconté, elle vient de me chanter vos louanges, un vrai panégyrique. Je vous comprends et vous approuve entièrement ! poursuivit-il en me prenant par le bras. Être un bon ouvrier est bien plus intelligent et plus honnête que de gaspiller du papier administratif en portant une casquette à cocarde9. J’ai moi-même travaillé en Belgique, des mains que voici, ensuite j’ai été deux ans mécano…


     Il portait un veston court et, sans cérémonie, des pantoufles, marchait comme un podagre, en se dandinant un peu et en se frottant les mains. Il fredonnait un air, ronronnait légèrement et se mettait en boule comme un hérisson, tout content d’être enfin rentré chez lui et d’avoir pris une douche, son grand plaisir.


     — Il n’y a pas de doute, me dit-il au cours du dîner, vous êtes tous des gens charmants et sympathiques, mais, j’ignore pourquoi, messieurs, dès que vous vous vous mettez à travailler de vos mains ou que vous commencez à vouloir faire le salut des moujiks, cela tourne en fin de compte à la secte10. Vous êtes sûr que vous n’appartenez pas à une secte ? Tenez, vous ne buvez pas de vodka. Qu’est-ce, sinon une attitude de membre d’une secte ? 


     Pour lui faire plaisir, je bus de la vodka. Et aussi du vin. Nous goûtâmes des fromages, des saucissons, des pâtés, des pickles, toutes sortes de hors-d’œuvre que l’ingénieur avait apportés, ainsi que les vins reçus de l’étranger en son absence. Les vins étaient excellents. J’ignore pourquoi, les vins et les cigares que l’ingénieur recevait de l’étranger étaient détaxés ; quelqu’un lui envoyait gratis du caviar et du dos d’esturgeon, il ne payait pas de loyer pour son appartement, car son propriétaire fournissait la ligne en pétrole ; en gros, lui et sa fille me donnaient l’impression que ce qu’il y avait de mieux au monde était à leur disposition, et qu’ils l’obtenaient sans débourser un sou.


     Je continuai à aller chez eux, mais déjà avec moins de plaisir. L’ingénieur me gênait, je ressentais de l’embarras en sa présence. Je ne supportais pas ses yeux purs et innocents, ses raisonnements m’assommaient et me dégoûtaient ; il m’était également pénible de me souvenir que j’avais été, si récemment, le subordonné de cet homme repu, rubicond, et qu’il avait fait preuve, à mon endroit, d’une brutalité impitoyable. Bien sûr, il me prenait par la taille, me tapait amicalement sur l’épaule, mais je sentais qu’il méprisait autant que par le passé mon insignifiance, et qu’il me tolérait uniquement pour faire plaisir à sa fille ; déjà, je ne pouvais plus rire et dire ce que je voulais, je gardais mes distances, m’attendant à tout instant à ce qu’il m’appelât Panteleï11, comme son domestique Pavel. Comme cela révoltait mon orgueil de petit-bourgeois provincial ! Moi, un prolétaire, un peintre, j’allais tous les jours chez des gens riches auxquels rien ne me liait, et que toute la ville regardait comme des étrangers, pour y boire des vins de prix et y manger des choses extraordinaires – ma conscience refusait de l’accepter ! En me rendant chez eux, je prenais un air maussade en croisant les gens et lançais des regards par en-dessous, comme le membre d’une secte, pour le coup, et quand je sortais de chez l’ingénieur, j’avais honte de ma satiété.


     Et surtout, je craignais d’y prendre trop goût. Dans la rue, au travail, en train de discuter avec les gars, je pensais sans cesse à une seule chose : que j’irais le soir chez Maria Viktorovna, j’entendais sa voix et son rire, je voyais sa démarche. Avant d’y aller, je restais un long moment devant un miroir déformant, chez ma nounou, occupé à nouer ma cravate, et mon costume en jersey me semblait affreux, j’en souffrais et, en même temps, je me méprisais d’être aussi petit-bourgeois. Quand Maria Viktorovna me criait, de la pièce voisine, qu’elle n’était pas habillée, et me priait d’attendre, je l’écoutais s’habiller ; cela me troublait, j’avais l’impression de sentir le sol se dérober sous mes pieds. Et lorsque je voyais dans la rue, même de loin, une silhouette féminine, je faisais infailliblement la comparaison ; je trouvais alors toutes les femmes et toutes les jeunes filles de notre ville vulgaires, mal fagotées et se tenant sans grâce ; et ces comparaisons éveillaient en moi un sentiment de fierté : Maria Viktorovna était mieux que toutes les autres ! Et, la nuit, je nous voyais en rêve, elle et moi.


     Une fois, au dîner, nous mangeâmes, l’ingénieur et moi, un homard entier. En rentrant ensuite chez moi, je me souvins que l’ingénieur, au cours du repas, m’avait appelé deux fois « très cher12 », et je me fis la réflexion que, dans cette maison, on me choyait comme un grand chien malheureux loin de son maître, qu’on se distrayait avec moi et qu’on me chasserait comme un chien lorsqu’on en aurait assez de moi. Je ressentis de la honte et de la douleur, à en avoir les larmes aux yeux, comme si j’avais subi un affront, et, les yeux tournés vers le ciel, je fis le serment de mettre fin à tout cela.


     Le lendemain, je ne me rendis pas chez les Doljikov. Tard le soir, alors qu’il faisait complètement nuit et qu’il pleuvait à verse, je passai rue Bolchaïa Dvorianskaïa en regardant les fenêtres. On dormait déjà chez les Ajoguine, il y avait seulement de la lumière à l’une des dernières fenêtres ; dans sa chambre, la vieille madame Ajoguine brodait à la lueur de trois bougies, se figurant combattre les préjugés13. Chez nous, tout était éteint, tandis qu’en face, chez les Doljikov, il y avait de la lumière aux fenêtres, sans qu’on pût rien distinguer, à cause des fleurs et des rideaux. Je continuais à aller et venir dans la rue, arrosé par la pluie froide de mars. J’entendis mon père rentrer du club ; il frappa au portail, une fenêtre s’éclaira une minute plus tard, et je vis ma sœur se hâter, une lampe à la main et arrangeant de l’autre main son épaisse chevelure. Puis mon père fit les cent pas au salon, racontant quelque chose en se frottant les mains, cependant que ma sœur, assise immobile dans un fauteuil, songeait sans l’écouter. 


     ils finirent par s’en aller, la lumière s’éteignit… Je regardai du côté de la maison de l’ingénieur : il y faisait sombre également. Dans l’obscurité, sous la pluie, je me sentis désespérément seul, livré au bon vouloir du destin, sentis combien, en comparaison de cette solitude qui était la mienne, en comparaison de ma souffrance actuelle et celle qui restait à venir, tous mes actes et tous mes désirs étaient petits, de même que tout ce que j’avais pensé et dit jusqu’à présent. Les actes et les pensées des êtres vivants sont loin d’atteindre l’importance de leurs chagrins, hélas ! Et, sans bien me rendre compte de ce que je faisais, je tirai de toutes mes forces sur la sonnette à la porte des Doljikov ; elle se rompit et je m’enfuis comme un gamin, pris de peur à l’idée qu’on allait sortir et me reconnaître. En m’arrêtant pour reprendre mon souffle, au bout de la rue, j’entendis juste le bruit que faisait la pluie, et aussi celui, lointain, d’un veilleur de nuit frappant sur sa plaque de fonte14. 


     De toute la semaine, je n’allai pas chez les Doljikov. J’avais vendu mon costume en jersey. Comme peintre, je n’avais plus de travail, de nouveau je ne mangeais pas à ma faim, me faisant dans les dix à vingt kopecks par jour comme je le pouvais, dans des besognes pénibles et désagréables. Enfoncé jusqu’aux genoux dans la boue froide, la poitrine oppressée, je voulais refouler mes souvenirs et, très exactement, je me vengeais sur moi-même pour ces fromages et ces conserves dont je m’étais régalé chez l’ingénieur ; pourtant, dès que je me couchais, mouillé et affamé, mon imagination pécheresse commençait à me présenter des tableaux merveilleusement séduisants, et je m’avouais avec étonnement que j’étais amoureux, passionnément amoureux, et je m’endormais profondément, d’un sommeil sain, avec le sentiment que cette vie de forçat ne faisait que renforcer mon corps et le faire rajeunir.


     Un soir, il se mit à neiger hors de saison, et le vent se mit à souffler du nord, à croire que l’hiver recommençait. en rentrant du travail ce soir-là, je trouvai Maria Viktorovna dans ma chambre. Elle était assise, ayant gardé sa pelisse, et les deux mains dans son manchon. 


     — Pourquoi ne venez-vous plus me voir ? demanda-t-elle en levant ses yeux limpides et intelligents, et moi j’étais si content et si ému de la voir que je me tenais devant elle au garde-à-vous comme devant mon père lorsqu’il s’apprêtait à me battre ; elle me regardait bien en face, et je lisais dans ses yeux qu’elle comprenait d’où venait mon trouble.


       Pourquoi ne venez-vous plus me voir ? répéta-t-elle. Si vous ne voulez plus venir, alors c’est moi qui viens.


     Elle se leva et s’approcha tout près de moi.


     — Ne m’abandonnez pas, dit-elle, et ses yeux se remplirent de larmes. Je suis seule, complètement seule !


     Elle se mit à pleurer et dit, couvrant sa figure de son manchon :


     — Seule ! Il m’est dur de vivre, très dur, et je n’ai personne au monde, à part vous. Ne m’abandonnez pas !


     Cherchant un mouchoir pour essuyer ses larmes, elle se mit à sourire ; nous restâmes silencieux un moment, puis je la pris dans mes bras et l’embrassai, en m’égratignant la joue jusqu’au sang avec l’épingle attachée à sa toque.


     Et nous nous mîmes à causer comme si nous étions intimes depuis un long, long moment…




Notes


  1. Mlle en français dans le texte, avec cette graphie : m-lle.
  2. Mot-valise que m’a suggéré Michel Delarche : le jeu de mots du texte est assez intraduisible : mot à mot, on écrirait : « votre malaria ». Maliar (de l’allemand maler), c’est le peintre en bâtiment, et maliaria est le mot russe pour malaria…
  3. En français dans le texte.
  4. Rappel : son père a racheté la propriété, avec le jardin. Voir le chapitre III.
  5. Dans le texte russe : « sans ménager mon ventre ».
  6. Six semaines avant Pâques, chez les orthodoxes.
  7. Pour Ivanovitch, fils d’Ivan : Doljikov père est rentré.
  8. Diminutif affectueux de Maria.
  9. Les membres de la noblesse de service créée par Pierre le Grand [cf le fameux Tchin, dont la table donnait l’équivalence entre grades civils et grades militaires, avec noblesse héréditaire à partir d’un certain rang] portaient une sorte d’uniforme et notamment une casquette sans visière pourvue d’une cocarde verte et rouge, insigne de leur condition (d’après une note trouvée dans la Pléiade et due à Claude Frioux).
  10. Les sectes d’inspiration religieuse étaient anciennes, multiples et fournies en Russie, depuis le XVIe siècle. 
  11. Voir la fin du chapitre IV.
  12. Avec une condescendance éventuelle que l’ironie possible du terme en français ne rend qu’incomplètement : le terme de base peut aussi signifier : « Mon brave ».
  13. Reprend un thème abordé au début du chapitre II.
  14. Habituellement, à la campagne, chez Tchékhov, le veilleur de nuit frappe sur une planchette en bois…



À suivre...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire