samedi 27 août 2022

Ma vie (Anton Tchékkhov), suite et fin

XIX



     Une lettre de Macha arriva enfin.


     « Mon cher, mon bon M. A.1, écrivait-elle, mon doux, mon bon « ange », comme vous appelle le vieux peintre2, adieu, je pars pour l’Amérique avec mon père, visiter une exposition. Dans quelques jours, je verrai l’océan – si loin de Doubetchnia, c’est effrayant d’y penser ! C’est loin et immense comme le ciel, et j’ai envie d’y aller sans entraves, je jubile, je perds la tête, vous voyez comme ma lettre est décousue. Mon ami, bon et gentil, rendez-moi ma liberté, cassez au plus vite le fil tenant encore et nous liant, vous et moi. Vous rencontrer, faire  votre connaissance, a été un rayon céleste qui a illuminé mon existence ; mais devenir votre femme fut une erreur, vous le comprenez, et maintenant, la conscience de cette erreur me pèse, et je vous supplie à genoux, mon magnanime ami, télégraphiez au plus vite, avant mon départ sur l’océan, pour me dire que vous êtes d’accord pour réparer notre commune erreur, pour ôter cet unique fardeau entravant mes ailes, et mon père, qui se charge de toutes les démarches, me promet de ne pas trop vous accabler avec les formalités. Alors, vous me rendez ma liberté ? Hein ?


     Soyez heureux, et que Dieu vous bénisse, pardonnez à la pécheresse que je suis.


     Je vais bien. Je gaspille l’argent, je fais un tas de bêtises et remercie Dieu à chaque instant de ce qu’une mauvaise femme comme moi n’ait pas d’enfants. Je chante et j’ai du succès, mais cela ne me passionne pas, non, c’est mon havre, la cellule où je me retire à présent pour trouver le repos. Le roi David3 avait une bague portant l’inscription : “Tout passe.” Quand on est triste, cela rend gai, et quand on est gai, cela rend triste. Et je me suis acheté ce genre de bague, avec une inscription en hébreu, et ce talisman me retient de trop m’enthousiasmer. Tout passe, la vie elle-même passera, rien n’est donc nécessaire. Ou alors, seulement la conscience de sa liberté, parce que, lorsque l’être humain est libre, il n’a besoin de rien, de rien, de rien. Rompez donc le fil. Je vous embrasse bien fort, ainsi que votre sœur. Pardonnez-moi et oubliez votre M. »


     Ma sœur était couchée dans une chambre, Redka, qui avait de nouveau été malade et se rétablissait, dans l’autre. Alors que je venais juste de recevoir cette lettre, ma sœur passa sans faire de bruit chez le peintre, s’assit près de lui et se mit à lire. Elle lui lisait chaque jour de l’Ostrovski4 ou du Gogol, et il l’écoutait, regardant fixement dans la même direction, ne riant pas, hochant la tête et marmonnant de temps en temps pour lui-même :


     — Tout peut arriver ! Tout peut arriver !


     Si quelque laideur, quelque hideur révoltante se reflétait dans la pièce, il disait avec une sorte de joie mauvaise, en mettant un doigt dans le livre :


     — Le voilà, le mensonge ! Voilà ce qu’il fait, le mensonge !


     Les pièces le captivaient par leur sujet, par leur morale et aussi par leur composition habile et complexe, et il admirait l’auteur sans jamais le nommer :


     — Avec quelle adresse il a tout mis bien en place !


     Cette fois, ma sœur lut seulement une page à voix basse, et ne put continuer : la voix lui manquait. Redka lui prit la main et, remuant ses lèvres desséchées, lui dit d’une voix rauque et à peine audible :


     — L’âme du juste est blanche et lisse comme de la craie, celle du pécheur est comme de la pierre ponce. Chez le juste, l’âme est de huile de lin claire, c’est du goudron chez le pécheur. Il faut peiner, il faut s’affliger, il faut souffrir, poursuivit-il ; qui ne travaille pas et ne s’afflige pas ne connaîtra pas le royaume des cieux. Malheur, malheur aux repus, malheur aux forts, malheur aux riches, malheur aux usuriers ! Ils ne verront pas le royaume des cieux. Le puceron mange 0l’herbe, la rouille le fer5


     — Et le mensonge l’âme, termina ma sœur en riant.


     Je lus la lettre une fois de plus. À ce moment arriva dans la cuisine le soldat qui nous apportait deux fois par semaine, on ne savait de la part de qui6, du thé, des brioches7 et des gélinottes qui sentaient le parfum. Je n’avais pas de travail, il m’arrivait de rester à la maison des journées entières, et la personne qui nous envoyait ces brioches savait sans doute que nous étions dans le besoin.


     J’entendis ma sœur causer avec le soldat en riant gaiement. Puis, s’étant recouchée, elle me dit, tout en mangeant une brioche :


     — Lorsque tu as refusé de travailler dans un bureau et que tu t’es fait peintre en bâtiment, nous savions dès le début, Aniouta Blagovo et moi, que tu avais raison, mais nous avions peur de le dire tout haut. Quelle force, dis-moi, nous empêche d’avouer ce que l’on pense ? Tiens, prenons seulement le cas d’Aniouta Blagovo. Elle t’aime, elle t’adore, elle sait que tu es dans le vrai ; elle m’aime comme une sœur, moi aussi, elle sait que j’ai raison, il se peut même qu’elle m’envie, au fond de son cœur, mais je ne sais quelle force l’empêche de venir nous voir, elle nous évite, elle a peur.


     Ma sœur joignit les mains sur sa poitrine et poursuivit avec passion :


     — Si tu savais comme elle t’aime ! Elle a avoué cet amour à moi seule, et encore, tout bas et dans le noir. Elle m’emmenait dans une allée sombre du jardin et se mettait à chuchoter combien tu lui étais cher. Tu verras, elle ne se mariera jamais, parce qu’elle t’aime. La plains-tu ?


     — Oui.


     — C’est elle qui a envoyé les brioches. Elle est ridicule, c’est vrai, à quoi bon se cacher ? Moi aussi, j’ai été bête et ridicule, mais je suis partie, et je ne crains plus personne, je pense et dis tout haut ce que je veux, et je suis heureuse, à présent. Quand je vivais à la maison, je n’avais pas la moindre notion du bonheur, et maintenant je n’échangerais pas mon sort contre celui d’une reine.


     Le docteur Blagovo arriva. Il avait passé sa thèse de médecine et vivait maintenant dans notre ville, chez son père ; il se reposait et disait qu’il retournerait bientôt à Pétersbourg. Il voulait s’occuper de vaccination contre le typhus et, je crois, contre le choléra8, et désirait aller à l’étranger pour parfaire sa formation et ensuite obtenir une chaire. Il avait quitté l’armée et portait d’amples vestons de cheviotte, des pantalons très larges et de superbes cravates. Ma sœur était en extase devant ses épingles de cravate, ses boutons de manchette et le mouchoir de soie rouge qu’il mettait, sans doute par coquetterie, dans la poche de devant de son veston. Un jour, par désœuvrement, nous nous mîmes, elle et moi, à faire de mémoire le compte de ses costumes, nous en trouvâmes au bas mot une dizaine. Il était clair qu’il aimait toujours ma sœur, mais pas une fois, même en plaisantant, il ne lui arriva de dire qu’il l’emmènerait avec lui à Pétersbourg ou à l’étranger, et je ne pouvais m’imaginer nettement ce qu’il adviendrait d’elle si elle restait en vie, ni ce qu’il adviendrait de son enfant. Elle, elle se contentait de rêver sans cesse sans penser sérieusement à l’avenir, elle disait qu’il pouvait partir où il voulait, et même l’abandonner, pourvu qu’il soit heureux, lui, quant à elle, le passé lui suffisait.


     D’ordinaire, arrivé chez nous, il l’auscultait très attentivement et exigeait qu’elle prît ses gouttes devant lui, dans du lait. Il en fut de même cette fois-ci. Il l’ausculta et lui fit boire un verre de lait, et une odeur de créosote9 se répandit dans nos chambres. 


     — Voilà une enfant sage, dit-il en lui reprenant le verre. Il ne faut pas que tu parles trop, et tu es bavarde comme une pie ces derniers temps. Je t’en prie, tais-toi.


     Elle se mit à rire. Ensuite, il passa dans la chambre de Redka, où je me trouvais, et il me tapa amicalement sur l’épaule. 


     — Eh bien, vieux, où en sommes-nous ? dit-il en se penchant sur le malade.


     — Votre Haute Noblesse, dit Redka à mi-voix, remuant doucement les lèvres, Votre Haute Noblesse, j’ose vous faire mon rapport… nous sommes tous dans la main de Dieu, nous devons tous mourir… Laissez-moi vous dire la vérité… Votre Haute Noblesse, vous ne connaîtrez pas le royaume des cieux !


     — On n’y peut rien, plaisanta le docteur, il faut bien que quelqu’un aille en enfer.


     Et soudain, quelque chose se produisit dans ma conscience ; je me retrouvai par une nuit d’hiver dans la cour des abattoirs10 : à côté de moi, sentant la vodka au poivre, se tenait Prokofi ; faisant un effort, je me frottai les yeux, et je me vis aussitôt me rendant chez le gouverneur pour m’expliquer. Rien de tel ne m’était jamais arrivé, ni n’arriva par la suite, et ces étranges souvenirs, semblables à un rêve, je les attribue à un surmenage nerveux. Je revivais la scène des abattoirs et l’entrevue avec le gouverneur, et, en même temps, je me rendais confusément compte que ce n’était pas réel.


     En reprenant mes esprits, je vis que je n’étais plus à la maison, mais dans la rue, et que je me tenais à côté d’un réverbère, en compagnie du docteur.


     — C’est triste, triste, disait-il, et des larmes lui coulaient sur les joues. Elle est gaie, rit sans arrêt, espère, et son cas est désespéré, mon cher. Votre Redka me déteste et veut toujours me faire comprendre que j’ai mal agi avec elle. De son point de vue, il a raison, mais j’ai aussi mon propre point de vue, et je ne me repens nullement de ce qui s’est passé. Il faut aimer, nous devons tous aimer – n’est-ce pas ? Sans l’amour, il n’y aurait pas de vie ; celui qui craint l’amour et le fuit, il n’est pas libre.


     Il en vint peu à peu à d’autres sujets, se mit à parler de science, de sa thèse, qui avait plu à Pétersbourg ; il s’enfiévrait, ne se souvenant plus de ma sœur, ni de son propre chagrin, ni de moi. La vie l’entraînait. À l’une, me disais-je, l’Amérique et une bague avec une inscription, à celui-ci le titre de docteur et une carrière de savant, seuls ma sœur et moi demeurions dans notre passé.


     Lui ayant dit au revoir, je m’approchai du réverbère et lus une fois de plus la lettre de Macha. Et je me souvins, je me souvins très clairement du matin de printemps où elle était venue me voir au moulin et s’était couchée en se couvrant de sa pelisse courte : elle voulait avoir l’air d’une simple paysanne. Et de l’autre fois, encore un matin, où nous avions retiré la nasse de l’eau, de grosses gouttes de pluie nous tombaient dessus depuis les saules de la berge, et nous riions…


     Il faisait sombre dans notre maison de la rue Bolchaïa Dvorianskaïa. J’escaladai la palissade et, comme autrefois, entrai dans la cuisine par l’entrée de service, pour y prendre une petite lampe. Il n’y avait personne à la cuisine ; le samovar sifflotait près du poêle, attendant mon père. « Qui donc sert le thé à Père, à présent ? » me dis-je. Ayant pris ma lampe, je gagnai la bicoque11, m’y aménageai un lit de vieux journaux et me couchai. Les crochets aux murs avaient toujours le même air sévère, et leurs ombres tremblotaient. Il faisait froid. Je me figurai que ma sœur allait venir tout de suite m’apporter mon dîner, mais je me rappelai aussitôt qu’elle était couchée, malade, chez Redka, et il me parut bizarre d’avoir escaladé la palissade et d’être allongé dans cette bicoque sans chauffage. Ma conscience s’embrouillait, me faisant voir toutes sortes de choses  absurdes.


     Coup de sonnette. Les bruits connus depuis mon enfance : d’abord le fil de fer bruissant contre le mur, puis, brièvement, la sonnerie plaintive dans la cuisine. C’est mon père, rentrant du club. Je me levai et allai dans la cuisine. En me voyant,  Axinia, la cuisinière, leva les bras au ciel et se mit, je ne sais pourquoi, à pleurer.


     — Mon petit ! dit-elle doucement. Mon chéri ! Ah ! Seigneur !


     Et, dans son émotion, elle se mit à froisser son tablier. Sur le rebord de la fenêtre se trouvaient des bocaux de baies à la vodka. Je m’en versai une tasse et la bus avidement, j’avais très soif. Axinia avait récemment lavé la table et les bancs, la cuisine sentait comme cela sent dans les cuisines claires et accueillantes tenues par des cuisinières propres. Cette odeur et le cri du grillon12 nous attiraient autrefois, nous les enfants, dans cette cuisine, nous disposant à écouter des contes et à jouer aux rois13


     — Et Cléopâtre, où est-elle ? demanda vite Axinia à voix basse, en retenant son souffle. Et ta chapka, petit père, où est-elle ? On dit que ta femme est partie à Piter14 ?


     Elle était à notre service déjà du temps de notre mère, et nous avait donné le bain, autrefois, dans un baquet, à Cléopâtre et à moi, pour elle nous étions, encore maintenant, des enfants qu’il fallait mettre sur le droit chemin. En l’espace d’un quart d’heure, elle m’exposa toutes les réflexions qu’elle avait accumulées, avec le bon sens d’une vieille domestique, dans la paix de cette cuisine, tout le temps que nous ne nous étions pas vus. Elle me dit qu’on pouvait obliger le docteur à épouser Cléopâtre : il suffisait de lui faire peur et, pour peu qu’on rédigeât une belle requête, l’évêque dissoudrait son premier mariage ; que ce serait une bonne idée de vendre Doubetchnia en le cachant à ma femme, et de déposer l’argent à la banque, à mon nom ; que si ma sœur et moi nous nous jetions aux pieds de notre père en l’implorant pour de bon, il nous pardonnerait peut-être ; qu’il faudrait faire célébrer un service pour rendre grâces à la Reine des Cieux15


     — Allons, petit père, va lui parler, me dit-elle en entendant tousser mon père. Va, parle, incline-toi pour le saluer, ta tête n’en tombera pas.


     J’y allai. Mon père était assis à son bureau et traçait le plan d’une datcha avec des fenêtres gothiques et une grosse tour semblable à une tour de guet de pompiers – quelque chose d’extraordinairement obstiné, et sans aucun talent. En entrant dans son cabinet, je m’étais arrêté à un endroit qui me permettait de voir ce plan. Je ne savais pas pourquoi j’étais venu chez mon père, mais je me souviens qu’en voyant sa figure maigre, son cou rouge, son ombre sur le mur, j’eus envie de me lancer à son cou et de suivre le conseil d’Axinia en me jetant à ses pieds ; mais la vue de la datcha aux fenêtres gothiques et à la grosse tour m’en empêcha.


     — Bonsoir, dis-je.


     Il me jeta un regard et baissa aussitôt les yeux sur son plan.


     — Que veux-tu ? demanda-t-il peu après.


     — Je suis venu vous dire que ma sœur est très malade. Elle va bientôt mourir, ajoutai-je d’une voix sourde.


     — Et alors ? soupira mon père en ôtant ses lunettes et en les posant sur le bureau. Qui sème le vent récolte la tempête ! Qui sème le vent, redit-il en se levant, récolte la tempête ! Souviens-toi, je te prie, qu’il y a deux ans tu es venu me trouver, et qu’ici même je t’ai demandé, je t’ai supplié d’en finir avec tes aberrations, je t’ai rappelé ton devoir, ton honneur et tes obligations envers tes ancêtres, dont nous devons pieusement conserver les traditions. M’as-tu écouté ? Tu as fait fi de mes conseils et tu t’es maintenu avec entêtement dans tes vues erronées ; non content de poursuivre tes propres égarements, tu y as entraîné ta sœur et lui as fait perdre sa moralité et sa pudeur. À présent, cela tourne mal pour vous deux. Et alors ? Qui sème le vent récolte la tempête ! 


         Il arpentait son cabinet en disant cela. Il pensait sans doute que j’étais venu faire amende honorable et attendait vraisemblablement que je me mette à lui demander de nous pardonner, à ma sœur et à moi. J’avais froid, je tremblais comme si j’avais la fièvre, et je parlais avec difficulté, d’une voix rauque.


     — Et moi aussi, je vous prie de vous souvenir, dis-je, qu’ici même je vous ai supplié de me comprendre, de bien réfléchir, de décider ensemble comment et dans quel but nous devions vivre, et en réponse vous vous êtes mis à parler de nos ancêtres, de mon grand-père qui écrivait des vers. On vous dit maintenant que votre fille unique est perdue, et vous vous remettez à parler des ancêtres, des traditions… Quelle frivolité chez un homme âgé, alors que sa mort n’est plus bien loin, qu’il lui reste tout au plus cinq ou dix ans à vivre !


     — Pourquoi es-tu venu ? demanda sévèrement mon père, visiblement froissé que je l’eusse accusé de frivolité.


     — Je l’ignore. Je vous aime, je regrette indiciblement que nous soyons si éloignés l’un de l’autre – alors voilà, je suis venu. Je vous aime encore, mais ma sœur a définitivement rompu avec vous. Elle ne vous pardonne pas, et ne vous pardonnera jamais. Votre prénom seul éveille en elle le dégoût du passé, le dégoût de la vie.


     — Et à qui la faute ? cria mon père. À toi, vaurien !


     — Soit, c’est ma faute, dis-je. Je reconnais que c’est beaucoup de ma faute, mais pourquoi votre vie – cette vie qui est la vôtre et que nous devrions, d’après vous, obligatoirement adopter – est-elle si ennuyeuse, tellement plate, pourquoi n’y a-t-il, dans aucune des maisons que vous construisez depuis trente ans, de gens pouvant m’enseigner comment vivre sans être coupable ? Pas un seul homme honnête dans toute la ville ! Vos maisons sont des nids maudits où l’on expédie dans l’autre monde les mères et les filles, où l’on martyrise les enfants… Ma pauvre mère ! continuai-je, au désespoir. Ma pauvre sœur ! Il faut s’abrutir, jusqu’à l’hébétude, de vodka, de cartes et de potins, il faut faire des bassesses, jouer les hypocrites ou tracer des plans pendant des dizaines d’années pour ne pas remarquer toute l’horreur qui se cache dans ces maisons. Notre ville existe depuis des siècles et n’a, en tout ce temps, pas donné à la patrie un seul homme utile, pas un seul ! Vous avez tué dans l’œuf tout ce qu’il y avait d’un tant soit peu vivant, d’un tant soit peu brillant ! Ville de boutiquiers, de cabaretiers, de ronds-de-cuir, de bigots, ville superflue, inutile, que personne ne regretterait si, d’un coup, elle s’enfonçait à cent pieds sous terre !


     — Je ne veux pas t’écouter, vaurien ! dit mon père, et il ramassa une règle sur la table. Tu es ivre ! Je t’interdis de te présenter dans un tel état devant ton père ! Je te le dis pour la dernière fois, et transmets-le à ta sœur sans moralité : vous ne recevrez rien de moi. J’ai arraché de mon cœur mes enfants rebelles, et je ne les plains pas s’ils souffrent de leur insoumission obstinée. Tu peux retourner d’où tu viens ! Il a plu à Dieu de me punir par vous, mais je supporte cette épreuve avec résignation et, comme Job, trouve ma consolation dans les souffrances et le travail assidu. Ne franchis plus le seuil de ma maison tant que tu ne te seras pas amendé. Je suis juste, tout ce que je dis est utile, et si tu recherches ton bien, souviens-toi toute ta vie de mes paroles passées et présentes.


     Je renonçai et sortis. Je ne me souviens pas de la nuit et du jour qui suivirent.


     On dit que j’ai erré dans les rues, tête nue, titubant et chantant à tue-tête, suivi par des hordes de gamins qui criaient :


     — Petit-Profit ! Petit-Profit !




Notes


  1. Initiales de Missaïl Alexeïevitch.
  2. Redka…
  3. Ce genre de formule relève plutôt du livre de l’Ecclésiaste, attribué non à David, mais à son fils Salomon… 
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Ostrovski
  5. Reprenant la litanie du chapitre IV, que termine ici la sœur du narrateur, même si le texte russe dit : « poursuivit ma sœur ».
  6. Le lecteur sait bien que la bonne fée est Aniouta Blagovo, la bien nommée : voir la note 15 du premier chapitre, ainsi que le chapitre VII.
  7. Le texte dit : « des petits pains français »…
  8. Aucun de ces vaccins n’existe à l’époque.
  9. La créosote fut utilisée autrefois pour soigner la toux, et même comme remède contre la phtisie : https://www.eyrolles.com/Sciences/Livre/tuberculose-et-phtisie-pulmonaire-par-le-carbonate-de-creosote-de-hetre-9782016176207/
  10. Nous nous retrouvons au chapitre VIII.
  11. Dans laquelle il dormait naguère, voir le chapitre I.
  12. Réputé se trouver toujours derrière le poêle…
  13. Ancien jeu de cartes russe.
  14. Pour Pétersbourg.
  15. Voir la note 2 du chapitre VI.






XX



     Si l’envie me prenait de commander une bague, je choisirais cette inscription : « Rien ne passe ». Je crois que rien ne passe sans laisser de traces, et que le moindre de nos pas a une signification dans notre vie présente, comme dans la vie future. 


     Ce que j’ai enduré, ce ne fut pas en vain. Mes grands malheurs et ma patience ont touché le cœur des habitants de la ville, et maintenant les gens ne m’appellent plus « Petit-Profit », ils ne se moquent plus de moi, et, quand je passe au marché, on ne me lance plus d’eau. On s’est habitué à ce que je sois devenu ouvrier, on ne s’étonne plus de voir un noble comme moi porter des seaux de peinture et poser des carreaux ; au contraire, on me passe volontiers commande, et l’on me tient déjà pour un bon artisan, et pour le meilleur fournisseur après Redka, qui, même rétabli et peignant comme par le passé les coupoles des clochers sans échafaudage, n’a plus la force de tenir les gars en main ; c’est moi qui cours la ville à sa place à la recherche de commandes, qui embauche et paie les gars, qui emprunte de l’argent avec de gros intérêts. À présent, devenu entrepreneur, je comprends qu’on puisse courir dans toute la ville pendant deux ou trois jours pour une commande de trois fois rien, à la recherche de couvreurs. On se montre poli avec moi, on me dit vous, et, dans les maisons où je travaille, on m’offre le thé et l’on envoie demander si je ne veux pas déjeuner. Les enfants et les jeunes filles viennent souvent me voir, me regardant avec tristesse et curiosité.


     Un jour que je travaillais dans le jardin du gouverneur, y peignant une gloriette en imitant le marbre, le gouverneur, qui se promenait, y entra et, par désœuvrement, se mit à bavarder avec moi ; je lui rappelai la fois où il m’avait venir pour une explication. Il me dévisagea quelques instants, puis ouvrit la bouche en o, écarta les bras et dit :


     — Je ne m’en souviens pas !


     J’ai vieilli, je suis devenu taciturne, rude, sévère, je ris rarement et l’on dit que je suis devenu comme Redka, j’ennuie comme lui les gars en leur faisant inutilement la leçon.


     Maria Viktorovna, mon ex-épouse, vit maintenant à l’étranger, et son ingénieur de père est quelque part dans les provinces à l’Est, il y construit une ligne de chemin de fer et y achète des propriétés. Le docteur Blagovo est lui aussi à l’étranger. Doubetchnia est revenue à madame Tchéprakov, qui l’a achetée en obtenant de l’ingénieur un rabais de vingt pour cent. Moïsseï est maintenant en chapeau melon ; il vient souvent en ville pour affaires, arrêtant son cabriolet près de la banque. On dit qu’il s’est déjà acheté une propriété avec reprise des dettes afférentes, et qu’il s’informe sans arrêt à la banque à propos de Doubetchnia, qu’il se prépare aussi à acheter. Le pauvre Ivan Tchéprakov a longtemps battu le pavé en ville, ne faisant rien et s’enivrant. J’ai bien essayé de le caser chez nous, et, pendant un temps, il a peint des toits et posé des vitres avec nous, il y avait même pris goût et, tout comme un vrai peintre, volait de l’huile, demandait des pourboires et se saoulait. Mais il en a eu vite assez, il s’est mis à broyer du noir et il est retourné à Doubetchnia ; les gars m’ont avoué plus tard qu’il les avait incités à venir une nuit l’aider à tuer Moïsseï et à dévaliser la générale.


     Mon père a beaucoup vieilli, il est voûté et se promène le soir devant sa maison. Je ne vais jamais le voir.


     Pendant le choléra, Prokofi a soigné les boutiquiers avec de la vodka au poivre et du goudron, en se faisant payer ; notre journal m’a appris qu’il avait reçu les verges pour avoir, dans son échoppe, dit du mal des médecins. Nikolka, son commis, est mort du choléra. Karpovna est encore en vie et continue à aimer et à craindre son Prokofi. Quand elle me voit, elle hoche tristement la tête et dit en soupirant :


     — Tu es perdu, mon petit !


     En semaine, je travaille du matin au soir. Le dimanche et les jours de fête, quand il fait beau, je prends dans mes bras ma minuscule nièce (ma sœur attendait un garçon, mais ce fut une fille qui naquit) et vais sans hâte au cimetière. Là, je reste debout, ou m’assieds, je contemple longuement la tombe qui m’est chère, et je dis à la petite fille que sa maman repose ici.


     Parfois, près de la tombe, je rencontre Aniouta Blagovo. Nous nous saluons et nous tenons devant la tombe, silencieux, ou nous parlons de Cléopâtre, de sa fille et de la tristesse de la vie d’ici-bas. Puis, sortis du cimetière, nous marchons en silence, elle ralentit le pas exprès pour se tenir plus longtemps à mes côtés. La petite, joyeuse, heureuse, clignant des yeux dans la vive lumière du jour, riant, lui tend ses menottes et nous nous arrêtons et caressons ensemble la charmante fillette.


     À notre retour en ville, Aniouta Blagovo1, rouge d’émotion, me dit au revoir et poursuit son chemin seule, l’air grave, austère. Et aucun de ceux qui la croisent ne pourrait penser, en la voyant, qu’elle vient de marcher à mes côtés, et qu’elle a même caressé la petite.




Notes



  1. Dont je ne puis prendre congé sans signaler que les fleurs nommées pensées en français s’appellent en russe petits yeux d’Aniouta. Les pensées sont une espèce de violette, et divers noms populaires (Ivan-et-Maria, etc) et diverses légendes se rattachent à ces fleurs. Pourquoi Aniouta, allez savoir… Certaines fleurs sont appelées belle-mère. Aniouta fait peut-être partie des filles tyrannisées dans les contes par leur marâtre. Je laisse les lexicologues et spécialistes des contes se pencher sur la question…

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