mardi 16 août 2022

Ma vie (Anton Tchékhov), suite

XII



     Quand je faisais quelque chose au jardin ou dans la cour, Moïsseï se tenait à côté de moi et, les mains derrière le dos, m’observait de ses petits yeux, avec effronterie et indolence. Et cela m’énervait au point de me faire lâcher mon travail et m’en aller. 


     Nous apprîmes par Stépane que ce Moïsseï était l’amant de la générale. J’avais remarqué que les gens venant chez elle pour de l’argent commençaient par s’adresser à Moïsseï, et j’avais vu une fois un moujik tout noir, sans doute un charbonnier, le saluer humblement, en s’inclinant jusqu’à terre ; parfois, après un conciliabule, il donnait lui-même l’argent, sans rien dire à sa maîtresse, d’où j’avais conclu qu’il opérait à l’occasion pour son propre compte. 


     Il tirait des coups de fusil dans le jardin, sous nos fenêtres, volait des vivres dans notre cave, prenait nos chevaux sans demander la permission ; ce qui nous indignait, nous nous demandions si Doubetchnia était bien à nous, et Macha disait en pâlissant :


     — Devons-nous vraiment vivre encore dix-huit mois avec ces canailles ?


     Ivan Tchéprakov, le fils de la générale, était receveur sur notre ligne de chemin de fer. Pendant l’hiver, il avait beaucoup maigri et était très affaibli, au point qu’un petit verre1 suffisait à l’enivrer et qu’il avait froid à l’ombre. Il portait avec dégoût son uniforme de receveur, il en avait honte mais jugeait la place avantageuse, car elle lui permettait de voler les bougies2 pour les revendre. Ma nouvelle situation suscitait en lui un mélange d’étonnement et d’envie, avec aussi le vague espoir qu’il pût lui arriver quelque chose d’analogue. Il suivait Macha avec des yeux ravis, me demandait ce que je mangeais maintenant au déjeuner, et, sur son visage émacié et ingrat, naissait une expression chagrine et doucereuse, et il remuait ses doigts comme pour tâter mon bonheur.


     — Écoute, Petit-Profit3, disait-il fiévreusement, en rallumant sa cigarette (c’était toujours sale autour de lui, car il gâchait une dizaine d’allumettes par cigarette), écoute : la vie que je mène à l’heure actuelle est la plus vile qui soit. Surtout, le premier adjudant venu peut me crier : « Eh, toi, le receveur ! Toi ! » J’en ai entendu de toutes les couleurs dans les trains, vieux frère, et, vois-tu, j’ai compris que je n’avais pas la belle vie. Ma mère m’a perdu ! Un jour, dans un wagon, un docteur a dit : « Quand les parents sont dépravés, leurs enfants sont des ivrognes ou des criminels. » Et voilà !


     Une fois, il arriva dans la cour en titubant. Il avait les yeux hagards et le regard vide, il respirait lourdement ; il riait, pleurait et parlait comme s’il délirait ; je comprenais juste, dans ses propos incohérents, les mots : « Ma mère ! Où est ma mère ? », qu’il prononçait en pleurant, comme un enfant ayant perdu sa mère dans la foule. Je l’emmenai au jardin et le fis s’allonger sous un arbre, et nous restâmes auprès de lui à tour de rôle, Macha et moi, tout le jour et toute la nuit. Il se sentait mal, et Macha regardait d’un air dégoûté sa figure pâle et humide de sueur, en disant :


     — Ces canailles vont vraiment vivre chez nous encore dix-huit mois ? Quelle horreur ! Mais quelle horreur !


     Et que de chagrins nous causaient les paysans ! Que de lourdes désillusions les premiers temps, au printemps, alors que nous aurions tant voulu être heureux ! Ma femme faisait construire une école. J’avais tracé le plan d’une école pour soixante garçons et le bureau du zemstvo4 l’avait approuvé, en conseillant toutefois de construire cette école à Kourilovka, grand village qui était seulement à trois verstes de nous ; il se trouvait justement que l’école de Kourilovka, où étudiaient les enfants de quatre villages, y compris ceux de Doubetchnia, était vieille et trop petite, et qu’on ne se déplaçait qu’avec précaution sur son plancher pourri. À la fin mars, à sa demande, Macha fut nommée curatrice de l’école de Kourilovka, et, début avril, nous organisâmes trois réunions pour tenter de convaincre les paysans que leur école était trop petite et trop vieille, et qu’il fallait absolument en construire une nouvelle. Un membre du bureau du zemstvo et l’inspecteur des écoles publiques vinrent nous prêter main-forte. Après chaque réunion, on nous entourait et on nous demandait un seau de vodka ; au milieu de la foule, nous avions trop chaud, cela nous épuisait vite et nous rentrions chez nous mécontents et quelque peu déconcertés. Finalement, les moujiks attribuèrent un terrain à l’école et s’engagèrent à ramener de la ville, avec leurs attelages, tout les matériaux de construction. Et, dès qu’ils furent venus à bout des semailles de printemps, le dimanche suivant, des chariots partirent de Kourilovka et de Doubetchnia pour aller chercher les briques des fondations. Ils partirent à l’aube et revinrent tard le soir ; les moujiks étaient ivres et disaient qu’ils n’en pouvaient plus.


     Comme un fait exprès, la pluie et le froid persistèrent tout le mois de mai. La route se dégrada, devenant boueuse. Les chariots revenant de la ville avaient l’habitude d’entrer dans notre cour, et là, quel horrible spectacle ! Voici qu’un cheval apparaît au portail, ventru, les jambes de devant écartées ; il encense5 avant de pénétrer dans la cour ; voilà que se glisse, sur un traîneau, un rondin d’une douzaine d’archines6, tout mouillé et à l’aspect gluant ; à côté, un moujik tout emmitouflé à cause de la pluie, les pans de son caftan passés dans sa ceinture, marche sans regarder à ses pieds et sans éviter les flaques d’eau. Voici un autre chariot transportant des voliges, puis un troisième avec une bille de bois, un quatrième… et l’espace devant la maison est peu à peu obstrué par les chevaux, les rondins et les planches. Les moujiks et les paysannes aux têtes couvertes et aux jupes retroussées regardent nos fenêtres avec colère, font du boucan et exigent de voir la barynia7 ; on entend des jurons grossiers. Et Moïsseï se tient à l’écart, il nous semble qu’il se délecte de notre honte.


     — Nous ne transporterons plus rien ! crient les moujiks. Nous n’en pouvons plus ! Qu’elle s’occupe elle-même du transport !


     Blême, stupéfaite, les voyant déjà faire irruption dans la maison, Macha leur fait donner de quoi acheter un demi-seau de vodka ; le bruit s’apaise, et les longs rondins ressortent l’un après l’autre de la cour.


     Quand je me préparais à me rendre au chantier, ma femme s’inquiétait et me disait :


     — Les moujiks sont furieux. Pourvu qu’ils ne s’en prennent pas à toi ! Non, attends, je viens avec toi.


     Nous allions ensemble à Kourilovka, et là aussi les charpentiers nous demandaient un pourboire. L’armature en rondins était déjà prête, il était temps de poser les fondations, mais les maçons n’arrivaient pas ; d’où un retard qui faisait râler les charpentiers. Quand les maçons arrivèrent enfin, il s’avéra que le sable manquait ; étrangement, on avait perdu de vue qu’il en fallait. Profitant de notre situation sans issue, les moujiks demandèrent trente kopecks par chariot, bien qu’il y eût, du chantier à la rivière où l’on prenait le sable, moins d’un quart de verste8, et plus de cinq cents chariots furent nécessaires. Les malentendus, les jurons et les demandes de pourboires n’en finissaient pas, ma femme était indignée et l’entrepreneur maçon, Tite Pétrov, vieillard de soixante-dix ans, la prenait par le bras et lui disait :


     — Regarde-moi ça ! Non mais, regarde-moi ça ! Fournis-moi du sable, je t’envoie dix hommes d’un coup et c’est prêt en deux jours. Regarde-moi ça !


     Mais le sable fut amené, il s’écoula deux jours, puis quatre et enfin une semaine, et un fossé béait toujours à l’emplacement des futures fondations.


     — C’est à devenir folle ! disait ma femme, en train de se faire du mauvais sang. En voilà, des gens ! Quel peuple !


     Au beau milieu du désarroi dû à ces difficultés, l’ingénieur Viktor Ivanytch9 vint nous faire des visites. Il apportait des sacs contenant des bouteilles de vin et des zakouski10, prenait tout son temps pour manger, puis se couchait sur la terrasse et ronflait si fort que les ouvriers hochaient la tête en disant :


     — Mazette !


     Macha n’était pas toujours contente des visites de son père, elle n’avait pas confiance en lui, et cependant lui demandait son avis ; lorsqu’il se levait de mauvaise humeur après une longue sieste et disait du mal de notre gestion de la propriété, en regrettant d’avoir acheté Doubetchnia, cause de tant de pertes pour lui, l’angoisse se lisait sur le visage de la pauvre Macha ; elle se plaignait à son père, qui bâillait et disait qu’il fallait fouetter les moujiks.


     Il appelait « comédie » notre mariage et notre vie, parlant de caprice d’enfant gâté.


     — Il lui est déjà arrivé ce genre de chose, me racontait-il en parlant de Macha. Un jour, elle s’est vue cantatrice et m’a quitté ; je l’ai cherchée pendant deux mois et, très cher11, j’ai dépensé mille roubles rien qu’en télégrammes.


     Il ne m’appelait plus ni le sectateur, ni monsieur le peintre, et ne parlait plus de ma vie laborieuse en l’approuvant, comme naguère, il disait :


     — Vous êtes quelqu’un d’étrange ! Vous n’êtes pas normal ! Sans vouloir faire de prédictions, vous finirez mal, monsieur12 !


     La nuit, Macha dormait mal et, assise à la fenêtre de notre chambre, ne cessait de remuer des pensées. Finis les rires et les gentilles grimaces, à table. Je souffrais, et, quand il pleuvait, chaque goutte de pluie s’enfonçait dans mon cœur comme un plomb de chasse, j’étais prêt à tomber à genoux devant Macha et à lui demander pardon pour le temps qu’il faisait. Je me sentais également coupable lorsque les moujiks faisaient du tapage dans la cour. Je restais des heures entières à la même place, à songer à quel point Macha était un être admirable, merveilleux. Je l’aimais passionnément, et tout ce qu’elle faisait ou disait me ravissait. Elle avait une inclination pour les paisibles activités d’un cabinet de travail, elle aimait lire longuement, étudier ; ne connaissant les travaux des champs que par les livres, elle nous étonnait par son savoir, ses conseils étaient toujours utiles, il valait toujours la peine de les suivre. Avec cela, tant de noblesse, tant de goût et tant de douceur de caractère, cette égalité d’humeur qu’on trouve seulement chez les gens parfaitement bien élevés !    


        L’atmosphère de désordre dans laquelle nous vivions, avec ses soucis mesquins et ses chicanes sordides, était une torture pour cette femme à l’esprit sain et positif ; je le voyais, et moi non plus je n’arrivais pas à dormir la nuit, ma tête travaillait et j’avais des sanglots dans la gorge. Je m’agitais sans savoir quoi faire.


     Je fonçais en ville et rapportait à Macha des livres, des journaux, des bonbons, des fleurs, je pêchais avec Stépane, restant des heures sous la pluie, avec de l’eau froide jusqu’au cou, pour attraper une lotte et varier notre menu ; je priais humblement les moujiks de ne pas faire de bruit, leur offrais de la vodka, les soudoyais en leur promettant des tas de choses. Et je faisais encore bien d’autres sottises !


     Les pluies cessèrent enfin, la terre sécha. On se lève le matin, vers quatre heures, on va au jardin : la rosée brille sur les fleurs, les insectes bourdonnent et les oiseaux chantent, le ciel est sans aucun nuage ; le jardin, la prairie et la rivière sont d’une telle beauté… mais voilà qu’on repense aux moujiks, aux chariots, à l’ingénieur ! Macha et moi allions en cabriolet13 jeter un coup d’œil aux champs d’avoine. Elle conduisait, j’étais assis à l’arrière ; elle soulevait ses épaules et le vent jouait dans ses cheveux.


     — Tiens ta droite ! criait-elle aux gens que nous croisions.


     — On dirait un cocher, lui dis-je une fois.


     — Mais c’est possible ! Mon grand-père, le père de l’ingénieur, était cocher14. Tu ne le savais pas ? me demanda-t-elle en se retournant, pour me montrer aussitôt après comment les cochers crient et comment ils chantent.


     « Dieu soit loué ! me disais-je en l’écoutant. Dieu soit loué ! »


     Et de nouveau je me souvenais des moujiks, des chariots, de l’ingénieur…                                                                                                                                                                                         

     







Notes


  1. De vodka.
  2. Explication de Denis Roche : « À cette époque, les wagons russes étaient éclairés au moyen de bougies brûlant dans des lanternes fixes. »
  3. Sur l’origine du surnom, voir le chapitre III.
  4. Administration rurale, après l’abolition du servage.
  5. Secoue la tête de haut en bas.
  6. L’archine faisait 0,71 m.
  7. Féminin de barine : la dame, la maîtresse des lieux.
  8. Et non pas quatre verstes, comme on trouve dans la Pléiade !
  9. Pour Ivanovitch, fils d’Ivan. On rappelle que c’est le père de Macha (Maria).
  10. Hors-d’œuvre, le terme est passé en français, on écrit parfois zakouskis. Au chapitre IX, j’avais gardé « hors-d’œuvre ».
  11. Voir la note 12 du chapitre IX.
  12. Voir la note V du chapitre précédent. Il s’agit plus d’une connotation agressive que de déférence, ici.
  13. Le terme russe peut désigner divers véhicules attelés, du sulky (pas ici) à la voiture à quatre roues tirée par un ou deux chevaux, en passant par le cabriolet :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Cabriolet_(hippomobile)
  14. En relisant le chapitre II, on verra que le narrateur avait tout de suite flairé du cocher dans l’ingénieur, qui ressemble à un postillon en porcelaine. Au chapitre VII, l’image du cocher avait été reprise : on retrouve le style de Tchékhov, où le texte se fait écho à lui-même.





XIII



     Le docteur Blagovo arriva en bicyclette. Ma sœur se mit à venir souvent. Les conversations reprirent, sur le travail manuel, le progrès, le X mystérieux attendant l’humanité dans un lointain futur. Le docteur n’aimait pas notre exploitation, parce qu’elles nous empêchait de discuter, il disait que labourer, faucher, faire paître les veaux, était indigne d’un homme libre, et qu’avec le temps, les hommes se déchargeraient sur les animaux et les machines de ces formes grossières de lutte pour l’existence, pour s’occuper eux-mêmes exclusivement de recherches scientifiques. Ma sœur demandait toujours qu’on la laissât rentrer tôt, et quand elle s’attardait le soir ou restait passer la nuit chez nous, ses inquiétudes étaient sans bornes.


     — Mon Dieu, quelle enfant vous êtes encore ! lui disait Macha d’un ton de reproche. C’est même ridicule, à la fin.


     — Oui, c’est ridicule, acquiesçait ma sœur, je le reconnais ; mais qu’y puis-je si je n’arrive pas à surmonter mes craintes ? J’ai toujours l’impression de mal agir.


     Pendant les foins, par manque d’habitude, j’avais mal partout ; assis le soir sur la terrasse à bavarder avec les miens, je m’endormais brusquement, ce qui soulevait une tempête de rires. On me réveillait et l’on me faisait mettre à table pour le dîner ; la somnolence était la plus forte, et je voyais dans une demi-conscience les lumières, les visages, les assiettes, j’entendais les voix sans comprendre ce qu’elles disaient. Levé de grand matin, j’empoignais aussitôt la faux ou allais au chantier1 et y travaillais toute la journée.


     En restant à la maison le dimanche et les jours de fête, je remarquai que ma femme et ma sœur me cachaient quelque chose, et qu’elles avaient même l’air de m’éviter. Ma femme me montrait de la tendresse comme auparavant, mais elle gardait pour elle certaines pensées, sans m’en faire part. Il n’y avait aucun doute là-dessus, son irritation contre les paysans grandissait, sa vie lui était toujours plus pénible, mais elle ne se plaignait plus à moi. Elle parlait maintenant plus volontiers avec le docteur qu’avec moi, et je n’en voyais pas la raison.


     Il existait une coutume, dans notre province2 : pendant la fenaison et la moisson, les ouvriers venaient le soir dans la cour des maîtres3, où on les régalait de vodka, même les jeunes filles en buvaient un verre4. Nous n’observions pas cette coutume ; les faucheurs et les paysannes restaient tard le soir dans notre cour, attendant la vodka, et repartaient ensuite en jurant. Macha, sévère et renfrognée, gardait le silence ou disait au docteur à mi-voix, avec irritation :


     — Sauvages ! Petchénègues5 !


     À la campagne, on accueille les nouveaux venus sans aménité, presque avec hostilité, comme à l’école. Nous avions été accueillis de la sorte. Les premiers temps, on nous regardait comme des gens simplets, stupides, qui s’étaient acheté une propriété uniquement parce qu’ils ne savaient pas quoi faire de leur argent. Les moujiks faisaient paître leur bétail dans nos bois et même dans notre jardin6, poussaient vers leurs terres nos vaches et nos chevaux, pour venir ensuite réclamer de l’argent pour les dommages subis. Des compagnies entières arrivaient dans notre cour en faisant du raffut, prétendant qu’en fauchant nous aurions mordu sur un coin de terre ne nous appartenant pas, du côté de Bycheïevska ou de Seménikha ; et comme nous ne connaissions pas encore exactement les limites de notre terrain, nous les croyions sur parole et leur payions une amende ; il s’avérait ensuite que nous n’étions pas en tort. On écorçait les tilleuls7 dans nos bois. Un moujik de Doubetchnia, un koulak8 faisant commerce de vodka sans patente, soudoyait nos ouvriers et, avec leur aide, nous trompait de la manière la plus perfide : il remplaçait les roues neuves de nos charrettes par de vieilles roues, volait nos harnais de labour et nous les revendait, etc. Mais le plus vexant était ce qui se passait à Kourilovka, sur le chantier : les paysannes y volaient la nuit les planches, les briques, les carreaux pour le poêle, la ferraille ; le staroste9 allait perquisitionner chez elles avec des témoins assermentés, l’assemblée leur infligeait à chacune deux roubles d’amende, et cet argent était bu ensuite par toute la communauté paysanne.


     Quand Macha l’apprenait, elle disait avec indignation au docteur ou à ma sœur :


     — Quels animaux ! C’est horrible ! Horrible !


     Et je l’entendis plus d’une fois regretter d’avoir entrepris la construction d’une école.


     — Comprenez, tentait de la convaincre le docteur, comprenez que si vous construisez cette école, et si en général vous faites le bien, ce n’est pas pour les moujiks, mais au nom de la culture, au nom de l’avenir. Et plus les moujiks sont mauvais, plus il y a de raisons de bâtir une école. Comprenez-le !


     Sa voix manquait tout de même d’assurance, et j’avais l’impression qu’il éprouvait pour les moujiks la même détestation que Macha.


     Macha se rendait souvent au moulin en emmenant ma sœur, elles disaient en riant qu’elles allaient contempler Stépane, ce bel homme. Il s’avéra que Stépane, lent et taciturne avec les hommes, se montrait désinvolte et intarissable en compagnie de femmes. Un jour, en allant me baigner dans la rivière, je surpris involontairement leur conversation. Macha et Cléopâtre, toutes les deux en robe blanche, étaient assises sous un saule au bord de la rivière, dans l’ombre que l’arbre dispensait largement, tandis que Stépane se tenait debout près d’elle, les mains derrière le dos, disant :


     — Les moujiks seraient des hommes ? Ce ne sont pas des hommes, mais, excusez, des bêtes sauvages, des charlatans10. Quelle est la vie du moujik ? Manger et boire, manger le moins cher possible, et s’écorcher le gosier au cabaret à brailler à tue-tête ; aucune bonne conversation, jamais d’égards, aucun souci des formes, rien que des malappris ! Vivant dans la saleté, de même que sa femme et ses enfants, se couchant tout habillé, retirant les pommes de terre de la soupe avec ses doigts, buvant son kvass, cafards compris : il pourrait au moins les chasser en soufflant !


     — C’est à cause de la misère ! dit ma sœur, prenant la défense des moujiks.


     — La misère ! Le besoin existe, c’est vrai, mais il y a besoin et besoin, madame. Il y a celui de l’homme en prison, ou, disons, celui de l’aveugle ou du cul-de-jatte, là, d’accord, Dieu nous en préserve tous ! Mais celui qui est libre, qui a tout son esprit, ses yeux, ses bras, de la force et Dieu pour l’aider, que lui faut-il de plus ? Il s’agit de caprices, mademoiselle, d’ignorance, pas de pauvreté. Par exemple, si vous, qui êtes bonne et instruite, le prenez en pitié et voulez lui venir en aide, il boira votre argent, tant il est vil, ou, pire, il ouvrira un débit de boissons et se mettra à voler le monde avec votre argent. Vous parlez de pauvreté. Mais le moujik riche vit-il de meilleure façon ? Lui aussi, excusez, vit comme un porc. Grossier, gueulard, une vraie bûche, la taille plus grosse que les épaules, la trogne bouffie et rougeaude : on lui claquerait bien le museau, à cette canaille ! Tenez, Larion11, de Doubetchnia, il est riche, mais ça ne l’empêche pas d’écorcer les tilleuls dans votre forêt aussi bien qu’un pauvre ; avec ça, toujours à jurer, ses enfants, pareil, et quand il a bu un coup de trop, il tombe le nez en avant dans une flaque et s’endort. Ils ne valent rien, madame, tous autant qu’ils sont. Vivre au village avec eux, c’est vivre en enfer. J’en avais par-dessus la tête, de ce village, et je remercie le Seigneur, le Roi des Cieux, je mange à ma faim, j’ai de quoi m’habiller, j’ai fait mon temps dans les dragons, j’ai été trois ans staroste9, et maintenant je suis un Cosaque libre12 : je vis où j’en ai envie. Je ne veux pas vivre au village, et personne n’a le droit de m’y obliger. On me dit : « Et ta femme ? Tu dois vivre avec elle dans ton izba. » Pourquoi donc ? Je ne me suis pas engagé à son service.


     — Dites-moi, Stépane, vous vous êtes marié par amour ? demanda Macha.


     — Quel amour voulez-vous qu’il y ait à la campagne ? répondit Stépane avec un sourire malicieux. En fait, madame, si vous voulez le savoir, je suis marié pour la deuxième fois. Je ne suis pas de Kourilovka, mais de Zalégochtch, je suis venu en tant que gendre à Kourilovka. Parce que le paternel ne voulait faire le partage entre nous – nous étions cinq frères –, je lui ai tiré ma révérence et je suis parti dans un autre village, comme gendre. Ma première femme est morte jeune.


     — De quoi ?


     — De bêtise. Elle pleurait tout le temps, sans raison, elle a commencé à dépérir. Elle buvait des tas d’herbes pour se rendre plus belle, elle s’est sans doute abîmé les entrailles. Et ma deuxième femme, celle de Kourilovka, c’est quoi ? Une femme de la campagne, une paysanne, rien de plus. Quand on me l’a proposée13, j’ai été attiré : « Elle est jeune, je me disais, elle a la peau blanche, c’et propre chez elle. » Sa mère, on aurait dit une Flagellante14, elle buvait du café, et surtout, donc, c’était propre, chez elle. Alors je l’ai épousée, et le lendemain, on s’est mis à table et j’ai dit à ma belle-mère de me donner une cuiller, et je la vois qui essuie la cuiller avec ses doigts avant de me la passer. « Et allez donc, drôle de propreté », je me suis dit. J’ai vécu un an avec elles, et puis je suis parti. J’aurais peut-être dû épouser une fille de la ville, reprit-il après un silence. On dit que la femme est une aide pour son mari. Qu’ai-je besoin d’une aide ? Je m’aiderai moi-même, ce que je demande, c’est qu’on me parle, mais pas pour mouliner des bêtises, pour dire quelque chose, et avec du cœur. Une vie sans bonne conversation, vous appelez ça une vie ?


     Stépane se tut brusquement, et l’on entendit tout de suite son monotone et ennuyeux  « ou-liou-liou-liou ». Cela signifiait qu’il m’avait aperçu.


     Macha allait souvent au moulin, et trouvait visiblement plaisir à bavarder avec Stépane ; celui-ci invectivait les moujiks avec tant de conviction et de sincérité qu’il avait de l’attrait pour elle. À chaque fois qu’elle revenait du moulin, le moujik simplet15 qui gardait le jardin lui criait :


     — La fille Palachka16, la fille Palachka ! Et il aboyait sur elle comme un chien : « Ouaf ! Ouaf ! »


     Elle s’arrêtait et le regardait attentivement, comme si, dans l’aboiement de ce simple d’esprit se trouvait la réponse à ses pensées, ce qui l’attirait sans doute autant que les invectives de Stépane. À la maison, elle apprenait que les oies du village avaient piétiné les choux dans notre potager, ou que Larion avait volé des rênes, ce genre de nouvelles, et elle disait avec un petit sourire et en haussant les épaules :


     — Que peut-on attendre de ces gens-là ?


     Elle était indignée, elle bouillait de colère, et moi, pendant ce temps, je m’habituais aux moujiks, ils m’attiraient de plus en plus. La plupart d’entre eux étaient des gens nerveux, irritables, offensés ; des gens à l’imagination réprimée, des gens ignorants à la vision pauvre et confuse, pensant sans cesse aux mêmes choses, à la terre médiocre, aux jours gris, au pain noir, des gens qui, voulant ruser, faisaient comme les oiseaux et ne cachaient que leur tête derrière un arbre, des gens qui ne savaient pas compter. Ils ne venaient pas faire les foins chez vous pour vingt roubles, mais venaient pour un demi-seau de vodka, alors qu’ils auraient pu, avec les vingt roubles, en acheter quatre seaux. La saleté, l’ivrognerie, la stupidité et les tromperies étaient bien réelles, mais, à côté de cela, on sentait néanmoins que la vie du moujik reposait, en gros, sur une base saine et solide. Il avait beau, marchant derrière son araire, avoir l’air d’un fauve balourd, il avait beau s’abrutir de vodka, tout de même, à y regarder de plus près, on sentait en lui quelque chose de nécessaire et de très important, qu’on ne trouvait pas, par exemple, chez Macha ou chez le docteur ; et c’était précisément que, pour lui, la vérité était la chose la plus importante sur terre, que son salut et celui du peuple entier en dépendaient uniquement, ce qui lui faisait aimer la justice plus que tout au monde. Je disais à ma femme qu’elle voyait les taches sur la vitre, mais qu’elle ne voyait pas la vitre ; pour toute réponse, elle gardait le silence ou fredonnait comme Stépane : « ou-liou-liou-liou »… Lorsque cette femme bonne et intelligente devenait pâle d’indignation et parlait d’une voix tremblante au docteur de l’ivrognerie et des tromperies, son absence de mémoire me frappait et m’embarrassait. Comment pouvait-elle oublier que son père, l’ingénieur, buvait beaucoup, lui aussi, et que l’argent ayant servi à acheter Doubetchnia avait été acquis grâce à une série de malhonnêtetés, de tromperies effrontées ? Comment pouvait-elle l’oublier ?



Notes


  1. Celui de l’école, voir le chapitre précédent.
  2. Une « province » avait à sa tête un gouverneur, nous l’avons rencontré au chapitre VIII.
  3. En russe : à la maison seigneuriale.
  4. Le terme russe désigne un verre ordinaire, pas un petit verre…
  5. Peuple nomade ayant fait de nombreuses incursions  bien avant celles des Mongols, jusque du côté de Kiev. Voir Wikipedia. J’en profite pour renvoyer au récit du même nom, écrit un an plus tard :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/030521/le-petchenegue-anton-tchekhov
  6. Ce qui rappelle, là encore, le récit La nouvelle datcha :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/010722/la-nouvelle-datcha-anton-tchekhov
  7. Pour confectionner des chaussons de tille.
  8. À l’époque, gros fermier exploitant des ouvriers agricoles. Le terme (qui désigne au départ le poing) dégénéra complètement en URSS au début des années trente – posséder une vache ou un cheval suffisait à devenir un koulak –, pour justifier les horreurs de la collectivisation, de la déportation des paysans et de leur anéantissement par la famine (Holodomor).
  9. Le doyen du village, l’Ancien.
  10. L’emploi de ce terme apparaît incongru. Pour Denis Roche, Stépane emploie un mot d’origine étrangère et dont il ne connaît pas le sens. La Pléiade traduit : « filous ».
  11. Se prononce Larionne : le russe ne nasalise pas.
  12. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cosaques (notamment le dernier paragraphe)
  13. Par l’intermédiaire d’un marieur ou d’une marieuse.
  14. Secte religieuse : https://fr.wikipedia.org/wiki/Khlysts
  15. Voir la fin du chapitre III.
  16. Personnage du roman de Pouchkine La fille du capitaine. Denis Roche le signale en outre comme diminutif péjoratif de Pélaguéia (Pélagie).


À suivre...

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