mercredi 24 août 2022

Ma vie (Anton Tchékhov), suite

XVII



     Un dimanche, après le déjeuner1, ma sœur vint me voir selon son habitude2, et prit  le thé avec moi. 


     — Je lis énormément, à présent, dit-elle en me montrant les livres qu’elle avait pris, en chemin, à la bibliothèque de la ville. Je remercie ta femme et Vladimir3, qui ont éveillé ma conscience. Ils m’ont sauvée, ils ont fait que maintenant, je me sens un être humain. Auparavant, il m’arrivait de ne pas dormir la nuit en raison de divers soucis comme : « Ah, nous avons consommé beaucoup de sucre en une semaine ! Ah, il ne faudrait pas trop saler les concombres ! » Je continue à ne pas dormir, mais mes pensées ne sont plus les mêmes. Je me tourmente à l’idée que la moitié de ma vie a passé de façon aussi bête, aussi lâche. Je méprise mon passé, j’en ai honte, et je vois maintenant mon père comme mon ennemi. Oh, comme j’en sais gré à ta femme ! Et Vladimir ? C’est un homme si merveilleux ! Ils m’ont ouvert les yeux. 


     — Ce n’est pas une bonne chose, que tu ne dormes pas la nuit, dis-je.


     — Tu me crois malade ? Pas du tout. Vladimir m’a auscultée et m’a trouvée en parfaite santé. Mais il ne s’agit pas de santé, ce n’est pas si important… Dis-moi : ai-je raison ?


     Elle avait manifestement besoin d’un soutien moral. Macha était partie, le docteur Blagovo était à Pétersbourg, il ne restait personne en ville, à part moi, qui pût lui dire qu’elle avait raison. Elle me regardait fixement, s’efforçant de lire mes pensées secrètes, et si, devant elle, je restais songeur et gardais le silence, elle prenait cela pour elle, et devenait triste. Il me fallait tout le temps être sur mes gardes, et quand elle me demandait si elle avait raison, je m’empressais de lui dire que oui, et que j’avais une profonde estime pour elle.


     — Tu sais quoi ? On m’a donné un rôle chez les Ajoguine, reprit-elle. Je veux jouer sur scène. Je veux vivre, en un mot, je veux boire pleinement à la coupe de la vie. Je n’ai aucun talent, mon rôle fait au maximum dix4 lignes, mais c’est tout de même incomparablement plus élevé et plus noble que de servir le thé cinq fois par jour et de veiller à ce que la cuisinière ne se mette pas sous la dent un morceau5 de trop. Et le plus important, c’est que Père voie enfin que moi aussi, je suis capable de protester. 


     Après le thé, elle s’étendit sur mon lit et resta quelque temps allongée, les yeux fermés, très pâle. 


     — Quelle faiblesse ! dit-elle en se relevant. D’après Vladimir, toutes les femmes et les jeunes filles de la ville souffrent d’anémie à cause de leur oisiveté. Quel homme intelligent, Vladimir ! Il a raison, infiniment raison. Il faut travailler !


     Deux jours après, elle alla à la répétition chez les Ajoguine, avec son cahier. Elle portait une robe noire et un collier de corail, une broche ressemblant de loin à un petit feuilleté farci, et de grandes boucles d’oreilles, chacune ornée d’un brillant. En la regardant, je me sentis gêné : j’étais frappé par son manque de goût. Les autres remarquèrent aussi qu’elle était bizarrement vêtue, et que les boucles d’oreilles et les brillants n’étaient pas dans la note ; je vis des sourires sur les visages, et j’entendis quelqu’un dire en riant :


     — Cléopâtre l’Égyptienne.


     Elle s’efforçait de se montrer mondaine et d’afficher une aisance tranquille, ce qui la rendait maniérée et étrange. La simplicité et la gentillesse l’avaient quittée.


     — Je viens d’annoncer à Père que j’allais à une répétition, commença-t-elle en s’approchant de moi, il a crié qu’il me retirait sa bénédiction, c’est tout juste s’il ne m’a pas frappée. Figure-toi que je ne sais pas mon rôle, dit-elle en jetant un coup d’œil dans son cahier. Je vais immanquablement me tromper. Ainsi, le sort en est jeté, poursuivit-elle, en proie à une vive émotion. Le sort en est jeté…


     Il lui semblait que tous la regardaient, épatés par l’acte important qu’elle venait d’accomplir, que tous attendaient d’elle quelque chose de particulier, et il était impossible de la convaincre que personne ne faisait attention à des gens aussi insignifiants et dépourvus d’intérêt qu’elle et moi.


     Elle n’avait rien à faire avant le troisième acte, et son rôle de commère6 de province en visite consistait en tout et pour tout à faire mine d’écouter à une porte et à dire ensuite un court monologue. Il y avait au moins une heure et demie avant son entrée, et de tout ce temps, tandis que, sur scène, on allait et venait, lisait, buvait du thé et discutait, elle ne me lâcha pas, marmonnant son texte en chiffonnant son cahier avec nervosité ; s’imaginant que tout le monde la regardait et attendait son entrée en scène, elle arrangeait ses cheveux d’une main tremblante et me disait :


     — Je vais immanquablement me tromper… Si tu savais comme je souffre ! J’ai aussi peur que si l’on allait m’amener à l’échafaud. 


     Ce fut enfin à elle.


     — Cléopâtra Alexeïevna, c’est à vous ! dit le metteur en scène.


     Elle avança au milieu de la scène, laide et raide, l’air terrifié, et demeura trente secondes parfaitement immobile, tétanisée ; seules ses grandes boucles se balançaient sous ses oreilles.


     — On peut lire son cahier, la première fois, dit quelqu’un.


     Je voyais nettement qu’elle tremblait, ce qui l’empêchait de parler et d’ouvrir son cahier, et qu’elle n’avait pas du tout la tête à son rôle ; je voulais déjà aller vers elle et lui dire quelque chose, quand elle tomba brusquement à genoux au milieu de la scène, et éclata en sanglots.


     On s’agita bruyamment autour d’elle, je restai seul, appuyé à un portant des coulisses, abasourdi par ce qui venait d’arriver, ne comprenant pas, ne sachant pas quoi faire. Je vis qu’on la relevait et qu’on l’emmenait. Je vis Aniouta Blagovo s’approcher de moi ; je ne l’avais pas aperçue dans la salle, elle semblait sortir de terre. Elle portait un chapeau, une voilette et, comme toujours, avait l’air de passer en coup de vent.


     — Je lui avait dit de ne pas jouer, dit-elle, fâchée, détachant chaque mot et parlant par saccades, en rougissant. C’est de la folie ! Vous auriez dû l’en empêcher !


     Madame Ajoguine vint d’un pas rapide, maigre et plate7, vêtue d’un petit corsage à manches courtes, de la cendre de cigarettes sur la poitrine. 


     — Mon ami, c’est affreux, dit-elle en se tordant les mains et en me dévisageant fixement, à son habitude. C’est affreux ! Votre sœur est dans une situation… elle est enceinte ! Emmenez-la, je vous en prie…


     L’émotion la faisait respirer péniblement. Sur le côté se tenaient ses trois filles, aussi maigres et aussi plates qu’elle, serrées craintivement l’une contre l’autre. Elles étaient troublées et stupéfaites, tout à fait comme si l’on venait d’arrêter un forçat dans leur maison. Quelle honte, c’était épouvantable ! Cette honorable famille avait passé son temps à combattre les préjugés ; elle supposait visiblement que tous les préjugés, et tous les égarements de l’humanité se résumaient aux bougies par trois, au nombre treize et au lundi comme jour néfaste !


     — Je vous en supplie… vous en supplie… répétait madame Ajoguine, la bouche en cœur en prononçant la syllabe « su », qui devenait « siou8 ». Je vous en sioupplie, ramenez-la chez elle.

     



Notes


  1. Erreur dans la Pléiade, qui confond déjeuner et messe, mots proches en russe.
  2. La traduction est difficile : l’auteur, par le mode imperfectif choisi au début, semble indiquer une habitude, puis passe au perfectif pour décrire une scène précise. J’utilise une astuce en rajoutant « selon son habitude », qui n’est pas dans le texte…
  3. Le docteur Blagovo.
  4. Denis Roche n’en voit que six, mais il traduisait peut-être une première version du texte.
  5. Morceau de sucre chez Denis Roche, de pain dans la Pléiade, je m’en tiens au texte, lequel ne donne pas de précisions.
  6. La Pléiade y voit une marieuse, ce que rien n’indique.
  7. Contrairement à ce qu’on trouve dans les deux autres traductions, c’est la mère Ajoguine qui est maigre et plate, et non sa poitrine (même si…), ce qu’indique l’absence d’accord grammatical.
  8. En réalité, madame Ajoguine prononce « prochiou » au lieu de « prochou », dans le texte russe, pour dire : « Je vous en prie ». L’astuce m’a été suggérée par Michel Delarche. Denis Roche en utilisait une autre, moins convaincante. 






XVIII



     Peu après, nous étions dans la rue, ma sœur et moi. Je la couvrais d’un pan de mon manteau ; nous nous hâtions, empruntant les passages sans réverbères, évitant de croiser des gens, cela ressemblait à une fuite. Elle ne pleurait plus et me regardait, les yeux secs. Jusqu’à Makarikha, où je la menais, nous en avions pour vingt minutes tout au plus, mais, étrangement, nous parvînmes en si peu de temps à évoquer toute notre vie, à parler de tout, à réfléchir à notre situation, à la soupeser…


     Nous décidâmes que nous n’avions plus rien à faire dans cette ville, et que, lorsque j’aurais gagné un peu d’argent, nous changerions d’endroit. Les gens dormaient déjà dans certaines maisons, dans d’autres on jouait aux cartes ; nous haïssions ces maisons-là, les redoutions, parlions du fanatisme et de la dureté de cœur, de la nullité de ces familles respectables, de ces amateurs d’art dramatique que nous avions tant effrayés : en quoi ces gens stupides, cruels, paresseux et malhonnêtes étaient-ils meilleurs que les moujiks ivrognes et superstitieux de Kourilovka, ou meilleurs que les animaux qui éprouvent aussi du désarroi lorsqu’une circonstance quelconque vient rompre la monotonie de leur vie, transgresser les bornes de leurs instincts ? Que serait devenue ma sœur, à présent, si elle était restée à la maison ? Quelles tortures morales aurait-elle endurées en conversant avec son père, en rencontrant chaque jour des connaissances ? En imaginant cela, je repensai à tous les gens connus de moi à qui leurs proches et leurs parents avaient lentement fait passer le goût du pain, aux chiens martyrisés jusqu’à devenir fous, aux moineaux déplumés vifs et jetés à l’eau par les gamins1 – et à la longue, longue série de sourdes et longues souffrances que j’avais observées sans interruption dans cette ville depuis mon enfance ; et je ne comprenais pas ce qui faisait la vie de ces soixante mille habitants, dans quel but ils lisaient l’Évangile, priaient, lisaient des livres et des revues. De quelle utilité avait été pour eux ce qui s’était dit et écrit jusqu’à maintenant, s’ils demeuraient dans les mêmes ténèbres spirituelles, si leur aversion pour la liberté était la même que cent ans, que trois cents ans plut tôt ? De même qu’un entrepreneur charpentier passe toute sa vie à construire des maisons en ville, parlant jusqu’à sa mort de « galdarie2 » au lieu de « galerie », de même ces soixante mille personnes, au fil des générations, entendent parler de vérité, de charité et de liberté, et lisent sur les mêmes sujets, et n’en continuent pas moins, jusqu’à leur mort, à mentir du matin au soir, à se faire souffrir les uns les autres, à craindre la liberté, à la haïr comme un ennemi.


     — Mon sort est donc décidé, dit ma sœur quand nous arrivâmes à la maison3. Après ce qui est arrivé, je ne peux plus rentrer là-bas. Seigneur, comme cela est bien ! J’en ai le cœur plus léger.


     Elle se mit tout de suite au lit. Des larmes brillaient à ses cils, mais elle avait une expression de bonheur, elle dormait d’un sommeil doux et profond, on voyait qu’elle avait en effet le cœur plus léger et trouvait le repos. Elle n’avait pas dormi ainsi depuis bien longtemps !


     Et nous commençâmes à vivre ensemble. Elle chantait tout le temps et disait qu’elle se sentait très bien ; les livres que nous prenions à la bibliothèque, je les ramenais sans qu’elle les eût lus, car elle ne pouvait plus lire ; elle avait seulement envie de rêver et de parler de l’avenir. En raccommodant mon linge ou en aidant Karpovna près du poêle4, tantôt elle fredonnait, tantôt elle parlait de son Vladimir, de son esprit, de ses belles manières, de sa bonté, de son extraordinaire savoir, et j’acquiesçais, même si je n’aimais déjà plus son docteur. Elle voulait travailler, être indépendante, assurer elle-même ses besoins, et disait qu’elle se ferait institutrice ou aide-médecin5 dès que sa santé le lui permettrait, et qu’elle laverait elle-même son plancher et son linge. Elle aimait déjà passionnément son petit ; celui-ci n’était pas encore né, mais elle savait déjà quels yeux il avait, quelles mains, et savait de quelle façon il riait. Elle aimait parler d’éducation et dire que Vladimir était le meilleur homme sur terre, et toutes ses considérations sur l’éducation aboutissaient à une seule chose : que le garçon soit aussi charmant que son père. Elle était intarissable, et ses propres paroles la remplissaient de joie. Il m’arrivait de me réjouir moi aussi, sans savoir au juste de quoi.


     Sans doute son penchant pour la rêverie était-il contagieux. Moi non plus je ne lisais rien, et moi aussi je ne faisais que rêver ; le soir, malgré ma lassitude, je marchais de long en large dans ma chambre, les mains dans les poches, en parlant de Macha.


     — À ton avis, demandais-je à ma sœur, quand va-t-elle revenir ? Je crois que ce sera vers Noël, pas plus tard. Que trouve-t-elle à faire là-bas ?


     — Si elle ne t’écrit pas, c’est bien sûr qu’elle va revenir bientôt.


     — C’est juste, acquiesçais-je, tout en sachant parfaitement que Macha n’avait plus aucune raison de revenir dans notre ville.


     Elle me manquait beaucoup, je ne pouvais m’empêcher de me mentir à ce sujet, et je cherchais à me faire abuser par d’autres. Ma sœur attendait son docteur, moi Macha, et tous les deux, nous parlions sans arrêt en riant, sans voir que nous empêchions de dormir Karpovvna, étendue en haut de son poêle et marmonnant sans cesse :


     — Le samovar a ronflé ce matin, ron-flé ! Ah, c’est mauvais signe, mes amis, c’est mauvais signe !


     Personne ne nous rendait visite, à part le facteur qui apportait à ma sœur les lettres du docteur, et Prokofi6, qui venait parfois nous voir le soir et qui, après avoir regardé ma sœur sans ouvrir la bouche, s’en allait et, une fois dans la cuisine, disait :


     — Chaque corps social a des règles dont il doit se souvenir, et celui qui, par orgueil, ne veut pas l’entendre, celui-là, sa vie sera une vallée de larmes.


     Il aimait ce terme. Un jour – nous étions déjà à Noël –, alors que je traversais le marché, il me héla, me faisant venir à sa boutique, et, sans me tendre la main, déclara qu’il avait besoin de discuter avec moi d’une affaire très importante. Il était tout rouge, à cause du froid et de la vodka ; à côté de lui, derrière l’éventaire, se tenait Nikolka avec sa figure de bandit, un couteau ensanglanté à la main.


     — Je souhaite vous exprimer mes dires, commença Prokofi. Cet évènement ne peut pas subsister car, vous le comprenez vous-même, pour une pareille vallée de larmes, on ne nous louera pas, ni vous ni nous. Maman, bien sûr, par pitié, ne peut pas vous dire des choses désagréables pour que votre sœur déménage à cause de son état, mais moi je ne veux plus de ça, parce que je ne puis approuver sa conduite.


     Je le compris et sortis de la boutique. Le jour même, nous déménageâmes chez Redka, ma sœur et moi. Nous n’avions pas d’argent pour payer un fiacre, et fîmes le trajet à pied ; je portais sur mon dos un baluchon avec nos affaires, ma sœur n’avait rien dans les mains, mais elle étouffait, toussait et demandait sans cesse si nous arriverions bientôt.




Notes


  1. De même qu’on a vu revenir les personnages du début (à part l’ingénieur), reprend maintenant – après la description sans complaisance des moujiks de la campagne – le procès de la ville bien entamé à la fin du chapitre II et au début du chapitre III. Tout le monde en prend pour son grade, dans cette nouvelle. Sans parler des amours déçues…
  2. Galdaria est en fait une ancienne forme pour « galerie », en russe.
  3. Rappel : il s’agit ici de celle de la vieille nounou, dans le faubourg Makarikha… Là-bas, à la ligne suivante, renvoie à celle de son père, rue Bolchaïa Dvorianskaïa.
  4. Autre rappel : étagé, le poêle sert au chauffage, mais aussi à la cuisson des aliments. On peut même dormir en haut du poêle…
  5. On trouve « infirmière » dans les deux autres traductions, mais il s’agit bien, dans le texte, du féminin du fameux feldscher, fréquemment décrié par Tchékhov.
  6. Rappel : c’est le fils adoptif de la vieille nounou, boucher de son état, amateur de formules pompeuses. Voir notamment le chapitre VIII, où l’on retrouvera aussi le commis Nikolka.


À suivre... 




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