mercredi 3 août 2022

Ma vie (Anton Tchékhov), suite

VIII



     Un soir, rentrant fort tard de chez Maria Viktorovna, je trouvai dans ma chambre un jeune inspecteur portant un uniforme tout neuf ; assis à ma table, il feuilletait un livre.


     — Vous voilà enfin ! dit-il en se levant et en s’étirant. C’est la troisième fois que je viens. Le gouverneur1 veut vous voir chez lui demain matin à neuf heures précises. Sans faute.


     Il me fit signer un papier où je m’engageais à exécuter à la lettre l’ordre de Son Excellence, et s’en alla. Cette visite tardive d’un inspecteur, et cette invitation inopinée à me rendre chez le gouverneur m’accablèrent au plus haut point. Depuis ma tendre enfance, j’avais peur des gendarmes, des policiers et de la justice, à présent j’étais tenaillé par l’inquiétude, comme si j’étais réellement coupable de quelque chose. Je n’arrivais pas à m’endormir. Eux aussi bouleversés, ma nourrice et Prokofi ne dormaient pas non plus. En plus, la nounou avait une oreille qui lui faisait mal, elle poussait des gémissements et se mit plusieurs fois à pleurer de douleur. Entendant que je ne dormais pas, Prokofi entra chez moi avec circonspection, une petite lampe à la main, et s’assit à ma table.


     — Vous devriez boire une vodka au poivre… dit-il après avoir réfléchi. Dans cette vallée de larmes, quand on a bu, ça va mieux. Et en verser dans l’oreille de maman lui ferait beaucoup de bien.


     À deux heures passées2, il se prépara à aller chercher de la viande aux abattoirs3. Je savais que je ne dormirais pas jusqu’au matin, et, histoire de faire passer le temps jusqu’à neuf heures, je l’accompagnai. Nous avions une lanterne avec nous, et son commis Nikolka, un garçon de treize ans frissonnant et des taches bleues aux joues, ayant en outre l’air d’un parfait brigand, nous suivait en traîneau, en pressant son cheval d’une voix enrouée. 


     — On va sans doute vous punir, chez le gouverneur, me dit en chemin Prokofi. Il y a les règles du gouverneur, les règles de l’archimandrite4, celles de l’officier, celles du docteur, chaque titre a les siennes. Vous n’observez pas les vôtres, on ne peut pas vous le permettre.


     Les abattoirs se trouvaient derrière le cimetière, je ne les avais jamais vus que de loin. C’étaient trois hangars sombres, entourés d’une enceinte grise, et d’où arrivait, par les journées chaudes d’été, quand le vent venait de leur direction, une puanteur suffocante. À présent, entré dans la cour, je ne distinguais pas les hangars dans l’obscurité ; je heurtais sans arrêt des chevaux, et des traîneaux vides ou déjà chargés de viande ; des gens circulaient avec des lanternes en lançant d’affreux jurons. Prokofi et Nikolka juraient de même, et aussi salement, il y avait dans l’air un brouhaha ininterrompu, fait de jurons, de toux et de hennissements.


     Cela sentait le cadavre et le fumier. La neige fondait et se mêlait avec de la boue, et j’avais l’impression, dans les ténèbres, de marcher dans des flaques de sang.


     Ayant fait le plein de viande sur notre traîneau, nous allâmes au marché, à l’étal du boucher. Le jour commençait à se lever. Les cuisinières arrivèrent l’une après l’autre, leur panier au bras, ainsi que des dames d’un certain âge en manteau. Une hache à la main, en tablier blanc éclaboussé de sang, Prokofi faisait d’effrayants serments, se signait en regardant l’église, braillait à travers tout le marché, assurant qu’il vendait sa viande à prix coûtant, et même à perte. Il trompait les gens sur le poids, les refaisait en rendant la monnaie, les cuisinières le voyaient, mais, étourdies par ses cris, ne protestaient pas et se contentaient de le traiter de bourreau. Levant et abaissant sa terrible hache, il prenait des poses pittoresques, la mine féroce, en émettant à chaque fois le son « hek ! », et je craignais de le voir couper pour de bon la tête ou un bras à quelqu’un.


     Je passai toute la matinée à son étal, et lorsque je me rendis enfin chez le gouverneur, ma pelisse sentait la viande et le sang. Moralement, je me sentais comme un homme qui, sur ordre, serait parti avec un épieu chasser l’ours. Je me souviens du haut escalier avec un tapis à rayures, et du jeune fonctionnaire en habit à boutons brillants qui, sans me dire un mot, m’indiqua une porte des deux mains et courut m’annoncer. Je pénétrai dans un salle au mobilier luxueux mais froid et sans goût ; les glaces hautes et étroites sur les trumeaux et les portières jaune vif aux fenêtres blessaient les yeux de façon particulièrement désagréable ; on voyait que les gouverneurs changeaient, mais que le mobilier restait le même. Le jeune fonctionnaire m’indiqua de nouveau une porte des deux mains, et je me dirigeai vers une grande table verte derrière laquelle se tenait un général ayant au cou l’ordre de Saint-Vladimir5. 


     — Monsieur Polozniev, commença-t-il, une lettre à la main et ouvrant tout grand une bouche ronde comme un « o », je vous ai demandé de vous présenter ici pour vous expliquer ce qui suit. Votre estimé père s’est adressé, par écrit et oralement, au maréchal de la noblesse6 de la province pour lui demander de vous convoquer et de vous signifier que votre conduite est incompatible avec la qualité de noble que vous avez l’honneur de posséder. Son Excellence Alexandre Pavlovitch7, présumant à juste titre que votre conduite pouvait induire des tentations, et pensant qu’une simple exhortation de sa part ne suffirait pas ici, et qu’une intervention administrative sérieuse était nécessaire, m’a présenté dans cette lettre ses réflexions à votre sujet, que je partage.


     Il disait cela sans élever la voix, avec respect, se tenant bien droit, exactement comme si j’étais son chef, et me regardant sans aucune sévérité. Il avait le visage grêlé, usé, plein de rides, avec de grandes poches sous les yeux, ses cheveux étaient teints et l’on ne pouvait, au vu de son apparence, déterminer quel âge il avait, si c’était quarante ou soixante ans8.


     — J’espère, poursuivit-il, que vous appréciez la délicatesse de l’honorable Alexandre Pavlovitch, qui s’est adressé à moi non pas officiellement, mais à titre privé. Je vous ai convoqué moi aussi de façon non officielle, et je ne vous parle pas en tant que gouverneur, mais comme admirateur sincère de votre père. Je vous prie donc, ou de modifier votre conduite et de revenir aux obligations seyant à votre état, ou au moins, pour éviter de donner le mauvais exemple, de vous en aller ailleurs, dans un endroit où l’on ne vous connaîtra pas, et où vous pourrez vous occuper comme il vous plaira. Dans le cas contraire, je me verrai obligé de prendre des mesures extrêmes.


     Il se tint silencieux trente secondes, me regardant la bouche ouverte.


     — Vous êtes végétarien9 ? demanda-t-il.


     — Non, Votre Excellence, je mange de la viande. 


     Il s’assit et prit un papier ; je m’inclinai et sortis.


     Cela ne valait plus la peine d’aller travailler avant le déjeuner. Je rentrai chez moi dormir, mais n’y parvins pas, à cause du sentiment désagréablement douloureux que je retirais des abattoirs et de mon entretien avec le gouverneur ; ayant attendu le soir, je me rendis, sombre et chagriné, chez Maria Viktorovna. Je lui racontai ma visite chez le gouverneur et elle me regarda avec incrédulité, comme si elle ne me croyait pas, avant d’éclater soudain d’un rire sonore, joyeux et moqueur, comme seuls savent rire les gens gais et bon enfant.


     — Si l’on racontait cela à Pétersbourg ! prononça-t-elle, penchée sur sa table et manquant de tomber par terre à force de rire. Si l’on racontait cela à Pétersbourg !


     


Notes


  1. Rappel : le gouverneur est la plus haute autorité, le représentant de l’État impérial, dans une province.
  2. On est obligé de recourir à des périphrases, car en russe, on dit : « Dans la troisième heure », c’est-à-dire entre deux et trois…
  3. Souvent au pluriel (mais pas toujours : une bête menée à l’abattoir) en français, alors qu’il est au singulier en russe.
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Archimandrite
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_de_Saint-Vladimir
  6. Voir la note 1 du chapitre I.
  7. Le gouverneur désigne ici le père du narrateur, en se trompant sur le prénom (pour ce qui est de son patronyme, on n’en sait rien) dudit père, qui est en réalité Alexeï, comme nous le savons d’après la réplique de Redka, à la fin du chapitre IV : « Missaïl Alexéïtch, ange que vous êtes… » (L’erreur du gouverneur, voire de Tchékhov lui-même, a été relevée par Denis Roche. Dans la Pléiade, sans doute par flemme, on a tout bonnement fait sauter le prénom et le patronyme du père du texte…)
  8. Ne pas juger avec nos lunettes actuelles : au dix-neuvième siècle (même à la fin) en Russie, à soixante ans, on est un vieillard.
  9. Allusion au mouvement tolstoïen émergeant.


À suivre...



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