jeudi 11 août 2022

Ma vie (Anton Tchékhov), suite

X



     Deux jours plus tard, elle m’envoya à Doubetchnia, et j’en fus indiciblement heureux. En allant à la gare, et ensuite dans le wagon, je riais sans raison, on me regardait, me croyant ivre. Il neigeait et il gelait le matin, mais les chemins avaient déjà noirci, et les freux volaient au-dessus de nos têtes en croassant.


     Je pensai d’abord préparer un logis pour nous deux, Macha1 et moi, dans l’aile latérale en face de celle occupée par madame Tchéprakov, mais il s’avéra que des pigeons et des canards s’y étaient depuis longtemps installés, il n’y avait pas moyen de la nettoyer sans détruire une quantité de nids. Bon gré mal gré, il fallut transférer nos pénates dans les pièces inconfortables de la grande maison aux persiennes. Les moujiks appelaient cette bâtisse « le palais » ; elle comptait plus de vingt pièces, avec pour seul mobilier un piano et un petit fauteuil d’enfant traînant au grenier, et si Macha avait fait venir de la ville tous ses meubles, nous n’aurions pas encore pu chasser l’impression de vide morose et de froideur qu’elle produisait. Je choisis trois petites pièces dont les fenêtres donnaient sur le jardin et y travaillai de l’aube à la nuit, posant de nouvelles vitres et des papiers peints, bouchant les trous et les fissures du parquet. C’était un travail facile, agréable. Je courais sans cesse à la rivière voir si la débâcle commençait ; il me semblait tout le temps que les étourneaux étaient revenus. Et la nuit, pensant à Macha, empli d’un sentiment d’une douceur ineffable, transporté de joie, j’écoutais les rats faire du raffut et le vent bourdonner et cogner au-dessus du plafond ; je croyais entendre le vieux domovoï2 tousser au grenier.


     La couche de neige était épaisse ; il en tomba encore beaucoup fin mars, mais elle fondit rapidement, comme par magie, les eaux printanières3 coulèrent avec impétuosité, si bien que, début avril, on entendait déjà le vacarme des étourneaux4, et les papillons jaunes voletaient dans le jardin. Le temps était splendide. J’allais chaque soir en direction de la ville à la rencontre de Macha, et c’était un vrai délice de marcher pieds nus sur le chemin en train de sécher, mais à la terre encore molle ! À mi-chemin, je m’asseyais et contemplais la ville sans me décider à m’en approcher davantage. Sa vue me troublait. Je pensais sans cesse : « Comment réagiront mes connaissances en apprenant mon amour ? Que dira mon père ? » Surtout, me troublait l’idée que ma vie était désormais plus compliquée, que j’avais perdu toute possibilité de la diriger et qu’elle m’emportait comme un montgolfière, Dieu sait où. Je ne pensais plus à la façon de pourvoir à ma subsistance, de gagner ma vie, je pensais… à vrai dire, je ne sais plus à quoi.


     Macha arrivait en calèche ; je prenais place à côté d’elle, et nous partions ensemble à Doubetchnia, libres et joyeux. Ou bien, ayant attendu le coucher du soleil, je rebroussais chemin, mécontent, ennuyé, me demandant pourquoi Macha n’était pas venue, et, au portail de la propriété ou dans le jardin, m’accueillait de façon inattendue une chère apparition : elle ! Elle était venue en train, puis à pied de la gare. Une vraie fête ! Portant une simple robe de laine, un petit fichu et une modeste ombrelle, mais la taille bien prise, élancée, chaussée de bottines chères et venant de l’étranger – c’était une actrice de talent jouant un rôle de petite-bourgeoise. Nous inspections notre propriété, décidant de l’attribution des chambres, de l’emplacement des allées, du potager, des ruches. Nous avions des semences d’avoine, de trèfle, de fléole, de sarrasin et de légumes du potager, nous passions à chaque fois tout cela en revue, en supputant longuement la récolte à venir, et tout ce que me disait Macha me semblait d’une intelligence et d’une beauté extraordinaires. Ce fut la période la plus heureuse de ma vie.


     Peu après la semaine de la Saint-Thomas5, nous nous mariâmes à l’église de notre paroisse, à Kourilovka, à trois verstes6 de Doubetchnia. Macha voulait que tout se passât discrètement ; à sa demande, nos garçons d’honneur furent des gars de la campagne, et nous revînmes de l’église dans un petit tarantass7 brinquebalant qu’elle conduisait elle-même. Comme invités de la ville, nous n’eûmes que ma sœur Cléopâtre, à qui Macha avait envoyé un mot trois jours avant le mariage. Ma sœur était en robe blanche et portait des gants. Pendant la cérémonie, elle pleura doucement de joie et d’attendrissement, avec une expression maternelle d’une bonté infinie sur le visage. Elle s’enivrait de notre bonheur et semblait respirer une fumée douce, et je compris, en la regardant pendant notre mariage, qu’il n’y avait, pour elle, rien au monde qui fût au-dessus de l’amour, de l’amour terrestre, et qu’elle en rêvait en secret, timidement mais constamment et passionnément. Elle étreignait et embrassait Macha, et, ne sachant comme exprimer son enthousiasme, lui disait à mon sujet :


     — Il est bon ! Tellement bon !


     Avant de nous quitter, elle se changea, remettant sa robe de tous les jours, et m’emmena au jardin causer en tête à tête.


     — Père est très affecté de ce que tu ne lui aies jamais écrit, dit-elle ; il fallait lui demander sa bénédiction. Mais, au fond, il est très content. Il dit que ce mariage va t’élever aux yeux de toute la société, et que l’influence de Maria Viktorovna te fera prendre la vie plus au sérieux. Le soir, nous ne faisons maintenant que parler de toi, et hier il s’est même exprimé ainsi : « Notre Missaïl ». Cela m’a réjouie. Il a l’air de méditer quelque chose, je crois qu’il veut te donner un exemple de générosité, et qu’il sera le premier à parler de réconciliation. Il est très possible qu’il vienne vous voir, un de ces jours.


     Elle fit rapidement plusieurs signes de croix sur moi et dit :


     — Eh bien, que Dieu te garde, sois heureux. Aniouta Blagovo est une fille pleine d’esprit, elle dit, à propos de ton mariage, que Dieu t’envoie là une nouvelle épreuve. Qu’y faire ? À côté des joies, la vie de famille comporte aussi des souffrances. C’est inévitable.


     Nous accompagnâmes sa voiture à pied, Macha et moi, pendant trois verstes ; puis nous rentrâmes sans hâte et en silence, comme si nous nous reposions. Macha me tenait la main8, nous avions le cœur léger et ne songions plus à parler d’amour ; le mariage nous avait encore rapprochés, et il nous semblait que rien ne pourrait nous séparer.


     — Ta sœur est une créature sympathique, mais on dirait qu’elle a été longuement martyrisée. Ton père doit être un homme épouvantable.


     Je me mis à lui raconter l’éducation que nous avions reçue, ma sœur et moi, et à quel point, en effet, notre enfance avait été pénible et absurde. En apprenant que mon père m’avait battu encore si récemment, elle tressaillit et se serra contre moi.


     — Ne m’en raconte pas davantage, dit-elle, c’est affreux.


     À présent, elle ne me quittait plus. Nous habitions la grande maison, installés dans trois pièces, et le soir nous barricadions la porte qui donnait sur la partie inhabitée de la demeure, comme si vivait là quelque être inconnu dont nous avions peur. Je me levais tôt, à la pointe du jour, et je me mettais aussitôt à quelque travail. Je réparais les charrettes, traçais des sentiers dans le jardin, bêchais les plates-bandes, peignais le toit de la maison. Quand arriva le moment de semer l’avoine, j’essayai de croiser les labours, de herser et de semer, le tout consciencieusement, en marchant sur les pas de notre ouvrier ; je m’y épuisais, la pluie et le vent froid et coupant me mettaient durablement la figure et les jambes en feu, je rêvais la nuit de terre labourée. Mais les travaux des champs étaient sans attrait pour moi. Je ne connaissais pas l’agriculture, et ne l’aimais pas ; cela venait peut-être de ce que mes ancêtres n’étaient pas cultivateurs, et que dans mes veines coulait un sang purement citadin. J’avais de la tendresse pour la nature, j’aimais les champs, les prés et les potagers, mais le moujik soulevant la terre avec son araire9, stimulant son pitoyable cheval, lui-même déguenillé, trempé, tendant le cou, cette image était pour moi celle d’une force brutale, sauvage et sans beauté ; en observant les mouvements gauches du moujik, je repensais à chaque fois, involontairement, à la vie légendaire, remontant à un passé lointain, que menaient les gens avant de savoir utiliser le feu. Le rude taureau errant au milieu du bétail des paysans, et les chevaux traversant le village au galop en faisant claquer leurs sabots me faisaient peur, et tout ce qui était un tant soit peu grand, fort et vite furieux, depuis le bélier avec ses cornes, jusqu’au jars ou au chien de garde enchaîné, représentaient à mes yeux cette même force sauvage et brutale. Cette prévention parlait en moi avec une force particulière par mauvais temps, lorsque de lourds nuages s’étendaient au-dessus des noirs labours. Surtout, quand deux ou trois personnes me regardaient labourer ou semer, je n’avais pas conscience du caractère inévitable et obligé de ce travail, j’avais l’impression de m’amuser. Je préférais faire quelque chose dans la cour, et rien ne me plaisait davantage que de peindre le toit. 


     Je traversais le jardin et les prés pour me rendre à notre moulin. Il était loué à Stépane10, un moujik de Kourilovka, bel homme au teint basané et à l’épaisse barbe noire, bâti en hercule. Il n’aimait pas ces affaires de meunerie, qu’il trouvait ennuyeuses et d’un mauvais rapport, il vivait au moulin simplement pour ne pas habiter chez lui. Il était bourrelier, et une agréable odeur de poix et de cuir flottait toujours autour de lui. Peu bavard, indolent, il remuait le moins possible et, assis sur le pas de sa porte ou au bord de la rivière, fredonnait sans cesse : « ou-liou-liou11 ». Arrivant de Kourilovka, sa femme et sa belle-mère venaient parfois le voir, toutes les deux pâles de visage, mélancoliques et douces ; elles le saluaient en s’inclinant très bas, le vouvoyaient et l’appelaient « Stépane Petrovitch ». Lui, sans répondre à leur salut ni d’un mot ni d’un geste, s’asseyait à part au bord de la rivière et fredonnait doucement : « ou-liou-liou-liou ». Une heure ou deux s’écoulaient en silence. S’étant murmuré quelque chose, sa belle-mère et sa femme se levaient et le regardaient un moment, attendant qu’il regardât par-dessus son épaule, puis le saluaient bien bas et disaient d’une voix douce et chantante :


     — Au revoir, Stépane Petrovitch !


     Et elles s’en allaient. Après quoi, faisant main basse sur le paquet qu’elles lui avaient laissé, contenant des craquelins ou une chemise, Stepane poussait un soupir et disait, avec un clin d’œil dans leur direction :


     — Les bonnes femmes !


     Pourvu de deux meules tournantes, le moulin travaillait jour et nuit. J’aidais Stépane, cela me plaisait, et lorsqu’il s’absentait, je le remplaçais volontiers.




Notes


  1. Rappel : c’est un diminutif affectueux pour Maria.
  2. Génie de la maison, folklore russe.
  3. Titre d’un roman de Tourguéniev.
  4. Ou sansonnets, revenant du pourtour de la mer Noire…
  5. Ou dimanche de Quasimodo : premier dimanche après Pâques.
  6. Dernier rappel : la verste faisait environ 1,1 km.
  7. Voiture simple à quatre roues, sorte de charrette, attelée bien sûr.
  8. Et non pas le bras (Pléiade). La difficulté vient de ce que le même mot désigne, en russe, le bras et la main. Mais les prépositions du texte font la différence…
  9. Le terme russe renvoie à un instrument plus primitif qu’une charrue.
  10. Se prononce Stépanne, voire Stipanne.
  11. Onomatopée, sorte de ululement qui peut signifier « taïaut » à la chasse, se rencontre dans un long poème de Nékrassov et, ensuite, dans des chansons.






XI



     Après la tiédeur et l’air limpide, vint le temps de la boue ; il plut tout le mois de mai, et il fit froid. Le bruit des roues du moulin et de la pluie incitait à la paresse et au sommeil. Le plancher vibrait, cela sentait la farine, ce qui poussait aussi à s’assoupir. Vêtue d’une pelisse courte, chaussée de grands caoutchoucs d’homme, ma femme se montrait deux fois par jour, disant toujours la même chose :


     — Et on appelle ça l’été ! C’est pire qu’en octobre !


     Nous prenions le thé ensemble, faisions cuire du gruau ou restions assis en silence des heures entières, à attendre que la pluie cessât. Une fois, alors que Stépane s’était rendu à une foire, Macha passa toute la nuit au moulin. Quand nous nous levâmes, il n’y avait pas moyen de savoir quelle heure il était, tant le ciel était couvert de nuages de pluie ; on n’entendait que le chant de coqs ensommeillés à Doubetchnia et le cri des râles dans les prés ; il était encore très tôt… Je descendis avec ma femme au bief, et nous en retirâmes la nasse que Stépane avait jetée la veille devant nous. Une grosse perche s’y débattait, et une écrevisse se cabrait, une pince en l’air.


     — Relâche-les, dit Macha. Qu’elles soient heureuses, elles1 aussi !


      Du fait que nous nous étions levés très tôt et n’avions rien fait ensuite, cette journée me parut très longue, la plus longue de ma vie. Vers le soir, Stépane revint et je retournai à la propriété.


     — Ton père est venu aujourd’hui, me dit Macha.


     — Et où est-il ? demandai-je.


     — Il est reparti. Je ne l’ai pas reçu.


     Voyant que je demeurais silencieux et prenais mon père en pitié, elle dit :


     — Il faut être cohérent. Je ne l’ai pas reçu, et je lui ai fait dire de ne plus prendre la peine de venir nous voir.


     Une minute plus tard, j’avais déjà franchi le portail et pris la direction de la ville pour avoir une explication avec mon père. La boue était glissante et il faisait froid. Pour la première fois depuis mon mariage, je me sentis soudain triste, et une pensée me traversa l’esprit, passant fugitivement dans mon cerveau fatigué par ce long jour gris : peut-être ne vivais-je pas comme il fallait. Je me sentis las, une faiblesse morale et une indolence s’emparèrent peu à peu de moi, je n’avais plus envie d’avancer ni de réfléchir, et, quelques pas plus loin, je renonçai et fis demi-tour.


     Au milieu de la cour se tenait l’ingénieur en manteau de cuir à capuchon, qui disait d’une voix forte :


     — Où sont les meubles ? Il y avait un magnifique mobilier de style Empire2, des tableaux, des vases, et maintenant, il ne reste rien de rien ! J’ai acheté la propriété avec les meubles, que le diable écorche la vieille !


     Près de lui se tenait, froissant sa chapka dans ses mains, Moïsseï, un ouvrier au service de la générale, gaillard de vingt-cinq ans, maigre, au visage un peu grêlé et aux petits yeux effrontés ; il avait une joue plus grosse que l’autre, comme engourdie d’avoir trop dormi dessus.


     — Vous l’aviez achetée sans les meubles, Votre Haute Noblesse4, dit-il d’une voix hésitante. Je m’en souviens, monsieur5. 


     — Tais-toi ! cria l’ingénieur qui devint cramoisi et se mit à trembler, tandis qu’au jardin, l’écho répétait bruyamment son cri.



Notes


  1. Les deux mots « perche » et « écrevisse » sont, en russe, masculins, alors qu’ils sont féminins en français. On trouve : « Qu’ils soient heureux ! » dans la Pléiade, amusante faute vénielle.
  2. En français dans le texte.
  3. « La vieille » et « la générale » renvoient à madame Tchéprakov, voir le chapitre III.
  4. Et non « Votre Excellence », comme on le lit chez D. Roche et dans la Pléiade. Les titres sont différents, et correspondent à des grades différents dans le Tchin de Pierre le Grand. L’appellation « Votre Excellence » a été rencontrée au tout début de la nouvelle.
  5. Marqué par le sifflement de la lettre « s », initiale du terme et collée au verbe « souviens ». 




À suivre...


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